George Sand et sa fille
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 797-829).
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GEORGE SAND ET SA FILLE
D’APRÈS
LEUR CORRESPONDANCE INÉDITE

I
DE L’ENFANCE AU MARIAGE (1828-1847).


« Sois bonne, entends-tu ? bonne avant tout, bonne toujours… »
(Lettre de G. Sand à sa fille.)


I

Les fêtes récentes du Centenaire de George Sand, les publications de toute sorte auxquelles la vie de l’illustre écrivain a donné lieu durant ces dix ou douze dernières années[1], semblent avoir laissé peu de chose à découvrir sur sa personne et sur son caractère. Les divers aspects de cette grande figure sont aujourd’hui connus, les traits principaux fixés, ainsi qu’un certain nombre de traits secondaires. On connaît la jeune épouse de Casimir Dudevant[2], au génie encore endormi et vague ; on connaît l’amoureuse platonique d’Aurélien de Sèze[3], déjà attentive à l’appel de la vocation ; on a étudié maintes fois la révoltée romantique, Lélia, et, hier encore, on confessait définitivement, — selon toute apparence, — la douloureuse amante de Musset ; on n’a jamais ignoré la mère de Maurice ; l’amie nous est révélée par la correspondance de Flaubert et par vingt autres ; la grand’mère enfin, et la « bonne dame de Nohant, » sont entrées de plain-pied dans l’histoire, j’allais presque dire dans la légende. Des ombres et des rayons qui composent cette vie, les unes sont aujourd’hui éclaircies, les autres consacrés.

Un point s’est jusqu’ici dérobé à l’investigation de la critique. George Sand eut deux enfans, qui tous deux lui survécurent : Maurice, mort le 4 septembre 1889 ; Solange, morte le 17 mars 1899. Abondamment renseigné sur la mère de Maurice, le public ignore à peu près tout de la mère de Solange. Regrettable lacune, qui masque tout un aspect de cette vie, et qui empêche d’en tirer en quelque sorte la contre-épreuve intime. Car la fille de George Sand, — si l’on en juge par les rares pages qui lui ont été consacrées[4], — n’était point femme à passer inaperçue, même auprès de sa mère. Très fille de George Sand par les riches dons de l’intelligence, elle l’était aussi peu que possible par l’imprévu de son caractère et la personnalité de ses goûts. Avec de telles oppositions, les rapports des deux femmes durent être dépourvus de banalité. Leur correspondance ne pouvait manquer d’être la pierre de touche de leur caractère. Il était intéressant de savoir comment George Sand s’était comportée dans cette épreuve, de toutes peut-être la plus périlleuse. D’illustres exemples littéraires nous montrent ce que peuvent être, en pareil cas, les mésintelligences du sang. Mais jusqu’ici régnait, sur ce point, une obscurité complète. Était-ce donc pour quelque fâcheuse raison que, sauf allusion aux années d’enfance de Solange, aucune lettre de George Sand à sa fille n’avait été admise dans la Correspondance en six volumes[5]publiée par les soins de son fils ? Sinon, comment interpréter un silence qui ressemble à une exclusion ?

L’explication est en vérité plus simple. Elle tient beaucoup moins aux rapports de la fille et de la mère, qu’aux rapports de la sœur et du frère, à la date de 1883. Maurice Sand, après la mort de sa mère, fut encouragé par ses amis à publier certaines de ses correspondances. Il lança un ballon d’essai, dans la Revue des Deux Mondes, en janvier 1881. Le succès le décida à poursuivre ; il projeta dès lors une publication en six volumes. Solange désapprouvait en principe l’entreprise ; elle était, au surplus, brouillée avec son frère. Aussi, quand Maurice lui demanda communication des lettres qu’elle avait reçues de sa mère, en vue d’un choix, répondit-elle par une fin de non-recevoir. Elle prétendit avoir tout détruit. Elle avait tout gardé. Tout, c’est évidemment trop dire. Du moins avait-elle conservé, et cela dès l’enfance (le détail a son prix), la plupart des feuillets noircis par cette mère d’élite, qui l’avait toujours aimée et conseillée, et à laquelle Solange, en dépit de maintes incartades, avait aussi rendu affection pour affection.

Si donc la fille de George Sand a pu paraître exclue de la correspondance de sa mère, ce ne fut que par sa faute. Faute qu’elle regretta, sur la fin de sa vie ! Après la mort de son frère, un secret désir semble être né chez elle de reprendre, dans la mémoire de la mère glorieuse, une place, — sinon la première, que Maurice avait toujours occupée, — du moins la juste place que George Sand lui avait constamment gardée dans sa vie et dans son cœur. Ce désir était d’autant plus respectable qu’il se liait chez elle au souvenir d’un petit enfant, sur la tombe duquel la mère et la fille confondirent leurs plus douloureuses larmes. Aussi prit-elle soin qu’après elle, parmi les rares papiers dont elle n’ordonnait point la destruction, fussent ceux qui avaient trait à ses rapports avec sa mère, et qu’ils fussent remis entre des mains qui en sauraient le prix[6].

Ce sont ces papiers, dont nous offrons au public des fragmens importans. Ils ne contiennent, à vrai dire, aucune révélation « sensationnelle, » et de cela nous nous félicitons. Mais ils retracent une histoire vécue, abondante en péripéties, au total inconnue, d’où se dégagent quelques utiles enseignemens. Ils complètent le dessin d’une vie mémorable, et ils en ébauchent une autre en regard. Nous croyons, en publiant ces pages intimes, ne pas céder simplement à un goût d’indiscrétion et de vaine curiosité. D’ailleurs, à l’intérêt psychologique et moral se joint parfois, ici, l’intérêt des faits et des choses. Chemin faisant, ces pièces éclairciront certains points de biographie, en rectifieront d’autres. Solange, qui mériterait peut-être une étude, rend en un sens cette étude superflue par la façon dont elle se peint dans ses lettres. Sur certains faits de la vie de son mari Clésinger, ou de Chopin, Chopin et Clésinger déposeront eux-mêmes. Témoignages très instructifs. Mais ce qui ressort surtout de ces papiers jaunis, ce qui s’affirme avec une décisive autorité, c’est la supériorité de vues, le constant courage, le dévouement inébranlable dont George Sand multiplia les preuves dans ses lettres à Solange enfant, à Solange jeune femme et mère, à Solange épouse malheureuse, à Solange libérée et tentée par la carrière littéraire. Dans cette haute direction vers le bien qu’elle désira lui imprimer toujours sans tyranniquement la lui imposer, George Sand nous apparaît sous trois aspects nouveaux, et comme dans trois rôles : rôle d’éducatrice pendant la formation ; rôle de défenseur et de directeur de conscience pendant la crise morale : plus tard, rôle de guide et de conseiller littéraire. Ainsi se présente-t-elle à nous, partout mère infatigable, et digne assurément d’être mieux écoutée. La plupart des malheurs de Solange lui vinrent de n’avoir prêté qu’une oreille indocile à cette voix. Parfois le bonheur nous manque, et parfois aussi c’est nous qui lui manquons.

Un beau caractère manqué, une vie manquée, sont choses qui tournent à la confession délicate, sous la plume des intéressés. Et puis, à côté d’eux, il y a les autres. Aussi une certaine réserve s’imposait-elle à nous, dans le choix de nos documens. Quoiqu’il ne s’agisse que de personnes disparues, ce n’est pas à des morts qui ont souffert de leurs fautes que l’on doit toute la vérité. Nous avons dit ici du moins toute celle qui était utile à connaître, toute celle qui était compatible avec le respect des personnes. Et nous tâchons d’unir, dans cet exposé sincère, quelques égards nécessaires à beaucoup d’impartialité.


II

Gabrielle-Solange Dudevant naquit à Nohant, le 13 septembre 1828, pendant la visite inopinée que fit à sa mère Aurélien de Sèze[7]. L’amoureux platonique de Mme Dudevant, en correspondance réglée avec elle, était inquiet d’un long silence et du trouble moral que manifestaient les dernières lettres reçues : il quitta Bordeaux pour revoir, après plus d’un an, celle dont il s’était peu à peu constitué le directeur spirituel et littéraire. Il ne fut pas peu stupéfait de trouver une femme absorbée par les préparatifs d’une layette. Au cours de cette visite, Aurore eut une frayeur qui hâta la venue de l’enfant. Solange arriva très petite et fluette, d’ailleurs bien constituée. Elle devait énergiquement rattraper le temps perdu. Son premier développement, entre 1828 et 1835, est décrit dans le premier volume de la Correspondance de sa mère.

Le 27 décembre 1828, Solange est encore « bien petite et bien délicate » pour que Mme Dudevant risque le voyage de Paris auprès de sa mère. « Du reste, elle est fraîche, et jolie à croquer, » déjà ! Elle engraisse bientôt, et si rapidement, qu’au mois de mars 1829, c’est « une masse de graisse, blanche et rose, où on ne voit encore ni nez, ni yeux, ni bouche. C’est un enfant superbe, quoique né imperceptible ; mais, pour espérer que ce soit une fille, il faut attendre qu’elle ait une figure. Jusqu’ici elle en a deux, aussi rondes et aussi joufflues l’une que l’autre. » Cette santé rassurante permet à la mère d’aller et de venir. Elle fait, en novembre-décembre 1829, le voyage de Périgueux ; Boucoiran, le précepteur de Maurice, remplira par surcroît le rôle de nourrice sèche auprès de Solange. « Ayez aussi l’œil sur ma petite pataude, et l’oreille à ses cris. » Boucoiran annonce un rhume. « Ma fille est enrhumée, dites-vous ? Si elle l’était trop, faites-lui le soir un lait d’amandes, vous avez ce petit talent ; mettez-y quelques gouttes d’eau de fleurs d’oranger, et une demi-once de sirop de gomme. » La jeune femme revient sur ces entrefaites, et peut annoncer à sa mère (29 décembre 1829) les merveilles de ce petit prodige de quinze mois : « Ma fille commence à parler anglais et à marcher. Elle a une bonne qui lui parle espagnol et anglais. Si cela pouvait continuer, elle apprendrait plusieurs langues sans s’en apercevoir. » Mais cela ne continua pas. La jeune Pépita était malpropre et paresseuse, avec cela imprudente. Il fallut la renvoyer. Solange fut confiée à la femme d’André, le domestique. Elle était d’ailleurs « belle comme un ange, blanche comme un cygne, et douce comme un agneau… » « Elle ressemble, dit-on, à Maurice ; elle a de plus que lui une peau blanche comme la neige. » Maurice avait le teint bistré, des yeux bruns magnifiques, une superbe tête d’enfant. Plus âgé que Solange de cinq ans, il occupait déjà le crayon d’Aurore, qui tâchait de fixer sur le papier son caractère de beauté tout italien. De là des portraits envoyés à Mme Maurice Dupin. Tels sont les placides passe-temps de la jeune Mme Dudevant, à la veille de la Révolution de 1830.

