Texte établi par Hachette (Paris), Hachette Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 205-231).


X

LA CRISE.


L’époque la plus heureuse dans la vie d’une jolie fille est l’année qui précède son mariage. Toute femme qui voudra bien rappeler ses souvenirs reverra avec un sentiment de regret cet hiver béni entre tous où son choix était fait, mais ignoré du monde. Une foule de prétendants timides et indécis s’empressaient autour d’elle, se disputaient son bouquet ou son éventail, et l’enveloppaient d’une atmosphère d’amour qu’elle respirait avec ivresse. Elle avait distingué dans la foule l’homme à qui elle voulait se donner ; elle ne lui avait rien promis ; elle éprouvait une certaine joie à le traiter comme les autres et à lui cacher sa préférence. Elle se plaisait à le faire douter du bonheur, à le promener de l’espérance à la crainte, à l’éprouver un peu chaque soir. Mais, au fond du cœur, elle lui immolait tous ses rivaux, et déposait à ses pieds tous les hommages qu’elle feignait d’accueillir. Elle se promettait de payer richement tant de persévérance et de résignation. Et surtout elle savourait ce plaisir éminemment féminin, de commander à tous et d’obéir à un seul.

Cette période triomphale avait manqué à la vie de Germaine. L’année qui précéda son mariage avait été la plus triste et la plus misérable de sa pauvre jeunesse. Mais l’année qui suivit lui apporta quelques dédommagements. Elle vivait à Corfou dans un cercle d’admirations passionnées. Tous ceux qui l’approchaient, vieux et jeunes, éprouvaient pour elle un sentiment voisin de l’amour. Elle portait sur son beau front ce signe de mélancolie qui apprend à tout le monde qu’une femme n’est pas heureuse. C’est un attrait auquel les hommes ne résistent guère. Les plus hardis craignent de s’offrir à celle qui paraît ne manquer de rien ; mais la tristesse enhardit les plus timides, et c’est à qui essayera de les consoler. Les médecins ne manquaient pas à cette jeune âme affligée. Le jeune Dandolo, un des hommes les plus brillants des sept îles, l’entourait de ses soins, l’éblouissait de son esprit, et lui imposait son amitié superbe avec l’autorité d’un homme qui a toujours réussi. Gaston de Vitré promenait autour d’elle une sollicitude inquiète. Le bel enfant se sentait naître à une vie nouvelle. Il n’avait rien changé à ses habitudes, ses travaux et ses plaisirs marchaient du même pas qu’autrefois ; mais lorsqu’il lisait auprès de sa mère, il voyait luire des soleils entre les pages du livre ; il s’arrêtait comme ébloui au milieu de sa lecture ; il rêvait à propos d’un vers qui ne l’avait jamais frappé. Le baiser du soir qu’il donnait à Mme de Vitré brûlait le front de sa mère. Lorsqu’il priait, à genoux, la tête appuyée contre son lit, il voyait passer entre ses yeux et ses paupières des images étranges.

Il ne dormait plus tout d’une pièce, comme autrefois ; son sommeil était entrecoupé. Il se levait bien avant le jour et courait dans la campagne avec une impatience fébrile. Son fusil était plus léger sur son épaule ; ses pieds couraient plus lestement dans les herbes desséchées. Il s’aventurait plus loin sur la mer, et ses bras, plus robustes, se réjouissaient de pousser les avirons ; mais quel que fût le but de sa promenade, un charme invisible le jetait tous les jours dans le voisinage de Germaine. Il y arrivait par terre et par mer ; il se tournait vers elle comme la boussole vers l’étoile, sans avoir conscience du pouvoir qui l’attirait. On l’accueillait en ami, on avait du plaisir à le voir et l’on ne s’en cachait pas. Cependant il était toujours pressé de partir, il n’entrait qu’en passant, sa mère l’attendait ; il s’asseyait à peine. Mais le soleil couchant le trouvait encore auprès de la chère convalescente, et il s’étonnait de voir que les journées fussent si courtes au mois d’août.

M. Stevens, homme pesant, corps grave, marquait le pas derrière le fauteuil de Germaine comme un régiment d’infanterie ; il avait pour elle ces attentions réfléchies et mesurées qui font la force des hommes de cinquante ans. Il lui apportait des bonbons et lui contait des histoires ; il lui prodiguait ces petits soins auxquels une femme n’est jamais insensible. Germaine ne méprisait pas cette bonne grosse amitié, paternelle dans la forme, moins paternelle cependant que celle du docteur Delviniotis. Elle récompensait aussi d’un doux regard le capitaine Brétignières, cet excellent homme à qui il ne manquait qu’un plumet. Elle se réjouissait de le voir courir autour d’elle avec tout le fracas d’une fantasia arabe. Elle avait une amitié bien tendre pour M. Le Bris ; et le petit docteur, accoutumé à faire une cour innocente à toutes ses malades, ne savait pas au juste ce qu’il éprouvait pour la jeune comtesse de Villanera. Elle changeait à vue d’œil, et cette beauté renaissante pouvait emporter en un instant la fragile barrière qui sépare l’amitié de l’amour.

