George Sand et sa fille
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 176-216).
◄  01
03  ►
GEORGE SAND ET SA FILLE
D’APRÈS
LEUR CORRESPONDANCE INÉDITE[1]

II
DU MARIAGE DE SOLANGE A LA MORT DE JEANNE CLÉSINGER
(1847-1855)

« Sois béni aussi pauvre ange arraché de mon sein et ravi par la mort à ma tendresse sans bornes ! »
Hist. de ma vie, IV, 487.


V

A la fin de cette Histoire de ma vie qui, si elle ne brille pas toujours par l’exactitude documentaire, n’en demeure pas moins un livre beaucoup plus vrai qu’on ne l’a cru, George Sand a tracé ces lignes : « Ma vie, deux fois ébranlée profondément, en 1847 et en 1855, s’est pourtant défendue de l’attrait de la tombe ; et mon cœur, deux fois brisé, cent fois navré, s’est défendu de l’horreur du doute. Attribuerai-je ces victoires de la foi à ma propre raison, à ma propre volonté ? Non. Il n’y a eu moi rien de fort que le besoin d’aimer. Mais j’ai reçu du secours, et je ne l’ai pas méconnu, je ne l’ai pas repoussé[2]. »

Ces lignes sont datées du 14 juin 1855.

À ce moment, George Sand revenait d’Italie. Elle était allée demander à Rome, à Tivoli, à Frascati, la lumineuse bienfaisance de l’art et du ciel, pour combattre les mortelles ténèbres qui l’envahissaient au lendemain du drame de famille qui s’était dénoué par la mort de sa petite-fille, Jeanne Clésinger. Une fois de plus, elle venait d’échapper au désespoir, au suicide qui l’avait jadis tentée. Rentrée à Nohant auprès de la petite tombe, rendue et comme ressuscitée à la nature berrichonne, au travail, et à la société de son fils, — ses trois consolations éternelles, — elle pouvait, rassérénée maintenant, parcourir les étapes du véritable calvaire qu’elle avait gravi, entre cette année 1847 où elle avait commencé l’Histoire de ma vie, et l’année 1855 où elle l’avait achevée. Dans cette courte période, la mère avait vu le naufrage du bonheur de sa fille ; l’amie avait dû rompre l’attachement qui lui tenait le plus au cœur ; la grand’mère avait mis au tombeau une suprême espérance. Nous ne disons rien des déceptions de la politique, de la banqueroute de 1848, de l’Empire prévu par George Sand, subi en silence, mais jamais accepté : du moins, de ce côté, des réparations s’entrevoyaient-elles à échéance. Le reste, malheureusement, était irrémédiable.

L’année 1847 avait été triplement néfaste à son cœur. Trois mots la résument : luttes, tortures, ruptures ; et les trois acteurs de ce drame intime s’appellent Solange, Clésinger, Chopin. La fille, le gendre, l’ami d’hier passé au camp ennemi, tels sont les trois adversaires avec lesquels George Sand eut simultanément à compter. Le mariage de Solange fut le point de départ de ces diverses hostilités. Et, de ces tristes débats, peu de témoignages aujourd’hui survivent. Chose pire ; ceux qui ont survécu semblaient jusqu’ici accuser George Sand/Solange, dans ses lettres à Mme Bascans, se plaint que sa mère ait manqué de cœur envers elle[3]. Dans ses lettres à Chopin, elle précise, détaille et aggrave ; de vilaines questions d’argent brochent sur le tout. Chopin, de son côté, écrivant à sa famille, présente son « hôtesse, » aussitôt après la rupture, sous le jour le plus déplaisant[4]. Si bien que, à en juger sur ces seuls indices, on a pu porter de très bonne foi sur George Sand un jugement défavorable. Mais ce ne sont là que des apparences. Le caractère de George Sand ne s’est pas plus démenti à l’occasion du mariage de sa fille qu’en toute autre conjoncture grave de sa vie. Seulement les circonstances de la rupture avec Chopin, comme celles mêmes du mariage de Solange, n’ont jamais été jusqu’ici bien connues. Enfin, plusieurs fils sont ici brouillés ensemble, qu’il s’agit de démêler. Il y a la question Clésinger, la question Chopin, et aussi des questions de finances et d’intérêts. Isoler chacune de ces questions, l’éclairer rapidement, sera d’abord notre tâche. Ceci fait, l’histoire des rapports de la mère et de la fille s’éclairera d’elle-même, et n’offrira plus aucune obscurité. Autant que possible, ici comme plus haut, nous laisserons parler les textes, et nous produirons, sur les personnages mis en cause, leurs propres témoignages inédits.


VI

Comment le sculpteur Clésinger entra-t-il en rapports avec George Sand ? Rien de plus honorable pour tous deux que le début de cette histoire. Ce même Clésinger qui, beaucoup plus tard, devait sa répandre en propos fâcheux sur son ancienne bienfaitrice, fut d’abord porté vers George Sand par un élan d’enthousiasme, auquel George Sand répondit par un mouvement de générosité.

Un matin de mars 1846, George Sand recevait une lettre singulière, baroque, mais touchante de sincérité, signée d’un nom encore inconnu :


Madame,

Persuadé que la reconnaissance est la première des vertus, je prends la liberté de vous écrire, vous criant merci, merci !…

Sans doute que l’auteur de Consuelo, cette âme et ce cœur tout artiste, visitera l’exposition de sculpture. Alors, Madame, jetez un regard sur une statue de la Mélancolie, couronnée de myrthe, tenant un manuscrit dans la main gauche, et soutenant sa tête fatiguée de la droite. Cette statue est le résultat d’une ferme volonté et d’un ardent désir. Si vous y trouvez l’ombre de l’austère mélancolie de Lélia, soyez heureuse, Madame, car c’est votre œuvre.

Il me serait bien pénible de revenir sur le passé et de vous conter comment un fourrier du 1er de cuirassier (sic) en 1839 est l’auteur de cette statue. Seulement, Madame, permettez-lui d’espérer que vous en accepterez la dédicace, et que vous consentirez à ce qu’il grave sur le marbre éternelle le titre touchant de Consuelo. C’est le seul bien que j’envie, la seule récompense, la réalisation de mon rêve. Bien heureux si le bonheur que vous aurez procuré peut vous donner un instant d’indicible joie et d’orgueil.

Agréez, etc.[5].

A. CLESINGER.

Lundi soir, 16 mars 1846.

George Sand fut toujours maternelle aux artistes. On sait qu’à cette date elle attendait d’eux la palingénésie sociale. Elle inspirait les poètes ouvriers, échauffait de sa flamme la littérature prolétaire. Depuis quatre ans, elle avait noué correspondance avec le poète-maçon de Toulon, Charles Poney, dont elle voulait faire l’apôtre des temps futurs. Touchée par la lettre de Clésinger, elle lut répondit courrier par courrier. Trois jours après, le 19 mars, nouvelle lettre :


… O, Madame, je ne croyais pas que j’eusse mérité l’honneur insigne que vous me faites en m’écrivant cette sainte et pieuse lettre, où votre grand cœur et votre belle âme se montre tout entière. O, merci à vous qui me donnez de si bons conseils. Ho non, l’orgueil n’est pas encore en moi, car, je n’ai rien fait pour être orgueilleux… Que n’ais-je le divin don de pouvoir vous exprimer toutes les pensées que votre lettre si paternelle fait bondir dans ma poitrine. C’est un véritable chao ; j’aurais cependant le soin de l’élaborer, et de vous soumettre une à une ces pensées, ces idées suggérées par la noble ambition, la sainte reconnaissance, et l’amour exclusif de mon art. Ho ! non, Madame, guidé par vous, je ne puis succomber, non, non… Merci, Madame, pour le bien que vous me faites et le courage que vous me donnez… Dans quelques semaines, je vous prierai à genoux de vouloir bien venir visiter une statue de la Douleur ! Puisse-t-elle répondre à celle qui ronge sans cesse mon cœur attristé par la connaissance de ce monde que je fuis et que cependant je ne peux éviter.

Soyez heureuse, Madame, et bien fière, pour le bonheur que vous avez procuré à un pauvre jeune homme ; il le proclamera bien haut, car dans ses œuvres il espère toujours rappeler George Sand à qui il doit ce qu’il est. Oui, je ferai en sorte de devenir grand parmi les hommes, ne serait-ce que pour payer la dette de la reconnaissance.

Daignez recevoir, etc.

A. CLESINGER.


19 mars [1846].

L’artiste fut présenté à George Sand durant le séjour qu’elle fit à Paris, au début de 1847[6]. Puis elle visita son atelier. En février 1847, les relations commençaient à se nouer. George Sand, qui préparait le mariage de Solange avec Fernand de Préaulx, ne pouvait soupçonner alors que Clésinger songeât à sa fille ; et sans doute Clésinger n’y songea-t-il qu’en faisant le buste de la fille, après celui de la mère[7]. La première mention de Solange apparaît dans une troisième lettre de Clésinger.

Madame, je m’empresse de vous envoyer mon petit Faune[8]. Ce sera pour moi une véritable fête d’aller vous le présenter moi-même et vous remercier de votre si bonne visite d’hier. Mon Dieu, que je voudrais pouvoir m’expliquer et vous dire tout ce que mon cœur sent et palpite ! Mais je ne sais que l’écrire sur du marbre ou du bronze. Acceptez donc, Madame, le tribut d’un jeune homme bien fière d’avoir pu graver votre grand nom à côté du sien sur le marbre éternelle. A vous, Madame Sand, l’honneur d’avoir créé et encouragé un jeune statuaire, et qui vous demandera encore aide et protection pour la Terre, cette nourrice des hommes, que je vais chercher à reproduire. Agréez, Madame, etc.

A. CLESINGER.


Vendredi, 19 février 1847.

P. S. Daignez, Madame, présenter mes hommages à Messieurs vos fils (sans doute Maurice et Chopin) et Mme Sand, et les remercier aussi de leur extrême bienveillance à mon égard.

Dès lors les événemens se précipitent. Le sculpteur s’éprend de son beau modèle, qu’il représente fleur au corsage, narines frémissantes, cheveux en mouvement, comme ceux d’une ardente chasseresse[9] ; et le modèle reçoit le coup de foudre du robuste sous-officier devenu pétrisseur de glaise. Elle rompt elle-même son mariage avec M. de Préaulx, la veille du contrat[10]. Elle bouscule tout, exige, impose « son sculpteur. » George Sand, affolée, cherche à se reconnaître, veut gagner un peu de temps, pousser plus loin une enquête sur un homme dont quelqu’un vient de lui dire « pis que pendre. » Mais Solange est pressée. El le sculpteur, se souvenant qu’il a été cuirassier, brusque les choses par un procédé militaire. Il enlève Solange. Ce point a été ignoré. Si nous le révélons, c’est qu’il explique tout le reste.

George Sand n’avait plus qu’à sauver les apparences, et elle le fit avec son dévouement accoutumé. Elle marie au plus vite. C’est elle, maintenant, qui est pressée. L’enlèvement, par bonheur, ne s’est pas ébruité. Chopin lui-même, Chopin surtout l’a ignoré. Et ceci, encore, va expliquer certaines assertions bizarres de Chopin à sa famille… Mais suivons notre fil. George Sand prend, par diplomatie maternelle, une attitude satisfaite. Elle est heureuse, comment donc ! Elle écrit à Mme Marliani, le 6 mai, une lettre qui équivaut, urbi et orbi (car la bonne Mme Marliani était fort communicative), à un certificat de bonne vie et mœurs pour Clésinger, qu’elle connaît à peine. Au fond, elle est trop sincère pour ne pas dissimuler assez mal ; on peut lire entre les lignes : « C’est depuis un mois que son activité [celle de Clésinger] a levé tous les obstacles, et réduit à néant toutes les objections possibles. » Rien n’est pourtant fixé, quant au jour, quant au lieu. Clésinger a couru à Guillery, chez Dudevant. Se mariera-t-on à Nohant ? en Gascogne ? Les bans se publient, et « pourtant on ne sait encore rien dans ce pays-ci, et nous nous préservons des grandes annonces. » Cette discrétion procède, certes, d’une attention délicate à l’endroit du fiancé rebuté, qui habite le pays. Mais est-ce la seule raison ? « Il faut bien que la fatalité apparente soit une volonté d’en haut. Je n’aurais pas voulu d’abord qu’on fit si vite un autre choix. Mais, le choix étant fait (et vous savez que les parens n’empêchent rien de ce côté-là), je crois qu’il faut le ratifier bien vite… Je ne puis rien vous dire de moi, sinon que je suis fatiguée à mourir[11]. » Tout trahit la précipitation d’un mariage anormal.

Même note, et aggravée, dans les lettres plus confidentielles à Poney :

18 avril [1847].

En six semaines, elle (Solange) a rompu un amour qu’elle éprouvait à peine, elle en a accepté un autre qu’elle subit ardemment. Elle se mariait avec celui-ci ; elle le chasse et épouse celui-là. C’est bizarre, c’est hardi surtout, mais enfin c’est son droit et le destin lui sourit. A un mariage modeste et doux elle substitue un mariage brillant et brûlant. Elle domine tout et m’emmène à Paris à la fin d’avril… Le travail et l’émotion prennent tous mes jours et toutes mes nuits… Il faut que ce mariage se fasse impétueusement, comme par surprise. Aussi est-ce un secret grave que je vous confie, et que Maurice lui-même ne sait pas (il est en Hollande)…

Le 21 mai, elle écrit encore au ménage Poney :

Mes enfans, ma fille Solange est mariée d’hier, bien mariée, avec un galant homme et un grand artiste, Jean-Baptiste Clésinger. Elle est heureuse. Nous le sommes tous. Mais nous sommes sur les dents, car jamais mariage n’a été mené avec tant de volonté et de promptitude… M. Dudevant a passé trois jours chez moi, et le voilà reparti. Il nous fallait le saisir au vol dans un bon moment, et nous n’avons pas même eu le temps d’avertir nos amis à une lieue à la ronde. Nous avons fait venir le maire et le curé, au moment où ils y pensaient le moins, et nous avons marié connue par surprise. C’est donc fini, et nous respirons.