L’annonce des journées de Juillet la bouleversa. L’énergie qui dormait au cœur de la mère se réveille soudain. Elle écrit à Boucoiran, alors à Paris, le 31 juillet : « Je me sens une énergie que je ne croyais pas avoir. L’âme se développe avec les événemens. On me prédirait que j’aurais demain la tête cassée, je dormirais quand même cette nuit ; mais on saigne pour les autres. Ah ! que j’envie votre sort ! Vous n’avez pas d’enfant ! Vous êtes seul ; moi, je veille comme une louve sur mes petits. S’ils étaient menacés, je me ferais mettre en pièces. » À ce cri frémissant de la passion maternelle, succède cet autre, qui annonce déjà, chez la jeune Berrichonne (elle a vingt-six ans) la future George Sand : « S’il ne fallait que mon sang et mon bien pour servir la liberté ! Je ne puis pas consentir à voir verser celui des autres, et nous nageons dans celui des autres ! » Mot qui fait déjà songer à celui d’une lettre à Dumas, beaucoup plus tard : « Les autres, est-ce qu’il y en a, des autres ? »

Cependant cet « altruisme » naissant commençait, comme la charité bien ordonnée, par lui-même. Il fallait s’affranchir, avant d’affranchir autrui. C’est de janvier 1831 que date la première émancipation. On sait qu’à cette date, Aurore, armée de griefs sérieux contre son mari, passa un contrat avec lui, qui lui donnait licence de mener une existence en partie double, six mois de l’année à Paris et six mois à Nohant, et de tenter à ses risques la carrière des lettres. La première séparation coûta peu à l’épouse, et pour cause ; elle coûta beaucoup à la mère. « Je suis enfin libre, mais je suis loin de mes enfans[8]. » Cependant il le fallait. Le problème sera maintenant, pour elle, d’accorder la passion littéraire avec l’amour maternel, qui fut toujours chez elle, lui aussi, une véritable passion. L’axe de sa vie est désormais tracé suivant cette ligne. D’instinct et de volonté tout ensemble, elle le suivra, non sans faux pas momentanés, mais en reprenant vite son aplomb, par l’énergique manœuvre de ce double balancier.

Dès la première fugue, elle jette ce rappel à Maurice : « Solange parle-t-elle quelquefois de sa maman ? Empêche qu’elle ne m’oublie. » (25 janv. 1831.) En avril, elle rentre au foyer. « Je me porte tout à fait bien, écrit-elle à sa mère, depuis que j’ai revu mes enfans. Ce sont deux amours. Solange est devenue belle comme un ange. Il n’y a pas de rose assez fraîche pour vous donner une idée de sa fraîcheur. » Toutefois, le premier enchantement passé, sa perspicacité, aiguisée par l’absence, lui montre vite la différence de ces « deux amours. » À la même, 31 mai 1831 : « Ma fille est belle et mauvaise, Maurice est maigre et bon… Je gâte un peu ma grosse fille ; l’exemple de Maurice, qui est devenu si doux, me rassure pour l’avenir. » Même note, le 9 septembre : « Maurice est toujours maigre, sa sœur toujours énorme, Nohant toujours tranquille, La Châtre toujours bête. » Mais déjà la séparation lui paraît trop dure. Dès 1832 elle caresse l’idée d’emmener à Paris au moins l’un de ses enfans. Ce sera Solange. Car, à prendre Maurice, il faudrait emmener le précepteur, chose impossible. Au reste, elle a commencé elle-même l’instruction de sa fille ; elle continuera, tout en écrivant Indiana : « Solange est plus rose que jamais. J’espère vous la conduire ce printemps. Elle est assez raisonnable pour faire un tour à Paris avec moi ; vous verrez qu’elle est bien gentille et bien caressante ; mais vous serez effrayée de sa grosseur ; je voudrais bien la voir s’effiler un peu. » (À Mme Dupin, 22 fév. 1832.)

Six semaines après, Solange est à Paris avec sa mère, quai Saint-Michel. Elle a trois ans et demi. D’abord désorientée, elle demande son compagnon de jeux, Maurice ; elle pleure quand elle voit son portrait, se console devant la girafe du Jardin des Plantes, rit, babille. Le matin, elle grimpe dans le lit où George Sand s’attarde après une nuit d’écriture. Puis elle court au balcon, voir les pots de fleurs (le balcon de Jenny l’ouvrière chez Lélia ! )[9] ; elle brise les plantes et les raccommode avec des pains à cacheter, bref, elle fait ces adorables sottises que toute maman se complaît à raconter.

Bientôt elle s’enhardit, et le fond de la nature reparaît : « Solange commence à s’accoutumer à Paris et à devenir méchante. Jusqu’à présent elle était si étonnée de tout ce qu’elle voyait, qu’elle ne pensait pas à avoir des caprices. À présent elle en a pas mal ; mais je ne lui cède pas, et elle redevient gentille (17 mai 1832, à Maurice). » Elle apprend à lire ; elle est avide de savoir. L’été les ramène à Nohant, suivant les clauses du traité, et l’hiver les voit dans le nouveau logis du quai Malaquais, petit mais bien clos, fourré de tapis (George Sand était très frileuse), facile à chauffer, et « excellent pour travailler. » Travail littéraire déjà nocturne ; l’habitude en était prise dès avant la naissance de Solange. Maintenant (fin 1832), Solange lit tous les jours, sort avec la bonne, demande à aller au pestacle (le spectacle préféré de la jeunesse et des artistes est alors Franconi ; une histoire complète du romantisme devrait avoir un chapitre sur ce cirque « littéraire ») ; entre temps, dit des impertinences, appelle un ami de sa mère « vieux bavard, vieille bête ; » au total, assez aimable, et fort divertissante. Sa mère est obsédée, le jour, de visiteurs qu’attire le succès inouï d’Indiana, de Valentine, et de la Marquise. « Le soir je m’enferme avec mes plumes et mon encre, Solange, mon piano et mon feu. Avec cela, je passe de très bonnes heures… Solange me donne plus de bonheur à elle seule que tout le reste. Elle a fait de grands progrès d’intelligence et de gentillesse depuis ces quatre mois. » (20 décembre 1832.)

En mars 1833, George Sand fait venir Maurice de Nohant, et le met au lycée Henri IV : il a près de dix ans. La mère a donc ses deux enfans sous la main. Littérature et maternité, c’est bien son programme. Cela complique un peu la rédaction de certains chapitres de Lélia ; car, si Maurice n’a que la grippe à Henri IV, Solange a la coqueluche au quai Malaquais, et la mère fait la navette. Mais enfin les maladies cèdent, l’été de Nohant rétablit les santés, et la production littéraire va toujours son train. L’hiver de 1833-1834 s’annonce laborieux et calme.

Calme trompeur ! C’est durant cet hiver qu’éclata l’orage de passion, accompagné de scandales divers, qui bouleversa deux ans de cette existence : aussitôt après, survinrent les luttes domestiques qui faillirent expulser la mère de son propre foyer. Depuis le début de décembre 1833, date du départ pour Venise, jusqu’à la fin de juillet 1836, époque où elle gagne son procès contre son mari et recouvre sa liberté avec la possession de ses enfans, George Sand ne sort d’une crise que pour retomber dans une autre. À l’éclat de sa fuite succède celui de son retour. Puis ce sont les reprises de passion pour Musset, suivies d’accès de désespoir. En août-septembre 1834, George Sand est hantée par l’idée du suicide. Seule, la pensée de ses enfans l’en détourne. Cette même pensée ne l’a du reste pas quittée un seul instant, même aux heures les plus tragiques du drame de Venise. Les lacunes de la Correspondance[10]doivent être ici complétées par le Journal, par les lettres à Boucoiran, et les lettres inédites à Maurice. Du fond de la chambre d’auberge où elle improvise le Secrétaire intime en janvier-février, Leone Leoni en février, André en mars, Métella vers avril, Jacques en mai-juin, et les Lettres d’un voyageur un peu à tous les instans, en marge du reste, grâce à un labeur moyen de sept à huit heures par jour, qui atteint parfois treize heures d’affilée[11], la mère ne cesse de suivre ses deux enfans, demeurés l’un à Nohant, l’autre à Paris. Maurice, à Paris, est sous la surveillance de sa grand’mère et de Boucoiran ; à l’occasion, de Papet. Il écrit, elle lui répond : qu’il ne pleure pas, qu’il soit sage avec sa grand’mère, etc. « Écris-moi toujours de grandes lettres où tu me raconteras tout… Lave de temps en temps tes bonnes joues, entends-tu[12] ? » Elle est fière de son travail, de ses succès, et jure qu’en dépit de tout elle sera rentrée pour la distribution des prix. Quant à Solange, laissée à Nohant aux soins de sa gouvernante et de son père, George Sand prie en outre son frère Hippolyte Chatiron de veiller sur elle : « Engage Casimir (M. Dudevant) à garder Solange et à ne pas la mettre en pension avant mon retour (16 mars). » Et, Casimir ayant témoigné autant de complaisance comme père qu’il en avait montré comme mari, elle exprime sa satisfaction à Hippolyte : « Je suis enchantée que mon mari garde Solange à Nohant (6 avril). » Le 31 août, au plus fort de la crise, ses adieux solennels à Boucoiran sont traversés de ce soupir : « Solange est charmante, et je ne peux pas l’embrasser sans pleurer[13]. » Le 10 septembre, son adieu à Néraud revêt cette forme romanesque : ou elle se tuera, ou elle enlèvera sa fille pour aller vivre avec elle en ermite à la Louisiane[14].

L’année 1835, qui vit au printemps les dernières convulsions du drame Sand-Musset, vit en automne les premières péripéties du procès Sand-Dudevant. La scène violente qui fournit la base judiciaire de la demande en séparation, se passa à Nohant, le 19 octobre. L’épouse outragée fut dès lors intransigeante. Inflexible quant au but à atteindre, d’ailleurs accommodante et même généreuse sur les conditions matérielles, elle ne pensait pas à elle seule, mais à ses enfans. À sa mère, qui redoutait l’esclandre, elle répond vertement : « Rien ne m’empêchera de faire ce que je dois et ce que je veux faire. Je suis la fille de mon père, je me moque des préjugés… Je me soucie peu de l’univers, je me soucie de Maurice et de Solange. » (25 octobre 1835.) Et à Guéroult : « L’opinion publique est une prostituée qu’il faut mener à grands coups de pied quand on a raison. » (9 novembre 1835.) Menacée d’être dépossédée de Nohant, son patrimoine, elle comptait bien cependant, avec sa terrible volonté, « s’y établir avec sa fille, s’occuper de son éducation, et ne plus aller à Paris que de temps à autre pour voir sa mère ainsi que son fils. » (À sa mère, 25 octobre.) En attendant, elle doit fuir Nohant. Un instant, elle n’a plus de domicile : « Mon cher ami, — écrit-elle à Guéroult, — hier j’avais une terre, un château, un jardin, des serviteurs, des appartemens pour vous recevoir, une table pour vous réconforter. Aujourd’hui, je n’ai même plus un domicile, et j’ai trouvé un refuge chez Duteil à La Châtre, jusqu’à ce que le tribunal vénérable de céans ait décidé si je dois être injuriée et battue au nom de la morale publique et de la sainteté du mariage, ou si une espèce d’argousin que le sort m’a donné pour maître doit déguerpir du pays et me laisser libre[15]. » Mais enfin elle obtient gain de cause. Le 26 février 1836, elle peut écrire à Mme d’Agoult : « Grâce à Dieu, j’ai gagné mon procès, et j’ai mes deux enfans à moi. » Cependant elle craint des persécutions, du moins pour l’aîné, déjà en âge de comprendre et de souffrir. Elle affermit Maurice dans une lettre admirable :


Je crains que tu n’éprouves quelque chagrin à cause de moi…Écris-moi. Sois courageux et ne crains rien ; c’est à moi de souffrir à ta place ; si l’on te persécute, je saurai bien te défendre. Dis-moi tout. De près comme de loin mon amour veille sur toi ; tu es ce que j’ai de plus précieux au monde. On m’arracherait plutôt le cœur de la poitrine que mes enfans de mes bras. Je suis malade, je ne t’écris qu’un mot, j’ai besoin de tes lettres pour vivre… Nous ne faisons qu’un toi et moi ; quand tu payes la dette de mes amitiés, c’est comme si je la payais moi-même. Adieu, mon enfant ; mon seul bonheur, ma seule espérance, c’est toi.