Tous ces sentiments mal définis et plus difficiles à nommer qu’à décrire faisaient la joie de la maison et le bonheur de Germaine. Elle trouvait une grande différence entre son dernier hiver de Paris et son premier été de Corfou. La villa et le jardin respiraient la gaieté, l’espérance et l’amour. On entendait des éclats de voix et des éclats de rire. Tous les hôtes rivalisaient d’esprit et de bonne humeur, et Germaine se sentait renaître à la douce chaleur de tous ces cœurs dévoués qui battaient pour elle. Si elle prit soin d’attiser le feu par une innocente coquetterie, c’est qu’elle tenait à s’assurer la conquête de son mari.

Les souvenirs pénibles de son mariage s’étaient peu à peu effacés de sa mémoire. Elle avait oublié la cérémonie lugubre de Saint-Thomas d’Aquin, et elle se regardait comme une fiancée qu’on attend pour aller à l’église. Elle ne pensait plus à Mme Chermidy ; elle n’éprouvait pas ce froid intérieur que donne la crainte d’une rivale. Son mari lui apparaissait comme un homme nouveau ; elle croyait être une femme nouvelle, née d’hier. N’est-ce pas naître une seconde fois que d’échapper à une mort certaine ? Elle faisait remonter sa naissance au printemps ; elle disait en souriant : « Je suis une enfant de quatre mois. » La vieille comtesse la confirmait dans cette idée en la prenant dans ses bras comme une petite fille.

Ce qui aurait pu la rappeler à la réalité, c’est la présence du marquis. Il était difficile d’oublier que cet enfant avait une mère, et que cette mère pouvait venir un jour ou l’autre réclamer le bonheur qu’on lui avait pris. Mais Germaine s’était accoutumée à regarder le petit Gomez comme son fils. L’amour maternel est si bien inné chez les femmes, qu’il se développe longtemps avant le mariage. On voit des petites filles de deux ans offrir le sein à leur poupée. Le marquis de los Montes de Hierro était la poupée de Germaine. Elle se négligeait elle-même pour s’occuper de son fils. Elle avait fini par le trouver beau ; ce qui prouve qu’elle avait un vrai cœur de mère. Don Diego la regardait avec complaisance lorsqu’elle serrait dans ses bras ce petit gnome basané. Il se réjouissait de voir que la grimace héréditaire des Villanera ne faisait plus peur à sa femme.

Tous les soirs, à neuf heures, les maîtres et les valets se réunissaient au salon pour prier en commun. La vieille comtesse était fort attachée à cet usage religieux et aristocratique. Elle lisait les oraisons elle-même en latin. Les domestiques grecs s’associaient dévotement à la prière commune, malgré le schisme qui les sépare des chrétiens d’Occident. Mathieu Mantoux s’agenouillait dans un coin obscur, d’où il pouvait tout voir sans être vu, et de là il cherchait à lire les ravages de l’arsenic sur la figure de Germaine.

Il n’avait pas manqué une seule fois d’empoisonner le verre d’eau qu’il lui apportait tous les soirs. Il espérait que l’arsenic pris à petites doses accélérerait le progrès de la maladie, sans laisser de traces visibles. C’est un préjugé répandu dans les classes ignorantes : on croit à l’action des poisons lents. Maître Mantoux, justement surnommé Peu-de-chance, ne pouvait pas savoir que le poison tue les gens d’un seul coup, ou point. Il croyait que les milligrammes d’arsenic ingérés dans le corps s’additionnaient à la longue pour former des grammes ; il comptait sans le travail infatigable de la nature qui répare incessamment tous les désordres intérieurs. S’il avait pris une meilleure leçon de toxicologie, ou s’il s’était rappelé l’exemple de Mithridate, il aurait compris que les empoisonnements microscopiques produisent un tout autre effet que celui qu’il espérait. Mais Mathieu Mantoux n’avait pas lu l’histoire.

Ce qui l’aurait encore étonné davantage, c’est que l’arsenic, absorbé à petites doses, est un remède contre la phthisie. Il ne la guérit pas toujours, mais du moins il procure un vrai soulagement au malade. Les molécules de poison viennent se brûler dans les poumons au contact de l’air extérieur, et produisent une respiration factice. C’est quelque chose que de respirer à l’aise, et Germaine le sentit bien. L’arsenic coupe la fièvre, ouvre l’appétit, facilite le sommeil, rétablit l’embonpoint ; il ne nuit pas à l’effet des autres remèdes ; il y aide quelquefois.

