George Sand - Lettres à Poncy
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 902-934).
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GEORGE SAND
LETTRES Á PONCY

II[1]
DE LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER Á L’EMPIRE - TRENTE ANS D’AMITIÉ. — ÉPILOGUE

Au premier bruit du tocsin de Février, George Sand était accourue à Paris, « le cœur plein et la tête en feu. »

C’était une autre femme. Tous les rêves qu’elle accumulait et dont elle souffrait depuis des années prenaient tout à coup forme vivante, sous la condensation subite de la réalité. Un enfantement instantané, prodigieux, succédait à une douloureuse gestation. Aussi, quel sursaut de vitalité ! « Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliées. Je vis, je suis forte, je suis active, je n’ai plus que vingt ans[2]. »

Elle n’eut que vingt ans, en effet, durant ces mois de fièvre, où, de février à juin 1848, elle ne cessa de brûler des passions les plus généreuses, d’attiser celles de ses compagnons de lutte, d’écrire et d’agir, partout à la fois sur la brèche, notant avec lyrisme les espérances, enregistrant les défections avec une constance inébranlable, n’en recevant pas moins les déceptions en plein cœur, mais courageuse et combattant quand même, jusqu’au jour où, prévoyant le sang et les massacres, elle sentit son cœur s’émouvoir et courut se terrer en Berry.

Son activité de plume fut alors, on le sait, sans pareille. Articles, brochures, proclamations, lettres, appels, se multipliaient sous ses doigts brûlans. Tantôt elle se mêle à la foule pour la joie de sentir la force populaire et de s’y abîmer un instant ; tantôt, dans le sous-sol fumeux où besognent les protes de Ledru-Rollin, elle met la main à la casse, et, sous la blouse de l’ouvrier, imprime, rédige, corrige les Bulletins tout humides d’encre grasse. Le mois de mars voit paraître d’elle les Lettres au peuple, plusieurs Bulletins de la République, le journal de la Cause du peuple, et plusieurs brochures. Le mois d’avril, une Lettre à divers journaux, un petit acte, le Roi attend, cinq numéros d’une nouvelle publication, Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens, et la suite de la Cause du peuple, où elle raconte les « journées » de la Révolution, celle du 16 avril, celle du 20 avril, etc. En mai et en juin, c’est la Lettre à Thoré, une série d’articles importans dans la Vraie République, des portraits de Louis Blanc, de Barbès, un Feuilleton populaire, une Lettre à Madame Brault, etc., sans parler d’une correspondance intarissable, d’une action directe poursuivie dans l’Indre, dans la Creuse, par le moyen d’amis berrichons ; d’une autre, indirecte, à l’étranger, par Mazzini, et de tout ce qu’elle saisit et raccorde au passage, avec la foi d’un croyant et le désintéressement d’un apôtre. Et elle réchauffe les tièdes, entraîne momentanément les demi-convaincus. Qui résisterait à ce cœur, à cette éloquence ? Ne prêche-t-elle pas d’exemple, et le renoncement ne se lit-il pas sur les quatre murs de la mansarde qu’habite alors cette femme illustre, au numéro 8 de la rue de Condé ?

Bon gré, mal gré, il faudra que Poncy, à l’autre bout de la France, s’improvise homme politique, et suive le mouvement : « Ainsi, mon ami, vos amis doivent tourner les yeux sur vous pour la députation. Je suis bien fâchée de ne pas connaître des gens influens de notre opinion dans votre ville. Je les supplierais de vous choisir, et je vous commanderais, au nom de mon amitié maternelle, d’accepter sans hésiter. Voyez, faites agir ; il ne suffit pas de laisser agir. Il n’est plus question de vanité ni d’ambition comme on l’entendait naguère. Il faut que chacun fasse la manœuvre du navire et donne tout son temps, tout son cœur, toute son intelligence, toute sa vertu à la République. Les poètes peuvent être, comme Lamartine, de grands citoyens. Les ouvriers ont à nous dire leurs besoins, leurs inspirations. Écrivez-moi vite qu’on y pense et que vous le voulez. Si j’avais là des amis, je le leur ferais bien comprendre[3]. »

Et Poncy, obéissant, se présentera à la députation, d’ailleurs avec une nuance de tiédeur. George Sand va le combler d’écrits politiques, comme naguère elle le comblait de cadeaux littéraires :

« Je vous envoie une Lettre au peuple, qui a paru à Paris. Si vous croyez qu’elle soit utile à Toulon, je vous autorise à la reproduire, ainsi que tout ce que je vous enverrai. Cette brochure est trop longue pour un journal. Vous pourriez la faire réimprimer sur papier commun et la répandre. Les frais sont peu de chose, vous trouveriez quelques amis du peuple qui les feraient. Reste à savoir si cette lettre, qui n’est pas trop « avancée » pour la population intelligente et instruite des faubourgs de Paris, ne serait pas inintelligible ailleurs. Vous verrez. J’en ai fait une autre pour les paysans de la langue d’oil qui est sous presse. Adieu, écrivez-moi. — GEORGE. » (16 mars 1848.)

Que devenaient cependant la poésie et la littérature prolétaire, dans cette crise ? N’allaient-elles pas sombrer ? Fallait-il renoncer au rêve d’hier ? Poncy rappelait le nouveau livre de vers, entrepris naguère sous l’inspiration de sa grande amie : la Chanson de chaque métier était à peu près terminée à cette heure. Qu’en faire ? L’achever ? la publier ? ou laisser dormir en quelque tiroir ces couplets ingénus sur le travail et la paix, pour les reprendre lorsque, après la victoire, le peuple aurait de nouveau des oreilles pour les chants de ses Orphées ?

« Mon ami, — répondait George Sand, en reprenant à la fin, sans y prendre garde, le tu démocratique, — il ne s’agit pas de poésie personnelle, de doux repos, de retraite, de chacun chez soi. La poésie est dans l’action, maintenant. Toute autre est creuse et morte. Le repos, c’est le mouvement. Tout autre est paralysie. La retraite est dans notre cœur, et non dans notre chambre. Notre chez nous, c’est la place publique, ou la presse, l’âme du peuple enfin. Oui, nous nous verrons à Paris, et nous n’y aurons guère le temps de nous asseoir pour faire des vers et de la prose, en dehors du sujet unique et grandiose. Venez, agissez. La République, c’est la vie. Elle est perdue, si les vrais amis du peuple s’endorment. Debout ! debout !

« Bonjour, mon enfant. J’embrasse ta chère famille. — G. SAND. »


Et Poncy, là-dessus, fit sa campagne électorale. Il se présenta, et fut naturellement battu. Cet échec n’ébranle pas encore la constance de George Sand.

« Cher enfant, je regrette bien que vous ayez échoué. Une belle place vous attendait à l’Assemblée, au milieu de mes amis Etienne et Emmanuel Arago, Barbès, etc. Dans l’explication rapide que vous me donnez, vous oubliez de me faire comprendre ce qui m’intéresserait le plus par rapport à vous et à l’esprit de votre ville, à savoir au nom de quelles idées vous avez été repoussé, après avoir eu de si belles chances. Je présume bien que ce qui s’est passé à Paris a fait le tour de la France, et que le fantôme d’un communisme stupide a servi de prétexte à la réaction bourgeoise pour calomnier et diffamer tout ce qui ne voulait pas se livrer à elle. Est-ce cela ? Avec des nuances locales, ce doit être sur tous les points le même jeu qui a mis le gain delà partie dans les mains déloyales des ennemis du peuple. L’intrigue a triomphé partout, et partout déjà commence une réaction de l’opinion saine contre la réaction de l’opinion bourgeoise. Vous devez donc vous consoler, hommes du peuple méconnus et vaincus. Votre jour viendra. J’ai été triste et accablée pendant quelques jours, mais je reprends courage, malgré les obstacles qui nous environnent. La République a déjà triomphé dans la forme qui lui sert de base, et, cette forme acceptée, il me semble impossible qu’on en conteste les principes fondamentaux. Il y aura un escamotage de détails, qui durera plus ou moins longtemps, suivant que le peuple témoignera plus ou moins d’intérêt à la chose publique, et exercera sur la représentation une pression morale plus ou moins vive. C’est son indifférence dans les élections qui nous a fait le plus grand mal. Mais enfin l’expérience est, dit-on, une chose qu’on n’acquiert qu’à ses dépens. Le peuple ouvrira les yeux, et la lutte, quelle qu’elle soit, tournera au profit de la vérité.

« Depuis huit jours, Borie[4]va tous les matins à la caisse de l’Illustration pour votre affaire, et il lui est impossible de joindre la personne qui doit la régler. On vit ici dans un désordre inouï ; mes propres affaires ne vont pas mieux ; mais enfin vous pouvez compter que notre ami ne se lassera pas et viendra à bout de vous faire payer ce qui vous est dû.

« La Cause du peuple n’a pas marché faute d’argent. Il eût fallu la servir trois mois gratis avant qu’elle fît un nombre d’abonnés suffisant pour les frais, car une revue, si bon marché qu’elle soit, ne se place pas comme un journal quotidien qui coûte plus cher, mais qui se rappelle plus souvent au lecteur. Je comptais sur une petite somme, au moyen de laquelle j’aurais fait ce sacrifice. Mais la somme a disparu avec tout ce sur quoi je pouvais compter pour payer mes autres dettes ; et, réduite à une nouvelle crise de misère et de périls, j’ai dû abandonner ce travail. Ne voulant pas pourtant rester les bras croisés, j’ai pris part à la rédaction de la Vraie République, fondée par Thoré. Je vous la ferai envoyer, et je leur proposerai l’insertion des beaux vers que vous destinez à la cause du peuple. La seule difficulté que je prévoie, c’est le défaut de, place, car le compte rendu de l’Assemblée va absorber toutes les colonnes du journalisme.