De ta conduite d’aujourd’hui dépend peut-être tout notre avenir. [M. Dudevant était alors à Paris et visitait son fils au lycée.] Si tu te montres ferme dès le commencement, on n’essayera plus de nous persécuter. Ne cède ni aux séductions, ni aux calomnies, ni aux menaces. Si on te maltraite, dis-le-moi tout de suite, je volerai près de toi[16].


Là-dessus, le mari faisait appel (juin 1836). Nouvel obstacle, nouveau retard, d’ailleurs de peu de durée. Quelques concessions voient la fin des résistances. « 30 juillet : Chère maman, tout est terminé, et je suis enfin tranquille et libre pour toujours. » — 1er août, à Boucoiran : « Je suis à Nohant depuis hier avec ma fille. Je prendrai Maurice au commencement de septembre, et j’irai faire un petit voyage à Genève, puis à Lyon[17]. » Le voyage ainsi annoncé était celui qu’elle accomplit en effet, mais un peu plus tôt (fin août) pour rejoindre le couple romanesque qui rééditait à ses risques, sur le haut du Salève, l’aventure de Venise, Liszt et Mme d’Agoult[18]. L’ivresse de l’indépendance et les joies maternelles firent de ce voyage une jouissance profondément savourée. De retour à Nohant en octobre, George Sand écrivait aussitôt à Liszt : « Je n’ai plus d’autre passion que celle de la progéniture. C’est une passion comme les autres, accompagnée d’orages, de bourrasques, de chagrins et de déceptions. Mais elle a sur toutes les autres l’avantage de durer toujours, et de ne se rebuter de rien. » (16 oct.) Ces « bourrasques, » ces « orages, » ne pouvaient point s’appliquer, dans sa pensée, à Maurice ; ils s’appliquaient évidemment, par prévision, à cette fille qui avait été elle-même bercée parmi les orages et les bourrasques de sa mère, et dont il était temps d’assurer l’éducation normale. Au reste, à la date de 1836, cette éducation, en dépit des traverses, a déjà commencé. Nous n’avons plus qu’à la suivre en feuilletant les lettres de la mère et de la fille.


III

Nous avons vu que George Sand désirait, en mars 1834, que son mari ne mît point Solange en pension. Elle-même l’y mit dès l’année suivante, probablement au printemps. Les premières maîtresses de Solange furent les demoiselles Martin, deux Anglaises qui dirigeaient une institution dans le quartier Beaujon[19]. Solange fut leur élève jusqu’au mois d’avril 1837. George Sand ne put guère voir sa fille, et pour cause, entre le printemps de 1835 et l’été de 1836. Elle ne la négligeait point pour cela, témoin cette lettre à Maurice :


George Sand à Maurice.


Paris, 10 septembre 1835.

… Tu me mandes que ta sœur est plus sage, mais qu’elle pleure pour un rien. C’est peut-être que tu lui fais trop sentir ton autorité. Je t’ai recommandé de la tenir un peu, mais non de la brutaliser et de lui faire de la peine. Tu sais qu’elle est très sensible aux paroles dures ; il faut la prendre par la douceur, et, quand tu ne peux en venir à bout, il faut appeler ton père, ou sa bonne. Elle leur cédera plus volontiers qu’à toi, parce qu’elle te regarde comme un enfant ; et, si tu voulais trop faire le maître, tu diminuerais peut-être l’amitié qu’elle a pour toi. Songe que tu as des devoirs très grands envers elle. Ce sont les premiers de ta vie, mais ils dureront toute ta vie. Tu lui dois ta protection et tes conseils, mais des conseils doux, tendres, et propres à la persuader. Ta plus grande affaire en ce monde est de te faire aimer d’elle. Elle est, tu le sais, d’un caractère un peu singulier, très bonne, très aimante, mais très fière et très peu disposée à se soumettre à la force. Ce caractère-là doit devenir très beau, si on le développe par la persuasion et la tendresse ; mais il peut devenir très rude et très malheureux, si on le blesse. Sois donc occupé à toute heure, depuis ton lever jusqu’à ton coucher, du soin de te faire écouter et croire. Ne lui dis que des choses vraies ; aie pour elle toutes les complaisances possibles. Fais un effort sur toi-même, pour sacrifier ton plaisir au sien, afin que quand tu lui refuseras quelque chose, elle soit bien sûre que c’est dans son avantage et non selon ton égoïsme que tu agis. C’est ainsi que tu te feras aimer et craindre en même temps, et qu’elle t’obéira sans pleurer. Surtout ne la quitte pas, ne la laisse jamais courir sans toi avec les enfans du village ; et, si tu voyais quelque domestique la maltraiter, prends sa défense, car les domestiques ne savent pas toujours gronder à propos. Que l’autorité de Françoise sur elle se borne à la tenir propre, et à l’empêcher de s’éloigner de la maison.

Adieu, mon petit… Je t’embrasse mille fois, mon cher mignon. Porte-toi bien, ne mange pas trop, et aime-moi autant que je t’aime, si tu peux.

à Solange. — Ma mignonne chérie, j’ai bien lu ta lettre. J’espère que tu m’écriras aussi souvent que ton frère, puisque tu sais écrire de manière à te faire comprendre. Je t’enverrai tout ce que tu m’as demandé ; je te prie d’être bien sage, d’écouter ton petit frère, et d’être sûre qu’il t’aime autant que je t’aime, et que quand il te défend une chose, c’est pour ton bien. Je serai bientôt près de vous, et nous ferons les vendanges ensemble.

Adieu, mon gros pigeon, je t’embrasse un million de fois[20].


Plusieurs petites lettres de Solange, de cette année 1835, qu’elle a écrites visiblement seule, prouvent qu’en effet « elle sait écrire de manière à se faire comprendre. » Les réponses de sa mère sont perdues[21]. En voici une, datée du 10 mars 1836, jeudi (George Sand était à La Châtre entre le premier procès jugé, et l’appel) :


Solange à sa mère[22].

Bonjour, ma chère maman, je voudrais bien savoir si tu es encore malade, parce que cela me fâche beaucoup. Tu me dis que ma lettre est très gentille ; mais la tienne est beaucoup plus jolie : si tu n’es plus malade, tu peux venir à Paris, pour que je te donne tes étrennes, parce qu’elles sont bien jolies. Tu es bien mignonne de baiser ma robe et mes souliers bleus, et de m’avoir arrangé mon lit parce qu’il était trop petit…

Adieu, mère chérie, je te rends encore tes [baisers] mil 502 cents mil fois. Ta fille chérie,

Solange Dudevant.

Solange voyait son frère à Paris le dimanche, aux jours de sortie d’Henri IV. Elle voyait également son père, pendant et après le procès. La décision de juillet 1836, qui confiait l’éducation des deux enfans à la mère, n’excluait nullement les visites du père. George Sand n’avait fait le procès qu’au mari. Elle respecta toujours le père, et s’abstint de tout ce qui pouvait le diminuer aux yeux de son fils et de sa fille. M. Dudevant continua donc ses rapports avec Maurice et Solange ; il put toujours, à toute époque de sa vie, donner cours à ses sentimens envers ses enfans. Aussi ceux-ci parlent-ils librement de leur père à leur mère, et la mère leur répond-elle avec la même liberté : « Bonjour, ma chère maman, comment te portes-tu ? Tu m’as demandé si mon papa avait changé de logement ; oui. » (De Solange, 30 janvier 1836.)


Solange à sa mère,


20 mai 4836.

Au haut de la lettre, une pensée attachée d’un fil blanc et les mots : « Pensez à moi. » Au bas, petit dessin qui prétend représenter une éclipse. ]

Bonjour, ma chère maman, comment te portes-tu ? Je me porte très bien. Je suis très contente que tu sois en bonne santé, parce que je ne veux pas que tu sois malade. Je te raconterai les choses que je sais. Je serai très sage. J’ai vu l’éclipse, que tu verras à la fin de ma lettre comme je l’ai vue ; je te demande si je peux ôter ma flanelle, parce que c’est l’été. Mme de Rochemur aurait bien voulu me faire sortir le 17 mai, mais miss Martin n’a pas voulu[23]et Mme de Rochemur m’a dit de te dire bien des choses de sa part… J’ai joué au concert et ma maîtresse de piano a été très contente de moi… Je t’aime plus que mon âme ; je serai très bonne. J’ai autant de plaisir à te voir que tu en as pour me voir. Moi je t’embrasse mille cents mille cinquante, etc. [c’est la formule de Solange].

Solange Dudevant.


George Sand à Solange (réponse).

Ma chère mignonne, vous êtes un petit ange. Vous m’avez écrit une lettre charmante. Pourriez-vous me donner votre parole d’honneur d’avoir mis l’orthographe vous-même ? Si cela était, je serais bien, bien, bien contente de toi. Je vois aussi que tu as très bien regardé l’éclipse, et que tu en as fait le portrait fidèlement. Enfin tu as bien joué au concert. Tout cela me fait le plus grand plaisir, et j’espère que ta plus grande récompense c’est de donner du bonheur à ta vieille mère qui pense à toi toute la journée et qui rêve à toi toute la nuit. Je vais écrire à Maurice combien tu es sage et laborieuse. Cela lui donnera presque autant de joie qu’à moi, car après moi il n’y a personne qui t’aime plus que l’on frère. Adieu, fille chérie, je te verrai bientôt, j’espère. Embrasse pour moi ces dames [Mlle Martin], qui ont si bien soin de toi et qui te font faire tant de progrès. I should be very glad if you would write me a few words in English, Good night, little dear. I love you.

Ta mignonne.

Ces dames ôteront ta flanelle, quand elles jugeront à propos. Il fait encore un peu froid ici[24].


George Sand à Solange.


Billet non daté (début de juillet 1836).

Ma chère poule, je t’aime de toute mon âme. Je suis bien contente quand tu m’écris. Ce sont des jours de bonheur pour moi. Ainsi, écris-moi souvent. Ton frère me donne souvent de tes nouvelles. Il t’aime bien aussi, lui. Si tu ne nous aimais pas tous les deux, tu serais une petite ingrate. Te portes-tu bien, mon cher ange, et es-tu toujours sage ? Nous nous verrons bientôt. Adieu, chérie, je t’embrasse mille fois. — Ta vieille[25].

Sur ces entrefaites, la conclusion définitive du procès jette les enfans dans les bras de la mère. Celle-ci les emporte jalousement dans sa retraite favorite : « Je suis maintenant avec mes enfans dans la chère Vallée Noire. » (18 août 1836.) Là, détente complète. George Sand est « bête comme une oie, » « dort, bricole, arrange des devans de cheminée, fume son narghilé, » conte des contes à Solange, bref, savoure un instant le calme avec la sécurité[26]. Vint ensuite le voyage de Genève. La rentrée s’effectua au début d’octobre à Nohant, et, sans doute, peu après à Henri IV et au quartier Beaujon.