Il semble que nous entendions le soupir de soulagement de la mère qui a vu sa fille côtoyer les abîmes.

Aussitôt après, elle se ressaisit. Elle n’est pas longue à se faire illusion. Elle connaît trop Solange pour espérer d’elle une passion durable, ou la transformation d’un amour de tête en attachement de cœur. Et Clésinger s’est fait juger à son acte. Elle commence à deviner sa vraie nature : plus bouillant qu’inspiré, plus bruyant qu’énergique, tumultueux, désordonné, dépensier, débraillé peut-être, d’ailleurs d’instruction nulle ; et quant à l’éducation… Une angoisse la saisit. Que sera le lendemain pour sa fille ? Que sera-t-il pour elle-même ? Car si Clésinger, dilapidant la dot de sa femme (ce qu’elle semble avoir prévu tout de suite)[12], vient planter sa selle d’atelier à Nohant, et bouleverser sa vie de méditation et de travail, que deviendra-t-elle ? Elle prend un parti rigoureux, mais prudent, qu’elle signifiera bientôt à sa fille. Nohant sera toujours ouvert à Solange, « si elle venait à se brouiller avec son mari ; » quant à ce gendre imposé dont elle a le procédé sur le cœur, elle déclare ne plus vouloir le connaître. C’est dans ces dispositions que Solange, au retour du voyage de noces, la trouve à sa grande stupeur. Elle s’en plaint à Chopin[13], qui, lui aussi, avait dû s’exiler de Nohant sur ces entrefaites, nous dirons tantôt pourquoi. Elle s’en étonne. Ceci prouve seulement sa jeunesse. Au reste, de cette jeunesse, et de son inexpérience, elle allait multiplier les preuves durant le reste de cette année 1847, qui fut pour une jeune mariée, élevée comme l’avait été Solange, une terrible année d’apprentissage.

Solange, d’ailleurs, ne faisait-elle pas son mea culpa à demi-mot, lorsqu’elle écrivait à Chopin, au milieu de ses plaintes :

Remarquez qu’on est toujours puni par où on a péché. Voyez moi, avec mes goûts de luxe, qui aurais trouvé un carrosse à six chevaux à peine digne de me porter, moi qui comptais vivre dans des espaces imaginaires avec des rêves de poésie, au milieu des nuages et des fleurs, me voilà plus prosaïque, plus aplatie que l’être le plus terre à terre. Je suis sûre que je deviendrai avare, moi qui aurais jeté des millions par les fenêtres. J’ai plus vieilli en huit jours qu’en dix-huit ans ; et je crois qu’il y a peu de femmes de mon âge, élevées comme moi en princesses, qui aient passé par de si rudes épreuves aussi tranquillement que je l’ai fait.

D’un côté les soucis d’argent, de l’autre une mère qui m’abandonne brusquement sans que j’aie aucune connaissance de la vie ; un père plutôt dur qu’affectueux, un père sans tendresse, voilà qui n’arrive pas tous les jours à des filles de dix-neuf ans… Heureusement que j’ai mon sculpteur, qui me console de tout, qui me tient lieu de tout[14]


Voilà l’état moral de la jeune femme, quelques mois après le mariage.

L’état de la mère ne vaut guère mieux. A Poney, le 14 décembre 1847 : « Vous avez compris… que je traversais la plus grave et la plus douloureuse phase de ma vie. J’ai bien manqué d’y succomber quoique je l’eusse prévue longtemps d’avance, etc.[15]. » Elle ajoute :

Solange est venue me voir en passant pour aller chez son père à Nérac. Elle a été roide et froide, et sans repentir aucun [c’est nous qui soulignons]. Elle est enceinte, et je n’ai pas voulu dire un mot qui pût l’émouvoir péniblement. Du reste, elle est bien portante, plus belle que jamais, et prenant la vie comme un assemblage d’êtres et de choses qu’il faut dédaigner et braver.

Et un peu plus loin, en annonçant l’Histoire de ma vie :

… Ce sera une assez belle affaire qui me remettra sur mes pieds, et m’ôtera une partie de mes anxiétés sur l’avenir de Solange, qui est assez compromis[16]par son manque d’ordre et les dettes de son mari. [Ces derniers mots supprimés dans le texte imprimé.]

La dette ! Ce mot fut la terreur de la grande tâcheronne, que son incorrigible générosité empêcha toujours d’être riche et qui, vers cette époque, était moins que jamais à son aise. Neuf ans auparavant, en 1838, elle avait recouvré la jouissance de l’hôtel de Narbonne, moyennant une somme de 50 000 francs versée à son mari[17]. Appauvrie de ce capital, elle dut s’appauvrir encore pour la réfection totale de l’hôtel de Narbonne, qui lui coûta 100 000 francs. Elle travailla dix ans à combler ce vide, l’hôtel devant constituer dans ses plans la dot de Solange. Encore n’était-elle pas dégagée lors du mariage. Une somme de 50 000 francs était hypothéquée sur l’immeuble. George Sand donna donc en dot à sa fille (contrat du 18 mai 1847) l’hôtel de Narbonne avec les charges qui lui incombaient de ce chef, c’est-à-dire avec l’obligation pour la communauté de solder les créances encore dues sur l’hôtel, ou de payer les intérêts de l’hypothèque. L’hôtel rapportait, en loyers, 8 264 francs à la date de 1845. C’était donc, au bas mot, une rente de 5 750 francs net environ que George Sand donnait à sa fille en la mariant, par avancement d’hoirie ; et, vu l’état général de ses finances, cette dot était de sa part une vraie largesse ; c’est elle, la mère, qui la fournissait en entier, sur ses biens patrimoniaux. Ces détails seraient oiseux si Solange, dans ses lettres à Chopin, ne parlait des « créanciers de sa mère » dont le ménage serait la proie. Ce terme révèle, chez la jeune femme, ou une ignorance surprenante de son contrat de mariage, ou un usage équivoque de la langue. Le bon Chopin devait s’y laisser prendre. Que n’a-t-il point cru, de ce qui lui venait par Solange, dans la disposition d’esprit où il était !

En réalité, quand le déficit se révéla dans le ménage, — c’est-à-dire dès le lendemain, à cause des dettes du mari, — George Sand était hors d’état de tirer sa fille d’affaire, quand même elle l’eût voulu. Dès novembre ou décembre 1847, les époux Clésinger touchent à la ruine. Et en 1848, ce sera d’abord la saisie mobilière, puis la vente de l’immeuble, à la requête des titulaires de l’hypothèque, pour intérêts impayés. L’hôtel de Narbonne, finalement, fut vendu à l’audience des criées, le 6 décembre 1848, pour la somme de 100 080 francs, au moment le plus désastreux pour une vente de cette nature, au lendemain d’une révolution[18].

George Sand, le cœur navré, dut laisser l’exécution s’accomplir. Mais nous démêlons, dans les allusions de certaine lettre, côté Chopin, qu’elle fit racheter sous main une partie du mobilier ; et sûrement elle en fit ensuite présent au ménage, puisque nous voyons ce mobilier réclamé, à coups d’exploits d’huissier, par Solange à son mari, en l’année 1854. Elle fit plus. Très vite, peut-être dès 1849, elle servit volontairement à sa fille une rente mensuelle qu’elle lui compta avec une ponctualité de notaire[19]. Et cela, toute sa vie. Même lorsque Solange, dégagée du mariage et « lancée, » vivait avec toutes les apparences de la richesse, George Sand ne cessa jamais, par principe, de prélever tous les ans une somme fixe sur le produit de sa plume, pour les consacrer aux « besoins éventuels » de sa fille[20]. C’est dire quelle erreur commettent ceux qui, de bonne foi, ont touché à ces délicates questions. Nous n’y touchons nous-même que pour remettre les choses à leur vrai point.


VII

Reste l’incident Chopin.

Il est oiseux, sans doute, d’exprimer ici la profonde pitié que nous inspire la fin du douloureux artiste, mort victime de l’art et de sa fièvre presque autant que de sa maladie. Qui ne serait ému de son isolement, de ses souffrances physiques, — il étouffait, — de ses angoisses morales, de ses affres religieuses, enfin du long martyre qu’il traîna jusqu’à la fin de leçon en concert, de Paris à Londres et de Londres à Paris, parmi les frissons, la toux, l’insomnie et l’hallucination ? Chopin malade, Chopin mourant attendrira toujours les cœurs aimans, comme sa musique trempée de larmes éveillera toujours un navrant écho dans les âmes blessées. Mais quoi ! S’il lassa lui-même la main qui lui fut si longtemps bienfaisante, et s’il la contraignit à se retirer de lui, n’imputerons-nous qu’à George Sand un dénouement que, sans doute, elle n’eût pu conjurer ? L’injustice serait par trop flagrante. Il y a les droits de la pitié certes ; il y a aussi ceux de la vérité.

Mainte légende a couru sur cette célèbre rupture, et nous n’en connaissons aucune de véridique. Hier, les lettres de Chopin à sa famille ont fait entrevoir, sinon la raison profonde, du moins l’occasion de cette séparation. Cette occasion fut ce que certains ont appelé « une prétendue divergence d’opinion sur le mariage de Solange. » Faut-il donc croire que George Sand aurait profité d’une circonstance opportune pour se débarrasser d’un témoin gênant (version Chopin), ou d’un malade dont les jours étaient comptés (autre version, trop répandue) ? Cette appréciation risquerait d’être inexacte, superficielle et injurieuse à la fois : inexacte, en ce que la question Clésinger a bien été, entre Chopin et George Sand, le sujet d’un dissentiment profond ; superficielle, en ce que ce dissentiment provenait lui-même de désaccords lointains, intimes, cachés, et qu’il s’aggrava de tout ce qui l’avait précédé : injurieuse enfin, car George Sand souffrit atrocement d’être obligée d’abandonner à sa destinée son « malade ordinaire, » et ne le fit qu’à la dernière extrémité, toujours prête d’ailleurs à courir à son chevet, s’il la rappelait.

Chacun de ces points peut se prouver. Une seule lettre, écrite presque au lendemain de la séparation à un ami intime de Chopin, le Polonais Grzymala, suffirait à les établir tous les trois. Mais les dix pages consacrées à Chopin dans l’Histoire de ma vie (IV, 464-474) sont loin d’être négligeables, et les lettres de Chopin elles-mêmes ne sont pas sans contenir quelque témoignage à l’appui de l’une ou l’autre de ces assertions.

Que la question du mariage de Solange soit devenue un casus belli à Nohant, on n’en peut guère douter. Chopin, mêlé à la vie de la famille depuis huit années, crut devoir s’ingérer en cette affaire, comme il s’ingérait en tout, et avec la maladresse d’un poète, d’un artiste. Or il en ignorait l’élément principal, c’est à savoir l’enlèvement de Solange ; et George Sand connaissait trop bien sa totale absence de sens pratique pour le mettre dans le secret. De là la contradiction que Chopin prétend signaler à sa famille, et qu’il raille naïvement, parce qu’il n’en a pas la clé :


Elle me proclamera son ennemi parce que j’ai pris le parti de son gendre, qu’elle ne tolère pas, uniquement parce qu’il a épousé sa fille ; tandis que moi, je me suis opposé à ce mariage tant que j’ai pu. (Noël 1847.)


Nous voyons d’ici cet être sensitif croyant de son devoir de conseiller, d’épiloguer ; on lui résiste, il se fâche. Or, « Chopin fâché était effrayant[21]. » Telle fut bien la cause déterminante non pas de son « renvoi, » car il ne fut pas chassé, comme on l’a dit, mais d’une lettre très ferme, où George Sand mettait à ses visites à Nohant certaines conditions. C’est encore Chopin qui nous fournit ce détail[22]. Il nous apprend aussi (lettre suivante, 10 février 1848) que sa « rentrée » à Nohant ne tenait qu’à lui, et à l’observation d’une clause expresse. Il avoue enfin que sa présence n’est « pas un élément de paix à Nohant. » « Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus sans aucune bataille, sans aucune scène[23]. Et je ne pouvais aller chez elle ayant pour condition de garder le silence sur sa fille. »

Ainsi, Chopin se croyait le droit d’intervenir dans les questions intimes de la famille Sand, et aimait mieux renoncer à Nohant que de s’interdire l’exercice de ce droit prétendu. Attitude d’autant plus étrange, que George Sand est seulement son amie, et, suivant le mot de Chopin dans ses lettres à ses parens, son « hôtesse. » George Sand elle-même le désigne ainsi dans un passage de l’Histoire de ma vie (IV, 435) : « l’hôte des huit dernières années de ma vie de retraite à Nohant sous la monarchie. » Le mot a sa signification. Il est rigoureusement exact. Sans doute, au début, Chopin avait été pour George Sand autre chose qu’un hôte. Mais ce temps est déjà lointain. Très vite, — probablement dès le voyage de Majorque, — George Sand a dérivé vers l’amitié et les soins maternels une passion corrigée en affection, par égard pour la fragilité du malade. Transformation héroïque, accomplie avec assez de délicatesse pour que Chopin n’en soupçonnât point la vraie cause, mais qui, en allongeant sûrement la trame légère de cette précieuse existence, dut sans doute en exaspérer la sensibilité déjà trop raffinée. Chopin souffrait et faisait souffrir l’entourage de son amie. Nous n’en voulons que ce témoignage, à coup sûr imprévu, fourni par le journal de Mme Juste Olivier : « 5 mars 1842. Mickiewicz m’apporte une lettre de George Sand, fort aimable, et croit que Chopin est son mauvais génie, son vampire moral, sa croix, qu’il la tourmente et finira peut-être par la tuer[24]. » Elle, cependant, s’attachait à lui de tous les soins nouveaux qu’elle lui prodiguait chaque jour, et de tout ce que lui coûtait son sacrifice méconnu ; la nuit, elle travaillait dans une chambre voisine, prête à se lever cent fois pour chasser le cauchemar de son chevet. Elle n’était plus que garde-malade. Depuis sept ans, elle vivait auprès de lui « comme une vierge, » c’est son terme, lorsque la goutte d’eau fit déborder le vase. Ne fut-elle pas mise en demeure, un jour, de choisir entre son fils et Chopin ? « Maurice parlait de quitter la partie. » Le choix ne pouvait être douteux. Il fallut donc se séparer. Ce dut être quelques jours avant le mariage de Solange, au début de mai 1847[25]. Là-dessus, Chopin tombe malade, et on le dit à la mort. Cette pensée la torture : son cœur vole vers l’infortuné.