« Adieu, mon cher enfant. Quand nous reverrons-nous, maintenant ? Quand retournerai-je à Nohant, au milieu des fleurs, rêver et faire de la poésie ? Cette poésie-là est finie, je crois ; c’était celle de l’isolement mélancolique ; à présent nous avons celle de l’action douloureuse. Je vis ici dans une mansarde assez triste ; mais je ne sais pas bien où je suis, tant j’ai l’esprit et le cœur hors de moi-même, et tendus vers les autres. Maurice est venu me rejoindre ; je ne sais ce qu’il va faire. Il est tout troublé dans ses habitudes laborieuses, et ne peut retourner à l’isolement tranquille qui était permis naguère et qui serait aujourd’hui l’égoïsme. D’un autre côté, il ne sait comment se mettre au service de l’idée générale. Le pinceau n’est pas l’arme du moment. Il n’y a que la plume, la parole ou le fusil, et ce dernier parti le tente beaucoup. Je le retiens encore, mais, si nous avons la guerre, je crois bien qu’au premier coup de canon il voudra s’enrôler. Ce sera une vive douleur pour moi ; mais, si le devoir lui apparaît sous cette forme, je ne le retiendrai pas.

« Augustine [Brault] est mariée, et est à Tulle. Solange est ici, très bien portante ; son mari travaille[5], mais comme il leur faut du luxe, ils seront toujours misérables ou tourmentés du lendemain. Pour mon compte, je vous assure que, physiquement même, je ne m’aperçois pas que la pauvreté soit un malheur. Il est vrai que ma pauvreté est relative, et que ce n’est pas la misère. Mais enfin j’ai changé un appartement de 3 000 francs pour un appartement de 300, et la même diminution s’est opérée dans tous les détails de mon existence matérielle. Or, je ne comprends pas que cela soit une souffrance, et je pense maintenant que le luxe est un besoin de la vanité plus qu’un appétit véritable de la mollesse.

« A propos de richesse et de pauvreté, vous devez être très gêné, mon enfant, et cela me rappelle que je vous dois une petite somme pour une triste tentative de voyage à Nohant, que je devais vous rembourser à Nohant même ce printemps. Il faut absolument que vous me disiez à quoi cela s’élève, car ceci, vous ne me l’avez jamais dit, ou je l’ai absolument oublié. Ecrivez-le-moi donc de suite ; je vais toucher une petite rentrée, et je vous l’enverrai avec l’argent de l’Illustration, si l’Illustration ne vous fait pas banqueroute. Ne refusez pas de régler ce petit compte avec moi, ou je me fâche, entendez-vous ?

« Embrassez pour moi cette chère Désirée et cette belle Solange, et donnez-moi de vos nouvelles rue de Condé, 8. Je vous envoie mille bénédictions maternelles mêlées de douleur, de courage et d’espérance. » (5 mai 1848.)

Ces derniers mots trahissent la secrète inquiétude qui se cache sous cet héroïque optimisme. Avec une effrayante rapidité, la Révolution a dévoré les étapes. Naguère sur les cimes, George Sand est aujourd’hui sur la pente des fatalités. En vain elle se cramponne, elle adjure ses amis, les objurgue en leur montrant le danger d’exciter des passions déjà trop envenimées. On ne l’écoutera pas, et c’est logique. Elle ne s’attendait pas, ayant semé l’enthousiasme, à récolter sitôt la colère et la fureur. Mais l’auteur du XVIe Bulletin aura bientôt contre elle tout le monde, amis et ennemis. Son rôle, qui a été réel, et qui mériterait une étude minutieuse, prend donc fin au moment même où il commence. Roulée par la vague et débordée, du moins George Sand est spectatrice lucide et toujours généreuse. Rien n’est plus remarquable que la pénétration de son regard, aussitôt que la désillusion commence, et qu’elle descend du lyrisme à la contemplation. Un rare tact politique guide sa plume dans ces mois troubles d’avril et de mai, soit qu’elle avertisse ses collaborateurs d’hier, soit qu’elle informe son fils, engagé dans la bagarre locale, et transformé en maire de son village. Dès le 17 avril, elle lui écrit : « Mon pauvre Bouli, j’ai bien dans l’idée que la République a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. Aujourd’hui, elle a été souillée par des cris de mort[6]. » Cette contre-partie de la journée des « bonnets à poil, » où deux cent mille voix féroces avaient hurlé leurs menaces, lui inspirait de justes pressentimens. Deux jours après, elle se demande si l’on ne va pas recommencer l’année de la peur. Ce n’est pas pour elle qu’elle craint, car elle est brave. « Ne me dites point de n’avoir pas peur, ce mot-là n’est pas français, » écrit-elle à Thoré. C’est pour l’avenir qu’elle a peur, c’est pour l’idée. « J’envie ceux qui n’ont peur que pour eux-mêmes, et qui se préoccupent de ce qu’ils deviendront ! Il me semble que le fardeau de leur angoisse est bien léger, au prix de celui qui pèse sur mon âme. » Aussi ne sont-ce ni les cris proférés contre George Sand la « communiste, » et qu’elle a entendus de ses propres oreilles, ni même les menaces d’incendie contre Nohant qui l’émeuvent beaucoup ; le danger que peut courir Maurice est seul capable de la toucher, car elle est mère. Ce qui la navre, c’est l’écroulement certain du beau rêve humanitaire. Un instant, la fête de la Fraternité, le 20 avril, lui donne espoir. Mais le 15 mai, elle a vu, rue de Bourgogne, la tournure menaçante prise par une manifestation d’abord pacifique ; Barbès est arrêté. Elle-même, le 17, ne peut plus se montrer en public, même sous la protection de ses amis. Et l’accusation de complot est suspendue sur sa tête. Que faire ? Homme, elle se fût défendue. Femme, il lui répugnait de braver des injures impunies. Elle fit donc retraite à Nohant, non en fuyarde (sa fière lettre à Ledru-Rollin, du 28 mai, est là pour le prouver), mais en esprit sage qui se sent impuissant. Partie de Paris dès le 17, elle écrivait à Thoré, le 24 mai, ces paroles prophétiques : « J’ignore à quelles personnes appartient l’avenir ; je n’ai que la passion de l’idée, et je crains bien que l’idée ne soit paralysée pour longtemps[7]. » Et le même jour, elle résumait en ces termes, à Poncy, cette phase nouvelle de la Révolution :

« 24 mai 48. Nohant. — Je sais vaguement, par les cinq ou six lignes de votre lettre du 14, que vous avez subi la persécution générale contre le communisme. Nous sommes dans un triste moment, et la bourgeoisie triomphe. Elle n’est pas encore au pouvoir, mais elle y prépare son ascension en égarant le cœur et l’esprit du prolétaire, et en lui faisant croire qu’il ne peut se passer d’elle. Après l’avoir tant méprisé et refoulé, elle change de tactique, elle lui fait la cour et le corrompt. Voilà jusqu’ici tout ce que nous avons gagné au suffrage universel ; c’est triste. Reste à savoir si ce sera long. Ma foi n’est pas ébranlée, mais mon cœur est bien triste. La folle affaire du 15 mai remet le progrès des idées aux calendes grecques. J’étais si peu du prétendu complot[8], que je jurerais presque qu’il n’y a pas eu complot, mais coup de tête, et enivrement imprévu. De la part de Barbès et de Louis Blanc, j’ai la plus complète certitude de l’absence de connivence ; et je crois que le Moniteur, qui n’est pas un Évangile, n’a pas rendu un compte fidèle des paroles qu’ils ont prononcées dans le tumulte. En attendant, ils sont insultés et menacés comme des bêtes féroces. Barbès, ce héros, ce martyr, est en prison. Pierre Leroux aussi. J’ai été menacée ; mais on s’est arrêté, je pense, devant l’absurdité d’un pareil soupçon. Pourtant, comme je craignais une visite domiciliaire, — qui n’eût en rien compromis mes amis, ni moi, mais qui eût mis du désordre et le coup d’œil du premier venu dans mes papiers de famille, — après deux jours passés sans encombre à Paris, j’ai quitté ma mansarde le 17, et je suis venue ici me mettre en mesure d’attendre sans inquiétude cette vexation, qui n’a point eu lieu, et qui n’aura point lieu probablement.

« Ne vous inquiétez point de moi. Au milieu de tout cela je ne suis pas malade, et les rudes fatigues que j’ai éprouvées sont dissipées depuis que j’ai revu mon cher Nohant. Si on ne m’y tourmente pas trop, j’y resterai le plus possible, car les faits n’ont rien d’attachant pour le moment, et je ne sens plus que le devoir me retienne à Paris. J’ai fait ce que j’ai pu dans ma petite sphère. Mais il est venu des tempêtes où la raison et le cœur ne pouvaient rien contre les passions. Or ce qu’on appelle la passion politique, je ne l’aurai jamais. Je n’ai que la passion de l’idée.

« Vous me parlez de poésie, d’inspiration, de gloire et de génie. C’est un langage que je ne comprends plus, mon cher enfant. Je ne sais plus ce que c’est que l’art, et le soin de cultiver son propre talent. Cela est bon dans les jours de calme, dans le repos mélancolique de l’attente. Mais quand l’humanité combat, souffre et saigne, je me soucie fort peu de ma muse et de ma lyre. Ce n’est rien que d’être poète, il faut être homme avant tout, c’est-à-dire vivre à toute heure par le cœur et par la pensée de la vie de l’humanité. Et que m’importe ce qu’on appelle en temps de paix le plaisir et l’entrain du travail littéraire ! Il s’agit bien de cela, quand il s’agit de savoir si le peuple est perdu ou sauvé par cette révolution ! Je ne suis pas de ces sybarites intellectuels qui se tâtent le pouls pour savoir s’ils sont en veine. J’aurais écrit les pieds dans le feu ou dans la glace, s’il y avait eu quelque bien à faire en écrivant. J’aurais pris le style de ma cuisinière, ou celui de Louis-Philippe, si ce style-là eût été le plus convaincant[9]. Je me moque bien de mon nom et de ma gloire ! Non, non, il ne s’agit pas de soigner sa personnalité, quand l’univers combat pour vivre ou pour mourir.

« Je continue pour le moment à écrire dans le journal de Thoré (la Vraie République), qui est fort compromis, et dont la forme n’est pas mon idéal. Mais il est courageux, et c’est un devoir pour moi de rester sur cette brèche. Je n’ai pas voulu lui donner vos vers quand j’ai cru que nous marchions droit à la persécution et à la prison. Je ne devais pas vous aventurer et vous exposer avec moi.