Ces rayonnantes vacances rendirent-elles l’internat plus pénible à Solange, après toutes les gâteries dont elle fut comblée par sa mère et par Mme d’Agoult ? Il est fort probable. Dès le début de l’année 1837, George Sand est obligée d’entrecouper ses encouragemens de mercuriales.


George Sand à Solange.


Non datée (début de 1837).

Ma chère enfant, j’espère que tu as réfléchi à tes torts, et que tu es décidée à te mieux conduire avec moi et avec ton frère à l’avenir. Tu as un bon cœur, mais beaucoup trop de violence dans le caractère. Tu as de l’intelligence, et tu deviens grande. Il est temps de travailler toi-même à te corriger. Je sais que Mesdames Martin ne sont pas très contentes de toi[27]. Je t’avertis que tu ne sortiras le samedi qu’autant que ces dames me rendront bon compte de ta conduite de la semaine. Je ne peux plus te traiter en enfant, ma chère fille. Ce serait un mauvais service à te rendre. Fais un effort sur toi-même, sois bonne, sois laborieuse, et, quand tu seras contente de toi, quand tu auras donné de la joie à ceux qui t’aiment, tu seras heureuse et le bon Dieu te bénira. Tu m’as dit avant-hier que tu le priais tous les jours de bien bon cœur. Prie-le de t’aider à vaincre tes défauts, et pense souvent à lui. Pense bien aussi que quand je te punis je souffre plus que toi, et que c’est bien mal de faire souffrir sa mère. Adieu, j’irai te voir dans la semaine. Réponds-moi deux mots et promets-moi de réparer tes torts. Tu le veux, n’est-ce pas ?


Solange promit, et essaya de tenir. Sur ces entrefaites, Maurice tomba malade. La croissance et l’internat l’avaient également éprouvé, et, peut-être plus encore, certaines conversations avec son père. Celui-ci, peu délicat, avait parlé à Maurice de ses démêlés avec sa mère en termes qui l’avaient touché au point le plus sensible. George Sand accourut reprendre Maurice au lycée, et reprocha justement à son mari ce manque de tact. Dès lors, sa sollicitude pour Maurice s’accrut. L’instinct de Solange ne fut point sans l’en avertir. Une obscure jalousie se devine souvent dans ses petites lettres à son frère, d’ailleurs très affectueuses. Mais quoi ! n’était-il pas à Nohant, c’est-à-dire au paradis, tandis qu’elle languissait en pension ?


George Sand à Solange.

Chère mignonne, j’ai reçu ta lettre et je te remercie d’avoir pensé à remplir ta promesse. Tu me dis que tu es bien contente de sortir chez Caron[28]. Ton papa est donc dans son nouveau logement ? Es-tu bien gentille avec lui, et bien sage à ta pension ? Travailles-tu ?

Ton frère a très bien fait son voyage. Il se porte beaucoup mieux. Il couche dans ma chambre et ne me quitte pas. Je l’empêche d’être gourmand et de se coucher tard. Avec cela, j’espère qu’il guérira bien vite. Nous attendons le précepteur qui lui donnera des leçons [M. Bourgoin]. Tous nos filleuls et filleules se portent bien. Tes joujoux sont bien rangés et bien serrés dans la chambre de ton frère. Nous demeurons dans la chambre du haut où demeurait autrefois Léontine [la fille d’Hipp. Chatiron]. Nous y sommes mieux qu’en bas. Tu y auras ton lit quand tu viendras avec nous. Adieu, chérie, nous ne serons tout à faits contens, ton frère et moi, que quand nous aurons notre grosse entre nous deux à table, en voiture et au jardin… On nous a demandé de tes nouvelles à Bourges. Ton frère va te parler de tes amis. Je le laisse continuer la lettre et je t’embrasse un million de fois. Écris-nous souvent. Ta mignonne.


À la même.


Février 1837.

Ta lettre est gentille et mignonne comme toi, ma chère poule. Tu es bien aimable de nous écrire toi-même. C’est comme cela que j’aime tes lettres. Continue à nous écrire souvent et à nous dire tout ce qui te passe par la tête. Tu as donc eu la grippe, ma pauvre grosse ? Tu me dis que ce n’est rien : il paraît que tu ne l’as pas eue bien fort. Malgré cela, si je l’avais su, j’aurais été bien inquiète.

Penses-tu à nous, ma chérie ? Nous parlons de toi tous les jours, ton frère et moi ; à propos de tout nous nommons notre Solange et nous finissons toujours par dire : Quand sera-t-elle là ? Quand ne la quitterons-nous plus ? Dépêche-toi de travailler, afin que nous puissions nous réunir pour toujours.

Ton frère ne va pas mal, mais il n’est pas bien fort. Il ne sort que depuis deux jours, et encore c’est avec bien des précautions… J’ai tellement peur qu’il ne retombe malade, que je ne le quitte pas, et que je n’ai pas encore mis les pieds hors de la maison depuis que je suis revenue ici. Tout le monde est venu me voir et me demander de tes nouvelles. Mme d’Agoult est ici. Elle t’aime beaucoup, et parle aussi de toi fort souvent. Elle me charge de t’embrasser bien fort. Ta pauvre Lucette [paysanne, camarade de Solange] commence à aller mieux ; elle a eu la fièvre tout l’hiver. Son père est mort, elle a eu bien du chagrin, la pauvre petite. Je l’ai fait venir à la maison, et Maurice joue avec elle aux heures de sa récréation, car il prend deux grandes leçons par jour, une depuis neuf heures jusqu’à midi, la seconde depuis deux heures à cinq heures. Le soir il dessine, et je lui fais la lecture. Ce soir il s’est mis à écrire un roman qui nous a fait mourir de rire. Il y a dedans un homme qui ne fait qu’ouvrir et fermer la porte. Il te le lira quand tu seras ici, s’il ne le jette pas au feu un de ces jours. Son filleul Maurice est tout gros et tout rond. Il nous cueille des violettes toute la journée. La grue est dans le jardin avec lui ; elle est deux fois plus grande. Je laisse ton frère continuer. Bonsoir, ma bonne grosse. Travaille bien, je t’en prie ; pense à ta vieille. À toute heure du jour et de la nuit tu peux être sûre que je m’imagine être près de toi, soit en rêve soit en pensée… Je t’embrasse mille fois, mon cher baron[29]. Porte-toi bien et écris-nous. Ta mignonne qui t’aime.


Deux mois après, George Sand retirait Solange de l’institution Martin. Les progrès lui paraissaient-ils un peu lents, la direction pas assez ferme ? Il est fort probable. Les lettres de Mlle Martin ne dénotent point les qualités qu’accuseront plus tard celles de Mme Bascans. George Sand avait d’ailleurs trouvé, auprès d’elle, une gouvernante selon son cœur dans la personne de Marie-Louise Rollinat[30], la sœur de ce François Rollinat auquel elle était si profondément attachée. Voilà Solange rendue à la vie de Nohant et George Sand entourée de ses enfans et de leurs maîtres. Plusieurs mois se passent dans le calme. Puis, coup sur coup, George Sand perd sa mère, et M. Dudevant profite d’une absence de sa femme pour enlever de vive force sa fille, malgré la résistance de Mlle Rollinat. George Sand court après lui, à Guillery, et met la maréchaussée à ses trousses. Les détails de cette reprise, opérée par la force armée, se trouvent dans la correspondance imprimée (lettre à Duteil du 30 septembre 1837). George Sand trouva sa fille sans peur, excitée par le sentiment du danger, presque fougueuse. « Nature d’aigle ! » s’écrie-t-elle. Dans une autre circonstance elle avait déjà noté cette bravoure innée. La lettre imprimée de la mère doit être complétée par ce barbouillage d’enfant, griffonné en chaise de poste, document véridique (à l’orthographe près) de cette mémorable aventure. Solange à son frère :


Mon cher petit mignon, ne pleure pas, je suis retrouvée. Ne te désole pas. Pour me rendre à maman il y avait trois gendarmes bien mignons, un petit pas vieux, Mallefille, le sous-préfet, l’huissier, et [un] bien, bien, bien vieux officier de gendarmerie. T’avais dit, à Mallefille de nous ramener toutes deux ; il te tient promesse, car il nous amène toutes deux. Mon père était en colère quand il a vu les gendarmes. J’ai été aux Pyrénées. J’ai vu la brèche de Roland. J’ai été à cheval au galop. J’arrive en grande poste avec trois chevaux pour te voir et te biger à mon aise, n’est-ce pas, mon gros mignon ? À Lourdes, [les] maisons et les ponts sont bâtis en marbre. J’ai [vu] le Marboré et des cascades de 12 et de 6 pieds. Adieu, mon mignon, porte-toi bien.

Après cette alerte, George Sand n’eut pas le courage de se séparer tout de suite de sa fille. Solange et Maurice vont vivre ainsi trois ans côte à côte, tantôt à Nohant, tantôt à Paris, partageant la vie de leur mère, en familiarité avec ses amis.

Ils voient Sainte-Beuve, Calamatta, Delacroix, Charpentier, et bientôt après Chopin. Calamatta, qui a dessiné et gravé le portrait de George Sand, veut aussi faire celui de Solange (mai 1837). Charpentier, qui expose au Salon de 1839, le très beau portrait[31]dont s’est inspiré M. Sicard pour la charmante statue du Luxembourg, donne à ce portrait deux pendans, et peint aussi Maurice et Solange[32]. De Sainte-Beuve et de Delacroix, Solange avait conservé deux souvenirs, l’un désagréable, l’autre pittoresque.

Un jour elle entre avec sa mère chez Sainte-Beuve. Celui-ci la regarde curieusement. L’enfant rit ; elle avait une grande bouche, et perdait ses dents. « Vous ferez bien d’être bonne, dit Sainte-Beuve, car vous ne serez jamais belle. » Le mot ne lui fut pas vite pardonné. Quant à Delacroix, il peignait alors le portrait de George Sand aux cheveux flottans, qui appartient à Mme Buloz. Un jour que la fillette accompagnait sa mère, il considéra attentivement sa physionomie. « Mais elle serait très bien, dit-il, s’il ne lui manquait… » et son doigt indiquait l’arcade sourcilière : « Il faut une ombre, là ! » Il saisit un pinceau chargé de brun, et, en deux traits, improvisa deux magnifiques sourcils. « Depuis, disait plaisamment Solange à soixante-dix ans, par respect pour Delacroix, j’en ai toujours porté. »

Chopin, qui semble avoir été présenté à George Sand dès 1837, fut rencontré par elle dans l’espèce de salon littéraire que Mme d’Agoult tenait alors à l’Hôtel de France, à son retour du Léman. Les relations s’établirent très vite, au courant de l’hiver 1837-1838. Nous en verrons ailleurs la suite. Solange ne semble pas avoir vu d’abord d’un bon œil ce nouveau venu, qui, malgré sa timidité et sa douceur, tenait déjà chez sa mère une place envahissante. L’artiste était alors l’idole des salons. Son succès foudroyant était capable de briser une organisation moins frêle que la sienne. George Sand le vit plier sous la gloire, comme d’autres sous le malheur. Son fils n’était pas non plus très vaillant. Il souffrait d’un commencement d’hypertrophie du cœur. Elle prit une grande résolution[33] : emmener les deux malades, et la florissante Solange par-dessus le marché, dans quelque contrée méridionale et romantique. De là le fameux voyage de Majorque ; voyage qui faillit mal tourner pour Chopin, mais qui réussit à Maurice, et qui valut, aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes, les admirables pages sur la chartreuse de Valdemosa. Quant aux admirateurs de Chopin, ils durent à la détresse physique de l’artiste les beautés navrantes de ses Préludes, conçus au milieu de véritables hallucinations. Cette grande nature sauvage écrasait le débile artiste, qui d’ailleurs, à cette date, n’en aurait pas moins craché le sang sous le ciel le plus riant. Glacée de terreur, George Sand lui prodiguait ses soins. Elle le ramena, au début de 1839, dès qu’il lui fut loisible. Chopin se rétablit lentement, et péniblement, mais il traîna toujours. Les soins exceptionnels dont George Sand l’entoura depuis cette époque jusqu’au printemps de 1847 prolongèrent sûrement sa vie au-delà de ce qu’on pouvait espérer après une telle crise[34].