George Sand à Grzymala.

Nohant, mai 1847.

Merci, cher ami, pour tes bonnes lettres. Je savais d’une manière incertaine et vague qu’il était malade, vingt-quatre heures avant la lettre de la bonne princesse [Marceline Czartoryoka] ; remercie aussi pour moi cet ange. Ce que j’ai souffert durant ces vingt-quatre heures est impossible à te dire ; et, quelque chose qui arrivât, j’étais dans des circonstances à ne pouvoir bouger[26]. Enfin, pour cette fois encore, il est sauvé ; mais que l’avenir est sombre pour moi de ce côté ! Je ne sais pas encore si ma fille se marie ici dans huit jours ou à Paris dans quinze… Dans tous les cas, je serai à Paris pour quelques jours à la fin du mois, et, si Chopin est transportable, je le ramènerai ici.

Mon ami, je suis aussi contente que possible du mariage de ma fille, puisqu’elle est transportée d’amour et de joie et que Clésinger me paraît le mériter, l’aimer passionnément et lui créer l’existence qu’elle désire. Mais c’est égal, on souffre bien en prenant une pareille décision. Je crois que Chopin a dû souffrir lui aussi dans son coin de ne pas savoir, de ne pas connaître, et de ne pouvoir rien conseiller. Mais son conseil dans les affaires réelles de la vie est impossible à prendre en considération. Il n’a jamais vu au juste les faits, ni compris la nature humaine, sur aucun point. Son âme est toute poésie et toute musique, et il ne peut souffrir ce qui est autrement que lui. D’ailleurs son influence dans les choses de ma famille serait pour moi la perte de toute dignité et de tout amour vis-à-vis et de la part de mes enfans.

Cause avec lui, et tâche de lui faire comprendre, d’une manière générale, qu’il doit s’abstenir de se préoccuper d’eux. Si je lui dis que Clésinger (qu’il n’aime pas) mérite notre affection, il ne l’en haïra que davantage, et il se fera haïr de Solange. Tout cela est difficile et délicat, et je ne sais aucun moyen de calmer et de rassurer une âme malade, qui s’irrite des efforts qu’on fait pour la guérir. Le mal qui ronge ce pauvre être, au moral et au physique, me tue depuis longtemps ; et je le vois s’en aller sans avoir jamais pu lui faire de bien, puisque c’est l’affection jalouse et ombrageuse qu’il me porte qui est la cause principale de sa tristesse.

… Vois quelle situation est la mienne dans cette amitié funeste, où je me suis faite son esclave, dans toutes les circonstances où je le pouvais sans lui montrer une préférence impossible et coupable sur mes enfans !… Je suis arrivée au martyre !… Mais le ciel est inexorable envers moi, comme si j’avais de grands crimes à expier ; car, au milieu de tous ces efforts et de ces sacrifices, celui que j’aime d’un amour absolument chaste et maternel se meurt victime de l’attachement insensé qu’il me conserve ! Dieu veuille, dans sa bonté, que du moins mes enfans soient heureux, c’est-à-dire bons, généreux, et en paix avec la conscience ; car, pour le bonheur, je n’y crois pas en ce monde, et la loi d’en haut est si rigide à cet égard que c’est presque une révolte impie que de songer à ne pas souffrir de toutes les choses extérieures. La seule force où nous puissions nous réfugier, c’est dans la volonté d’accomplir notre devoir[27]

GEORGE.


Cette lettre sans voile, dont nous donnons, sinon tout, du moins tout ce qui touche directement à notre sujet, est la peinture décisive de la situation lors de la rupture. Mais, dans la vivacité de sa douleur, George Sand se calomnie en disant « qu’elle n’a jamais pu faire de bien » à cette âme malade. Elle lui en avait fait au contraire, et beaucoup. Témoin la correspondance échangée par elle avec la famille, et dont il ne reste par malheur que peu de chose. Serait témoin aussi, et témoin irrécusable, sa correspondance avec Chopin lui-même, si elle existait encore, cette fameuse correspondance qu’Alexandre Dumas fils, au cours d’une poursuite plus amoureuse que littéraire, découvrit inopinément sur la frontière russo-polonaise, et fit tenir aussitôt à George Sand, qui la relut et la livra ensuite aux flammes. Dumas, qui l’avait lue, et qui en avait même transcrit des fragmens « admirables » (c’est son mot), qu’il détruisit après par délicatesse, a pu nous dire que toutes les tendresses, toutes les affections douces et calmantes y respiraient. La passion avait cédé la place à l’épanchement, à la confidence. Ce n’était pas seulement l’amie qui parlait, c’était la mère. Et ceci nous ramène Solange. Voici en quels termes George Sand remerciait le chevaleresque ravisseur de ses lettres[28], qu’à cette date elle ne connaissait pas encore. Car leurs relations datèrent de cet acte hardi et désintéressé de Dumas :


Nohant, 7 octobre 1851.

… Puisque vous avez eu la patience de lire ce recueil assez insignifiant par les redites, que je viens de relire moi-même, et qui me semble n’avoir d’intérêt que pour mon propre cœur, vous savez maintenant quelle maternelle tendresse a rempli neuf ans de ma vie. Certes, il n’y a pas là de secret, et j’aurais plutôt à me glorifier qu’à rougir d’avoir soigné et consolé, comme mon enfant, ce noble et inguérissable cœur. Mais le côté secret de cette correspondance, vous le savez maintenant. Il n’est pas bien grave, mais il m’eût été douloureux de le voir commenter et exagérer. On dit tout à ses enfans quand ils ont âge d’homme. Je disais donc alors à mon pauvre ami ce que je dis maintenant à mon fils. Quand ma fille me faisait souffrir par les hauteurs et les aspérités de son caractère d’enfant gâté, je m’en plaignais à celui qui était mon autre moi-même. Ce caractère, qui m’a bien souvent navrée et effrayée, s’est modifié grâce à Dieu et à un peu d’expérience[29]. D’ailleurs, l’esprit inquiet d’une mère s’exagère ces premières manifestations de la force, ces défauts qui sont souvent son propre ouvrage, quand elle a trop aimé ou gâté. De tout cela au bout de quelques années il n’est plus sérieusement question. Mais ces révélations familières peuvent prendre de l’importance à de certains yeux malveillans ; et j’aurais bien souffert d’ouvrir à tout le monde ce livre mystérieux de ma vie intime, à la page où est écrit tant de fois, avec des sourires mêlés de larmes, le nom de ma fille.

Pour rien au monde, cependant, je ne vous aurais demandé de me renvoyer la copie que vous aviez commencé à faire. Je savais que vous me la renverriez ou que vous la brûleriez aussitôt que vous auriez compris le motif de mes inquiétudes. Je ne veux pas non plus vous demander de ne rien conserver dans votre esprit de ce qui a rapport à elle. Elle ne le mérite plus, et, si vous vous en souveniez d’ailleurs, vous vous diriez : « C’est le secret d’une mère que j’ai surpris par hasard ; c’est bien autrement sacré qu’un secret de femme. Je l’ensevelirai dans mon cœur comme dans un sanctuaire. » Je vous remercie de ce sentiment qui est en vous et dont vous me donnez une si touchante preuve… Adieu, monsieur, je vous serre bien affectueusement les deux mains, et vous envoie une bénédiction que mon âge permet de donner à votre jeune talent et à votre heureux avenir…

GEORGE SAND.

Embrassez pour moi votre bon et illustre père[30].


Il est maintenant facile de conclure.

L’incident du mariage acheva, par une amputation brusque, la déchirure douloureuse dont tout le monde souffrait à Nohant. Et tout se réunit pour accabler George Sand. Tout se réunit de même pour aigrir le sensible artiste, et envenimer sa blessure. On le voit à l’animosité croissante de ses lettres, de 1847 à 1849. La tristesse tourne en rancune, la rancune en mépris, et même en outrage. Au point où il en est après la révolution de Février, qui acheva de l’exaspérer, il accueille sur George Sand et sur les personnes de son entourage immédiat, les bruits les plus désobligeans, et les plus diffamatoires, ceux dont la police eut à faire justice[31]. Il en vient à se persuader qu’il « a aidé George Sand à supporter les huit années les plus délicates de sa vie ! » Ne prononce-t-il pas que « avec son fils aussi, cela finira mal, je le prédis et je l’affirme ; » et que « Maurice, à la première bonne occasion, s’enfuira chez son père ! » Autrement dit, il déraisonne. Certaines lignes, sous sa plume, paraîtraient à bon droit odieuses, si l’on ne songeait à son état. Et puis, « il y avait de mauvais cœurs entre eux, » suivant le mot de George Sand. Certes, si Chopin fut à plaindre, ce fut dans ces deux tristes années où son âme irritée s’exhalait avec son souffle haletant.

Si l’on veut voir encore le vrai Chopin, l’aimable et attachant Chopin, même durant cette funeste période, c’est à ses lettres à Solange qu’il faut se reporter[32].

Chopin eut du moins cette consolation, en se séparant de la mère, de se dire qu’il était utile à la fille. Et il le fut, moins encore par le recours de sa bourse toujours ouverte au ménage pris de court, que par la douceur de son amitié, sa bonté conciliante, son dévouement au mari comme à la femme. Jadis, il s’était heurté a Solange enfant, volontiers maussade avec lui et même parfois grossière. Plus tard, il gâta la jeune fille, sans doute, comme dit George Sand, parce qu’elle était la seule à Nohant qui n’eût pas gâté Chopin. Jeune mariée, et malheureuse, Solange vint se blottir dans l’amitié de Chopin comme dans le seul refuge qui lui fût toujours ouvert. Et Clésinger, qui avait d’abord inspiré de l’aversion à Chopin (si jamais deux êtres se ressemblèrent peu, ce furent ceux-là), lui devint bientôt sympathique, grâce à l’admiration que Solange inspira au sculpteur pour le musicien[33]. Et puis, n’étaient-ils pas tous les trois exilés du Paradis ?

C’est dans cette situation que la douloureuse année 1847 s’achève. L’année suivante verra de notables changemens. Désormais, nous n’avons qu’à laisser la parole à nos personnages. Leurs lettres parleront mieux que nous.


VIII

Aucune lettre de la mère ni de la fille durant l’année 1847. En 1848, deux seulement de la mère, et deux de la fille. Rien en 1849, rien en 1850. Les lettres de Chopin à Solange comblent une partie de cette lacune.


Chopin à Solange.

1847

Je suis très peiné de vous savoir souffrante. Je m’empresse de mettre ma voiture à votre disposition. J’en ai écrit à Madame votre mère. Soignez-vous. Votre vieil ami. Ch[34]mercredi.


À la même.

Mercredi 24 [novembre 1847],

Je commence tous les matins depuis quinze jours à vous écrire combien je suis peiné de l’issue de vos deux visites à Nouant. Cependant le premier, pas est fait. Vous avez montré du cœur, et il y a un certain rapprochement, car vous êtes priée d’écrire. Le temps fera le reste. Vous savez aussi qu’il ne faut pas prendre à la lettre tout ce qu’on dit, et si on ne connaît plus un étranger comme moi par exemple, il ne peut être de même avec votre mari qui est devenu de la famille.

… Il y a aussi dans le Siècle un article de Madame votre mère sur l’Histoire de Louis Blanc. Voilà tout. J’étouffe, j’ai mal à la tête et je vous demande pardon de mes ratures et de mon français. Donnez-moi une bonne poignée de main ainsi que votre mari. Votre dévoué, Ch


À la même.

31 décembre 1847.

[Chopin lui envoie ses vœux, avec des nouvelles de son mari, qui ira « demain » la rejoindre, à Guillery, chez son père.] J’ai foi que tout s’arrangera peu à peu, et que bientôt au lieu de neuf lignes vous en recevrez quatre-vingt-dix, et que le bonheur de la grand’mère sera celui de la jeune mère. Vous adorerez toutes les deux le petit ange qui viendra au monde pour remettre vos cœurs dans leur état normal. Voilà le programme de 1848…


À la même.

Vendredi 3 mars 1848.

Je ne puis m’empêcher de vous écrire tout de suite tout le bonheur que j’ai à vous savoir mère et bien portante. L’avènement de votre fillette m’a donné bien plus de joie, comme vous pensez, que l’avènement de la république. Dieu merci que vos souffrances sont passées. Un monde nouveau commence pour vous. Soyez heureuse. Soignez-vous tous. J’avais bien besoin de vos bonnes nouvelles. J’étais au lit pendant les événemens…

Ce premier enfant de Solange ne vécut pas. Né le 29 février, à Guillery, il mourut le 6 mars. George Sand, accourue à Paris au premier bruit de la révolution, ignorait tout. C’est Chopin qui la mit au fait, au cours d’une rencontre :


Chopin à Solange.

Paris, 5 mars [1848].