« Votre chanson du mineur est très belle et très déchirante[10]. Vous autres, versificateurs, vous devez soigner la forme, puisque, sans la forme, vous ne pouvez frapper juste. Travaillez donc toujours. Vos chansons auront un grand succès et une grande portée. Mais pourquoi ne paraissent-elles pas ? Je croyais que la publication était une affaire arrangée. Il me semble que cette œuvre est toujours de saison. D’autant plus que les dernières chansons peuvent être des hymnes à la république naissante. Que de belles choses pleines d’espoir et de douleur, de tristesse et de foi, vous aurez à nous chanter là-dessus !

« Bonsoir, chers enfans. Je vous aime, vous bénis et vous embrasse, — Maurice et Borie aussi. »

Cette lettre dut laisser Poncy un peu perplexe. Elle n’était d’ailleurs pas exempte de contradiction. Ce n’est rien que d’être poète, disait George Sand. Néanmoins elle encourageait le chansonnier, et croyait à l’utilité de ses chansons, à l’opportunité de ses hymnes. Avec cela, elle avait des questions naïves. Pourquoi le livre ne paraissait-il pas ? En un temps où une George Sand pouvait à peine se faire payer, où le 5 pour cent avait passé de 116 fr. 26 à 50 francs, entre le 23 février et le 3 avril, un ouvrier ne pouvait guère espérer trouver des souscripteurs et un éditeur pour un volume de vers. Évidemment, la grande âme de son amie était occupée de plus vastes objets, assiégée de soucis plus essentiels. Et Poncy n’était ni assez petit esprit, ni assez égoïste aussi pour ne pas la comprendre. Elle avait mieux à faire, mieux à souffrir surtout, celle qui écrivait à Barbès prisonnier : « Je n’ai pas goûté la chaleur d’un rayon de soleil sans me le reprocher ; » et qui ajoutait : « Je souffre pour tous les êtres qui souffrent, qui font le mal ou le laissent faire sans le comprendre ; pour ce peuple qui est si malheureux, et qui tend toujours le dos au coup et le bras à la chaîne… Je ne doute ni de Dieu, ni des hommes ; mais il m’est impossible de ne pas trouver amer ce fleuve de douleurs qui nous entraîne, et où, tout en nageant, nous avalons beaucoup de fiel[11]. » Aussi combat-elle du fond de sa retraite de Nohant, et cela sans espoir de succès, ne fût-ce que pour soulager sa conscience et formuler la « protestation de toute sa vie. » Son tempérament foncièrement démocratique s’est nettement dégagé, à la lumière des événemens de février-mars 1848. Son centre moral et politique est trouvé maintenant. Elle le sent : l’unité va se faire désormais dans des sentimens naguère confus encore, devenus aujourd’hui des raisonnemens : la pierre angulaire de son édifice social est la liberté par la tolérance, et le couronnement, la fraternité par l’amour. Verra-t-elle ce couronnement ? Sinon ses yeux, d’autres yeux le verront. Car elle a foi dans l’avenir de ce Jacques, dont elle sent bien que l’heure n’est pas venue ; seulement, elle le sent un peu tard, trop tard, et elle en bat sa coulpe à sa manière : « Le peuple n’est pas prêt, écrit-elle à Thoré ; et, en le stimulant trop, nous le retardons ; c’est là un fait qui n’est pas très logique : le fait l’est si rarement ! Mais il est réel, et cela est encore plus sensible en province qu’à Paris[12]. » Regret tardif, mais singulièrement clairvoyant. L’illusion dissipée crée chez George Sand le grand recul de l’histoire. L’immensité de la tâche, la folie sublime de la tentative lui apparaissent en traits de feu. Hélas ! le parti démocratique n’a que des hommes, et des hommes divisés, pour accomplir une œuvre qui réclamerait « le génie de Napoléon et le cœur de Jésus ! »

Tout à coup, dans ce ciel gros d’orages, éclate le tonnerre des journées de Juin. Bataille et massacres dans les rues de Paris, gardes nationales convoquées en masse, des généraux et des représentans tués sur les barricades, un archevêque assassiné, la révolution noyée dans le sang, et la dictature militaire en perspective : telle était la situation de la France, de ce « Christ des nations, » comme l’appelle George Sand, d’un mot à la Michelet. Que devenait sa prophétie : « Le peuple ne tuera pas ? » Elle se sentit comme moralement égorgée. « J’ai honte aujourd’hui d’être Française ! » écrit-elle à Mme Marliani. Longtemps elle demeure stupide et muette ; elle tombe malade. Dès qu’elle a repris quelques forces, elle écrit à Poncy :

« Nohant, 1er août 1848. — Cher enfant, il est bien vrai que depuis des siècles je ne vous écris pas, et je n’écris presque à personne. J’ai été accablée d’abord d’un tel dégoût en quittant Paris, ensuite d’une telle horreur en apprenant les funestes nouvelles de Juin, que j’ai été malade et comme imbécile pendant bien des jours. Ma santé se rétablit, mais mon âme restera à jamais brisée, car je n’ai plus d’espérance pour le temps qui me reste à vivre. L’humanité s’est engagée dans une nouvelle phase de lutte ; et, comme elle ne voit pas encore clair et ne sait pas où elle va, elle en a pour longtemps avant de cesser cette agitation sur place qui est la plus horrible des souffrances.

« Mettons-nous pour un instant en dehors de ces douleurs. L’instant sera court, car les conclusions philosophiques ne rassurent que l’esprit. Elles ne consolent pas le cœur. Elles sont remises à la volonté de la Providence : on ne sait combien de temps la Providence prendra pour les résoudre ; et, en attendant, nous autres-, pauvres humains, qui vivons dans les jours qui s’écoulent, nous ne pouvons nous détacher du présent, et nous en souffrons dans notre âme, dans notre conscience et dans nos entrailles.

« Voici ces conclusions. Elles sont simples et faciles à comprendre.

« Il y a deux sortes de propriétés, comme il y a deux sortes de vies. Il y a la propriété particulière, comme il y a la vie particulière et individuelle. Il y a la propriété commune et publique, comme il y a la vie publique et commune, c’est-à-dire la vie sociale, la vie de relations. De tout temps, les sociétés ont reconnu une propriété commune et l’ont consacrée dans leurs lois. Il n’y a pas de société possible sans le domaine de l’Etat.

« Le propre de la propriété individuelle, son abus et son excès, devait être d’enfanter l’extrême inégalité des conditions. Quelque bonne et quelque légitime qu’elle fût en elle-même, elle devait trouver son correctif et son remède dans une extension sage et grande de la propriété commune. Cette propriété commune, c’était naturellement les chemins, les lignes de fer, les canaux, les mines, les impôts. C’est ce qui ne peut être accaparé par les particuliers sans un empiétement illégitime sur la richesse de tous. Cet empiétement a eu lieu pourtant sous le régime de la spéculation et sous l’école individualiste. La richesse de tous est devenue l’enjeu d’une classe privilégiée, et aujourd’hui, cette classe prétend plus que jamais être propriétaire de la propriété de l’État.

« Tandis que cette école soutient ce monstrueux axiome, des écoles socialistes sont tombées dans l’excès contraire. Elles ont voulu trouver le remède à l’inégalité des conditions dans la suppression de la propriété individuelle ; et là elles ont fait naufrage, car si la propriété individuelle doit disparaître, ce ne sera jamais d’une manière absolue. L’homme aura toujours besoin de posséder individuellement une foule d’objets nécessaires à son usage, depuis la truelle que votre main est habituée à manier, jusqu’au livre que vous avez besoin de posséder en propre pour le manier à toute heure, si tel est le besoin de votre unie. Le paysan qui a l’amour de son petit jardin, et même de son pré, de sa vache, de sa maisonnette, de ses poules, sera-t-il heureux et satisfait si on lui retire les élémens de son modeste bonheur ? L’homme des lettres et des arts, le savant, le voyageur, auront toujours des besoins d’esprit qui leur donneront droit à la propriété personnelle d’une foule de choses. Enfin, quelque fantastique que l’on suppose un avenir très éloigné de fraternité et d’égalité, la communauté absolue ne me paraît point dans la nature véritable de l’homme, dans ses besoins ni dans ses devoirs. C’est donc chercher mal l’égalité, que de la chercher dans la communauté absolue et immédiate. C’est une folie. C’est même une monstruosité de la part de ceux qui voudraient faire entrer la famille dans les objets de propriété à mettre en commun. Mais ceux-là sont si rares et si absurdes, que je ne vois point pourquoi l’on s’en occupe, si ce n’est parce que leur aberration sert de prétexte à la calomnie et d’arme aux enragés défenseurs de l’individualisme absolu.

« Je crois, moi, qu’il y aura éternellement une propriété divisée et individuelle, et une propriété indivise et commune. Toute la science sociale, qui devient forcément aujourd’hui la question politique, consistera donc à établir cette distinction, à protéger la propriété individuelle jusqu’au point où elle veut empiéter sur le domaine commun, à étendre le domaine commun jusqu’au point où le domaine personnel lui pose sa limite.

« Cette limite doit nécessairement changer par la force des choses, car elle a pris un développement déréglé, mais elle en aura toujours, et il est tellement dans l’esprit de l’homme de ne pas la laisser trop restreindre, qu’il est insensé d’avoir peur des communistes absolus.

« Il doit donc y avoir deux sortes de communisme : celui dont je vous signale l’erreur et l’excès, — et je n’en ai jamais été, je ne saurais en être ; — et le communisme social, celui qui ne fait que revendiquer ce qui est essentiellement de droit commun, et l’extension progressive et appropriée aux circonstances, de ce droit. Voilà le communisme dont aucun être doué de raison et de justice ne saurait se départir, bien que le mot, torturé par les sectes aveuglément progressives et par les ennemis aveugles du progrès, soit devenu une cible qu’on peut mettre à son chapeau quand on veut être fusillé par les inintelligens et les roués, les dupeurs et les dupés de toutes les classes.