Cependant Solange grandissait. Sa santé continuait à être splendide. Un jour d’août 1840 (elle n’avait pas tout à fait douze ans), elle se promenait aux Champs-Elysées avec Chopin et Mme de Bonnechose. Devant une bascule, il prit fantaisie aux promeneurs de se peser : Solange pesait 84 livres, et le pauvre Chopin 97 ! Elle prospérait donc, mais ne travaillait guère. « Je crois bien, écrit sa mère à Maurice, que je serai forcée de la mettre en pension si elle ne veut pas travailler. Elle me ruine en maîtres qui ne servent à rien[35]. » Mlle Rollinat n’est plus auprès de Solange. Une Genevoise, Mlle Suez, lui a succédé[36]. Cette personne avait été recommandée à George Sand par Mlle de Rozières : celle-ci, ancienne élève de Chopin, était la maîtresse de piano de Solange. Un ami, essaya de détourner George Sand de ce nouveau projet. Elle réfuta ses objections :


J’ai changé d’avis depuis hier, mon ami, et je suis bien décidée, quoi que vous m’ayez dit, à ne plus garder Mlle Suez. Je mettrai donc Solange en pension. Ce n’est pas que j’aie grand goût, — par souvenir sans doute, — pour ces éducations en commun où l’instruction est dispensée, parfois sans grande intelligence, à une quantité d’enfans qui la reçoivent et s’en pénètrent comme elles peuvent… Mais, en y songeant bien, c’est le seul parti raisonnable. Solange ne fait rien chez moi, et son institutrice a épuisé ses peines à la vouloir diriger comme je l’entendais. Quant à penser à lui donner moi-même des leçons, ainsi que je l’avais d’abord entrepris, c’est le dernier moyen que je veuille employer aujourd’hui. Je m’userais, moi aussi, à vouloir obtenir d’elle moins de légèreté et plus d’attention. Il n’est point d’ailleurs, selon moi, de pire institutrice qu’une mère ; nous n’avons en nous, tant nous sommes désireuses de voir progresser nos enfans, ni le calme ni le sang-froid nécessaires pour savoir modérer nos préceptes, graduer nos leçons, et surtout contenir nos impatiences. L’esprit de Solange est, d’ailleurs, devenu trop indépendant pour que je puisse espérer reprendre sur lui une domination que je n’avais jamais complètement exercée.

… Soyez bien persuadé cependant qu’en confiant son éducation à des étrangers, et hors de chez moi, je surveillerai le programme de son propre travail. Je ne veux pas qu’on la fatigue, ni qu’on remplisse de trop de choses son esprit si impressionnable ; je ne veux pas non plus qu’on la pousse trop en dehors des voies de la philosophie et de la religion naturelle, et j’entends qu’elle reçoive une éducation religieuse qui ne soit ni routinière, ni absurde. L’image de Dieu a été entourée par le culte de tant de subterfuges et d’inventions étranges que je désire qu’autant que possible sa pensée n’en soit pas imprégnée. Je tolérerai qu’elle suive, mais seulement jusqu’à sa première communion, les exercices de piété en usage dans la maison. Le mysticisme dont la religion, ainsi qu’on nous la présente, a enveloppé la figure sublime du Christ, dénature tout à fait les causes premières de la grande mission qu’il avait à remplir sur la terre, mission qu’on a travestie pour la faire servir à des intérêts et à des passions de toutes sortes. L’étude philosophique et vraie de sa vie a démontré, au contraire, le néant de la plupart des traditions qui sont venues jusqu’à nous sous son nom, et je ne veux pas pour Solange d’un enseignement de ce genre trop prolongé, et dans lequel elle pourrait puiser, et conserver dans un âge plus avancé, des principes d’exclusivisme et d’intolérance dont je crois qu’il est de mon devoir de la garantir[37].


C’était là tout un programme. Mais où trouver une personne capable, sinon de l’appliquer à la lettre, du moins d’en respecter l’esprit ? George Sand chercha, et, après un bref tâtonnement, trouva. Solange ne fit donc que traverser l’institution de Mme Héreau, située au boulevard extérieur Monceau, n° 46, entre la fin de 1840 et le début de 1841. (Nous avons un bulletin du mois de janvier 1841.) Dès le printemps de 1841, elle était pensionnaire de l’institution Bascans-Lagut, rue de Chaillot, 70, où elle passa trois années pleines. Ces trois années font époque dans l’histoire de sa formation intellectuelle et morale. C’est là seulement que Solange connut un peu la vertu de l’effort, et qu’elle se « disciplina, » au moins pour un temps, et dans la mesure où son invincible nature était capable de discipline.


IV

La figure de Mme Bascans mériterait de nous arrêter un instant, si elle n’avait été étudiée dans le livre de piété quasi filiale auquel nous avons emprunté la lettre qui précède. Rien de ce qui s’y trouve dit à l’avantage de Mme Bascans et de son mari n’est exagéré. Tête, cœur et volonté, tout était éminent chez cette femme, qui accepta de George Sand des « réflexions » épistolaires, mais non pas des conseils, et qui sut parfois lui faire entendre un avis indépendant[38]. Elle eut vite vu clair dans le caractère de Solange (d’ailleurs admirablement signalé par sa mère dans mainte lettre aux époux Bascans), et elle sut si bien la prendre qu’elle s’attira la docilité d’abord, puis l’affection et l’éternelle reconnaissance de son élève. Son mari, qui professait chez elle l’histoire, la morale et la littérature, était un ancien journaliste de l’opposition, esprit énergique et rude, conscience fière, libéral impénitent. Solange ne suivait pas seulement les cours qu’il faisait à toute la classe. Elle prenait avec lui des leçons particulières ; George Sand avait voulu pour elle la combinaison des deux cultures, et ses raisons étaient excellentes :


L’éducation générale m’a paru nécessaire à ma fille, dont l’humeur sauvage et fière eût pris des habitudes excentriques. L’effet de cette éducation sur elle est donc bon sous le côté moral, mais nul, ou peu s’en faut, sous le rapport intellectuel [à cause de la paresse de Solange] ; et, comme il est bien urgent de développer simultanément les deux puissances, Solange ne peut pas se passer de bonnes leçons particulières, les plus longues et les plus fréquentes possible… Je vous demande peut-être beaucoup, mais je suis sûre pourtant que vous m’aiderez à cultiver cette terre forte un peu fortement[39].


Solange, dans ces tête-à-tête où sa nonchalance recevait les plus rudes assauts, approfondissait certaines périodes de l’histoire, apprenait du latin, lisait l’Enéide en traduction, écoutait M. Bascans lire et commenter la Divine Comédie, voire s’entretenait avec lui du Christ en lisant les Évangiles :


Mon cher monsieur Bascans, nous voici dans la semaine sainte… Solange est bien plus sceptique que je ne le voudrais. Je crois donc que la vue de toutes ces cérémonies… est d’un mauvais effet sur elle. Je craindrais que cette vue ne détruisît à jamais en elle le germe d’enthousiasme que j’ai tâché d’y mettre pour la mission et la parole de Jésus, si singulièrement expliquées dans les églises. Je vous prie donc de la tenir à la maison pendant toutes ces dévotions… Cependant, s’il entrait dans vos vues, comme je vous l’avais demandé l’année dernière, de lui expliquer la philosophie du Christ, de l’attendrir à ce beau poème de la vie et de la mort de l’homme divin, de lui présenter l’Évangile comme la doctrine de l’égalité, enfin de commenter avec elle ces Évangiles si scandaleusement altérés dans la traduction catholique, et si admirablement réhabilités dans le Livre de l’humanité de Pierre Leroux, ce serait là pour elle la véritable instruction religieuse dont je désirerais qu’elle profitât durant la semaine sainte, et tous les jours de sa vie. Mais cette instruction ne peut lui venir que de vous, non des « comédiens sacrés, » sanctos sanniones, comme disaient les Hussites[40]


Prise ainsi par le cœur et par l’esprit, Solange, nature non pas profonde mais ardente et même enthousiaste, ne pouvait que s’attacher à de tels maîtres. Elle fit de Mme Bascans la marraine de sa petite Jeanne ; à la mort de M. Bascans elle écrivit à sa veuve, sur son mari, une très noble lettre[41], où elle fait un mea culpa rétrospectif. Tout cela est fort à son honneur.

Écoutons maintenant le dialogue de la mère et de la fille.


Solange à sa mère (1841).

Maman, je te demande pardon d’avoir été si entêtée lundi. Je t’assure que cela ne m’arrivera plus. Je m’en repens beaucoup parce que cela t’a fait de la peine. Je te promets de changer mon caractère indocile. Je vais m’appliquer à faire tous mes devoirs pour M. Bascans. J’ai eu ce matin à mes leçons un parfait et un très bien… Adieu, ma bonne mère. J’espère en ton pardon, et je t’embrasse comme je t’aime. — Solange Sand [Elle ne signe plus : Solange Dudevant.]


À la même.
20 juillet 1841, mardi.

Ma Ninonne, ne t’inquiète plus de ma sagesse, car je tiens mes promesses. Tu es bien mignonne de m’avoir envoyé des fleurs[42] ; quand je serai à Nohant je t’en ferai aussi. En attendant, je t’en envoie de sèches [des pensées jaunies sont encore dans l’enveloppe]… Je suis sage, je le serai toujours, ma chère mère. Moi qui étais si paresseuse à la maison que j’en ai honte, maintenant je suis devenue pas précisément studieuse, parce que le travail ne m’amuse pas encore ; mais je le suis beaucoup moins, et même je travaille bien… D’ailleurs, ce serait bien mal à moi d’être paresseuse, car je n’irais pas te voir à Nohant. Et, comme je t’aime autant que tu m’aimes, je désire autant que possible d’aller avec toi…

Toutes les lettres de Solange ne sont pas des actes de contrition. Mais il y en a plusieurs, ce qui est beaucoup pour elle. La note qui revient, en revanche, avec une persistance presque attendrissante, c’est la tristesse de la séparation, l’ennui amer, l’obsédante pensée des êtres qui lui sont chers et qui sont loin d’elle : sa mère d’abord, — elle avant tout, elle toujours ! — puis son Didion (Maurice), puis sa camarade paysanne, la Luce, puis les animaux familiers, son chien Pistolet, les petits chiens, et enfin les hôtes de Nohant, Chopin, etc. D’autres fois, elle bavarde, se grise de grosses bêtises comme on en inventait beaucoup à Nohant, où la gaieté ne chôma jamais.


George Sand à Solange (billet, 1841).