M. Le Bris avait pensé souvent à traiter Germaine par cette méthode, mais un scrupule bien naturel l’avait arrêté en route. Il n’était pas sûr de sauver la malade, et ce diable d’arsenic lui rappelait Mme Chermidy. Mathieu Mantoux, docteur moins timoré, accéléra les effets de l’iode et la guérison de Germaine.

Germaine aspira de l’iode pur depuis le 1er août jusqu’au 1er septembre. Le docteur assistait chaque matin à l’inspiration ; M. Delviniotis lui tenait souvent compagnie. Ce mode de traitement n’est pas infaillible, mais il est doux et facile. Un courant d’air chaud dissout lentement un centigramme d’iode, et l’apporte sans effort et sans douleur jusque dans les poumons. L’iode pur n’enivre pas les malades comme la teinture d’iode ; il ne dessèche pas la bouche comme l’éther iodhydrique ; il ne provoque pas la toux. Son seul défaut est de laisser dans la bouche un petit goût de rouille, auquel on se fait aisément. M. Le Bris et M. Delviniotis accoutumèrent doucement Germaine à ce médicament nouveau. Dans son impatience de guérir, elle aurait voulu brusquer son mal et l’emporter de vive force ; mais ils ne lui permirent qu’une inspiration tous les matins, et de très-courte durée : trois minutes, quatre au plus. Avec le temps, ils augmentèrent la dose, et, à mesure que la guérison s’avançait, ils donnèrent jusqu’à deux centigrammes par jour.

La cure marchait avec une rapidité incroyable, grâce à la collaboration discrète de Mathieu Mantoux. Un étranger qui se serait fait présenter à la villa Dandolo n’aurait pas deviné qu’il y avait une malade. À la fin du mois d’août, Germaine était fraîche comme une fleur, ronde comme un fruit. Dans ce beau jardin où la nature avait accumulé toutes ses merveilles, le soleil ne voyait rien de plus brillant que cette jeune femme toute neuve qui sortait de la maladie comme un bijou de son écrin. Non-seulement les couleurs de la jeunesse refleurissaient sur son visage, mais la santé métamorphosait tous les jours les formes amaigries de son corps. Les douces ondées d’un sang généreux gonflaient lentement sa peau rose et transparente ; tous les ressorts de la vie, relâchés par trois années de douleur, se tendaient avec une joie visible.

Les témoins de cette transfiguration miraculeuse bénissaient la science comme on bénit Dieu. Mais le plus heureux de tous était peut-être le docteur Le Bris. La guérison de Germaine apparaissait aux autres comme une espérance, à lui seul comme une certitude. En auscultant sa chère malade, il vérifiait tous les jours la décroissance du mal ; il voyait la guérison dans ses effets et dans ses causes ; il mesurait comme au compas le terrain qu’il avait gagné sur la mort. L’auscultation, méthode admirable que la science moderne doit au génie d’Hippocrate, permet au médecin de lire à livre ouvert dans le corps de son malade. Les ressorts invisibles qui s’agitent en nous produisent, dans leur marche régulière, un bruit aussi constant que le mouvement d’une pendule. L’oreille du médecin, lorsqu’elle s’est accoutumée à entendre cette harmonie de la santé, reconnaît à des signes certains le plus petit désordre intérieur. La maladie se raconte et s’explique elle-même à l’observateur intelligent ; il assiste aux progrès de la vie ou de la mort comme le témoin caché derrière une porte devine les moindres incidents d’un combat ou d’une querelle. Un son mat désigne au médecin les parties du poumon où l’air ne pénètre plus ; un râle particulier lui indique ces cavernes envahissantes qui caractérisent la dernière période de la phthisie. M. Le Bris reconnut bientôt que les parties imperméables à l’air se circonscrivaient de jour en jour ; que le râle s’éteignait peu à peu ; que l’air rentrait en chantant dans les cellules vivifiées qui enveloppaient les cavernes cicatrisées. Il avait dessiné, pour la vieille comtesse, la carte exacte des ravages que la maladie avait faits dans la poitrine de la jeune femme. Tous les matins, il traçait au crayon un nouveau contour qui attestait le progrès quotidien de la guérison. Balzac a supposé un étrange malade, dont la vie, figurée par une peau de chagrin, va se rétrécissant chaque jour. Le dessin du docteur Le Bris se rétrécissait tous les matins, pour le salut de Germaine.