« Pour avoir compris instinctivement ce communisme-là, mais aussi pour l’avoir poussé sans ensemble, sans clarté et sans parti pris, la phase gouvernementale de février jusqu’en mai a perdu la partie. Pour l’avoir repoussé avec prévention, partialité et personnalité, la majorité de l’Assemblée a produit les désastres de Juin. Les insurgés de Juin ne savaient probablement pas pourquoi ils combattaient. La nécessité des choses, le malaise physique et moral, les poussaient fatalement à se laisser exciter par des meneurs qui n’avaient aucune idée sociale que je sache et qu’on soupçonne d’être les agens de l’étranger, des prétendans et de la réaction bourgeoise extrême.

« A présent, toutes les ouvertures, cependant bien sages et bien prudentes, de Duclerc,… sont repoussées. Cavaignac, quel qu’il soit, n’est qu’un nom isolé, que la bourgeoisie démolira et engouffrera bientôt. La majorité de la Chambre et des ministres n’est pas portée à faire une distinction juste et calme des deux propriétés. Nous marchons vers de nouveaux combats désastreux, ou vers un anéantissement prolongé de la vitalité populaire.

« L’esprit s’y soumet, parce que l’esprit sait que rien n’enchaîne le progrès, et que la vérité triomphe à son heure. Mais le cœur saigne, et la vie se passe à pleurer.

« Bonsoir, mon enfant. Ne vous inquiétez pas de moi. Je n’ai pas quitté Nohant, où j’ai été tranquille matériellement, malgré des criailleries et des cancans de province. Je n’ai pu être compromise, puisque, par un hasard qui me donne même à penser, pas un seul des amis socialistes ou exaltés que je puis avoir ne s’est trouvé mêlé, même d’intention, à cette terrible insurrection.

« Parlez-moi de vous… Vous ne me dites rien de votre situation. Est-elle tolérable ? Du moins la femme et l’enfant se portent bien. Je les embrasse tendrement, et vous bénis tous les trois. Maurice et Borie vous embrassent…

« Votre mère, GEORGE. »


Cette lettre, la plus explicite que George Sand ait écrite en cette année 1848, fixe le point d’arrêt de son socialisme. C’est en même temps une profession de foi, et un testament. Le passé y est résumé, et éclairé ; l’avenir y est espéré, mais à une date lointaine ; le présent, quel qu’il soit, sera désormais accepté avec résignation. En quelques mois, George Sand a parcouru le cercle complet de l’idée et de l’action. L’idée, elle n’y renoncera jamais. Mais le fait ne la mettra plus en état d’insurrection. Elle pense déjà ce qu’elle écrira sur son Journal intime, lors du coup d’État : « Il faut accepter le fait sans jamais douter de l’idée. » Et cette maxime se complète de cette autre : « Il faut des siècles à toute réforme fondamentale[13]. » Que les penseurs se résignent donc, et que le peuple patiente. Les temps viendront. L’effort de l’écrivain ne doit tendre qu’à les préparer en répandant la lumière, en accroissant la bonté de ce peuple qui doit être, comme la vérité elle-même, patiens quia æternus.

Lui seul d’ailleurs, le « Jacques » de Michelet et de George Sand, vaut qu’on l’aime et qu’on lui dévoue son cœur, sa foi. Tacitement, dès cette lettre à Poncy, George Sand donne sa démission d’un parti. Au fond, fut-elle jamais d’un parti ? Si elle eût été homme, n’eût-elle pas siégé « au plafond, » comme Lamartine ? Sa révolution n’était-elle pas « la révolution pour l’idéal ? » Et, si dévouée quelle fût à certains hommes, ne les jugea-t-elle pas, ne les dépassa-t-elle pas tous, ne s’évada-t-elle pas à tout instant de leur insuffisance ? Dès le mois de décembre 1848, elle peut écrire en toute sincérité : « De tous les hommes, de tous les partis politiques que j’ai vus passer depuis quarante ans, je n’ai pu m’attacher à aucun exclusivement, je le confesse. Il y avait toujours en dehors de tous ces hommes et de tous ces partis un être abstrait et collectif, le peuple, à qui seul je pouvais me dévouer sans réserve. Eh bien ! que celui-là fasse des sottises, je ferai pour lui dans mon cœur ce que les hommes politiques font dans leurs actes pour leur parti : j’endosserai les sottises et j’accepterai les fautes[14]. »

C’est donc la cause du peuple qu’elle persiste à aimer, et à défendre, en attendant qu’elle défende celle des victimes.

Car les événemens vont se précipiter.

Après le vote de la Constitution d’octobre, et l’institution d’une Présidence, pour laquelle le suffrage universel serait directement consulté, le succès de Louis Bonaparte se dessinait tous les jours davantage. L’élection du 10 décembre, et sa majorité écrasante, annonçaient non seulement un président, mais un empereur. George Sand, qui avait déjà prévu ce mouvement et l’avait prophétisé à Louis Bonaparte, lorsqu’il était encore au fort de Ham[15], ne pouvait s’y tromper. Tout aussitôt, le pouvoir voulut établir sa force ; et les violences préparatoires du coup d’Etat commencèrent. Puis vint le coup d’État lui-même, avec ses odieuses brutalités. George Sand devait ressentir plus que personne le contre-coup de tels sévices, elle qui comptait parmi les victimes tous ses amis berrichons, dont beaucoup étaient surtout coupables de l’avoir trop aveuglément suivie. Son cœur fut donc meurtri chaque jour. Mais aussi ce cœur trouva des forces surhumaines pour arracher aux exécuteurs de braves gens, coupables seulement de délit d’opinion. Elle y réussit, à force de persévérance, d’appels, de démarches portées jusqu’au pied du trône, qui d’ailleurs, présentées avec autant de noblesse que de douleur, furent accueillies avec une bonté qui commanda désormais à l’illustre suppliante le silence, et lui fit de la gratitude une sorte de devoir sacré. Tout ce chapitre de l’histoire de George Sand entre 1848 et 1852, non pas certes inconnu, mais jusqu’ici insuffisamment éclairé par ce qui en a paru dans la Correspondance, est peut-être celui où se révèle le plus héroïquement la grande âme de George Sand. Epoque pour elle douloureuse et pathétique, dont nous aurions la vue plus nette, si l’interdit qui pèse encore sur la correspondance de l’écrivain avec le Prince-Président et l’Empereur était un jour levé. Néanmoins, les épaves qu’on en a pu recueillir, et les lettres de George Sand au prince Jérôme suffisent à attester ce que fut son rôle et à quoi désormais il se borna[16].

Les lettres à Poncy, forcément rendues prudentes par la crainte du cabinet noir, n’en apportent pas moins une certaine contribution à la connaissance de cette période. Mais ici, il devient difficile de citer largement ; il faut plutôt glaner.

« Cher enfant, je pense toujours à vous, je suis toujours à Nohant. Rien n’est changé dans ma vie, si ce n’est les chagrins d’affaires. J’appelle chagrins ce qui ne mériterait que le nom d’embarras et de contrariétés dans un autre temps. Mais dans celui-ci, cette paralysie de l’argent fait souffrir le cœur, puisqu’on est réduit à voir souffrir et manquer tous ceux qu’on aime et tous ceux que l’on plaint. Quant à moi, je ne demande ni aisance ni repos, j’ai perdu jusqu’à la pensée de ce dernier bonheur. Je ne demanderais à Dieu que de pouvoir travailler avec fruit pour le soulagement physique ou moral des autres. Mais voilà que ni l’un ni l’autre n’est possible dans cette effroyable crise des intérêts et des passions, des besoins surtout.

« L’Assemblée nationale aurait pu, du moins, apporter un remède à la misère, et à ces souffrances du propriétaire modeste et honnête qui voudrait payer ses dettes et sauver ses proches. Il ne s’agissait, pour ramener la circulation de l’argent, que de faire renaître, non pas cette confiance (vraie blague du bourgeois) qu’on ne peut jamais violenter, mais le crédit. Pour en venir à bout, pour détruire l’usure, principale cause de ce resserrement monétaire, pour mobiliser la propriété et faire profiter le pauvre de l’aisance du riche honnête, il ne fallait que quelques mesures financières très simples, qui auraient enrichi tout le monde, et qui n’avaient d’autre inconvénient que d’arrêter les spéculations honteuses des financiers. L’Assemblée nationale a eu peur de Turcaret. Elle en avait plusieurs dans son sein. Elle a été lâche et bête, n’a vu que la vieille routine, et a cru ne pouvoir en sortir. Cette situation impossible nous mène au désespoir ou à la folie. Les uns parlent de nous ramener à 93, les autres de relever l’Empire, rêves chimériques de part et d’autre, et qui n’aboutiront qu’à l’anarchie morale, en attendant l’anarchie matérielle.

« Notre situation politique est sans exemple dans l’histoire. Nous n’avons pas de candidat à opposer à M. Louis Bonaparte. Il faudra nous grouper autour du désagréable et haïssable Cavaignac, ou, par la division de nos efforts, laisser triompher le prétendant. Ledru-Rollin, autour duquel se rallient les démocrates avancés de la province, n’inspire pas de confiance à Paris et dans les grands centres d’ouvriers socialistes. Raspail et consorts n’auront qu’une faible minorité. La question est entre le sabre sanglant de l’Algérie et l’épée rouillée de l’Empire. Je ne sais, en vérité, pour qui je voterais si j’étais homme. Le débat entre ces deux gloires sera peut-être violent à Paris. On s’y attend. Pour qui faire des vœux durant cette lutte ? Le savez-vous ? Moi, je n’en sais rien.