Je suis allé hier chez Mme Marliani, et en sortant je me suis trouvé dans la porte de l’antichambre avec Madame votre mère, qui entrait avec Lambert[35]. J’ai dit un bon jour à Madame votre mère et ma seconde parole était s’il y avait longtemps qu’elle a reçu de vos nouvelles. « Il y a une semaine, m’a-t-elle répondu. — Vous n’en aviez pas hier, avant-hier ? — Non. — Alors je vous apprends que vous êtes grand’mère : Solange a une fillette, et je suis bien aise de pouvoir vous donner cette nouvelle le premier. » J’ai salué et je suis descendu l’escalier. Combes l’Abyssinien (qui du Maroc est tombé droit dans la Révolution) m’accompagnait, et comme j’avais oublié de dire que vous vous portiez bien, chose importante, pour une mère surtout (maintenant vous le comprendrez facilement, mère Solange), j’ai prié Combes de remonter, ne pouvant pas grimper moi-même et dire que vous alliez bien et l’enfant aussi. J’attendais l’Abyssinien en bas quand Madame votre mère est descendue en même temps que lui et m’a fait avec beaucoup d’intérêt des questions sur votre santé. Je lui ai répondu que vous m’avez écrit vous-même au crayon deux mots le lendemain de la naissance de votre enfant, que vous avez beaucoup souffert, mais que la vue de votre fillette vous a fait tout oublier. Elle m’a demandé si votre mari était près de vous, j’ai répondu que l’adresse de votre lettre me paraissait être mise de sa main. Elle m’a demandé comment je me portais, j’ai répondu que j’allais bien, et j’ai demandé la porte au concierge. J’ai salué et je me suis trouvé square d’Orléans à pied, reconduit par l’Abyssinien[36]


Solange à Chopin.

Mars 1848.

Mon bon Chopin, j’ai reçu ce matin la lettre où vous me parlez de ma mère. Oh ! s’il est vrai qu’elle ait eu l’air de prendre intérêt à ma santé, faites-lui savoir mon malheur. Si elle est encore ù Paris, qu’elle sache tout ce que je souffre, et combien j’ai besoin de consolations. Il est impossible que Clésinger quitte Paris. C’est bien assez que l’hôtel de Narbonne soit saisi par les créanciers de ma mère [nous avons montré plus haut la fausseté de ce terme]. Moi-même je lui écris tous les jours pour lui donner du courage et le forcer à rester. Mais ce que je vous demande est peut-être bien inutile. Elle ne bougera pas[37]

George Sand « bougea » si bien, que Chopin écrit à Solange, le 22 mars :

Je suis fort heureux des bonnes lettres que Madame votre mère vous a écrites.

Son ressentiment avait fondu subitement à la nouvelle de cette tristesse succédant à cette joie. La mère se réveillait chez la grand’mère. Tout de suite, elle s’emploie auprès de ses amis politiques pour rétablir, dans une certaine mesure, les finances délabrées du ménage au moyen de commandes faites à Clésinger. Le talent du sculpteur avait fait sensation au Salon précédent. Charles Blanc était alors directeur des Beaux-Arts.


George Sand à Solange.

2 mai 1848.

Charles Blanc prétend n’avoir donné aucun ordre à des sculpteurs pour aider ton mari malgré lui. Lyonnet ( ? ) assure que personne n’osera toucher à la statue [une statue colossale de la Fraternité] et qu’il y mettra ordre. Au milieu de cette confusion, je conseille pourtant à ton mari de ne dépenser que l’argent qu’on lui donnera, et de s’arrêter si l’argent s’arrête ; enfin, de ne faire dresser sa statue au Champ-de-Mars que le dernier jour avant la fête. Dans un désordre comme celui où nous sommes, il ne faut pas risquer ses propres ressources. Pourtant j’espère qu’il gagnera cette bataille. La tête colossale que j’ai vue est superbe ; et, au premier éclairci politique, il aura certainement des travaux importans.


Solange à sa mère (fragment).

31 mai 1848.

Rien de nouveau ici, sinon que les affaires vont encore plus mal et qu’on bat le rappel encore plus fort. J’ai été hier voir Charles Blanc pour tâcher qu’il achète la statue du Salon [la Bacchante]. Il m’a gracieusement répondu qu’il ne pouvait disposer que de 25 000 francs, et qu’avec cette somme il préférait avoir six mauvaises statues qu’une bonne. Voilà comment se portent les Beaux-Arts en France, et comment va leur Directeur.

Les temps étaient en effet très durs. Les créanciers de l’hôtel de Narbonne, effrayés, commencèrent par exiger le paiement des intérêts, que Clésinger devait depuis son mariage.

C’est une somme de 2 500 francs à trouver de suite, écrit George Sand à sa fille, le 26 août 1848. Je ne le peux ici, j’ai fait le possible et l’impossible. C’est à vous de vous remuer et d’en venir à bout. Ce qui facilitera la chose, c’est que je puis vous cautionner pour cette somme de 2 500 francs, payable dans un an… C’est le devoir de ton mari de ne pas laisser vendre à bas prix l’immeuble que tu as apporté en dot, faute du service d’intérêts qui sont en résumé une somme minime…

Mais Clésinger ne trouva pas ou ne voulut pas trouver, et les créanciers, de plus en plus alarmés, procédèrent, en décembre, à l’exécution dont nous avons parlé. Ainsi se termina l’année 1848. Elle réalisait du moins, sur un point essentiel, le programme de Chopin : « J’espère beaucoup, pour votre tranquillité à tous, dans votre correspondance avec Nohant. Dieu aidant, tout s’arrangera. » (Mardi, 14 décembre 1848.) Même année, date incertaine, lettre de Solange à sa mère :

Si Clésinger peut, nous irons t’embrasser au commencement de la semaine prochaine… Chopin a déjeuné ce matin avec nous. Il va bien pour lui. Il m’a rapporté des roses et des œillets, ce qui nous a rappelé les beaux œillets de la petite allée.

P. -S. — Manon Lescaut, est-ce un livre que je puisse lire ?

L’année 1849 répara le deuil de la précédente. Le 10 mai, une seconde fille naissait à Solange, encore à Guillery. Dès le 14 mai, Solange, qui avait promis un filleul à Mme Bascans, s’excusait de l’erreur en ces termes joyeux :

Chère Madame, votre filleul s’est converti en une grosse fille d’une dimension énorme. Elle se porte à merveille, et, si elle ne vit pas, je ne sais pas quel enfant pourra vivre. Elle portera les noms de ses parens : Jeanne à cause de son père et de son parrain, Gabrielle à cause de moi et de ma belle-mère, et Béatrice à cause de vous, Mlle de Rozière m’ayant dit que vous aviez une prédilection pour ce prénom. C’est mon père qui est le parrain[38].

« Si elle ne vit pas… », hélas ! elle vécut peu, assez cependant pour être à sa mère et à sa grand’mère une source de larmes intarissables. Jeanne, ou plutôt Nini, va bientôt remplir la correspondance de Solange et de George Sand.

Chopin, plus souffreteux que jamais, écrit à cette occasion :

Un ami bien malheureux vous bénit et bénit votre enfant. Il faut espérer que l’avenir vous [donnera, mot sauté] d’autres gages de consolations et de faveurs. Jeunesse oblige. C’est-à-dire, il faut absolument être heureuse et conserver votre souvenir à ceux qui vous aiment.

Il écrivait encore (c’est la dernière lettre que Solange reçut de lui), le mercredi 4 juillet 1849 :

Ne parlons plus de moi. J’ai vu avec plaisir que vous avez été sans fatigue jusqu’à Bordeaux. Cela ne prouve pas cependant qu’il ne faille pas vous ménager. Je me figure votre petite fillette avec une grande tête riante, criante, tapageuse, bavante, mordante sans dents, et tout ce qui s’ensuit. Vous devez être toutes les deux bien amusantes ensemble. Quand la ferez-vous monter à cheval ? J’espère que maintenant vous avez de la besogne à tout moment et que vous voudriez doubler les heures du jour et de la nuit, malgré que la Gasconne doit vous éveiller souvent.

Ayez la bonté de m’écrire deux mots dans un moment que votre fille vous laissera tranquille, pour me tenir au courant de votre santé à tous, maintenant que la famille a augmenté d’une si grande pièce. Soyez heureux tous. Ch

Chopin se sentait mortellement atteint, quoiqu’il cachât la situation à ses amis. Déjà le 25 juin, il avait mandé sa sœur Louise. Il attendait que l’Empereur autorisât celle-ci à venir le soigner. Sa dernière agonie allait commencer. Solange fut une des personnes qui recueillirent son dernier soupir, le 17 octobre 1849.


IX

Rien ne reste, avons-nous dit, de la correspondance échangée en 1849 et 18S0 entre George Sand et sa fille. Nous l’avons au contraire, sinon entière, en tout cas très abondante de part et d’autre, pour les années 1851, 1852, et les suivantes[39].

Les premiers mois de l’année 1851 s’écoulent gaîment, sans incident notable. Les rapports sont très affectueux. George Sand, occupée de théâtre, par le fréquemment de cette Claudie[40], que le Théâtre-Français a reprise le 1er  juillet 1904, lors des fêtes du Centenaire, avec un succès éclatant. Solange se laisse emporter au tourbillon de la vie parisienne. Elle reçoit des écrivains à dîner, soupe chez Arsène Houssaye avec des comédiens ; elle a chevaux, voiture, cocher anglais ; entre temps, elle projette de partir pour Nohant « avec son bataclan. » Clésinger, médaillé de première classe en 1848, décoré en 1849, artiste en vogue, fait des tournées à Londres, et travaille, à ses momens perdus, à la statue de sa belle-mère. Il professe pour elle, outre l’admiration de naguère, une reconnaissance et une affection véritables.


George Sand à Solange.

13 février 1851.

Tu me dis toi-même que tu as monté à cheval le lendemain d’une fausse couche. Que veux-tu qu’on dise et qu’on fasse à cela ? Si Nini se jetait exprès dans le feu, tu verrais si tu prendrais la chose philosophiquement.


A la même.

23 mars 1851.

Nous sommes dans de grands remue-ménage aujourd’hui. Il y a une très jolie salle de spectacle à La Chaire, et une troupe de comédiens pas trop mauvais et assez honnêtes gens. Nous leur avons fait étudier et jouer Claudie sur le théâtre de Nohant. Bocage est arrivé hier soir et joue avec eux ce soir le père Remy sur les planches de La Châtre. Ils sont venus encore répéter avec lui ici ce matin. C’est l’éternel Roman comique, les éternels types de La Rancune, Destin, Mlle de l’Étoile. Il n’y manque pas même Ragotin, l’amateur, le galant et le mystifié. C’est le gros Magnard qui prend ce rôle, excellent homme d’ailleurs et pas rageur comme Ragotin, mais bouffon dans sa galanterie avec les comédiennes de province. La Châtre est à l’envers. Tout est loué, même les places à 3 francs ! Beaucoup feront une maladie d’avoir déboursé pareille somme. C’est une gracieuseté et une charité de Bocage pour ces pauvres cabotins. Ils ont réellement très bien joué ici. Nous avions une vingtaine de paysans dans notre public. Ils riaient comme des fous aux endroits les plus pathétiques. On se retournait pour les faire taire, et on les voyait tout en larmes. C’est très drôle, l’effet de l’émotion scénique sur ces braves gens. Ils pleurent; mais comme ils savent que c’est pas vrai, ils rient de ce qu’ils pleurent. On dit que les nègres font de même. Et pourtant, ceux-ci ne sont pas des nègres. Ils sont diablement fins.


A la même.

13 avril 1851.

...Rachel se plaint beaucoup de ton mari. Elle dit qu’il lui a demandé 15 000 francs de chaque buste. Je ne te garantis pas qu’elle ait dit cela, mais on le lui fait dire, et je suppose que c’est faux ou exagéré. Je ne t’en parle pas pour te dire un cancan, ni pour donner blâme ou conseil à ton mari. Je te dis à toi, s’il y a quelque chose de vrai dans tout cela: tâche donc d’obtenir de ton mari qu’il fasse toujours un prix d’avance, et qu’on s’y tienne de part et d’autre. Il s’est presque toujours disputé et brouillé avec les gens qui lui ont fait faire des travaux particuliers. C’est fâcheux, qu’il ait tort ou raison dans les différends. On lui fait la réputation d’un artiste très exigeant et avec lequel il faut plaider ou se quereller...

... J’ai fait un Molière que Bocage va jouer aux boulevards. Nous le jouerons ici en attendant. On a joué Claudie à La Châtie avec un grand succès. J’y ai assisté à cause de Bocage. On m’a applaudie beaucoup quand je suis entrée dans ma loge, car il y a maintenant des loges et le théâtre est très joli. J’avais envie de les prier de me laisser tranquille, eux qui voulaient me pendre il y a deux ans. On ne comprend rien aux caprices de ce bas monde, et le mieux est de ne pas s’en occuper.


Solange à sa mère. (Réponse.)

Avril 1851.

… Je voulais tous les jours t’écrire, et puis, comme je suis dans une veine de plaisirs et de dissipations, je n’en trouvais jamais le temps. Ne t’inquiète donc pas de moi quand je n’écris pas. C’est la meilleure preuve que je me porte bien. Quand on souffre, on donne de ses nouvelles, pour avoir le soulagement de se plaindre. Il n’y a que les héros de roman ou les grands hommes de l’antiquité qui aient su souffrir et se taire. Je ne fais point partie de ces deux catégories, ainsi ne t’inquiète pas de mon silence. Quand j’aurai le moindre bobo, n’aie pas peur, je t’en ferai part immédiatement.

Je ne demande pas mieux que d’aller passer quelques jours à Nohant avec Nini, si tu viens à Paris et si mon mari se trouve reparti pour Londres, car je ne voudrais pas le laisser seul ici. Je profite de ce qu’il est là. Il est revenu de Londres couvert de beaucoup de lauriers, de complimens, et d’un peu d’argent. La Reine a daigné admirer elle-même la Bacchante ; et, quand la Reine admire là-bas, tout le monde admire. Pendant que Clésinger était à Londres, le gouvernement lui a fait une commande de 25 000 francs.