Le 31 du mois d’août, M. Le Bris, heureux comme un vainqueur, donna un coup de pied jusqu’à la ville. La campagne était de son goût ; mais il ne dédaignait pas un petit tour sur l’esplanade, au son des fifres et des cornemuses militaires. En regardant la fumée des bateaux à vapeur, il croyait se rapprocher de Paris. Il dînait volontiers à la table des officiers anglais ; volontiers il se promenait dans les rues marchandes. Il admirait les soldats tout de blanc habillés, avec un chapeau de paille, des gants jaunes et des souliers vernis, à l’heure où ces braves gens, suivis de leur petite famille, vont acheter leur tranche de jambon et leur pain à sandwiches. Il reposait ses yeux sur d’admirables étalages de fruits verts que les marchands entretiennent dans une propreté anglaise. L’un frotte des prunes sur sa manche pour les faire reluire ; l’autre étrille avec une brosse à chapeaux le velours rose des pêches. C’est un admirable tohu-bohu de melons gros comme des citrouilles, de citrons gros comme des melons, de prunes grosses comme des citrons et de raisins gros comme des prunes. Peut-être aussi le jeune docteur lorgnait-il avec une certaine complaisance les jolies Grecques accoudées sur leurs fenêtres dans un cadre de cactus en fleur. Dans ce pays de bonhomie, les petites bourgeoises ne se font pas scrupule d’envoyer des baisers à l’étranger qui passe, comme les bouquetières de Florence lui lancent des bouquets dans sa voiture. Si leur père les aperçoit, il les soufflette rudement, au nom de la morale, et cela donne un peu de variété au tableau.

Tandis que le docteur vaquait innocemment à ses plaisirs, le comte Dandolo, le capitaine Brétignières et les Vitré dînaient ensemble chez M. de Villanera. Germaine mangeait de bon appétit ; c’était Gaston qui perdait le goût du pain. Il dînait des yeux, le pauvre petit homme. Il n’était ni au repas, ni à la conversation, mais à Germaine.

Cependant la conversation devint fort intéressante au dessert. M. Dandolo décrivit à grands traits la politique anglaise dans l’extrême Orient ; montra la grande nation établie à Hong-Kong, à Macao, à Canton et partout. « Vous verrez, dit-il, ou du moins vos enfants verront les Anglais maîtres de la Chine et du Japon.

— Halte-là ! interrompit le capitaine Brétignières. Qu’est-ce que nous donnerons à la France ?

— Tout ce qu’elle demandera, c’est-à-dire rien. La France est un pays désintéressé. Elle passe sa vie à conquérir le monde, mais elle se ferait un scrupule de rien garder pour elle.

— Entendons-nous, monsieur le comte. La France a toujours manqué d’égoïsme. Elle a plus fait pour la civilisation qu’aucun autre pays de l’Europe, et elle n’a jamais demandé son salaire. L’univers est notre débiteur ; nous le fournissons d’idées depuis trois ou quatre cents ans, et l’on ne nous a rien donné en échange. Quand je pense que nous n’avons pas seulement les îles Ioniennes !

— Vous les avez eues, capitaine, et vous n’avez pas voulu les garder.

— Ah ! si j’avais mes deux jambes !

— Qu’est-ce que vous feriez, capitaine ? demanda Mme de Villanera.

— Ce que je ferais, madame ? mon pays n’a pas d’ambition, j’en aurais pour lui. Je lui donnerais les îles Ioniennes, Malte, les Indes, la Chine, le Japon, et je ne souffrirais pas de monarchie universelle !

M. de Brétignières, dit Germaine, ressemble à ce précepteur dont l’élève avait dérobé une figue. Il lui fit un sermon sur la gourmandise, et mangea la figue à la péroraison. »

Le capitaine s’arrêta court. Il était rouge jusqu’aux oreilles. « Je crois, dit-il, que je suis allé plus loin que ma pensée. Où en étions-nous ?

— Nous étions partout, dit le comte Dandolo.

— C’est juste, puisque nous parlions de l’Angleterre. Croyez-vous que si l’histoire de Ky-Tcheou était arrivée à un bâtiment anglais, on se fût contenté de bombarder la ville ? Pas si bête ! L’Angleterre y aurait gagné un bon traité de commerce, cent millions d’argent comptant, et cinquante lieues de pays.

— Vous croyez ? demanda M. Dandolo.

— J’en suis sûr.

— Eh bien ! sur quoi discutons-nous ? nous sommes du même avis.

— Qu’est-ce que l’histoire de Ky-Tcheou ? demanda Germaine.

— Vous n’avez pas lu cela, madame ?

— Nous ne lisons pas un journal, mon cher comte, excepté vous.

— Eh bien ! Ky-Tcheou est une grosse affaire. Les Chinois ont tué deux missionnaires et un commandant français ; les Français ont rasé la ville, si bien que le nom même n’en est pas resté sur la carte ; on se demande ce qu’il adviendra de tout cela, et je pense qu’il n’en adviendra rien du tout. »

M. du Villanera se mêla pour la première fois à la conversation. « L’histoire dont vous parlez est-elle récente ? demanda-t-il au comte Dandolo.