« Ce n’est pas l’oubli des arts qui me tourmente. Il y a bien autre chose que l’art en ce monde ! Il y a tout, avant de songer à cette dorure, qui n’est qu’un effet, jamais une cause dans les destinées humaines. Pour mon compte, je travaille maintenant à mes heures, comme si de rien n’était, bien que cela ne rapporte plus ni argent, ni honneur. L’art est un charmant passe-temps, qui n’a pas besoin du public pour satisfaire l’artiste… Je m’habituerais donc fort bien à ne travailler que pour moi et quelques amis, si je pouvais trouver dans un métier quelconque le moyen de payer mes dettes et celles de ma famille. Je continue à écrire l’Histoire de ma vie. J’ai presque fait la moitié de ce que j’en veux publier, dans les dix volumes qu’on m’a achetés et qui devaient me remettre à flot. Mais cette affaire est en panne, les éditeurs voulant attendre des temps plus favorables. J’ai fait un petit roman pour le Crédit, journal que notre ami Jourdan rédige et doit vous faire parvenir, je pense. Ledit ami Jourdan m’a bien écorchée dans ce marché, par parenthèse. Moi qui, dans la misère générale, ne sais pas et ne saurai jamais profiter, pour me soulager, de la misère particulière, je ne m’attendais pas à cela de sa part. Mais je ne lui en dirai rien. À quoi bon ? Quand on le fait, c’est que la conscience ne vous défend point de le faire. Je comprendrais l’économie de la misère dans un journal qui se ferait l’organe du peuple, le défenseur du vaincu. Mais le journal de Jourdan ménage si tendrement la bourgeoisie, c’est-à-dire le vainqueur, que je ne vois pas l’utilité de ce journal, ni celle du sacrifice qu’il m’impose… »

Ainsi s’achevait l’année 1848, dans la gêne et les rancœurs. Des tristesses de famille brochaient sur le tout. Solange était déjà presque ruinée par son mari, et s’éloignait chaque jour davantage de sa mère. Abreuvée de déceptions, George Sand, avec une rare force d’âme, s’était raccrochée au travail comme au salut suprême. C’est le travail qui l’a sauvée de tous les naufrages. L’Histoire de ma vie lui fournit une diversion puissante. Et son calme d’esprit était tel, qu’elle pouvait écrire, entre une Préface au livre de Borie, Travailleurs et propriétaires, et une Lettre au prince Louis-Napoléon, ce chef-d’œuvre rustique qu’est la petite Fadette. C’est le « petit roman » qui parut dans le Crédit, à partir du 1er décembre, et pour lequel l’ami Jourdan l’écorcha. Ce bijou fut payé un morceau de pain.

Tout en s’abstenant de l’action directe, elle ne renonçait pas encore à dire son mot sur la politique. Mais ce mot était maintenant sage et pesé. Telles ces lignes, dans un bel article intitulé : A propos de l’élection de Louis Bonaparte : « Pour avoir été politique et non socialiste, la république modérée est arrivée à mécontenter le peuple. Pour être socialiste et non politique, le peuple arrive à compromettre par un choix imprudent le principe même de sa souveraineté. Mais un peu de patience. Dans peu de temps, le peuple sera socialiste et politique, et il faudra bien que la République soit à son tour l’un et l’autre. »

Dans ses lettres, pourtant, passent des bouffées de colère. Le rêve envolé était encore si récent ! Ainsi elle accueille d’abord, sans examen, les bruits ignobles qu’on fait courir sur le Président, et qu’elle démentira d’elle-même plus tard, avec sa parfaite loyauté : « Oui, vous jugez parfaitement la situation. Leur belle société d’ordre, de modération, de confiance et de prospérité bourgeoise ne tient qu’à un cheveu. Ils voudraient bien tous faire la paix sur le cadavre du peuple. Mais Dieu les punit par eux-mêmes. Ils se haïssent, ils se craignent, ils se trompent, ils se trahissent les uns les autres. Les Bonaparte se donnent des tons de princes. Le président se saoule, m’écrit-on de Paris, il court les drôlesses, veut faire de l’autorité ; pure singerie qui trahit sa faiblesse. L’immense camarilla qu’il traîne après lui le renversera bientôt sans que nous nous en mêlions. Dieu veuille que le bouillant et généreux peuple des faubourgs de Paris ne bouge pas d’ici à quelque temps, afin de donner à ce fantôme d’usurpateur le temps de se dépopulariser dans les provinces. En attendant, l’anarchie morale et intellectuelle est à son comble. Mais vous avez raison, c’est la Providence qui le veut ainsi. Tandis que le grain pourrit, le germe pousse. » (9 janvier 1849.)

Les événemens d’Italie, en cette même année 1849, la comblent de tristesse. L’entrée de l’armée française à Rome, la restauration de la souveraineté pontificale, la soumission de Venise à l’Autriche, les mesures de rigueur dirigées à Naples contre les libéraux détruisent une à une des illusions très chères. Car George Sand aime l’Italie comme une seconde patrie. Surtout, elle est dans l’angoisse au sujet de Mazzini, ce héros anticipé de l’indépendance italienne, en qui elle a senti une âme pareille à la sienne. Où a-t-il pris son chevet en ce moment ? Poncy est chargé de lui faire tenir, par voie spéciale, une lettre éloquente[17], qu’elle escorte de ces mots (24 juillet 1849) :

« Je vous remercie, mon enfant, de m’avoir donné vite des nouvelles de mon pauvre Joseph [Mazzini] et de m’avoir fait passer sa lettre ; j’en ai reçu une depuis, et je suis tranquille sur son sort. Je vous envoie une lettre pour lui, que vous trouverez plus d’un moyen de lui faire passer, ne fût-ce que par la poste ordinaire. Comme elle ne contient pas de secrets, je ne crois pas qu’elle risque rien. Pourtant, mon timbre de La Châtre peut être signalé à la police, et mon nom aussi. Je crois donc qu’en passant par vos mains cette correspondance n’éveillerait l’attention de personne, et c’est pourquoi je vous demande de vous en charger. Il n’y aurait à la suppression de mes lettres par la police aucun autre inconvénient que celui de priver mon ami de mes nouvelles et de lui laisser croire que je l’oublie ou que je suis malade. Mais cet inconvénient est douloureux pour un pauvre proscrit. C’est pourquoi j’ai songé à l’aide que vous pouviez me donner… Si pourtant vous pensiez que cela a le moindre inconvénient pour vous, n’en faites rien, et renvoyez-moi la lettre que je vous fais passer. Les journaux confirment ce que vous me dites, qu’il est à Malthe[18]… Enfin, faites pour le mieux. J’espère en cet ami que vous avez sur un navire arrivant de Malthe, et qui doit vous bien renseigner.

« Je n’ai pas le courage de vous parler politique. Lisez la lettre que je vous envoie ouverte… Bonsoir, mes enfans bien-aimés, Charles, Désirée, Solange. Je vous dirai le mot que Joseph m’écrit : « , Aimez-moi, quoi qu’il arrive. L’amour n’est jamais perdu. » Je vous embrasse tous trois. Votre mère. »

Excessives, en ce qui concerne Mazzini, les appréhensions de George Sand n’étaient que trop justifiées sur beaucoup d’autres points. Le choléra, la dysenterie épidémique venaient joindre les maux généraux à des menaces particulières. La correspondance était fouillée, saccagée. « Oui, les temps sont durs. C’est le mot des avares, et des pauvres aussi. Toutes les calamités, toutes les hontes, toutes les amertumes à la fois : mais ne doutons pas de la Providence. Si elle n’existait pas, nous n’aurions jamais de lendemain à ces affreux jours, et il y a toujours des lendemains. Le peuple le sait, et il ne s’abandonne jamais pour longtemps. » (20 octobre 1849.)

Mais le « lendemain » ne s’annoncera pas encore. Au contraire, ce qui s’annonce, c’est l’ère des rigueurs. Brusquement, en février 1850, un ami de George Sand est frappé : plus qu’un ami, un hôte de Nohant, presque un collaborateur politique, Victor Borie. Les juges de Châteauroux octroient un an de prison et 2 000 francs d’amende à Borie pour un simple article, modéré de ton. Ce rude avertissement, donné à George Sand et à ses amis dans leur propre province, faisait présager tout ce qui devait s’ensuivre. George Sand est maintenant prudente jusqu’à l’abstention dans ses lettres ; elle ne s’occupe plus de politique, mais de théâtre. C’est à Paris, où elle vaquait à ses affaires, que, en plein succès de Victorine, le coup de force la surprend.

Le 1er décembre, elle allait voir un vieil ami mourant, M. Sheppard, et recevoir son accolade suprême. Son Journal de décembre 1851 note cette visite et l’impression qu’elle en rapporta, à la fois triste et sereine[19]. Dans la journée, Emmanuel Arago lui parla d’un coup d’État possible, et facile. George Sand passa la soirée au cirque, avec Solange et Manceau. En rentrant avec sa fille rue Verte-Saint-Honoré, elle vit l’Elysée sans lumières, silencieux. « Ce n’est pas encore pour demain, » dit-elle en riant. À son réveil, elle apprenait les événemens de la nuit, Cavaignac et Lamoricière à Vincennes, l’Assemblée dissoute, le suffrage universel rétabli. Elle lisait les proclamations, sortait, voyait l’affolement général, bientôt accru par des bruits sinistres. La fusillade commençait. Le 4, au soir, elle quittait Paris au sifflement des balles, et allait s’abriter à Nohant.

« Chers enfans, écrivait-elle à Poncy le 6 décembre, ne soyez pas inquiets de moi. Je suis de retour à Nohant depuis hier matin avec Manceau, ma fille et ma petite-fille. J’ai trouvé le pays aussi tranquille qu’on peut l’être au milieu d’événemens si soudains et si étranges. J’ai laissé à Paris tous nos amis bien portans. Je ne vous dis pas ce qui se passe. Ici on est déjà si loin de Paris qu’on ne sait aucun détail, et, quant à ce que j’ai vu, vous le saurez plus tôt que je ne vous le dirais. Nous parlerons de tout cela dans un moment plus calme. Mon succès de Victorine allait bien[20] ; mais vous pouvez penser que les théâtres sont tués pour longtemps, ainsi que toutes les affaires particulières, par l’ébranlement et l’émotion des esprits. Soyez calme et sage. Autant que je peux juger la situation jusqu’à ce jour, le vrai peuple de Paris a refusé le combat, et selon moi, il a fait son devoir sagement. Vous comprendrez aisément pourquoi, en y réfléchissant vous-même. »

Cette lettre disait le calme. Le Journal de décembre 1851 dit les détresses, et les retours sur soi-même : « Il ne s’agit plus d’enseigner sans prévoir. Il faut connaître, il faut comprendre. » Le 2 décembre a dégagé violemment la leçon de 1848. « Ah ! je te croyais mûr aux jours de Février ! Tes grands instincts triomphaient en ces jours-là, et ta masse fut sublime. Elle ne peut plus l’être aujourd’hui. Elle s’est laissé corrompre par la peur, par la souffrance, par la rancune, par la vanité, l’ambition, la jalousie, l’engouement et la méfiance. Jacques a bu la coupe du désespoir, il est ivre ; on prend ce moment-là pour le provoquer : malheur, malheur à lui et aux autres !…

« Ah ! pauvre Jacques, grand-père et petit-enfant de la bourgeoisie et de la noblesse, comme tu es à plaindre, et quel cœur de pierre il faut avoir pour ne pas t’adopter avec toutes tes erreurs ; tous tes travers, toutes tes passions et tout ton malheur !…

« Et pourtant, si nous sommes dans la guerre civile, il faut que Jacques tue ou soit tué.