Tu es une grosse farceuse, une grosse blagueuse, une grosse baveuse, avec tes contes. Je sais que tu es sage et mignonne, et je vas te biger et te bien manger. Adieu. Je t’écris sur une jambe, après le concert de Pauline (Mme Viardot), où elle a eu un grand succès et un déluge de bouquets. Nous nous habillons et nous courons dîner en ville. Adieu, mine, grosse mine, grosse chérie.


À la même (1841).

Tu m’écris une petite lettre passablement bête[43]. Je ne crois pas à ce grand ennui qui t’accable, et dont tu ne penses pas un mot. C’est un genre de pensionnaire, que je connais. À mon couvent, on disait de même ; et, quand je sortais, je m’ennuyais encore plus de ne rien faire. D’ailleurs, comme on peut toujours échapper à l’ennui en travaillant, je te conseille de te désennuyer toi-même. Pour moi, cela ne m’attendrit pas ; et, comme les personnes ennuyées sont toujours ennuyeuses, quand tu voudras que j’aille te voir, tu feras bien de ne pas user de ce moyen-là.

… Je ne peux pas te donner un trousseau assez considérable pour satisfaire tes goûts d’élégance[44]. Tu auras la bonté de te contenter de changer comme les autres deux fois par semaine. Quand tu auras perdu ta coquetterie, je te laisserai faire comme tu voudras. Mais maintenant tu en abuserais, et tu deviendrais dix fois plus absurde que tu n’es, en fait de toilette, ce qui ne serait pas peu dire.

Là-dessus, j’ai bien l’honneur de te saluer. Si tu ne sors pas dimanche, j’irai te voir ; mais j’espère bien que tu ne te mettras pas dans ce cas-là, et que j’aurai le plaisir de t’embrasser à la maison.

Bonjour, ma grosse. Tâche de ne pas te casser la mâchoire à force de bâiller, de ne pas perdre l’appétit et le sommeil à force de t’ennuyer. Jusqu’à présent ta figure ne me donne pas beaucoup d’inquiétude. Ton frère t’embrasse, et Pistolet te donne la patte.


À la même.
13 août 1841.

Ma grosse chérie, ton frère part d’ici le 17 pour t’aller chercher. Il ira te voir le 19. Vous conviendrez de vos faits, vous ferez vos préparatifs de voyage, et tu partiras de Paris le 21 [au] soir. Vos places sont retenues dans le coupé, ainsi que te l’a dit Mlle de Rozières. Tu aurais su tout cela quelques jours plus tôt, si on avait pu compter sur du calme et de la raison de ta part. Mais, craignant que la joie ne te fît négliger tes devoirs, j’ai désiré que tu fusses informée de cette bonne nouvelle au dernier moment. J’espère que tu ne gâteras pas ma joie, à moi, par de mauvaises notes sur la fin de ton travail, et que l’année prochaine tu ne seras plus assez enfant pour qu’on soit obligé à ces petits mystères. Maintenant j’espère que tu es contente, et que tu viens avec la résolution de modifier ton caractère avec nous. Nous te chérissons, ton frère et moi. Mais nous ne nous faisons pas illusion sur certains défauts que tu as à corriger et que tu vas certainement t’appliquer à détruire en toi-même : l’amour de ta personne, le besoin de dominer les autres, la jalousie folle et niaise.

Il faut que nous n’ayons plus à souffrir de tout cela, et que cette fois nous ne disions plus une seule fois : « Quand retournes-tu à la pension ? » Il faut que ton séjour dans la famille soit un bonheur complet pour nous comme pour toi, et qu’à l’époque où tu seras forcée de retourner chez Mme Bascans, nous ayons du regret de nous séparer de toi. Je t’ai dit bien souvent que j’avais pour toi un amour que rien ne pourrait détruire quand même tu ne le mériterais pas, parce que cet amour est dans la nature. Mais tu ne dois pas prétendre seulement à cet amour d’instinct que les fauvettes ont pour leurs petits. Nous ne sommes pas des oiseaux, et nous devons ennoblir les affections du sang par l’estime réciproque. Il ne suffit pas que je te consacre mes soins et mes efforts. Il faut que je puisse t’aimer comme ma meilleure amie, et jusqu’ici je ne t’ai aimée que comme ma fille. Il est vrai que tu n’étais qu’une enfant. Mais tu as un peu prolongé, par ta volonté ou ta négligence, cet état d’enfance qui commence à devenir ridicule à mesure que tu grandis, et qui deviendrait intolérable si tu n’en sortais pas, à l’âge où cette révolution doit s’accomplir chez tous les êtres intelligens. Le temps est venu. Il me semble, d’après tes lettres, que ta raison et ton instruction ont fait beaucoup de progrès depuis que tu es chez Mme Bascans. Mais je vois encore des puérilités que je m’attache dans mes réponses à te faire sentir, afin que tu les abjures sans retour. J’espère qu’ici tu y travailleras sérieusement, et que, si tu te reposes un peu de tes études, tu entreprendras du moins d’améliorer ton moral, ce qui est une tâche difficile, mais absolument nécessaire. Tu ne dois pas rougir, mais te féliciter au contraire de l’entreprendre. Il n’y a que les cœurs étroits et les esprits vulgaires qui reculent devant ce devoir glorieux et saint.

Bonsoir, ma chère fille. Réfléchis bien à cette dernière lettre, et qu’elle se mêle un peu dans tes pensées à l’idée si douce de revoir Nohant et tous ceux qui t’aiment. Je ne t’écrirai plus, et je t’embrasserai bientôt. Mais songe qu’il y aura un nuage sur mon bonheur si Mme Bascans m’écrit que tu as manqué de courage et de soumission dans les derniers jours. Tu ne trouveras plus Pauline [Viardot] ici. Elle part le 16, mais elle reviendra cet automne. Je l’espère beaucoup. Tous ceux qui l’ont vue ici un instant l’ont adorée tout de suite, non seulement pour son talent et son intelligence, mais surtout pour sa bonté, sa simplicité et son dévouement aux autres. Si tu lui ressemblais un jour, je serais la plus heureuse des mères. — Bonsoir. Chopin t’embrasse et t’attend pour te gâter. Mais je ne le laisserai plus faire. Adieu pour la dernière fois. Maintenant ce sera bonjour.


George Sand à sa fille.

18 juillet 1842.

Ma chère grosse, je te félicite des bonnes résolutions que tu as prises et je t’en remercie ; car le bien que tu te fais à toi-même me fait du bien aussi, par l’amour que je te porte et le besoin que j’ai de ton bonheur. Tu comprends toi-même que tu agis contre tes intérêts en te révoltant. Quand ton cœur et ta raison seront plus développés, tu comprendras que tu as des devoirs envers les autres, aussi bien qu’envers toi-même. Et enfin quand tu seras tout à fait sage et tout à fait bonne, tu comprendras ce que tu dois à Dieu.

Certainement, si tu continues à être sage, tu viendras à Nohant le plus tôt possible, et le travail que tu y feras ne sera qu’un délassement. Voici comment nous passons nos journées, ton frère et moi, depuis quinze jours qu’il pleut à ne pas mettre le pied dehors. Nous déjeunons à dix heures, et du déjeuner jusqu’au dîner nous dessinons dans mon cabinet. Ton frère fait de très jolies aquarelles, avec une suite et une constance que je voudrais bien te voir mettre à quelque chose, fût-ce à faire du filet. Pendant qu’il dessine, je peins des fleurs et des papillons. Je t’ai fait un panier de fleurs que tu trouveras encadré dans ta chambre. Le soir, nous nous remettons à l’ouvrage à 8 ou 9 heures, lui à copier des gravures, et moi je lui fais de la lecture. Nous avons lu ces jours derniers Louis XIV et Louis XV dans Lavallée, et nous allons commencer la Révolution. Nous verrons si, quand nous serons trois, il n’y aura pas quelqu’un qui dira : Maurice, voyons, finis, donne-moi la table. Je veux la chaise. Il me faut la lampe. Tout cela c’est pour moi toute seule, etc. Tu pourrais faire des fleurs aussi bien et mieux que moi. J’espère d’ailleurs qu’il fera un peu plus beau temps et que nous pourrons nous promener…

Bonsoir, ma grosse Nine. Ton frère t’embrasse mille fois, et moi dix mille. Écris-nous toujours et aime-nous bien ; c’est-à-dire travaille et conduis-toi de manière à venir nous rejoindre bientôt.


À la même.
19 juillet 1842.

Ma grosse fille, il faut avoir plus de courage que tu n’en as, et ne pas tant te plaindre. Je suis fort touchée de toutes les choses tendres et aimables que tu me dis ; mais je vois bien que tu exagères un peu ta maladie, tes larmes et ton ennui. Je pourrais être fort inquiète de toi d’après tout ce que tu me mandes, si je n’avais de toi des nouvelles plus exactes et plus véridiques. Pourquoi outres-tu la vérité ? Est-ce par faiblesse pour toi-même ? Est-ce pour m’engager à te faire revenir ici plus vite ? C’est un bien mauvais moyen, et qui ne réussirait pas. Ce serait fort mal de jouer avec le chagrin que me causerait l’inquiétude. J’espère que tu n’es pas égoïste à ce point, et que tu t’es livrée à tes amplifications habituelles, sans réfléchir au mal qu’elles pourraient me faire, si je ne savais ce qui en est. Corrige-toi au moins du défaut que tu as de faire des récits ornés à ta fantaisie. C’est bon en riant, et je vois bien, d’après la nécessité où tu es de manger de l’herbe, que tu plaisantes en grande partie. Je le veux bien encore. Je rirai avec toi de ton bel esprit. Mais il ne faut pas pousser cela trop loin, et ne pas tellement mêler la farce et le sentiment, qu’en te lisant on ne puisse pas s’y reconnaître. Sois un peu plus sérieuse quand tu parles sérieusement et sois farceuse tant que tu voudras quand il s’agira de rire.

Adieu, ma bonne fillette. Ton frère t’envoie une lettre de ce malheureux Pistolet à qui il a tenu la patte, et qui bâillait à faire pitié pendant ce temps-là. La Luce t’écrira, et ton frère aussi. À cette heure-ci tout le monde dort, excepté moi, qui t’embrasse de toute mon âme et qui te supplie d’être bonne, courageuse, et sincère avant tout.


Solange à sa mère.
14 juillet 1841.

Ma chère mère, me conseilles-tu de prendre une amie en pension ? J’en ai deux à choisir : une qui est bonne quand on est en train de rire et de jouer ; l’autre qui est bonne pour vous faire travailler et vous sermonner. Ou bien me conseilles-tu de garder Luce pour tout à fait, parce qu’il faut que j’aie quelqu’un de mon âge à qui confier mes peines ?…


À la même.


1842.

… Pour une amie, j’en avais trouvé une, Célina Higonnet, mais je lui ai reconnu tout plein de défauts ; alors je l’ai laissée, et elle aime tout le monde… Je crois que je n’ai pas besoin d’une amie. Quand j’aurai quelque chose, je te le dirai. Car je ne vois pas à quoi peut servir une amie, quand on a une mère, si ce n’est pour jouer et plaisanter. Eh bien, si je veux une petite compagne, j’aurai ma Luce, et ce sera bien assez. Ensuite pour m’amuser j’ai : Augustine, Léontine et Marie d’Oribeau[45], qui m’aiment toutes et que j’aime aussi…


George Sand à sa fille (1842).