— Mais toute fraîche. Elle est arrivée par le dernier paquebot. Vous n’avez pas entendu parler de la Naïade ? Vous n’avez pas lu la mort du capitaine Chermidy ? »

Le comte de Villanera pâlit ; Germaine le regarda fixement pour surprendre un symptôme de joie ; la vieille comtesse se leva de table, et M. Dandolo passa au salon sans avoir conté l’histoire de Ky-Tcheou.

Germaine profita du moment où l’on servait le café à ses hôtes pour entraîner M. de Villanera jusqu’au fond du jardin. Le soleil était couché depuis deux heures, et la nuit était chaude comme un jour d’été. Les deux époux s’assirent ensemble sur un banc rustique au bord de la mer. La lune n’avait pas encore paru sur l’horizon, mais les étoiles filantes sillonnaient le ciel en tous sens, et le flot éclairait la plage de ses lueurs phosphorescentes.

Don Diego était encore tout ébloui de la nouvelle qu’il venait d’entendre. Il avait reçu une secousse violente ; mais l’impression avait été si soudaine, qu’il ne s’en rendait pas compte à lui-même et qu’il ne savait pas encore si c’était plaisir ou peine. Il ressemblait à l’homme qui vient de tomber d’un toit et qui se tâte pour savoir s’il est mort ou vif. Mille réflexions rapides traversaient confusément son esprit, comme des torches qui courent dans la nuit sans dissiper les ténèbres. Germaine n’était ni plus calme ni plus rassise. Elle sentait que sa vie allait se décider en une heure, et que son médecin n’était plus M. Le Bris, mais le comte de Villanera. Cependant, ces deux jeunes êtres, remués jusqu’au fond de l’âme par une émotion violente, restèrent quelques instants côte à côte dans un profond silence. Un pêcheur qui rasait la rive les prit assurément pour deux amants heureux, absorbés dans la contemplation de leur bonheur.

Germaine parla la première. Elle se tourna vers son mari, le prit par les deux mains et lui dit d’une voix étouffée :

« Don Diego, le saviez-vous ? »

Il répondit : « Non, Germaine. Si je l’avais su, je vous l’aurais appris. Je n’ai pas de secrets pour vous.

— Et que dites-vous de la nouvelle ? Vous a-t-elle gêné ou soulagé ?

— Je ne sais que répondre, et vous me jetez dans un cruel embarras. Laissez-moi le temps de me remettre et de compter avec moi-même. Cet événement ne peut me faire aucun plaisir, vous le savez bien. Mais si je vous dis qu’il me gêne, vous en conclurez que j’ai pris des engagements pour cette fatale échéance. N’est-ce pas là ce que vous pensez ?

— Je ne suis pas bien sûr de ce que je pense, don Diego. Mon cœur bat si fort, qu’il me serait difficile d’entendre autre chose. La seule idée que je vois clairement, c’est que cette femme est libre. Si elle vous a promis d’être bientôt veuve, elle a tenu sa parole avant vous. Elle arrive la première au rendez-vous que vous lui avez donné, et je crains…

— Vous craignez ?…

— Je crains d’être dans mon tort, puisque ma vie vous sépare de votre bonheur, et que ma santé vous ôte jusqu’à l’espérance.

— Votre vie et votre santé sont des présents de Dieu, Germaine. C’est un miracle du ciel qui vous a conservée ; et maintenant que je sais quelle femme vous êtes, je bénis du fond de mon cœur les décrets de la Providence.

— Je vous remercie, don Diego, et je vous reconnais à ce langage doux et religieux. Vous êtes trop bon chrétien pour vous révolter contre un miracle. Mais ne regrettez-vous rien ? Parlez-moi sans ménagements. Je me porte assez bien pour tout entendre.

— Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne vous avoir pas donné mon premier amour.

— Que vous êtes vraiment bon ! Cette femme n’a jamais été digne de vous. Je ne l’ai jamais vue, mais je la déteste d’instinct, et je la méprise.

— Il ne faut pas la mépriser, Germaine. Je ne l’aime plus, parce que mon cœur est plein de vous, et qu’il n’y reste point de place pour l’image d’une autre ; mais vous avez tort de la mépriser, je vous le jure.

— Pourquoi voulez-vous que j’aie plus d’indulgence que le monde ? Elle a failli à tous ses devoirs, trompé l’honnête homme qui lui avait donné son nom. Comment une femme peut-elle trahir son mari ?

— Elle est coupable aux yeux du monde ; mais il ne m’est pas permis de la blâmer : elle m’aimait.