« Arrête, attends, patiente, pauvre malheureux Jacques ! Subis l’oppression et l’injustice encore une fois. Ceci ne sera pas long. Ce fantôme de despotisme qui se dresse va tomber de lui-même. Attends pour le renverser que tu sois fort. Quand on est fort, on est calme, on est clément. Soyez démens !…

« On n’a pas besoin de tuer quand on est fort : voilà pourquoi l’homme qui veut inaugurer ce matin son règne par le meurtre de Paris est faible ; si faible, qu’on est consterné de songer à son lendemain, et qu’on est presque tenté de le, plaindre. On est fort quand on est juste. Attends que tu sois juste, mon Jacques ; tu ne les pas encore. On est juste quand on est éclairé, et tu ne l’es pas.

« Tu as voulu ce qui t’arrive : un empereur.

« Tu l’as rêvé, tu l’as acclamé, subis son règne éphémère, et ne te mêle pas à la bataille qu’il veut engager avec les passions, Refuse le combat, laisse faire…

« Nous le reprendrons un jour, le drapeau de la vieille France, et nous ne nous laisserons pas qualifier de rouges, c’est-à-dire d’hommes de sang, mais nous n’y sommes point, et il faut pour cela que certains orages passent.

« Sont-ils possibles à détourner ? Oui, cet homme qui s’est emparé de la responsabilité d’une révolution sérieuse le pourrait, en dépit de son coup de main illégal, s’il avait beaucoup de génie et beaucoup de probité. Mais peut-il en avoir ? Ici nous tournons dans un cercle vicieux[21]. »

Soyez démens ! écrivait-elle en songeant à l’avenir de Jacques, et à ses lointaines revanches. Soyez clément ! va-t-elle aussitôt crier, à voix haute, au vainqueur momentané de Jacques.

Dès les premières proscriptions qui frappent ses amis, elle demande audience au prince, elle lui écrit ; elle heurte 5 la porte de sa conscience, de son cœur qu’elle sait humain. Elle fait appel à l’homme de naguère. « Ah ! prince, mon cher prince d’autrefois, écoutez l’homme qui est en vous. » Elle le conjure de lire « ses adieux et ses prières. » Sa famille est dispersée, ses amis d’enfance, ses frères d’adoption en prison, ou jetés à tous les vents du ciel. « Amnistie, amnistie ! » Non que cette supplication implique une abdication de sa foi sociale : « Votre politique, je ne peux l’aimer, elle m’épouvante trop pour vous et pour nous. Mais votre caractère personnel, je puis l’aimer… Aucune âme de quelque prix ne transformera son idéal d’égalité en une religion de pouvoir absolu. Mais tout homme de cœur, pour qui vous aurez été juste ou clément en dépit de la raison d’Etat, s’abstiendra de haïr votre nom et de calomnier vos sentimens[22]. » Et le prince, touché à l’endroit sensible, accorde d’un geste affable, attristé, tout ce que lui demande cette Staël sans attitude, qui pleure devant lui comme une simple femme. Il pleura même un jour avec elle, en recevant sa supplique, suivant la tradition nullement suspecte qui se conserve dans la famille d’un proscrit gracié. Coup sur coup, dans les premiers mois de l’année 1852, elle désigna tous ses amis berrichons, les arracha tous à l’exil, à la prison, aux poursuites : et Fleury, son « Gaulois, » dont 48 avait fait un représentant ; et Périgois, et Emile Aucante, prisonniers ; et Borie, qui avait fui à Bruxelles ; et Lebert, notaire, compromis ; et en bloc, treize déportés de l’Indre, coupables simplement de délit d’opinion, et pour cela « ferrés comme des forçats sous les yeux du préfet » et dirigés à travers toute la France, en cet état, vers Toulon où Poncy aurait pu les voir au bagne. Elle ne se lasse pas de demander, sentant l’heure propice ; et elle obtient tout ce qu’elle demande. La chose se répand ; les malheureux se jettent à ses pieds. Elle n’en rebute aucun. Elle intercède ainsi, un jour pour quatre simples soldats d’Afrique condamnés à mort, un autre jour pour Greppo, pour Marc-Dufraisse, pour le gendre de Pierre Leroux. Pendant quelques mois, il semble que Nohant soit le dernier recours des douleurs humaines, et que par George Sand seulement on soit assuré d’obtenir justice ou miséricorde.

Cela dure tant que George Sand peut voir le prince et lui parler. Mais bientôt les barrages officiels se dressent. L’homme n’est plus son maître ; il appartient de plus en plus à sa situation, à son entourage. Et George Sand, qu’une gêne secrète envahit, ralentit ses démarches. Elle ne veut ni être refusée, ni être dupe. L’hypocrisie officielle la glace. Il ne lui convient pas de s’y exposer. Cela se sent entre les lignes, dans certains billets à Poncy. Cela se lit dans une lettre significative adressée par George Sand à un ami, sous la date du 30 décembre 1852, c’est-à-dire à une époque où la proclamation de l’Empire avait changé la situation :

« Cher ami, j’ai reçu ta lettre à Paris. J’ai réfléchi à ce que je pouvais et devais faire. Je n’aurais rien pu. La personne était inabordable dans les circonstances que tu sais. Et puis, je l’aurais pu, que j’ai pensé ne pas devoir l’essayer. Les choses sont trop changées depuis six mois. L’homme que j’ai vu aussitôt après les événemens m’a tenu un langage, donné des espérances, et fait des promesses que je pouvais entendre, sauf à croire peu ou beaucoup. Aujourd’hui, ce qu’il me dirait serait ou un tas de mensonges que je ne croirais pas du tout, ou une telle palinodie, que je ne l’entendrais peut-être pas avec calme. Pour mon compte, je me moquerais bien de déplaire ; mais, comme ce n’est pas, comme ce ne sera jamais pour mon compte que je ferai des démarches près de lui, je ne dois pas gâter la cause de ceux pour qui je plaide.

« J’ai donc cru, malgré mon affection bien vive pour notre ami, ne pas devoir bouger cette fois-ci, et je crois que tu me comprends et m’approuves. Je t’embrasse de cœur. Ne passe pas chez nous sans venir me voir. À toi. — George. »

Elle ne renonce pas pour cela à rendre service. Elle n’y renoncera jamais. Mais elle usera de moyens moins directs, plus souples et d’ailleurs aussi sûrs. De très bonne heure, elle associe à ses complots charitables, — les seuls où elle ait jamais trempé, — le propre cousin de l’Empereur, ce prince Jérôme qu’elle tenait en singulière estime, et dont le caractère ne paraît lui avoir causé aucune déception en aucun temps. C’est Jérôme qui soutiendra de ses largesses personnelles le Berrichon Patureau-Francœur, dont l’histoire navrante remplit les lettres à Poncy durant l’année 1858. Sa main se sent dans d’autres circonstances. George Sand n’hésitera pas, le cas échéant, à mettre sous les yeux de l’Impératrice elle-même certaines misères, que l’Impératrice soulagera avec la plus exquise bonne grâce[23].

Ainsi s’ourdira, autour de l’Empereur silencieux ou laissant faire, la conspiration de la bonté, tramée par l’ancienne révolutionnaire de 1848. Tel est tout son rôle sous l’Empire, rôle de réserve, d’expectative, d’espérance secrète, et, en attendant, de gratitude muette. George Sand, sitôt passé ce terrible défilé de 1848 à 1852, ne fut attentive qu’à panser les blessures de la guerre civile. Poncy, dans sa modeste mesure, s’employa aussi à cette tâche. Et, dans les sphères du pouvoir, nous entrevoyons, de profil, tournés vers George Sand avec un geste d’accueil et de généreuse transmission, un Damas-Hinard, secrétaire des commandemens, et cet aimable comte d’Orsay, l’ami de la brillante Solange, et Solange elle-même qui, à certaine date, put incliner ses belles relations vers les bonnes œuvres de sa mère.

Qu’était-il advenu, sur ces entrefaites, de la littérature ouvrière, et de Poncy auteur ? L’un et l’autre n’avaient-ils pas sombré dans la bagarre ?

On le croirait, à voir la tournure des événemens, mais on se tromperait, du moins en partie. La littérature prolétaire, il est vrai, est à cette heure enterrée. Poncy, lui, ne se développera plus. L’enthousiasme qui l’a fait poète, du moins relativement, est tombé ; les souffles inspirés de Nohant ne l’agiteront plus sur son petit trépied. Mais il reste écrivain, ou, si l’on préfère, auteur. L’habitude est prise maintenant. Il rime et versifie toujours, il continuera toute sa vie à jouer de la plume, sans prétention à la gloire, certes (et ceci prouve fort en sa faveur), mais pour satisfaire à une habitude prise, à un plaisir, peut-être à un besoin. Et George Sand s’intéressera toujours à ses productions, vers ou prose ; car il pratique la prose après les vers, et ses vers continuent à valoir mieux que sa prose. Cet élément sera donc toujours mêlé à la correspondance, et jouera même son rôle dans l’intimité de cette amitié constante. Car Poncy, un peu pauvre d’idées, rimera selon l’occasion, sur un événement, de famille, sur un jour de fête. George Sand accueillera toujours avec un bon sourire d’encouragement ces petits poèmes de son « fils ; » seulement, on sent maintenant que ceci est l’ornement et non l’âme de cette affection mutuelle ; la littérature n’est plus qu’au second plan, et même à l’arrière-plan. George Sand a tant d’autres choses à préférer chez Poncy, depuis qu’ils ont espéré, cru, souffert ensemble, depuis qu’ils se sont dévoués l’un et l’autre à la cause perdue, et aux victimes qu’elle a faites.