…Pauline [Viardot] est arrivée hier avec son mari… Tu penses quelle joie ç’a été pour moi de revoir ces bons amis, et surtout cette admirable Pauline, si bonne, si intelligente, si grande et si aimable en toutes choses. Je te ferai remarquer à ce sujet que je l’aime tendrement quoique je n’aie pas le moindre besoin d’une amie. À mon âge, on n’a plus besoin d’épanchement, et on a déjà formé assez de relations et assez d’amitiés éprouvées pour ne pas songer à en former d’autres. Cependant, dès que j’ai vu Pauline pour la première fois, j’ai senti qu’il m’était impossible de ne pas l’aimer, parce que le cœur s’attache nécessairement à ce qui est noble et grand. Ainsi, quand tu dis : quand on a une mère on n’a pas besoin d’amie, certes, tu dis une chose fort aimable et fort douce pour moi ; et tu as raison, en ce sens qu’aucune des amitiés que tu peux contracter ne pourra jamais se comparer à celle que tu trouves en moi. Mais tu te trompes, en croyant que tu ne dois d’affection à aucune autre personne qu’à celle qui te préfère à toutes les autres. Il n’en doit pas être ainsi, et, si je t’ai parlé seulement (dans ma réponse à tes questions sur l’amitié) des besoins que ton cœur pouvait avoir[46], je n’ai pas exprimé ma pensée sur l’amitié d’une manière complète. Le cœur n’a pas seulement des besoins, il a des devoirs : et nos affections ne sont pas autre chose que des devoirs remplis avec bonheur. Ainsi nous aimons nos parens ; et, même lorsqu’ils ont de grands défauts nous leur pardonnons plus qu’aux autres, parce qu’ils sont nos amis d’enfance ; parce que, s’ils sont plus âgés, ils nous ont donné des soins ; parce que, s’ils sont plus jeunes, ils ont besoin des nôtres ; parce que, s’ils sont de notre âge, ils ont nécessairement vécu en échange de services et d’obligeance avec nous. Tous nos amis d’enfance sont dans le même cas. Nous devons être plus indulgens pour eux que s’il s’agissait de les choisir en âge de raison. Voilà donc deux espèces d’amis pour qui l’affection, ou, tout au moins, la bonté et la tolérance sont des devoirs : les parens et les anciens amis. Il y en a une troisième espèce, et c’est celle sur laquelle tu me consultes. Ce sont les amis qu’on se choisit. Je trouve fort louable que tu veuilles y mettre du discernement et de la réflexion. Mais je te dirai que lorsqu’on rencontre une personne pleine de qualités, et vers laquelle on se sent porté de cœur, on doit céder à cette amitié. Par la même raison qu’on aime le vrai, le bon, le juste, le sage à l’état d’idées et de sentimens, on doit aimer les êtres qui possèdent ces grands dons du ciel. Si tu te pénètres bien toi-même de ces qualités, tu verras que tu inspireras de grandes amitiés et que tu en ressentiras toi-même. Ne cherche donc pas une amie dans tes compagnes, comme on cherche dans une boutique de cordonnier la chaussure qui ne blesse pas. Mais quand tu la rencontreras, et qu’elle t’inspirera une grande estime, mets-toi bien dans l’esprit que c’est Dieu qui t’envoie un devoir et un bonheur de plus dans ta vie.


Solange à sa mère.

23 mai 1843.

Puisque tu ne m’écris pas, ma chérie, je commence la première. Es-tu arrivée à Nohant ? N’es-tu pas trop fatiguée ? Te portes-tu bien ? Es-tu contente ? Moi, je m’ennuie joliment. Cependant, j’ai été mignonne depuis ton départ ; je veux dire que je n’ai pas pleuré depuis lundi ; car, pour le travail, ce n’est pas fameux. Du reste, je n’ai pas grand mérite à ne pas pleurer. Quand je ne fais pas des devoirs, je me plonge dans Mauprat pour penser à autre chose qu’à toi et à Maurice. Mauprat est bien joli. C’est intéressant à mort. J’en suis au moment où Bernard est en Amérique avec Lafayette et son ami Arthur. Je voudrais savoir si Edmée finit par l’épouser, et s’il change son vilain caractère. Edmée est encore la plus belle de tes héroïnes.

Je voudrais déjà être arrivée au mois de septembre pour être avec toi, pour biger Maurice, la Luce. Je veux être mignonne la semaine prochaine. Celle-ci finira comme elle a commencé. C’est impossible autrement…


À la même (4 jours après).

J’ai fini Mauprat. J’en suis enchantée. C’est le plus beau roman qui ait jamais été fait. C’est plus joli que Valentine, que Consuelo, que Richard en Palestine que tout. La fin surtout, depuis le retour d’Amérique, et surtout depuis l’assassinat d’Edmée, est superbe. Edmonde est la plus belle de toutes tes filles. Moi, je suis la plus mal faite. C’est comme elle et non comme Consuelo que je voudrais être. Le preneur de taupes, l’homme à monosyllabes, est très beau aussi. J’ai presque pleuré en lisant son retour d’Amérique. L’abbé Aubert se conduit très bien pendant le procès ; cela m’a réconciliée avec lui. Patience est grand. Enfin ce procès m’a transportée. J’étais dans mon centre en lisant tout cela…


Suivent quatre lignes sur un autre sujet ; toute la fin de la lettre est déchirée. Il est probable que cette fin gâtait le charmant début. Car la mère, d’ordinaire si sensible au moindre élan de sa fille vers elle, répond en bloc à cette lettre et à la précédente sur un ton de mercuriale :


Réponse.

Ma chère grosse, je n’ai pas écrit plus tôt, par la même raison que tu n’étais pas disposée à être sage. Comme tu as pris soin de me l’annoncer, j’ai traduit cette déclaration dans ses véritables termes : « Je ne suis pas disposée à t’aimer. Je suis résolue à te désobéir et à te déplaire jusqu’à la semaine prochaine. » J’ai donc pensé que dans cette disposition une lettre de moi ne te ferait aucun plaisir, et je ne me suis pas pressée de te l’envoyer.

Ton frère et son oncle (Chatiron) sont toujours à Guillery (chez M. Dudevant) ; Françoise (la domestique) ne veut pas se marier sans vous. Elle me charge donc de t’écrire qu’elle t’attendra parce qu’elle te l’a promis. Reste à savoir si tu lui sauras le moindre gré de tant de dévouement et de bonté d’âme, et si, pour la remercier, tu ne lui feras pas la moue le jour de ses noces. Tu en serais assez capable, à moins que d’ici à trois mois cette raison et cette bonté que j’attends depuis si longtemps chez toi ne se soient enfin éveillées. Peut-être seras-tu devenue une virtuelle Edmée. Jusqu’ici tu n’es encore que l’Edmunda sylvestris, c’est-à-dire une fleur sauvage, une plante épineuse de la forêt. Je te réponds dans ton style, qui n’est pas mal quintessencié. Tu commences à très bien écrire, mais pas assez naturellement, ce qui serait la première de toutes les qualités du style. Je te dirai d’où cela vient : c’est parce que ton cœur n’est pas encore au niveau de ton esprit. Si tu aimais bien tendrement, tu te réveillerais un beau matin intelligente, laborieuse, et instruite sans le moindre effort. Car tu as sous la main tous les moyens de savoir, et tu n’as qu’à vouloir te baisser pour en prendre. Ce serait aussi le moyen d’être heureuse car ce serait celui de n’être plus séparée de ceux qui t’aiment. Je m’étonne qu’une personne qui écrit si bien n’ait pas encore assez d’esprit pour vouloir comprendre une chose si simple…

Adieu encore, porte-toi bien, et tâche de m’aimer tous les jours, et toutes les semaines ; Chopin t’embrasse peut-être, et moi bien sûr, si tu es bonne. Entends-tu ? bonne avant tout bonne toujours, et avec tout le monde, et en toute occasion.


Solange à sa mère (réponse, fragment).

Tu me fais des reproches, chérie, que je n’ai pas mérités. Tu me dis que j’ai le style maniéré. Si cela est, ce qui est bien possible, ce n’est pas avec intention. Tout le monde n’a pas ton style. Ainsi ne me reproche pas que le mien ne soit pas naturel, c’est peut-être parce qu’il l’est trop qu’il paraît ne pas l’être.

Tu dis presque que je ne t’aime pas. Mais depuis que je t’ai vue écrire tranquillement une lettre à Mme Perdiguier pour la faire pleurer, j’ai pensé que tu en avais fait autant pour moi. Et puis, pour me faire plus de peine, tu me dis que tu donnes des leçons à la Luce pendant que moi je suis à Paris. Tu n’es pas mignonne quand tu me grondes.


George Sand à sa fille.
18 juillet 1843.

Ma chère grosse, je vais mieux et je suis contente de toi puisque tu te conduis bien. Je voudrais seulement que tu n’eusses qu’une parole et qu’un langage. Mais tu en as deux. Tu écris à ton frère qu’il n’y aura pas d’examens, et à moi qu’il y en aura. Si bien que je ne sais pas à quelle époque il faut t’envoyer chercher. Le plus sûr est que je m’adresse à M. Bascans pour me fixer à cet égard, et c’est ce que je veux faire.

Delacroix est ici et te présente ses plus profonds hommages, ses plus humbles respects, ses génuflexions les plus idolâtriques ; enfin il se roule dans la poussière que ton pied sublime soulève sur la terre indigne de porter un être aussi pyramidal que toi. Chopin prétend que les supports de cet être admirable sont des tilleuls. Mais c’est une calomnie, et nous savons tous que ce sont des futailles. Cependant Delacroix n’est pas de cet avis : il prétend que ce sont des cèdres du Liban. — Bonjour, ma grosse chérie. Nous attendons avec impatience que tu puisses nous arriver. On t’attend pourtant, et le temps lui-même ne se permet pas d’être beau sans que tu sois à même d’en jouir. Je t’embrasse mille fois. Sois sage et bonne. Ta vieille.

Réponse :… Si Chopin se moque des tilleuls, c’est qu’il les envie. Il a beau dire, il voudrait avoir mes joues et mes jambes pour se bien porter. Mais elles sont de la couleur des raisins de la fable.

Deux mois après. En vacances. Billet glissé sous la porte, 13 septembre 1843 (la date est écrite de la main de Solange) :

Solange est fort aimable et fort gentille de s’enfermer à double tour et de ne pas venir seulement dire bonsoir à sa mère.

Bout de papier, laissé sur la table de nuit de Solange par sa mère, après sa séance ordinaire de travail nocturne :

Bonsoir, ma grosse. Je t’ai embrassée bien fort, mais tu dors encore plus fort. Sois mignonne.

Ici s’arrête le dialogue, au moment le plus intéressant. Mais il nous a déjà appris beaucoup de choses, et nous pouvons en deviner bien d’autres. Si jamais mère prit au sérieux ses devoirs d’éducatrice, certes ce fut George Sand. Mais celle-ci, désireuse par-dessus tout d’une réforme morale chez sa fille, combat sa « personnalité » avec force, hauteur, éloquence, ce qui la rend d’ailleurs un peu moins sensible aux progrès de cet esprit souple, vif, brillant et déjà acéré. La jeune fille, qui sent sa valeur, et qui alimente sa sève à la lecture sinon dangereuse, en tout cas prématurée des livres de sa mère, trouve qu’on est injuste envers elle, discute déjà et riposte, non sans esprit. Chacune fournit à l’autre ce que celle-ci ne lui demande pas. La mésintelligence est déjà grave ; ce sont désormais deux « femmes, » si jeune que soit Solange, deux femmes qui, se voulant mutuellement autres qu’elles ne sont, ne pourront que se faire souffrir en développant des caractères rivaux.