— Eh ! qui ne vous aimerait pas, mon ami ? Vous êtes si bon ! si grand ! si noble ! si beau ! Ne vous en défendez pas et ne hochez pas la tête. Je n’ai pas plus mauvais goût qu’une autre, et je sais bien ce que je dis. Vous ne ressemblez ni à M. Le Bris, ni à Gaston de Vitré, ni à Spiro Dandolo, ni à tous ceux qui ont du succès auprès des femmes ; et pourtant c’est en vous voyant la première fois que j’ai compris que l’homme était la plus belle créature de Dieu.

— Vous m’aimez donc un peu, Germaine ?

— Il y a longtemps, allez ! Depuis le jour où vous êtes entré à l’hôtel de Sanglié. C’était pourtant bien mal, ce que vous veniez faire chez nous. Quand le docteur avait proposé le marché à mes parents, j’avais cru épouser un vilain homme. Je me promettais de vous souffrir avec patience et de vous quitter sans regrets. Mais lorsque je vous ai trouvé au salon, j’ai été honteuse pour vous, et j’ai regretté qu’un si vilain calcul fût né dans une tête si noble et si intelligente. Alors je me suis mise à vous maltraiter : vous comprenez pourquoi ? Je serais morte de dépit si vous aviez deviné que je vous aimais. Cela n’était pas dans nos conventions. Pendant tout le voyage en Italie, je me suis appliquée à vous faire de la peine. Croyez-vous que je me serais conduite avec tant d’ingratitude si vous m’aviez été indifférent ? Mais j’étais furieuse de voir que vous ne me traitiez si bien que pour l’acquit de votre conscience. Et puis, malgré moi, je pensais à l’autre qui vous attendait à Paris. Et puis, je craignais de prendre une douce habitude d’amour et de bonheur que la mort serait venue rompre. Et puis j’étais bien malade et je souffrais cruellement !

« Le jour où vous avez pleuré par la portière, je vous ai vu, et j’avais bonne envie de vous demander pardon et de vous sauter au cou ; mais la fierté m’a retenue. Je suis de grande race, mon pauvre ami, et je suis la première de mon sang qu’on ait vendue pour de l’argent. Cependant, j’ai bien failli me trahir le soir de Pompeï. Vous en souvenez-vous ? Moi, je n’ai rien oublié, ni vos bonnes paroles, ni mes duretés, ni vos soins si tendres et si patients, ni le mal que je vous ai fait. Je vous ai servi un calice bien amer, et vous l’avez bu jusqu’à la lie. Il est vrai que je n’ai pas été trop heureuse non plus. Je n’étais pas sûre de vous, je craignais de me tromper sur le sens de vos bontés et de prendre des marques de pitié pour des témoignages d’amour. Ce qui m’a un peu rassurée, c’est le plaisir que vous aviez à rester avec moi. Quand vous marchiez dans le jardin autour de mon divan, je vous suivais du coin de l’œil, et souvent je feignais de dormir pour vous attirer plus près. Je n’ai pas besoin d’ouvrir les yeux pour savoir que vous êtes là ; je vous vois à travers mes paupières. En quelque endroit que vous soyez, je vous devine, et je serais femme à vous trouver les yeux fermés. Quand vous êtes auprès de moi, mon cœur se dilate et se gonfle si fort que ma poitrine en est pleine. Quand vous parlez, votre voix bourdonne dans mes oreilles, et je m’enivre à vous entendre. Chaque fois que ma main touche la vôtre, je me sens émue dans tout mon corps, et j’éprouve je ne sais quel doux frisson à la racine des cheveux. Quand vous vous éloignez pour un instant, quand je ne peux ni vous voir ni vous entendre, il se fait un grand vide autour de moi et je sens un manque qui m’accable. Maintenant, don Diego, dites-moi si je vous aime, car vous avez plus d’expérience que moi, et vous ne pouvez pas vous tromper là-dessus. Je ne suis qu’une petite ignorante, mais vous devez bien vous rappeler si c’est ainsi qu’on vous aimait à Paris. »

Cette confession naïve descendit comme une rosée dans le cœur de don Diego. Il en fut si délicieusement rafraîchi, qu’il oublia non-seulement les soucis présents, mais encore les plaisirs passés. Une lumière nouvelle éclaira son esprit ; il compara d’un seul coup d’œil ses anciennes amours, agitées et bourbeuses comme un ruisseau d’orage, à la douce limpidité du bonheur légitime. C’est l’histoire de tous les jeunes maris. Le jour où l’on repose sa tête sur l’oreiller conjugal, on s’aperçoit avec une douce surprise qu’on n’avait jamais bien dormi.