Ainsi passent successivement, dans les cent soixante lettres qui s’écrivent de Nohant à Toulon entre 1850 et 1876, les trois nouveaux volumes de vers que Poncy ajoutera aux Marines et au Chantier : savoir, la Chanson de chaque métier, en 1850 ; puis le Bouquet de marguerites, et enfin les Regains, dernier volume où le poète a noué en javelles inégales des pièces qui offrent entre elles peu d’unité, et ne méritaient pas toutes d’être recueillies. Mais Poncy avait de l’ordre, il a tout ramassé et rangé. La Chanson de chaque métier, on l’a vu, était prête en 1848. Son succès, de toute façon, n’eût pas été grand, et le rêve que semble avoir caressé George Sand d’un Béranger réellement ouvrier et réellement populaire ne se fût pas réalisé. Paru en 1850, ce recueil n’était déjà plus de mise ; et ce n’est pas la préface maladroite de l’auteur qui pouvait masquer son peu d’actualité. Le Bouquet de marguerites, poème d’amour assez passionné, et qui ressemble parfois à une confidence personnelle, inquiéta un instant George Sand. Poncy souffrait-il d’un amour secret ? N’aimait-il plus Désirée ? Ou ne s’agissait-il là que de quelque « Iris en l’air ? » Gênée, mécontente, elle posa des questions. Et quand elle sut, de l’ingénu Poncy lui-même, qu’il était parfaitement heureux, qu’il adorait toujours sa femme, et que tout cela n’existait que dans son imagination, elle respira, sans d’ailleurs applaudir. Décidément, ce poète prolétaire n’était qu’un homme de lettres. Elle perdait de ce côté. Mais elle avait tant gagné par ailleurs !

Et cet homme de lettres, voyant sa grande amie se tourner vers le théâtre, voulut naturellement s’essayer au théâtre, lui aussi. Rien ne lui sembla plus naturel que d’imiter et d’adapter un sujet de Gœthe, qu’il chargea candidement George Sand de lui placer. Cela s’appelait Le Frère et la Sœur. George Sand engagea de longs pourparlers avec les directeurs de l’Odéon, qui acceptèrent en principe, puis hésitèrent, puis atermoyèrent, si bien qu’à leur sortie de charge rien n’était décidé. Poncy se consola en s’accordant la satisfaction d’imprimer sa pièce injouée, et sans doute injouable. C’était toujours cela d’ajouté à son bagage. Il y ajouta bien d’autres choses encore, puisqu’il produisit jusqu’à cinq volumes de Contes et nouvelles, qui n’offrent d’ailleurs aucun intérêt. Mais Poncy pouvait maintenant s’accorder ce luxe. Sa situation avait grandi. Nommé secrétaire de la mairie, peu après la révolution de Février, de maçon passé entrepreneur, puis expert, graduellement enrichi par des acquisitions de terrains et par la construction des quartiers neufs de Toulon, en dernier lieu secrétaire de la Chambre de Commerce, d’ailleurs toujours probe, actif, honorable entre les plus honorables, il était devenu un des « notables » de sa ville. En politique, homme d’aspirations généreuses bien plus que de passions, il ne montra contre le gouvernement du 2 décembre aucune combativité. L’Empire le décora en 1865, au double titre de littérateur estimable et d’irréprochable fonctionnaire.

L’Empire eut raison. Mais tout cela est d’intérêt médiocre, et n’est rappelé ici que pour ne pas être trop incomplet.

Le véritable intérêt de la correspondance, sinon le seul, à cette date, est la continuité et la naturelle beauté de cette amitié qui, jusqu’à la dernière heure de George Sand, ne se dément pas un seul instant. Il semble que l’égalité, que l’harmonie parfaite existent, aient toujours existé entre cette femme de génie et cet aimable demi-talent. C’est là une de ces créations du cœur, comme la vie de George Sand en est pleine. A ses yeux, disparaissent classes et castes, œuvres de la société et non de la nature. Le défaut d’instruction n’est même pas une barrière à ses yeux. Ce n’est pas aux accidens extérieurs de la forunet ou du savoir qu’elle juge les hommes : c’est à l’intérieur. Elle a un instinct inné, à peu près infaillible, de la bonté cachée de certains êtres ; et l’on croirait qu’elle possède la pierre d’aimant qui, selon Platon, aide à découvrir les âmes et à former entre elles une chaîne continue. Quand elle a une fois touché de ce talisman une âme parente de la sienne, c’est pour toujours. Et la familiarité vient d’elle-même, sans plus tarir que ne tarit la source à son point naturel d’émergence. Tantôt elle dit tu, tantôt elle dit vous ; mais qu’importe ? Elle tutoie par sa tendresse, et tous ses gestes sont de fraternité. Dans ces liaisons d’instinct et d’âme, où tout est pur, elle est sans « réserve, » puisqu’elle donne toujours le meilleur d’elle-même. Ni calcul, ni réticence ; c’est le don de soi dans toute sa candeur. Là est la preuve la plus lumineuse de cet idéalisme foncier qui lui faisait voir tout ce qui est du monde extérieur comme l’accident, tout ce qui est du monde intérieur comme l’immuable. C’est bien son goût de l’au-delà qu’elle satisfaisait en pénétrant dans le fond insoupçonné des êtres, les révélant parfois à eux-mêmes, et les enchantant d’une communion spirituelle qui décuplait aussitôt leur valeur. Sans cesse en quête du divin, elle le dégageait de l’humain à certaines rencontres ; grande créatrice d’âmes qu’elle fut ainsi, chez ceux qui purent avoir d’elle certain contact. Ainsi se démêlait-elle dans les autres, en s’y mêlant. Elle eut de la sorte des amitiés qui au vulgaire paraissent étranges, inexpliquées. Les expliquera facilement au contraire quiconque aura pénétré cette nature d’exception, à la fois mâle et féminine, qui a toujours cherché ce qui ne passe pas dans ceux qui passent, et qui, au fond, quoique passagèrement attachée à certains hommes par ses amours, et invinciblement à l’homme par l’amour, n’a cependant jamais cherché, d’inquiétude d’abord, puis de certitude, que l’éternel. C’est ce goût de l’éternel qui a mis, à une date donnée, en elle calme et lumière. C’est cela qui l’a fait traverser les plus atroces douleurs comme des épreuves momentanées, nécessaires, bienfaisantes ; c’est cela qui la rendait voyante en amitié, pareille toujours, insoucieuse du temps qui passe, derrière lequel, en avant duquel elle apercevait l’immortalité. Aussi ne se reprenait-elle jamais, quand elle s’était donnée de cette façon. Les trente-quatre ans de l’amitié pour Poncy, les quarante ans de la prédilection pour Rollinat, dix autres intimités non moins longues, ont passé pour elle comme un jour. Poncy, objet de cette étude, est, dans la vie de George Sand, un exemple entre bien d’autres, et j’allais dire un symbole. Et ce sera son éternel honneur d’avoir provoqué l’appel magnétique qui de Nohant partit un jour vers son cœur ingénu, d’avoir senti sa puissance, et d’y avoir répondu avec la plénitude de ses modestes moyens.


A de telles liaisons d’âmes il n’est point d’autre épilogue que celui de la vie et de la mort. Dans les vingt dernières années de leur amitié fraternelle, George Sand et Poncy, Poncy et George Sand mirent en commun, simplement, leurs joies et leurs douleurs terrestres. Ils en eurent, l’un et l’autre, une part abondante, et qui, pour la douleur, passa chez Poncy l’ordinaire. A peine remise des émotions de 1852, George Sand, qui avait déjà vu sa fille ruinée, assistait maintenant, en témoin impuissant, aux tristes débats de Solange et de son mari autour de leur enfant, sa chère petite Nini. Elle voyait Solange, affolée essayer du Sacré-Cœur en désespoir de cause[24] ; elle espérait avec elle une vie nouvelle quand l’enfant fut rendue à sa mère ; elle retomba dans un abîme de douleurs lorsque Jeanne Clésinger leur fut subitement ravie, quelques semaines après. Elle cherchait, d’un crayon tâtonnant, à retracer les traits de sa fillette adorée, dont elle n’avait aucune image[25]. Accablée sous le poids du deuil, elle partait enfin pour l’Italie, afin de secouer sa torpeur mortelle. Une de ses consolations fut, en traversant Toulon, d’embrasser Poncy, Désirée et Solange. Six ans plus tard, relevant d’une fièvre typhoïde qui avait failli l’emporter, elle décida, pour achever sa convalescence, ce beau voyage vers la campagne toulonnaise qui remplit le printemps de l’année 1861, et d’où est sorti le roman de Tamaris. Là, elle eut la jouissance, dans sa plénitude, de cette chère amitié. Entre « Mer-Vive, » le chalet de Poncy, et Tamaris, où George Sand et Maurice avaient pris leurs quartiers, c’étaient des allées et venues perpétuelles. Puis Maurice alla en Amérique, emmené par le prince Jérôme. Puis il revint, et se maria. La joie de cet événement, les qualités exquises de Lina Calamatta, remplissent alors les lettres de Nohant à Toulon. Et l’écho des émotions de la famille vibre désormais à peu près seul dans tout ce qui suit. C’est la naissance du petit Marc-Antoine, en juillet 1863 ; c’est sa mort, un an après. Plus tard, c’est la naissance d’Aurore, enfin celle de Gabrielle. George Sand est désormais l’aïeule. La grand’mère ravie s’achève en la Bonne-Dame de Nohant. Mûre elle-même pour la légende, elle écrit ses dernières légendes, en « bonne fée du roman » qu’elle est et qu’elle restera, suivant le joli mot de M. Doumic. C’est la tante berceuse de l’humanité.