A propos d’argent, Rachel est une farceuse avec ses 15 000 francs par buste. Elle était convenue de 5 000 francs par buste ; et, quand il a fallu payer, elle a tant chicané qu’on lui a laissé les deux pour 8 000 francs. Judith disait à propos d’elle : « Moi, je suis juive ; mais Rachel est Juif. » Je doute que Rachel ait dit cela. Après tout elle en est bien capable ; ce qui ne l’empêche pas de venir souper et rire avec nous de temps en temps. Rachel n’est pourtant pas méchante sans motif, et elle n’a pas à se plaindre de nous, au contraire… Et puis, d’ailleurs, qu’importe un cancan de plus ou de moins ? On dit tant de mal de tout le monde ; on éreinte tous les jours son meilleur ami. Consolons-nous donc tranquillement en n’y pensant plus, et appliquons-nous tout bonnement ces mots de Voltaire : « Il faut toujours que ce qui est grand soit attaqué par les petits esprits. » En créant l’homme, Dieu n’a pas dit qu’il devrait être étouffé par sa modestie. D’ailleurs, qu’est-ce que la modestie ? C’est le doute de soi-même, c’est la conscience de son impuissance morale ; l’homme vraiment fort, ne doutant pas de lui-même, ne doit pas être modeste.


George Sand à Solange.

Printemps 1851.

Ta vie est très fantastique, ma chère grosse, et, plus elle va, moins j’y comprends. Ce n’était pas la peine de faire tant de romans pour me voir dépasser dans l’invraisemblable par le roman de l’existence que tu mènes. J’ai ri de ta lettre [cette lettre est perdue], elle est bien drôle, mais prends pourtant garde à tes plaisanteries par lettres : on les décachette si souvent !

Tout en riant, je suis triste de ne pouvoir t’arranger une autre manière d’être. Si ça t’amuse, et Dieu le veuille, c’est moi qui ai tort dans mon jugement.


Solange à sa mère.
Fin mai 1851.

J’irai te voir dans huit ou dix jours, peut-être mardi prochain, c’est-à-dire de demain en huit. Ce beau temps à Paris me rend triste comme une miette de pain dans un bonnet de coton. Et puis, depuis que tu es partie [George Sand avait touché barres quelques jours à Paris pour les répétitions de Molière], les journées me paraissent d’une longueur extrême. Quand on demande à Nini où est grand’maman, elle répond : « Grand’maman est patie dans le beau jadin chercher des joujoux à Nini. »

…Au revoir, ma chérie. Je t’embrasse du fond de mon cœur, et Nini en fait autant. Mon mari te remercie et te serre la main. La statue[41]a manqué de s’écrouler hier. Le fauteuil a faibli par les jambes ; mais on est arrivé à temps pour te porter secours, et tu es intacte. Alexandre Dumas a eu l’idée de faire une souscription pour t’offrir cette statue en marbre. M. de Girardin, le comte d’Orsay, Dumas et le vieux roi Jérôme se mettent en tête.


A la même.
Début de juin 1851.

Ma mignonne, mon mari est parti hier pour Londres [second séjour de Clésinger en Angleterre dans cette année 1851] ; et moi je peux d’autant moins quitter Paris que ce sacré ministère n’a pas encore regorgé son argent. Tout cela m’ennuie fort, car je ne pourrai aller te voir avant 15 jours. Et puis, ce beau temps est désespérant à Paris. Cela me rend triste et grognon comme tout d’apercevoir le soleil et la verdure dans mon Meissonier de jardin. Je monte à cheval à 7 heures du matin pour me rafraîchir les idées, mais je ne trouve au bois de Boulogne que poussière, et imbéciles en pantalons nankin. Je prends des bains dans une baignoire pas toujours propre, à l’ombre de deux robinets en cuivre. Je me roule avec Nini sur un tapis vert et rouge qui, malgré ma bonne volonté, ne peut pas me faire l’illusion d’une prairie émaillée de coquelicots. Quand je fais bondir Bébé [sa chienne] dans mon vaste jardin, elle m’écrase mon pied d’œillet ou me bouscule mon unique rosier. Je mange à regret, et je boude si fort en dormant que je m’en réveille la nuit. Enfin, je suis la femme la plus malheureuse des cinq parties du monde, y compris l’Océannie.

…Si tu m’envoyais le rôle que tu me destines, je l’apprendrais ici et serais aussi avancée que vous en arrivant là-bas. Je demande un rôle de gamin, ou d’Armande Béjart, ou de muet qui ne retrouve pas la voix, s’il y en a. Je pourrais bien aussi remplir celui du domestique qui fait entrer beaucoup de monde chez M. le marquis.


George Sand à Solange.

9 juin 1851.

Eh bien, ma mignonne, te voilà donc retardée indéfiniment ? Si ce n’était que l’argent de ton petit voyage qui te manque, je te l’enverrais de suite ; mais tu as des comptes à régler, dis-tu, et je suis à sec comme Molière m’a laissée… Hâte-toi donc, si tu peux…

Rien de nouveau ici, je crois qu’il n’y a nulle part une vie plus monotone et plus paisible. Moi, je m’y plais. Mon âge et mon travail en ont besoin. Nous étudions nos rôles pour la pièce en question. Je suis en quête et j’ai bien peur d’en être réduite à la faire moi-même, ce qui ne m’amuse pas, car je suis détestable. Si ce n’était que la question de s’embêter deux heures pour faire amuser les autres, cela me serait bien égal. Mais quand je suis forcée de jouer un long rôle dans mes pièces, mon but, qui est de voir, n’est pas rempli. J’ai la tête dure comme un vieux pavé, pour apprendre par cœur, et j’ai tant à me préoccuper de ma mémoire que je ne juge plus bien mon rôle. Tu auras deux autres rôles à choisir si ça t’amuse. Si ça ne t’amuse pas, ces rôles-là seront facilement remplis par d’autres.

… Je voudrais que la souscription dont tu m’as parlé réussît, et qu’elle rapportât une bonne somme à ton mari. Mais je crains de n’avoir pas assez d’amis pour former une grosse liste ; et, dans ce cas-là, il ne faudrait pas que l’on mari se mit dans des dépenses pour cette statue. Il pourrait la garder en plâtre pour des temps moins anti-socialistes, c’est-à-dire probablement quand je ne serai plus de ce monde.


A la même.

12 juin 1851.

Je vais m’armer de patience, ma mignonne, puisque tu me promets que je n’y perdrai rien. Mais je m’afflige de te savoir enfermée à Paris quand il fait si bon sous les arbres. Nous avons été hier à la forêt de Saint-Chartier. Je pensais à toi, qui aimes tant les mauvais chemins. Celui-là ne laissait rien à désirer. Nous avons rencontré pas mal de serpens : Manceau n’en a plus peur[42], depuis qu’il porte toujours une pierre infernale et de l’alcali dans sa poche. Nous en avons tué un, qui certainement n’avait pas de mauvaises intentions, mais on a un préjugé contre ces pauvres bêtes. Nous avons aussi rencontré deux crapauds, de ces crapauds respectables qui ont peut-être deux cents ans et que leur ventre empêche de marcher. Lambert les a caressés à grands coups de bâton sur le dos. Cela paraissait les chatouiller agréablement et ils faisaient les yeux en coulisse. A propos de crapauds, nous avons trouvé une jeune première qui ressemble à une petite grenouille, ce qui ne l’empêche pas d’être très jolie. Je crois qu’elle sera intelligente, elle n’est pas timide du tout et ne recule devant rien. Mme Duvernet prend l’autre rôle de jeune femme. Il reste une mère qui n’a que peu de chose à dire et que je ferai, à moins que ça ne t’amuse de mettre une perruque poudrée et des paniers. Dans ce cas-là, tu seras assez à temps dans quinze jours, car tu apprendras ce rôle en une heure… Maurice est effrayé de faire un amoureux. Il est comme toi et comme moi aussi ; la tendresse et les larmes de convention, sur les planches, ne lui viennent pas du tout. Mais il est le seul dont la tournure aille au rôle, tant pis pour lui. On a rejoué avant-hier, pour faire débuter la jeune première, une de nos anciennes improvisations, revue et corrigée, Pierrot comédien. Te souviens-tu que tu faisais le rôle de Valère, le jeune fils de la baronne dévote chez qui débarquent des comédiens ? Tu étais un bien joli amoureux, pas amoureux du tout.

… Voilà toutes les nouvelles de Nohant. Marquis [le chien] est tondu, Palognon [Villevieille] dessine, Lambert peint, Manceau grave, Maurice fait un peu de tout. Moi, je fais des chapeaux de paille, à la veillée. Je t’en ferai un quand tu seras ici, et que je pourrai te l’essayer à mesure. Bonsoir, etc.


Enfin Solange arrive. La gaîté reprend de plus belle à Nohant. On joue la comédie, on se promène, on bavarde. Nini emplit le vaste escalier des éclats de sa joie enfantine. Mais cela ne dure qu’un instant. Un matin, George Sand apprend que Solange a « décampé » subitement, et décampé seule. En même temps on lui remet le billet suivant griffonné au crayon :

Ma chérie, décidément je pars. J’aime mieux cela. Le style ne fait aucun effet sur mon mari. Et puis j’aime mieux juger par mes propres yeux. Je veux savoir si c’est un caprice, ou si réellement il a besoin de moi pour quelque affaire, ou s’il est malheureux sans moi. S’il ne s’agit-que de cancans, je reviendrai de suite. Adieu, ma mignonne, ou plutôt au revoir. Je te confie la santé de Nini et je charge Manceau de la conduire tous les matins. Elle s’est éveillée, cette nuit, pour dire : « Gentille grand’maman ! »

SOLANGE CLESINGER.

Solange ne devait pas revenir tout de suite. Que s’était-il passé ? Le mari, retour de Londres, avait-il recueilli une médisance qui avait éveillé sa jalousie ? Et Solange, qui tenait encore à son mari, avait-elle tout quitté sur une lettre inquiétante ? Il est fort probable. On devine l’émotion de la mère.


J’ai été douloureusement surprise en apprenant ce matin que tu étais partie, et partie seule. Je n’aime pas qu’une jeune femme comme toi s’en aille seule par les voitures publiques, et j’aurais voulu que Varennes [le vieux docteur] t’accompagnât, puisqu’il était venu ici pour toi. Je ne voudrais pas non plus être chargée longtemps de Nini de cette façon. Elle est gentille et adorable, mais enfin je ne connais pas sa bonne, et je n’ai pas d’autorité sur elle. Si elle ne gouvernait pas bien l’enfant, je n’aurais pas le droit de lui rien commander comme je le ferais si c’était une personne à moi.

… Je ne sais si je dois espérer que tu reviennes faire ton mois de campagne ici. Je ne comprends rien à ce qui arrive, et je jurerais qu’on a inventé les prétendus cancans faits à ton mari. Rien n’a pu sortir d’ici, parce qu’ici autour de moi il n’y a que des gens qui me respectent, et toi par conséquent. Et puis, parce qu’il n’y a rien, rien à dire sur des promenades où je suis toujours, ou bien Varennes et autres vieux ; et encore moins sur des baignades où nous sommes tous babilles de la tête aux pieds d’une manière qu’on pourrait dire exagérée. Je comprends seulement que ton mari s’ennuie loin de toi. Je désire bien qu’il ait le courage de te laisser revenir ; mais, s’il ne l’a pas, je ne te demande pas d’insister, car il est certain que l’affection d’un mari qu’on aime est la meilleure chose à conserver. D’ailleurs, cela ne me fâche pas, moi, et tu es sûre de me retrouver quand tu pourras revenir sans le priver et sans l’affliger… Les mamans ne sont pas jalouses, et elles savent qu’il faut céder aux maris. Je t’embrasse mille fois. (Fin juin ou début de juillet 1851.)


Ce ne fut cette fois qu’une alerte. L’ombrageux mari, radouci par l’arrivée de sa femme, écrivait à George Sand, le 22 juillet :


Ma chère mère, tout heureux de l’arrivée soudaine de Solange, je pense cependant plus à son bonheur qu’à moi-même. Je désire et vous demande de vous la ramener moi-même, car elle est bien jeune pour voyager ainsi toute seule.

Je vous remercie de cette bonne lettre que vous venez de lui écrire ; cela dédomage bien des sottises et des jalousies que le monde invente. Dès que mes affaires seront débrouillées, Solange pourra vous rejoindre, et moi je me remettrai au travail avec plus de courage que jamais.

Adieu, ma chère mère, je n’ai pas besoin de vous recommander ma petite fille, mais je vous remercie de votre tendresse pour elle. Du courage, et bien des choses à Maurice.

Le sculpteur CLESINGER.


Une ou deux semaines se passent. Nini est ramenée à sa mère, superbe de santé, sauf une égratignure à la joue. L’enfant est tombée dans un buisson de roses, et celles-ci, « jalouses de Nini, » dit George Sand, l’ont griffée. La grand’mère se sépare d’elle avec chagrin. « J’aurai un réveil triste demain eu ne la voyant pas défaire ses souliers sur mon lit. » Elle a déjà observé son caractère ; elle fait des remarques sur son régime. Mais sa fille va l’inquiéter aussitôt. Solange est malade. « Pas plus tôt de retour ici, me voilà par terre. J’ai besoin d’un régime excitant et de secousses, à cause de mon tempérament chlorotique et endormi (5 août). » On lui ordonne le cheval. Elle monte en homme, ce qui lui vaut les admonestations énergiques de sa mère. Là-dessus, fausse couche de trois mois. « Il paraît que j’étais enceinte lorsque j’ai été te voir à Nohant. Je ne m’en doutais guère pourtant. Toujours est-il que je suis au lit pour quelques jours, et fort embêtée (19 septembre 1851). »

« Embêtée, » Solange l’était de toutes façons. Le vide de cette existence commençait à lui peser. Son esprit inoccupé, son cœur sans aliment, criaient famine. L’ennui, d’abord, s’empare d’elle. Elle voudrait s’occuper, le courage lui manque. Comment s’y prendre ? Elle a des habitudes et des goûts de princesse. Et les embarras du ménage recommencent. Et le mari, jusque-là assez attentif, découvre peu à peu sa vraie nature, intempérante, brutale, grossière ! Des allusions voilées percent d’abord ; puis la tristesse, puis le désespoir, le cri d’appel vers sa mère. Cette fois, c’est la crise prévue et redoutée (août-octobre 1851).