Le comte baisa tendrement les deux mains de Germaine, et lui dit :

« Oui, tu m’aimes, et personne ne m’a jamais aimé comme toi. Tu m’emportes dans un monde nouveau, plein d’honnêtes délices et de plaisirs sans remords. Je ne sais pas si je t’ai sauvé la vie, mais tu as payé largement ta dette en ouvrant mes yeux aveugles à la sainte lumière de l’amour. Aimons-nous, Germaine, et lâchons la bride à nos cœurs. Dieu, qui nous a unis par le mariage, se réjouira de compter dans son vaste sein deux heureux de plus. Oublions la terre entière pour être l’un à l’autre ; fermons l’oreille à tous les bruits du monde, qu’ils viennent de Chine ou de Paris. Voici le paradis terrestre ; vivons-y pour nous seuls, en bénissant la main qui nous y a placés.

— Vivons pour nous, dit-elle, et pour ceux qui nous aiment. Je ne serais pas heureuse si je n’avais pas notre mère et notre enfant avec nous. Ah ! pour eux, je les ai aimés effrontément dès les premiers jours. Comme ils vous ressemblent, mon ami ! Quand le petit Gomez vient jouer au jardin, il me semble que je vois marcher votre sourire dans l’herbe. Je suis bien heureuse de l’avoir adopté. Cette femme ne me l’enlèvera jamais, n’est-il pas vrai ? La loi me l’a donné pour toujours ; il est mon héritier, mon fils unique !

— Non, Germaine, reprit le comte : il est ton fils aîné. »

Germaine étendit les bras vers son mari, lui noua les mains autour du cou, l’attira vers elle et posa doucement la bouche sur ses lèvres. Mais l’émotion de ce premier baiser fut plus forte que la pauvre convalescente. Ses yeux se voilèrent, et tout son corps faiblit. Lorsqu’elle fut remise de cette secousse, elle regagna la maison au bras de son mari. Elle s’appuyait sur lui tout entière et marchait à demi suspendue, comme un enfant qui fait ses premiers pas.

« Vous voyez, lui dit-elle, je suis encore bien faible malgré les apparences. Je me croyais robuste, et voilà qu’un rien de bonheur me jette à bas. Ne me dites pas de trop bonnes paroles, ne me rendez pas trop heureuse ; ménagez-moi jusqu’à ce que je sois sauvée. Il serait trop triste de mourir quand la vie commence si bien ! Maintenant, je vais hâter ma guérison et me soigner de toutes mes forces. Rentrez au salon ; moi, je cours me cacher dans ma chambre. À demain, mon ami ; je vous aime ! »

Elle monta chez elle et se jeta sur son lit, tout émue et toute confuse. Un point lumineux qui brillait dans un coin attira son attention. La flamme de la veilleuse se reflétait dans un petit globe de l’iodomètre. Elle envoya une bénédiction à cet appareil bienfaisant qui lui avait rendu la vie et qui devait lui rendre la force en quelques jours. L’idée lui vint de hâter sa guérison en prenant une bonne quantité d’iode à l’insu du docteur. Elle disposa l’appareil, l’approcha de son lit et but avidement la vapeur violette. Elle se hâtait avec joie ; elle n’éprouvait ni dégoût, ni fatigue ; elle avalait à longs traits la santé et la vigueur. Elle était fière de prouver au docteur qu’il avait eu trop de prudence ; elle se complaisait dans une folie héroïque, et risquait sa vie par amour pour don Diego.

On n’a su ni quelle quantité d’iode elle avait aspirée, ni combien de temps elle avait prolongé cette fatale imprudence. Quand la vieille comtesse se déroba du salon pour venir savoir de ses nouvelles, elle trouva l’appareil brisé sur le parquet, et la malade en proie à une fièvre violente. On la soigna comme on put, jusqu’à l’arrivée de M. Le Bris, qui revint à cheval vers le milieu de la nuit. Tous les convives couchèrent à la villa Dandolo pour attendre des nouvelles. Le docteur fut épouvanté de l’agitation de Germaine. Il ne savait s’il fallait l’attribuer à un usage immodéré de l’iode ou à quelque émotion dangereuse. Mme de Villanera accusait secrètement le comte Dandolo ; don Diego s’accusait lui-même.

Le lendemain, M. Le Bris reconnut dans les poumons une inflammation qui pouvait causer la mort. Il appela le docteur Delviniotis et deux de ses confrères. Les médecins différaient sur la cause du mal, mais aucun n’osa répondre de le guérir. M. Le Bris avait perdu la tête comme un capitaine de vaisseau qui trouve un banc de rochers à l’entrée du port. M. Delviniotis, un peu plus calme, quoiqu’il ne pût se défendre de pleurer, montra timidement une lueur d’espérance. « Peut-être, dit-il, avons-nous affaire à une inflammation adhésive qui rejoindra les cavernes et réparera tous les désordres causés par la maladie. » Le pauvre petit docteur écoutait ce propos en branlant tristement la tête. Autant valait dire à un architecte : Votre maison n’est pas d’aplomb, mais il peut survenir un tremblement de terre qui la remette en équilibre. Tout le monde était d’accord que la malade entrait dans une crise, mais M. Delviniotis lui-même n’osait pas affirmer qu’elle ne se terminerait point par la mort.