Dans quelles circonstances Solange quitta-t-elle l’institution Bascans, nous l’ignorons. Un billet de 1844 nous apprend seulement que George Sand prit alors un M. Chaigne, qui partagea quelque temps avec M. Bascans les fonctions de précepteur de Solange. Durant l’été de 1844, Solange était rendue à la vie de famille. Elle n’avait pas seize ans.

Environ deux années se passent, durant lesquelles Solange, plus heureuse sans doute qu’elle ne croyait l’être, n’a pas d’histoire. En septembre 1846, elle a un malaise de langueur. Elle souffre alors des « pâles couleurs, » à la suite d’une imprudence bien gratuite de sa part, et sa mère, assez inquiète, la traite avec une extrême sollicitude. Solange paraît traverser une sorte de crise. Le mal de l’ennui rongerait-il l’Edmunda Sylvestris à Nohant, non moins qu’il la rongeait à la pension ? La belle amazone qui « passe sa vie à cheval, » espère-t-elle le prince Charmant, et trouve-t-elle qu’il la fait attendre ? Mais elle a failli attendre seulement. Fin septembre 1846, à peine est-elle pleinement remise, que l’amoureux de féerie a paru ; à moins que ce ne soit son apparition même qui l’ait subitement guérie. Il s’appelle Fernand de Préaulx, gentilhomme berrichon ; il a vingt-quatre ans ; il n’est pas riche « mais il est beau et bon ; que faut-il de plus[47] ? » Il fait sa demande, il est agréé. On l’a retenu à Nohant pour le mieux connaître. Solange s’éprend. « Ma fille est fort éprise de son grand et beau cavalier. Lui est esclave et ne respire que par elle. » (À Poncy, 7 janvier 1847.) Il semble qu’on n’ait plus qu’à préparer la noce. Subitement, tout est rompu au début d’avril : « J’ai du chagrin moi-même, beaucoup de chagrin. Solange n’a pas voulu épouser l’homme qui l’aimait. Elle a été inconséquente, et un peu dure… » (Au même.) Évidemment, s’il devait y avoir rupture, il valait mieux, suivant la réflexion philosophique de Chopin à sa famille, que cela « arrivât avant le mariage qu’après[48]. » Mais ce n’était pas d’un bon augure pour l’avenir, et faisait prévoir d’autres coups de tête.

Que s’était-il donc passé ?

Dans l’intervalle, un nouveau personnage a surgi à l’horizon de Nohant : le sculpteur Clésinger.

Rien ne pourra désormais empêcher que la malheureuse destinée de Solange ne s’accomplisse.

Samuel Rocheblave.

  1. Bornons-nous à rappeler ici les principales : Henri Amic, George Sand ; mes souvenirs (Calmann-Lévy, 1893) ; — Arvède Barine, Alfred de Musset (Hachette, 1893) ; — Ed. Grenier, Souvenirs littéraires (Lemerre, 1894) ; — Spoelberch de Lovenjoul, les Lundis d’un chercheur (Calmann-Lévy, 1894) ; du même, la Véritable histoire de « Elle et Lui » (Calmann-Lévy, 1897) ; — P. Mariéton, Une histoire d’amour (Ollendorff, 1897) ; — Lettres de George Sand à Alfred de Musset et à Sainte-Beuve, avec Introduction de S. Rocheblave (Calmann-Lévy, 1897) ; — Edm. Plauchut, Autour de Nohant (Calmann-Lévy, 1899) ; — Charles Maurras, les Amans de Venise (Fontemoing, 1902) ; — Correspondance de George Sand et d’Alfred de Musset, publiée d’après les documens originaux, par Félix Decori (Bruxelles, juin 1904) ; — Correspondance entre George Sand et Flaubert (Calmann-Lévy, 1904) ; George Sand, Souvenirs et idées (Calmann-Lévy, 1904). — Nous mettons à part l’ouvrage capital de Wladimir Karénine (Mme Komaroff), George Sand, sa vie et ses œuvres, si remarquablement documenté et puisé aux sources. Deux volumes in-8o ont paru chez Ollendorff (1899) et vont jusqu’à l’année 1833. La suite doit paraître prochainement.
  2. Revue encyclopédique, 1893, lettres à la famille Saint-Aignan.
  3. George Sand avant George Sand, par S. Rocheblave (Revue de Paris, 15 mars 1896).
  4. La fille de George Sand, par George d’Heylli, Paris, 1900, plaquette. — Article d’Henri Fouquier, paru dans la Liberté du 7 novembre 1899.
  5. Calmann-Lévy, 1883-1884.
  6. La correspondance de George Sand avec sa fille (ou du moins ce qu’il en reste), comprend 241 lettres ou billets ; — celle de Solange avec sa mère, 362 lettres ou billets.
  7. Voyez Histoire de ma vie, IV, 48 ; — Vladimir Karénine, I. 296 ; voyez aussi Revue de Paris, article cité, 15 mars 1896.
  8. À Boucoiran, 13 janv. 1831. Corr., 1, 145.
  9. C’était un jardin en miniature. Une lettre inédite de mai 1832 signale douze pots de fleurs où croissaient roses, lilas, jasmins, giroflées, oranger, géranium, réséda, et même un cassis tout couvert de fruits verts.
  10. Ces lacunes sont significatives. Elles s’étendent du 5 juillet au 21 novembre 1833, du 20 décembre 1833 au 16 mars 1834, et d’octobre 1834 au 17 avril 1835 : elles marquent les divers épisodes de l’histoire Sand-Musset. (Voyez Arvède Barine, Alfred de Musset, chapitre sur George Sand, et l’ouvrage déjà signalé de Wladimir Karénine, George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, les deux premiers chapitres.)
  11. Ce travail forcené s’explique par les dépenses excessives de ce voyage, qui fut pour George Sand une ruineuse folie.
  12. 25 janvier 1834 (Archives de Nohant).
  13. Fragment inédit de la lettre imprimée sous la date du 31 août 1834.
  14. Idem, 10 septembre 1834.
  15. 14 janvier 1835. — Inédite, communiquée par Mme Maurice Sand.
  16. Mai 1836. — Inédite, communiquée par Mme Maurice Sand.
  17. Fragmens de deux lettres inédites, communiquées par Mme Maurice Sand.
  18. Voyez Revue de Paris du 15 décembre 1894, Une amitié romanesque. George Sand et Madame d’Agoult, par S. Rocheblave.
  19. Voyez Histoire de ma vie, IV, 309.
  20. . Inédite. Communiquée par Mme Maurice Sand.
  21. Pour les deux années 1836-1837 il a été conservé 27 lettres ou billets de Solange et seulement cinq de sa mère.
  22. Sauf indication contraire, toutes les lettres qui suivent sont inédites.
  23. L’ordre de George Sand, entre le premier et le second jugement, était formel à ce sujet. Solange ne devait être confiée qu’à des personnes de la famille. (Lettre de Mlle Martin à ce sujet.)
    Mme de Rochemur (d’abord duchesse de Caylus) habitait, au quai Malaquais, la maison où George Sand avait eu son pied-à-terre. (Histoire de ma vie, IV, 404.)
  24. Adresse : Mademoiselle Solange Dudevant, avenue Lord Byron, 9, quartier Beaujon, Paris.
  25. Au dos : « à Solange », de la main de G. Sand. — « Voilà une lettre de ta mère pour toi. De la part de ton petit frère, M. Dudevant. »
  26. Corresp. I, lettre du 18 août 1836.
  27. « Nous espérons bien un jour en faire une bonne élève ; malheureusement elle est un peu paresseuse. » (Lettre de Mlle Martin.)
  28. Vieil ami de George Sand. (Voyez le 1er vol. de la Correspondance.)
  29. Surnom donné à Solange, qui aimait à se dire fille d’un baron (Dudevant). Il lui resta longtemps. Ses intimes appelaient encore Mme Clésinger « le Baron. »
  30. Voyez Corresp., t. II, p. 59, 89, et Hist. de ma vie, IV, 408.
  31. Ce portrait fut reproduit par l’Artiste, année 1839. La toile était d’abord rectangulaire. Solange fit (à tort croyons-nous) rogner les angles et annulé la rature ovale. Il appartient aujourd’hui à Mme Lauth-Sand, Le portrait projeté de Solange par Calamatta ne semble pas avoir été suivi d’exécution.
  32. Ces deux portraits occupent une place d’honneur dans le salon de Nohant. Maurice est de face ; Solange de profil à droite. La ligne du profil jusqu’au nez est presque droite et très pure ; la lèvre supérieure légèrement en retrait ; l’œil intelligent et froid. Pas de sourcils. Aspect général du visage, volontaire et mutin.
  33. Voyez Hist. de ma vie, IV, 406-407, et 435-445.
  34. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir la correspondance échangée entre la famille de Chopin et George Sand elle-même, dans l’ouvrage de Carlowicz sur Chopin, dont il sera parlé plus loin.
  35. Corr. t. II, lettre du 4 sept. 1840.
  36. Hist. de ma vie, IV, 457. — Voyez aussi La fille de George Sand, p. 23.
  37. La fille de George Sand, p. 20-22.
  38. Nous avons, dans nos papiers, des lettres d’elle qui sont parfaites de tact et de dignité.
  39. La fille de George Sand, p. 33-36, etc.
  40. La fille de George Sand, p. 51-52. Cette lettre, non datée, se place forcément entre les années 1842 et 1844.
  41. La fille de George Sand, p. 89-92.
  42. Ces fleurs (roses et violettes), que nous avons retrouvées dans la lettre de George Sand à sa fille, sont peintes à gouache, de la façon la plus délicate et la plus finie. Ce sont des bouquets de ce genre qu’elle peignait sur des boîtes de Spa, en 1831, lorsque sa littérature ne « rapportait » pas encore, et qu’elle ne réussissait guère à vivre des 3 000 francs de pension que son mari lui allouait.
  43. Le ton de rudesse affectée de cette lettre s’explique par la crainte de paraître trop sensible à certaines plaintes ; Solange en eût abusé.
  44. Rien ne coûtait à George Sand pour l’éducation de sa fille. Elle ne ménageait rien non plus pour les « chiffons, » dont elle parle à l’occasion avec agrément. Mais Solange était coquette et exigeante sur cet article.
  45. Augustine Brault, fille adoptive de George Sand, depuis Mme de Bertholdi ; — Léontine Châtiron, fille d’Hippolyte (demi-frère de George Sand), depuis Mme Simonnet ; — Marie d’Oribeau, fille d’une excellente amie de George Sand chez qui Solange « sortait » constamment à cette date.
  46. Cette lettre n’a pas été conservée.
  47. Lettre de George Sand à Poncy, du 21 septembre 1846 (inédite). La correspondance de George Sand avec Poncy, qui embrasse trente-quatre années, d’avril 1842 à avril 1876, offre une des plus riches sources pour l’histoire intime de George Sand, de sa famille, de ses idées et de ses œuvres. Elle est inédite en très grande partie. 39 lettres seulement sur 226, ont paru dans la Correspondance imprimée. Nous ferons à ces documens autographes, qui sont en notre possession, les emprunts nécessaires pour combler certaines lacunes.
  48. Voyez l’ouvrage de Carlowicz, Souvenirs de Chopin, etc. (titre en polonais), p. 32. — (Varsovie, 1904).