X

— 14 août : Je donnerais bien deux sous pour savoir écrire et avoir du talent. Cette réflexion arrive à propos de bécasse, parce que je ne sais rien faire et que je m’ennuie. — 25 août : Je t’assure, ma chérie, que mon régime n’est pas du tout fantastique ; c’est ce régime-là qui me sauve ; sans lui il y aurait longtemps que l’on m’aurait trouvée suspendue à l’espagnolette de ma fenêtre. Ah ! l’ennui ! Tu me dis de travailler. Est-ce que j’ai du talent, est-ce que je sais faire quelque chose ? et, quand je le saurais, le pourrais-je dans ce moment-ci ? Voici ce qu’un auteur, qui ne manque pas d’un certain mérite, dit dans un livre intitulé les Lettres d’un voyageur : « L’ennui est une langueur de l’âme, une atonie intellectuelle qui succède aux grandes émotions ou aux grands désirs… Ni le travail, ni le plaisir ne sauraient le distraire, etc. » — Septembre : Je ne demanderais pas mieux que de travailler, si je savais par quel bout m’y prendre, et si j’avais un Delatouche pour me dire : C’est mauvais, il faut faire autrement. Les raisonnemens ne m’ennuient jamais quand ils viennent de ceux que j’aime ; et les observations, quand même je les conteste, n’en font pas moins leur effet lorsqu’elles sont justes.


George Sand à Solange.

15 septembre 1851.

Tu me disais dernièrement que tu essayerais de travailler si tu avais un Delatouche. Tu trouveras conseil et amitié partout ; et, pour mon compte, je te serai un Delatouche plus bénin, je t’en réponds. Tu devrais, de temps en temps, t’exercer pour toi-même à résumer tes réflexions, tes impressions, etc.) [Suivent les conseils les plus précis, les plus pratiques. Comment George Sand vient de découvrir Bossuet, dont la beauté l’a « épatée[43]. »]

En résumé, à ton âge, on a déjà un grand fonds dans l’esprit. Mais il est flottant, parce qu’on n’a pas la forme. C’est le chaos, où tous les élémens de la création existaient bien, mais qui n’était, comme dit Ovide, que rudis indigestaque moles… Quand la forme est venue, on est tout surpris de voir ce que le fonds produit, et on se découvre soi-même après s’être ignoré longtemps. On s’en veut alors pour le temps perdu, et on ne trouve plus la vie assez longue pour tout ce qu’on voudrait tirer de soi. Avec ou sans grand talent, avec ou sans profit d’argent, avec ou sans réputation, n’est-ce pas un immense résultat obtenu, une victoire sur les ennuis, les déceptions, les langueurs et les chagrins de la vie ? La vie ne peut pas changer pour nous et autour de nous. Tous, nous sommes condamnés à en souffrir plus ou moins. Mais nous pouvons agir sur nous-mêmes, nous nous appartenons, nous pouvons nous transformer, nous fortifier, et nous faire, du travail et de la réflexion, une arme ou une cuirasse. Moi, je crois que tu aurais facilement du talent, et que le goût du talent te créerait l’habitude de la réflexion. Eh bien, la réflexion nous suit et nous occupe partout, à cheval comme à pied, dans le monde comme dans la solitude. Tu ne t’ennuies que parce que beaucoup de réflexions t’oppressent sans se coordonner, et cela le donne quelquefois des apparences d’irréflexion qui trompent sur ta véritable nature. Je t’ai vue, enfant, parfois si grave et si avancée, que jamais je ne croirai que cela doive aboutir à faire de toi une lionne. Cela peut t’amuser huit jours, et arriver vite à te lasser singulièrement.

Ne prends pas tout cela pour un sermon, et n’en garde que ce qui t’ira et te paraîtra juste. Si tu essaies de ranger quelques réflexions, ou un récit ou n’importe quoi sur un bout de papier, envoie-le-moi, et je ne te dirai pas c’est mal ou c’est bien, mais : voilà ce que tu voulais dire et tu ne l’as pas dit, ou bien : tu as dit là-dessus plus que tu n’en penses, car cela arrive souvent quand on tâtonne. Ton affaire, si tu t’y mets, c’est, je le répète, de chercher la forme pour commencer. Si je te montrais mes premiers essais, cela te ferait bien rire, et te donnerait grand courage.


À ces conseils précis, directement sollicités, Solange ne répond qu’avec mollesse. Et là-dessus la mère redouble d’avertissemens pénétrans, d’encouragemens virils et généreux :


Je te rabâche qu’il faut t’occuper, mettre moins de ta vie dans des choses frivoles qu’un rien peut détruire, tandis que le travail est toujours comme une main rude, mais fidèle. Au reste, que veux-tu ? La jeunesse est certainement un âge de souffrance. On ne peut pas se persuader que certains rêves sont des rêves ; et si tu te creuses la tête autant que j’ai fait à ton âge, tu n’as pas fini ! Je n’ai vraiment commencé à pouvoir vivre que le jour où j’ai travaillé pour vivre. Il y a toujours aussi un certain bonheur domestique qu’on se fait à soi-même selon les conditions où cela se trouve ; car c’est fort varié, les caractères et les existences ! Tu m’as dit toujours que l’on mari t’aimait et tout le monde me l’a dit. Ta Nini est charmante et pousse bien. C’est quelque chose. Tu n’es pas laide, tu n’es pas bête. Tu te porterais bien si tu voulais t’en donner la peine. Les plus grands malheurs d’une femme, tu ne les éprouves donc pas. Le reste, c’est, comme dit Hyacinthe, une affaire de goût, en parlant de la cinquième partie du monde, on n’y est pas forcé. C’est une oasis enchantée qu’on voudrait bien découvrir, mais où les voyageurs n’ont encore trouvé que des serpens et des sauvages.

Si tu as quelque peine intérieure où je puisse te donner quelque force intérieure, dis-la-moi. Si tu sens que ce que je te dirais ne servirait à rien, tâche de la réduire toi-même. Tu n’es pas expansive en général. Tu as peut-être raison. Se confier seulement pour parler de soi ne sert qu’à nous amollir.


Même langage, approprié à une nouvelle circonstance, dans une très belle lettre du 19 octobre (citée en partie par M. Doumic). Mais cette ferme sagesse révolte la jeune femme. Elle proteste avec colère :


Tu dis que la jeunesse est l’âge de la personnalité ! Certainement, et c’est bien juste. D’abord, parce que… [ici une ligne coupée] sauf beaucoup d’exceptions, la vieillesse est en général l’âge de la sécheresse et de l’égoïsme. Et puis, parce que jeunesse oblige. C’est-à-dire qu’il faut absolument être heureux pendant qu’on est jeune. Sans cela, quand donc le sera-t-on ? Le bonheur ! Mais je l’envisage comme le droit le plus sacré de la Jeunesse… — Le devoir ? un de ces grands mots, vide de sens… ; — la vertu ? une fameuse duperie, etc.


Toute la lettre est sur ce ton. Parfois, cependant, l’accent change. C’est de la vraie douleur qui s’exhale. Solange est atteinte au fond. Et elle implore du secours :


L’amour n’est-il donc que l’expression d’un désir, et l’amitié qu’une habitude ? Ah ! dis-moi, toi qui as le double de mon âge, à quoi faut-il croire ? qui faut-il donc aimer ?

Il faut t’aimer, n’est-ce pas, ma chérie, il faut aimer Jeanne ? Ah ! je vous aime toutes les deux de toutes les forces de mon âme, comme je n’aime personne au monde. Mais Jeanne a deux ans, et toi tu es à 60 lieues de moi. Et, en attendant, le chagrin me ronge, et je dévore mes larmes dans mon coin, honteuse d’avoir la faiblesse de souffrir et de ne savoir me taire. Non, je ne puis te le dissimuler, je souffre horriblement, et, si je me connais bien, j’en ai pour longtemps encore. Le chagrin chez moi n’est ni violent ni emporté, mais il est profond et de longue durée. Ah ! console-moi donc, ma chère mère ! De quoi, me diras-tu ? D’avoir un cœur et de vouloir aimer.

Voilà quatre pages bien longues, bien confuses, bien lourdes, bien tristes. Eh ! mon Dieu, on endure tout de ses enfans : il faut bien pleurer avec eux quand ils souffrent, comme on rit avec eux quand ils sont gais. Cette semaine [le 17] est l’anniversaire mortuaire d’un être qui a souffert aussi, de notre pauvre Chopin. Qu’il était bon, celui-là ! et qu’il était dévoué et tendre !

Quand viens-tu à Paris, ma mignonne ? Qu’il me tarde de te voir ! Écris-moi, dis-moi que tu m’aimes, et que quand tu souffrais, autrefois, ma présence te consolait. Adieu, embrasse Maurice pour Nini et pour moi ; à toi, Solange… Mardi. [Vers le 15 octobre 1851].


De tels accens ne pouvaient laisser une mère insensible. Nous voyons son inquiétude croître de billet en billet. Elle appelle Solange à Nohant, pour « causer. » Le 5 novembre, elle écrit à Poney :

Solange est venue ici passer quelques jours avec sa fille. La petite est ravissante. Solange n’est pas heureuse. Son mari est fou à moitié, et elle n’est pas du tout souple. Je ne sais si cette union ira loin, et, comme vous pouvez croire, je suis bien triste.


Ainsi s’achève l’année 1851 qui s’annonçait si brillante.


XI

Les années 1852, 1853, 1854 sont remplies par les démêles de Solange avec son mari. George Sand avait bien prévu. C’était déjà la désunion, ce fut bientôt la brouille, puis les procès. Le mari et la femme vivent sur le pied de deux ennemis, tantôt s’épiant pour se surprendre en faute, tantôt se harcelant d’exploits d’huissier, tantôt se prêtant à quelque raccommodement boiteux dont les clauses sont tout de suite-violées ; et les hostilités recommencent. Tout cela est fort oiseux à raconter, et parfois répugnant. Disons vite que Clésinger semble avoir eu presque tous les torts, du moins jusqu’en mai 1854. C’est lui qui est responsable de la vie de bohème que mena le ménage dès le début, situation qui s’aggrava lorsque l’avènement de l’Empire eut exalté chez Clésinger la folie des grandeurs. Il voulait faire figure aux Tuileries, ne rêvait que projets gigantesques, escomptait et dévorait d’avance les sommes que ces projets lui rapporteraient, lâchait la bride à tous ses instincts de désordre. Il avait un atelier, mais rarement un appartement. Sn femme, privée du strict nécessaire pour entretenir un ménage, n’était guère soutenue, à la lettre, que par les subsides de Nohant et par ceux plus irréguliers, mais cependant effectifs, envoyés de Guillery par son père. Comment s’étonner que Solange ait demandé la séparation dès le début de 1852, et que ce soit elle, deux ans durant, qui ait attaqué son mari ? Elle désarme d’ailleurs fréquemment aussi, soit lassitude, soit prudence ; car les colères de Clésinger sont effrayantes. Au chevet de son beau-père mourant, elle renonce à ses poursuites, et le brave homme expire en la remerciant. Mais Clésinger ne tient pas ses promesses. De là, rupture, procès en restitution de dot. Clésinger reconnaît qu’il doit au moins à Solange la rente des 50 000 francs restans sur la vente de l’hôtel de Narbonne ; mais il réclame l’enfant. Alors commence cette lutte pour l’enfant qui est l’épisode poignant de cette histoire, le seul qui mérite de nous attacher, à cause des souffrances de la mère et de la grand’ mère durant cet atroce débat, et de la catastrophe qui le dénoue. Mettre Nini en sûreté, disputer Nini au tribunal, la préserver d’un enlèvement, la cacher, telle est l’unique préoccupation des deux femmes, au milieu de quelles alertes !


Solange à sa mère.

avril 1852.

Mon mari est un fou… s’il en fut jamais… Je consens de tout mon cœur à ce que l’enfant te soit remise. Toi ou moi c’est la même chose. Mais je ne veux à aucun prix la lui confier deux mois par an… A présent, elle est trop jeune pour être abandonnée à un pareil homme qui la laisse manquer de tout. Plus tard, ce sera une jeune fille. Et il sera tout aussi dangereux de la laisser à un homme aussi grossier, aussi cynique, un homme qui a de pareilles relations et qui ne respecte rien au monde…


Pendant ces tiraillemens, Nini faisait la navette entre Besançon (chez les beaux-parens de Solange) et Nohant. Après une absence un peu prolongée, elle ne reconnut pas sa mère, et ne s’apprivoisa qu’à la longue avec elle. Ce fut pour Solange un premier coup de poignard. A Nohant, du moins, on entretenait le souvenir de la maman absente A peine est-elle tranquille, nouvelle alerte : « Cache Nini ! envoie-la au Coudret, » écrit-elle à sa mère, le 25 août. Clésinger parle de l’enlever. George Sand met Nohant en état de défense ; elle mobilisera, s’il le faut, les pompiers de Manceau ; si Clésinger veut user de violence, il est sûr de trouver à qui parler.

La correspondance ne roule plus que sur l’innocente, qui joue, en riant aux éclats, dans le parterre de Nohant. Quels soins aussi, que de sollicitude ! En août elle a la dysenterie. Tout le monde la soigne ; mais, comme elle est la « reine des Ninis, » elle n’accepte sans sourciller son petit clystôre qu’ « à condition que les fleurs et les rubans flotteront à la seringue, et que Manceau sifflera un air pendant la manœuvre. » Elle se remet. Bientôt elle « mord dans la pomme de terre avec délices. » La voilà rétablie. Mais déjà sa mère la réclame, à la faveur d’un accord passager ; car elle a (et cela se comprend) « faim et soif de sa Nini. » George Sand lui répond :


Je garderai Nini autant que possible. La pauvre enfant ne sera jamais si tranquille et si heureuse, tant que cette lutte ne sera pas résolue. Je resterai ici le plus longtemps que je pourrai ; si je ne peux m’en charger à Paris, nous verrons alors.