Germaine avait le délire. Elle ne reconnaissait plus personne. Dans tous les hommes qui l’approchaient, elle croyait voir don Diego ; dans toutes les femmes, Mme Chermidy. Ses discours confus étaient un singulier mélange de tendresses et d’imprécations. Elle demandait à chaque instant son fils. On lui apportait le petit marquis ; elle le repoussait avec humeur. « Ce n’est pas lui, disait-elle. Amenez-moi mon fils aîné, le fils de la femme. Je suis sûre qu’elle l’a repris ! » L’enfant comprenait vaguement le danger de sa petite mère, quoiqu’il n’eût encore aucune notion de la mort. Il voyait pleurer tout le monde, et il pleurait en poussant de grands cris.

On vit alors combien la jeune femme était chère à tous ceux qui l’entouraient. Pendant huit jours les amis de la maison campèrent autour d’elle, couchant où ils pouvaient, mangeant ce qu’ils trouvaient, occupés de la malade et nullement d’eux-mêmes. Les deux médecins étaient enchaînés au chevet de Germaine. Le capitaine Brétignières ne pouvait tenir en place ; il arpentait le jardin et la maison ; on n’entendait partout que le pas saccadé de sa jambe de bois. M. Stevens abandonna ses affaires, son tribunal et ses habitudes. Mme de Vitré se fit infirmière sous les ordres de la comtesse. Les deux Dandolo couraient matin et soir à la ville pour chercher des médecins qui ne savaient que dire, et des médicaments dont on ne faisait rien. Le peuple des environs était dans l’anxiété ; les nouvelles de Germaine se colportaient matin et soir dans tous les petits châteaux du voisinage. De tous côtés affluaient les remèdes de famille, les panacées secrètes qui se transmettent de père en fils.

Don Diego et Gaston de Vitré avaient dans leur douleur une singulière ressemblance. Vous auriez dit les deux frères de la mourante. L’un et l’autre vivaient à l’écart, assis sous un arbre ou sur le sable de la mer, plongé dans une stupeur sèche et sans larmes. Si le comte avait eu le loisir d’être jaloux, il l’aurait été du désespoir jaloux de cet enfant. Mais chacun des assistants était trop occupé du danger de Germaine pour observer la physionomie du voisin. Mme de Vitré seule jetait de temps en temps un regard d’anxiété sur son fils, et bientôt elle courait au lit de Germaine, comme si un instinct secret lui avait dit que c’était travailler au salut de Gaston.

La douairière de Villanera était terrible à voir. Cette grande femme noire, sale et décoiffée, laissait pendre ses cheveux sous un bonnet en guenilles. Elle ne pleurait pas plus que son fils, mais on lisait un poëme de douleur dans ses grands yeux hagards. Elle ne parlait à personne, elle ne voyait personne, elle permettait à ses hôtes de se faire les honneurs de la maison. Tout son être était acharné au salut de Germaine ; toute son âme luttait contre le danger présent avec une volonté de fer. Jamais le génie du bien n’a emprunté une figure plus farouche et plus terrible. On lisait sur son visage un dévouement furieux, une amitié crispée, une tendresse exaspérée. Ce n’était ni une femme ni une garde-malade, mais un démon femelle qui se colletait avec la mort.

Mais la figure de Mathieu Mantoux s’épanouissait doucement au soleil. Comme tous les maîtres se disputaient la besogne des domestiques, ce bon domestique s’adjugeait les loisirs d’un maître. Il s’informait tous les matins de la santé de Germaine, uniquement pour savoir s’il n’aurait pas bientôt douze cents francs de rente. Il attribuait la mort de sa maîtresse au verre d’eau sucrée qu’il lui avait préparé si patiemment tous les soirs, et il pensait en se frottant les mains que tout vient à point à qui sait attendre. À midi il faisait son second déjeuner. Pour digérer à l’aise et en propriétaire, il se promenait une heure ou deux autour du petit bien sur lequel il avait jeté son dévolu. Il remarquait que les haies étaient mal entretenues, et il se promettait de les appuyer d’un treillage, dans la crainte des voleurs.

Le 6 septembre, M. Delviniotis lui-même avait perdu toute espérance. Mathieu Mantoux le sut, et il écrivit une petite lettre « À mademoiselle, mademoiselle le Tas, chez Mme Chermidy, rue du Cirque, Paris. »

Le même jour, M. Le Bris écrivit à M. de La Tour d’Embleuse :

« Monsieur le duc,

« Je n’ose pas vous appeler auprès d’elle. Quand vous recevrez cette lettre, elle ne sera plus. Ménagez Mme la duchesse. »