Cependant il a fallu la rendre à sa mère. La séparation dicte à George Sand ces judicieuses réflexions :


Je travaille à me déshabituer de ma Ninette. Il m’en coûte beaucoup. Mais, si tu ne dois pas la garder et t’en occuper sérieusement, je ne désire pas ne l’avoir qu’en passant, pour en être brusquement séparée tout d’un coup, et la reprendre, la quitter, sans raison majeure et sérieuse. J’ai le malheur de m’attacher aux êtres dont je me charge, et je n’aime pas du tout l’imprévu. Séparée de ton mari, ayant une existence difficile et précaire, il était tout simple que Nini fût dans mon giron. Si vous êtes bien d’accord maintenant, si vous pouvez arranger votre vie pour le calme et la durée, je sais, je sens, que tu dois élever ta fille et l’élever toi-même. Il me semblait, dans l’intérêt de l’enfant, qu’il eût été sage de s’assurer de la situation avant de la reprendre. Si la réconciliation ne se soutient pas, tu vas me rapporter Nini malade, déroutée, irritée, difficile à manier. Si je la reprends alors, ce sera pour un certain temps, j’espère. Je ne veux pas d’allées et venues continuelles.

Le mieux sera de s’entendre, et de donner la preuve de ta raison et de ta sollicitude pour elle en lui consacrant toute ta vie.


George Sand voyait juste. Les lendemains de ces réconciliations étaient terribles. Il se passait alors des scènes si furibondes qu’il fallait à tout prix soustraire l’enfant à de tels spectacles. Après le danger de renvoyer Nini et de « trimballer » Nini, suivant le mot de George Sand, le danger de garder Nini, entre son père et sa mère !


Mon avis, écrit George Sand (fin août 1852), serait de la mettre dans un couvent, même sans espoir de le lui cacher [au père], mais en obtenant qu’elle y fût gardée comme dans un château fort. Il n’y a que les couvens cloîtrés qui soient de véritables citadelles. Celui des Anglaises était inabordable ; et, grâce à l’étendue des jardins, j’ai vécu trois ans sans sortir, et sans en mourir, bien qu’ayant parfois le mal du pays, chose qui n’est pas à redouter pour Nini. Il faudrait donc qu’une personne du monde, et pieuse, fit cette démarche sans te nommer, et sût s’il y a un couvent dans Paris qui veuille prendre une enfant de trois ans et demi, on peut dire quatre, et ne la laisse voir qu’à sa mère et à sa grand’mère, ou à son père, derrière la grille. Va donc consulter là-dessus M. de Belleyme [le magistrat qui présidait à leurs débats]. Dis-lui que je m’offre à prendre sur moi la responsabilité de lui dire, s’il le permet : « Oui, j’ai soustrait l’enfant au père et à la mère pour qu’il ne fût pas le témoin et le souffre-douleur d’emportemens. dont la mère était impuissante à la défendre. Je l’ai caché. Au jour de la décision des tribunaux, je le rendrai à qui de droit, mais pendant la lutte je l’aurai protégé comme c’est mon devoir. »


A la même.

8 septembre [1852].

Tu me parais plus incertaine que jamais, et je vois qu’avec toi il faut vivre au jour le jour. Tu vas au couvent, tu n’y vas pas. Si tu pouvais faire en même temps les deux choses les plus opposées l’une à l’autre, tu aurais résolu le problème de ta cervelle.

Moi, je suis pour le couvent[44]. Le mot, sinon la chose, nous sauve des cancans, et on y est libre en tout ce qui est raisonnable. Mais s’il y faut des ressources que tu n’as pas, je ne sais comment tu trancheras la difficulté. Peut-être que tu t’exagères la cherté de cette retraite, pour te dissimuler la répugnance qu’elle te cause. On ne sait jamais rien de certain avec toi, et te conseiller est la chose la plus impossible ou la plus inutile du monde.

Nini va bien. Pauvre Nini ! Elle serait charmante, si elle pouvait vivre toujours dans des conditions faites pour son âge, et avec une personne exclusivement occupée d’elle. Mais que faire ? Pense à sa sûreté. Je vois qu’à cet égard tu ne décides rien. Tu dis toujours : je la reprendrai, mais si c’est pour 4u’on te l’enlève au bout de 24 heures, ce n’est pas la peine.


A la même.

21 septembre 1852.

Nini se porte comme un charme, et elle n’est pas reconnaissable pour le caractère. Elle est même gentille avec Solange [la bonne] et il n’y a plus de colères à présent que tous les 4 ou 5 jours, et très peu. Solange aussi apprend à la gouverner avec calme et raison. Avec moi la ninette est ravissante. Son sommeil même est devenu assez raisonnable. Ses nerfs se calment. Elle s’est remplumée… Elle est plus jolie que jamais. Elle parle de toi souvent, mais elle n’a pas de chagrin, et croit toujours que tu reviendras demain. Elle fait des progrès étonnans de compréhension, et se livre à la description du jardin, des fleurs, du soleil qui met son manteau gris, et des étoiles qui ont des pattes d’or, des belles-de-nuit qui s’ouvrent le soir pendant que les mauves se ferment, des vers luisans, etc. Enfin, il n’y a rien de plus gentil que cette petite fille-là.


Pendant ce temps, la malheureuse Solange disputait la possession de sa fille à l’avocat de son mari, Bethmont (qui paraît bien avoir montré de la dureté dans toute cette affaire) ; courait de couvent en couvent pour chercher un asile ; se rabattait ensuite sur une médiocre pension de famille, bref, menait une vie lamentable, entrecoupée d’accès de désespoir. En novembre on lui fait espérer une séparation prochaine :


Dieu le veuille ! mais j’en doute, ce serait trop de bonheur… Le cœur n’est bon qu’à faire souffrir… J’ai fait bravement l’amputation du mien, et j’ai suicidé une à une mes espérances les plus chères, mes aspirations les plus ardentes, mes illusions les plus douces. J’ai une amie très sincèrement pieuse qui voulait me convertir. Je m’y serais prêtée volontiers, si j’avais pensé réussir. Mais j’aime trop à raisonner ou à m’expliquer tout pour avoir la foi, qui est une passion d’instinct et d’aveuglement comme l’amour. La consolation de la religion m’étant refusée, j’ai cherché à m’étourdir ; le travail est le moyen le plus honnête, le plus sûr et le plus durable. Je pense donc sérieusement à travailler. A quoi ? Je n’en sais rien encore. Mais le plus difficile est fait : c’était de vouloir.


Même date [fin novembre].

Je trouve que rien ne peut m’arriver de pire que d’être séparée de ma fille. Ce serait un grand malheur pour elle aussi. J’ai continué à repousser une séparation basée sur cette condition… Ah ! je trouverais cela affreux, qu’elle passât ses premières années sans caresses, sans câlineries, sans ces mille soins inutiles dont sont privés les orphelins et qui font le charme et la poésie de l’enfance. Une enfant qui grandit sans baisers, c’est une plante qui croît sans soleil. Son esprit est triste et son cœur froid, comme la fleur qui s’ouvre à l’ombre est étiolée et sans parfum. Oh ! non, je ne me déciderai jamais à l’élever loin de moi, et le jour où je consentirai à m’en séparer, ce sera pour me tuer.

Au fait, en y songeant, je m’aperçois que le suicide est ma seule religion. Je serais bien malheureuse, si je ne savais pas cette dernière ressource toujours à ma disposition… Est-ce que la vie vaut tant de peines ? Certes non. Ce qui fait que je l’endure chaque jour un jour de plus, c’est que je sens entre mes mains le pouvoir d’y mettre ordre, quand la souffrance sera trop forte et le vase rempli.


La situation, si tragiquement tendue, se détend tout à coup.

Le comte d’Orsay, un des protecteurs officiels de Clésinger, se porte médiateur entre le mari et la femme. Le sculpteur promet une fois de plus d’observer le traité qu’on lui soumet ; Nini rentre au foyer et une fausse paix règne quelques semaines, décembre 1852 à janvier 1853.

La guerre va reprendre de plus belle, le caractère de Clésinger empirant de plus en plus. « Un jour de bon pour quinze de mauvais, » telle est la proportion. Solange poursuit la restitution de sa dot, et menace son mari de la saisie. Clésinger, de son côté, avait essayé peu auparavant de se faire une arme contre Solange des lettres de sa mère. Il inaugurait, ainsi le système qu’il continuera plus tard. Mais George Sand avait coupé court à la manœuvre :


Je sais, écrit-elle à sa fille, que Clésinger n’a pas et n’a jamais pu avoir de lettres de moi qui ne fussent très sévères pour lui dans toute cette affaire. S’il les montre en entier, ces lettres dont tu as d’ailleurs la copie, elles ne peuvent remplir son but. Je ne crois pas qu’un avocat qui se respecte (et Bethmont est de ceux-là) se permette de citer une phrase isolée, un fragment approprié aux besoins de sa cause. Ce serait plaider comme les feuilletonistes écrivent. C’est dans ce cas pourtant, dans ce cas seulement, que j’autoriserais Me Duvergier [l’avocat de. Solange] à lui fermer la bouche, la preuve en main.


Ainsi muselé, Clésinger, en dépit de ses violentes bourrasques et d’un notable relâchement de ses mœurs, vécut relativement en famille toute l’année 1853. Nini, tantôt chez sa mère, tantôt à Nohant, embellissait, se développait à vue d’œil. Les deux femmes s’extasient devant ses grâces, citent ses mots.


Elle me tutoie, écrit la grand’mère, avec ravissement (30 mars 1853) ; elle m’envoie paître. Elle jette son bonnet par-dessus les moulins. Tout cela pourtant sans méchanceté ni colère, et d’un air voyou contre lequel il est difficile de garder sa dignité. — (9 février 1854) : Il n’y a de drôle ici que Nini, c’est toute la gaîté de la maison, avec Manceau qui se met tellement à son niveau, qu’elle m’adresse souvent cette question : « Bonne maman, est-ce que je suis encore-plus bête que lui ? » Elle est toujours gentille à croquer.


Solange à sa mère.

Elle dit qu’elle aime sa bonne maman grand comme le ciel et loin comme les étoiles… Elle compose des mots. Elle dit que ses souliers sont trop grands parce que le mesurier s’est trompé ; que le peinturier a mal arrangé les portes, et que le peigneur lui a coupé les cheveux trop courts. Elle demande pourquoi il y a une petite Nini dans les yeux de tout le monde, etc. (6 août 1853.)

Cette enfant adorée, Solange allait malheureusement en compromettre elle-même le sort, en donnant contre elle à son mari une arme redoutable.

Le 3 mai 1854 au soir, Clésinger « pénètre violemment dans la chambre de sa femme, une scène épouvantable a lieu, au cours de laquelle le mari, justement irrité, saisit toute une correspondance accusatrice, et la livre à son avocat en vue d’une instance à suivre[45]. » En même temps il fait disparaître Nini. Clésinger tenait sa vengeance. L’esclandre fut complet. Mais le scandale était peu de chose pour les deux mères auprès du reste. Les lettres effarées de George Sand à Mme Bascans montrent que, de tout un mois, elle ignora totalement ce qu’était devenue sa petite-fille. Clésinger, cependant, brandissait à son tour la menace de la séparation, mais à son profit. Bethmont triomphait. A la réflexion, pourtant, le sculpteur comprit le préjudice que tout ce tapage pouvait causer à un artiste officiel, alors amorcé par l’espérance d’obtenir la commande du monument de Courbevoie[46], une « affaire » de 150 000 francs. Subitement, le 12 août, il rendait Nini à Solange, qui suffoque de bonheur et de surprise. Mais, le lendemain, retourné par son avocat, il arrache de nouveau l’enfant des bras de sa mère, et la place dans une pension de son choix, en attendant que le tribunal prononce sur son sort.

Solange, brisée de tant d’émotions, crache le sang, s’alite, voit la mort de près. Pour la première fois, le remords aidant, la crainte de l’au-delà entre dans son âme. Elle a peur. Un charmant cousin, Gaston de Villeneuve, naguère son ; amoureux timide et transi, a pitié de son désarroi. Très pieux lui-même, il assiste Solange, il la prêche ; il multiplie les voyages de Chenonceaux à Paris, pour battre en brèche de faibles résistances. Il la pousse enfin, doucement, dans les bras du Père de Ravignan. C’était pour Solange l’heure psychologique. Le tact du Père de Ravignan opère bientôt, dans cette âme endolorie, sinon une conversion définitive et profonde, du moins un changement sérieux. Le 12 novembre, Solange annonce sa « conversion » à sa mère. Si ce n’est chose faite, c’est en tout cas chose résolue ; elle y tâchera de son mieux. Les lettres suivantes sont, sinon d’édification pure, en tout cas, d’instructive curiosité. On sent la dualité de nature, le conflit entre l’ancienne Solange qui n’abdique pas son esprit critique et la Solange nouvelle qui voudrait croire, et qui s’applique. « Si je n’arrive pas à croire, ce ne sera pas de ma faute. Dans tous les cas, je pillerai Henri IV pour dire : Ma fille vaut bien une messe. » (18 novembre.) Ceci nous la gâte un peu. Néanmoins, la sincérité gagne du terrain. Solange essuie un premier sermon de sa mère, qui se méfiait, non sans raison ; elle en essuie un autre de M. de Girardin. Elle persiste. Elle est maintenant en retraite, au Sacré-Cœur. Elle approche peu à peu de la « conviction, » en attendant la foi qui transporte les montagnes. Mais elle fait encore bien des restrictions. Elle est « convaincue de la divinité de Jésus-Christ. Ce qui n’a pu m’entrer dans la tête, c’est l’Immaculée Conception, le culte de la Vierge, ainsi que l’infaillibilité de l’Église (3 décembre)… » Cependant ses dispositions morales s’amendent, ce qui est évidemment l’essentiel. Elle songe à Nini, à l’avenir de l’enfant, au sien propre. « Il faudrait un miracle pour que ma fille me fût rendue. Dieu peut les miracles. Mais ai-je mérité qu’il en fasse un pour moi ? Non. » (7 décembre.) Le repentir est sincère, ainsi que la résolution de vivre désormais une « vie nouvelle. »

En attendant, elle se résigne, et place Nini, comme elle-même, entre les mains de Dieu. « Si tu es réellement pieuse, lui écrit sa mère, c’est le moment d’échanger le baiser de paix avec Augustine (sa fille adoptive, Mme de Bertholdi). » Solange donne le baiser de paix ; et la réconciliation, datée d’alors, ne se démentit pas dans la suite. Maintenant elle va faire sa première communion. Elle a choisi, pour cette cérémonie, le jour où le tribunal doit décider du sort de sa fille, le vendredi 8 décembre. Elle communie avec contrition. Mais le tribunal a remis la décision à huitaine. Elle attend, elle espère. Tout à coup, un cri de joie : « Réjouis-toi, ma chère mère ! » Elle apprend qu’elle est séparée, et que le tribunal remet l’enfant à la grand’mère : « Quel bonheur, n’est-ce pas ? quel bonheur inespéré, un vrai miracle ! » (Vers le 15 décembre 1854.)

Et le cri de George Sand répond au sien (17 décembre) :

Quel bonheur, ma fille ! voici de quoi affermir ta foi ! Dieu est venu à notre aide, et, de quelque religion que l’on soit, on sent cette aide-là quand on la cherche et quand on l’implore. Il faut venir tout de suite, mais avec Jeanne. Il faut absolument la tirer de cette sale pension… Il faut…


Il faut, il faut, certes ! mais on ne peut rien avant la signification du jugement, et celle-ci se fait attendre. Solange va voir son enfant, la comble de caresses et de joujoux, tâche de lui faire prendre patience. Toutefois, elle doit renoncer à l’emmener à Nohant pour le 1er janvier. Elle y va seule. Triste joie, sans Nini ! Et, le matin de l’année nouvelle, sous sa porte, elle trouve, comme jadis quand elle n’avait pas été sage, un billet, — quatre vers pauvres de poésie, riches d’affection, — le vœu de la mère tendre :


Pour ma Solange en ce beau jour
J’ai retrouvé tout mon amour,
Puisqu’elle veut être bien sage ;
Pourvu qu’elle en ait le courage I

1er janvier 1855.


Pendant ce temps, Nini est souffrante. Solange retourne en hâte. Il faut la soigner, la guérir, et, sitôt la levée d’écrou accordée, la mettre hors des prises de Clésinger. L’enfant paraît se remettre, dans les premiers jours de janvier. Le 9, Solange écrit qu’elle va bien et peut reprendre ses études. Une magnifique poupée et des perles égaient sa convalescence. Le 10, George Sand adresse à sa fille une lettre lumineuse sur la situation, l’appel possible, l’hostilité tenace de Bethmont, les représailles probables de Clésinger, etc., etc., et elle se rallie à l’idée de placer l’enfant au Sacré-Cœur.


Je ne demande pas mieux, j’en serai même très contente. Ce sera un très bon précédent. Et, bien que j’aie comme soif de ravoir cette pauvre mignonne, je me consolerai d’y renoncer en sachant qu’elle est bien sous tous les rapports et fortement protégée contre tout ce que je redoute pour elle… Présente tous mes respects à ta bonne religieuse, et même à ton père spirituel. C’est quelque chose que de trouver un père, et il n’y a pas à chicaner sur des points de doctrine quand le sentiment est bon. J’aime mille fois mieux que Nini soit élevée dans la croyance à l’Immaculée Conception que dans le mépris de toutes choses, chez les dames dont Clésinger lui-même m’a raconté l’histoire fausse ou vraie. Tant il y a, qu’il méprisait la personne à qui depuis il a confié sa fille. Cela n’est pas rassurant à envisager…

Inutiles prévisions ! Trois jours après, le 13 janvier 1855, Nini mourait, et mourait dans sa sordide pension. Le petit corps était ramené à Nohant, déposé sous le grand if auprès de celui d’Aurore de Saxe, grand’mère de George Sand, et une simple croix de marbre recevait cette inscription : JEANNE-GABRIELLE, FILLE DE SOLANGE, NÉE A GDILLERY, LE 10 MAI 1849, MORTE A PARIS DANS LA NUIT DU 13 AU 14 JANVIER 1855.

Ce coup de tonnerre terrassa les deux femmes. De longtemps la grand’mère ne peut se ressaisir. Elle pleurait tout le long du jour, inerte ; la nuit, elle avait des visions. Elle en a raconté une dans des pages inachevées qui ont vu le jour en 1904 seulement[47]. Elle poursuivait, de son crayon incertain, la ressemblance toujours fuyante de l’enfant disparue[48]. Enfin, au bout de deux mois elle fit l’effort de s’arracher à cette tombe fraîche pour se réconcilier avec la vie sous le ciel italien.

Solange faillit devenir folle, puis tomba dans un morne abattement. Reprise, elle aussi, peu à peu à la vie, elle devait désormais, épouse sans mari, mère sans enfant, laisser flotter son existence aux hasards d’une périlleuse liberté.

Quant à Clésinger, perdu de dettes et menacé de Clichy, il était en fuite.


SAMUEL ROCHEBLAVE.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Histoire de ma vie, IV, 485-486.
  3. La fille de George Sand, p. 71.
  4. Carlowicz, ouv. cité.
  5. Cette lettre, communiquée pur nous à M. Jules Claretie, a paru dans le Temps du 1er juillet 1904. Nous en avons respecté l’orthographe.
  6. Nous induisons ceci de la 9e lettre adressée par Chopin à sa famille, sous la date du 19 avril 1847. Voyez Carlowicz, ouv. cité.
  7. Voyez Corr., II, 362, lettre à Mme Marliani, et la lettre de Chopin précitée.
  8. Le Faune enfant avait été exposé, de même que la Mélancolie, au Salon de 1846.
  9. Cette belle œuvre appartient aujourd’hui à M. Ch. Delagrave.
  10. Chopin, lettre précitée commencée la semaine sainte et terminée le 19 avril : « Quand ils sont tous arrivés à Paris pour faire le contrat, elle n’en a plus voulu. »
  11. Corr., II, p. 361-364.
  12. En se mariant, Clésinger avouait 24 000 francs de dettes. Il ne disait pas tout.
  13. « Je l’ai trouvée très changée, mais froide comme de la glace, et même dure. Elle a commencé par me dire : que si je me brouillais avec mon mari, je pourrais retourner à Nohant ; que, quant à lui, elle ne le connaissait pas… » (Lettre du 10 novembre 1847). — Même note, dans la lettre précédente ; affaires d’argent dans la lettre suivante, et plaintes sur l’abandon où sa mère la laisse (Carlowicz, ouvrage cité). — Doléances identiques, mais d’un ton plus adouci, dans la lettre à Mme Bascans (la Fille de George Sand, p. 57-60).
  14. Carlowicz, ouvr. cité, 3e lettre de Solange à Chopin.
  15. Corr., II, 374.
  16. Ibid., p. 378.
  17. Histoire de ma vie, IV, 422-423. Sur la fortune patrimoniale de George Sand, voyez Wladimir Karénine, ouvr. cité, I, 225-226.
  18. Nous devons tous ces détails à l’obligeance de M. Henry Harrisse, ami de la famille, et qui fut consulté au sujet des réclamations de Solange lors du règlement de la succession, en 1877, après la mort de George Sand. On sait par ailleurs (Souvenirs et Idées, etc.) quel ami précieux M. Harrisse fut pour George Sand de 1866 à 1876.
  19. Lettre de décembre 1848, à M. Simonnet père (inédite).
  20. Lettres manuscrites de Solange à sa mère. Lettres inédites à Dumas, année 1862, etc. Cette rente fut, au début, de 1800 francs ; bientôt après, de 3 000 francs.
  21. Hist. de ma vie, 471.
  22. Même lettre. Carlowicz, ouvr. cité, lettre X.
  23. Cf. Hist. de ma vie, IV, p. 472-473.
  24. Léon Séché, Sainte-Beuve, II, p. 109.
  25. Nous croyons erronée la date que donne M. Carlowicz, automne 1847.
  26. Non seulement à cause du mariage de sa fille, mais à cause d’un accident. A Poney, 21 mai 1847 : « Pendant ce temps-là, j’avais un muscle cassé à la jambe, et il fallait me porter comme un enfant. Je vais mieux. » P. -S. « Pendant ce temps-là aussi, Chopin était mourant à Paris ; et je ne pouvais aller vers lui ! Que de choses depuis ce 1er avril 1847 ! » On voit l’absolue concordance des textes.
  27. D’après une copie communiquée par Mme Maurice Sand.
  28. Ces lettres, que la sœur de Chopin rapportait en Pologne à la mort de son frère, furent arrêtées à la frontière pour être examinées. Dumas, arrêté lui-même au même point faute de passeport, trouva chez le chef du poste de police de la station le précieux dépôt. Sa curiosité fut éveillée ; le chef lui permit de la satisfaire. Il dévora la correspondance en une nuit ; le lendemain, il essaya de persuader au dépositaire de lui confier cette correspondance pour la rendre à son vrai propriétaire, savoir l’auteur. Le chef n’entendit pas de cette oreille, et, mis en défiance, pria Dumas de lui rendre le paquet. Celui-ci demanda encore 24 heures, qui lui furent accordées ; il en profita pour s’échapper audacieusement avec les lettres, et courut d’une traite jusqu’à Paris, d’où il écrivit à George Sand.
  29. En 1851, comme on le verra ci-après, le rapprochement entre la mère et la fille était complet.
  30. D’après l’original, à nous communiqué par A. Damas en 1894.
  31. Nous faisons allusion aux commérages sur la filleule de George Sand, et au libelle infâme, composé de lettres apocryphes, dont George Sand a voulu faire justice elle-même dans une note de l’Histoire de ma vie (t. IV, p. 459). Chopin osa écrire que tout cela, c’était la vérité. — Là, encore, calomnie à part, il n’était pas au fait. Il n’a pas su la rupture soudaine d’un projet de mariage très avancé entre la filleule de George Sand et un artiste célèbre. C’est ce projet avorté, — d’ailleurs suivi d’assez près d’un mariage moins brillant, mais très honorable, — qui fut le point de départ de médisances gratuites.
  32. Ces lettres au nombre de dix-neuf (la plupart sont des billets, mais deux ou trois sont assez importantes), nous appartiennent. Ce sont les réponses aux lettres de Solange publiées dans l’ouvrage de M. Carlowicz.
  33. Solange assistait Chopin à son lit de mort. Clésinger moula son visage, et sculpta son tombeau au Père-Lachaise. George Sand ignora l’agonie de son ami. Elle déplore (Hist. de ma vie, IV, 459) qu’on ait cru devoir la lui cacher. Son dévouement fut prêt à l’acte, toujours. Mais on ne voulut pas l’employer. Voyez, dans l’ouvrage de M. Carlowicz, son dernier et triste billet à Louise Jedrzeïewicz, la sœur de Chopin, que celui-ci avait mandée en hâte pour le soigner. Ce billet resta sans réponse. Mais Chopin ne prononça aucune parole de haine contre George Sand sur son lit de mort. Ici encore, la légende est controuvée. (Voyez Carlowicz, vers la fin.)
  34. Chopin ne signait guère que des deux premières lettres de son nom, suivies d’une sorte de zigzag.
  35. Le peintre Eugène Lambert.
  36. Ici encore, nous vérifions la véracité de l’Histoire de ma vie : « Je le revis un instant en mars 1848. Je serrai sa main tremblante et glacée. Je voulus lui parler, il s’échappa… Je ne devais plus le revoir. » (IV, 413.) Le détail qui suit « Gutmann n’était pas là, » est aussi exact. Le dévoué Gutmann était le seul capable d’adoucir Chopin, et d’amener une détente, que George Sand souhaitait.
  37. Voyez la lettre in extenso dans Carlowicz, ouvrage cité.
  38. La Fille de George Sand, p. 73.
  39. Nous comptons 49 lettres de Solange en 1851, 48 en 1852, 30 en 1853, 39 en 1854, en tout 166. Pour la même période, 70 lettres de sa mère. Les lacunes de ce côté sont visibles.
  40. Des fragmens de ces lettres sur Claudie ont été cités par M. Émile Faguet dans le feuilleton dramatique du Journal des Débats, du lundi 4 juillet 1904.
  41. Il s’agit de la statue du Théâtre-Français, déposée au Louvre après l’incendie de 1900, et qui vient de faire retour à la Comédie. Cette statue n’est pas à vrai dire un portrait ; elle représente la Littérature, et n’offre avec les traits de George Sand qu’une ressemblance générale et « stylisée, » en réalité alourdie et vieillie.
  42. Quelques jours auparavant, Manceau avait failli s’évanouir à la vue d’un orvet. George Sand et Solange en firent de bonnes gorges chaudes.
  43. Tout ce passage a été cité par M. René Doumic dans la Revue des Deux Mondes du 15 juin 1904.
  44. Il s’agit cette fois d’un abri pour Solange elle-même.
  45. La Fille de George Sand, par G. d’Heylli, p. 78.
  46. Monument napoléonien dont le Retour des Cendres eût été le sujet. Clésinger en avait terminé la maquette. On s’en tint au projet.
  47. Après la mort de Jeanne Clésinger (dans Souvenirs et Idées, 1904).
  48. Dessins conservés dans un album qui appartient aujourd’hui à Mme Aurore Lauth-Sand, petite-fille de George Sand.