Jusqu’au dernier moment, elle communiquera son grand cœur maternel à son fils éloigné. Et sa philosophie sereine exercera sur lui, à distance, la belle contagion du calme, dont il a besoin dans ses malheurs. Quand Désirée est morte, et que Poncy et sa fille la pleurent éperdument, elle écrit : « La nature a droit aux larmes. C’est un soulagement qu’elle exige, en même temps qu’un noble tribut qu’elle paie. Votre chère enfant reçoit par-là un grand baptême. Elle en appréciera plus tard l’effet salutaire et fortifiant. » (28 décembre 1863.) Lorsque, en septembre 1865, le choléra sévit à Toulon, elle met en garde Poncy contre la panique : « Où donc est-on en sûreté ? Est-ce le choléra qui a inexorablement frappé mon pauvre petit enfant l’année dernière, mon brave Maillard cet hiver, et mon pauvre cher Manceau le mois dernier ? La mort nous frappe partout, et fauche sans discernement tout ce que nous aimons, jusqu’à ce qu’elle nous fauche nous-mêmes. Il me semble qu’à force de voir que nous ne sommes en repos et en sécurité nulle part, nous ne devrions avoir peur de rien, et vivre au jour le jour comme il plaît à Dieu. C’est la condition humaine. C’est folie de vouloir s’y soustraire. Nous n’avons véritablement qu’un but à poursuivre et un souci à prendre : c’est de savoir tout accepter et tout supporter. Pour moi, qui vois venir la vieillesse, je sens la puissante loi de la brièveté de la vie, et je pense à l’autre bien plus qu’à celle-ci. » (24 sept. 1865.) Et si Poncy, succombant aux tristesses, allègue un jour l’impossibilité du bonheur : « Non ! réplique-t-elle avec sa fermeté antique : on est heureux par soi-même quand on sait s’y prendre, avoir des goûts simples, un certain courage, une certaine abnégation, l’amour du travail, et avant tout une bonne conscience. Donc le bonheur n’est pas une chimère. J’en suis sûre à présent, moyennant l’expérience et la réflexion. On tire de soi beaucoup, on refait même sa santé par le vouloir et la patience. Mais l’implacable mort et le malheur des autres, souvent incurable, malgré tous nos soins, voilà ce qui nous rappelle notre solidarité, et le bonheur aux prises perpétuelles avec le chagrin. Il ne faudrait pas que l’un détruisît l’autre. Le bonheur que nous savons et pouvons nous donner nous rendrait égoïstes et stériles. Le chagrin qui empêcherait notre sagesse intérieure de réagir nous rendrait amers et biches. Vivons donc la vie comme elle est, sans ingratitude, et sans joie durable et assurée. Nous ne changerons pas cela. Acceptons-le. » (16 nov. 1866.) Telles seront, jusqu’au bout, les leçons viriles et tendres de celle qui écrivait encore à son « cher enfant, » deux mois avant sa mort, cette dernière phrase dans sa dernière lettre : « Les vers que vous m’avez envoyés sont très beaux ; mais celle désespérance est navrante, et je ne vois pas comment l’adoucir, sinon en vous aimant davantage encore, et c’est ce que je fais de tout mon cœur. » (3 avril 1876.)

Cette « désespérance » de Poncy s’expliquait par ses malheurs. Le 24 août 1863, sa femme était morte d’un cancer, après de longues et affreuses souffrances. La fille unique de Poncy avait épousé un fonctionnaire de l’intendance, M. Milhière, fils d’un ami de Poncy. Ce mariage ne fut pas heureux. Solange Milhière eut trois enfans. Le troisième était à peine né que sa fille aînée mourut d’une méningite. Le chagrin emporta la mère quinze jours après ; elle avait trente-deux ans. Les deux autres enfans, élevés par Poncy dans l’amour et les larmes, ne vécurent guère : l’un mourut à cinq ans, l’autre à neuf ans. Poncy survécut à toute sa famille. Et il ne disparut à son tour que quinze ans après sa grande amie, le 30 janvier 1891. Il eut donc tout loisir de nourrir son cœur de souvenirs. Les lettres de George Sand, même elle disparue, paraissent lui avoir été un précieux vulnéraire. Il les maniait sans cesse, les copiait ou les laissait copier, s’y réconfortait l’âme. De là un ressort caché qui ne s’amollit point chez lui avec les années, en dépit de tout. Il vivait encore à la chaleur de la flamme que George Sand avait entretenue dans son âme.

C’est donc à lui que revient le dernier mot de cette histoire. Lui-même, vers les derniers temps de sa vie, s’est aimablement confessé auprès d’un ami, qui l’avait interrogé sur ces temps déjà lointains de la littérature prolétaire et sur sa longue liaison épistolaire avec George Sand. Il répondait, sur le premier point :

« Je ne discerne pas précisément… l’opportunité d’une résurrection des ouvriers-poètes. Ils ont eu leur heure, sans doute, leur vogue, et l’engouement des âmes généreuses qui les croyaient appelés à une sorte de sacerdoce ou d’apostolat sur ce qu’on appelait alors le peuple. Leur auréole s’est éteinte en 1848, à la proclamation de la République qu’ils avaient souhaitée et prêchée… Et il y a une raison à leur disparition de la scène littéraire et politique. C’est que leur République à eux, tout comme le Royaume de Dieu de l’Evangile, n’était pas de ce monde. Ils n’ont pas voulu emboîter le pas derrière les marchands d’orviétan, de fraternité universelle, de lois agraires, de rêves paradisiaques et autres panacées frelatées dont on a grisé les travailleurs. Leur honnêteté foncière s’est refusée à donner pour des réalités de dangereuses illusions, à l’aide desquelles on a exploité le vrai peuple, qui n’en a pas encore, malgré tant de sanglans mécomptes, reconnu le néant. Ils savaient que le travail est la grande et suprême loi de la vie. Ils ont maintenu leur foi et leur idéal. Aussi, voyez ! depuis trente ans, à partir même de Béranger, le premier de tous, ils sont oubliés et dûment enterrés ; et ceux qui, comme moi, ont eu la triste chance de vieillir et de survivre aux autres, sont devenus les bêtes noires des bêtes rouges de la génération actuelle[26]. »

Sur le second point, voici comment il résumait sa vie, placée en quelque sorte sous l’étoile de George Sand :

« De moi, que vous dirai-je ? Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais occupé de moi… [cependant] j’ai eu mon ambition comme tout autre, et la voici : Vous vous souvenez de Mauprat. George Sand a créé dans ce roman un type admirable de paysan dont l’austère probité et la droiture de jugement avaient fait une sorte de Salomon rustique, à l’arbitrage de qui tous les litiges de ruralité et de famille étaient déférés, et dont les sentences étaient des oracles rendus et accueillis en dernier ressort. C’est le « Bonhomme Patience. »

« J’avais vingt-six ans quand je lus Mauprat. C’était en 1848. La Révolution d’alors avait fermé les chantiers… J’avais étudié avec passion le droit civil, tout seul, et me l’étais facilement assimilé… Je savais ce que les moindres discordes de propriété ou d’héritage deviennent quand les codes civil et de procédure, les huissiers, les avoués, les avocats, le papier timbré et le fisc y interviennent… Il me prit l’ambition de devenir un « Patience, » dans tous litiges à la solution pacifique desquels je pouvais apporter ma triple compétence de maçon, d’architecte en perspective, de jurisconsulte in partibus.

« J’y ai réussi au-delà de cette ambition et de mes espérances. Ce qui faisait dire à George que je n’avais jamais été davantage maçon que depuis que je ne l’étais plus. Que de procès j’ai tués sous moi ! que de transactions, de réconciliations j’ai faites ! Aussi, je suis devenu l’expert de tous les tribunaux de la région, de toutes les grandes compagnies d’assurances pour les règlemens de leurs sinistres dans un rayon de six départemens au moins : et je suis presque tous les jours de la vie sur pied, des Pyrénées aux Alpes. George Sand, à qui il me faut toujours revenir, m’approuvait et disait : « Poncy charrie ainsi les spectres de ses morts adorés, et se sauve dans le travail. »

«… J’ai 400 lettres de George Sand. C’est le poème de ma vie[27]. »

Poncy dit très bien. Ce fut là le poème de sa vie ; ajoutons celui d’une belle âme, d’un homme de 1848, et d’un enfant du vrai peuple, du bon et intelligent peuple de France. Si, comme a dit quelque part M. Emile Faguet, « l’art de la vie, c’est de faire de la vie une œuvre d’art, » Poncy a fait de sa vie une belle œuvre, généreuse, utile, et d’un grand exemple. Le plus beau de ses poèmes, c’est cette vie. Encore ne l’a-t-il écrit que sous la dictée de George Sand.


SAMUEL ROCHEBLAVE.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1909.
  2. Correspondance, III, p. 11.
  3. Correspondance, III. On notera ici l’hommage à Lamartine. George Sand a pu ailleurs blâmer, critiquer amèrement Lamartine, l’accuser de modérantisme ou d’ambition calculée ; la noblesse de ses intentions fut reconnue par elle après coup, et proclamée en diverses circonstances. (Voyez Corr., III, p. 59, Lettre à Thoré.)
  4. Victor Borie, publiciste et homme politique, ami de George Sand. Condamné au coup d’État, il fut gracié, sur les démarches de son amie. Voyez plus loin.
  5. George Sand lui avait obtenu des commandes du Gouvernement provisoire. Voyez George Sand et sa fille, p. 134.)
  6. Correspondance, t. III, p. 30.
  7. Ibid., p. 51.
  8. Voyez, sur le complot ou la série des complots de cette journée, la lettre très documentaire du 17 avril adressée à Maurice (Corr., t. III, p. 30-41).
  9. Elle a pris en tout cas, sinon le style de Louis-Philippe, du moins un style volontairement simple et populaire, en vue de la propagande, dans son Histoire de France racontée au peuple, écrite sous la dictée de Blaise Bonnin (brochure, le mars 1848) ; — dans les Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens (anonyme, cinq numéros, avril 1848) ; — dans sa Lettre d’un ouvrier à sa femme, et Réponse de sa femme (28 mai, 5 juin 1848), etc.
  10. Cette chanson est surtout prosaïque. Mais l’allusion à une récente grève de Saint-Étienne et d’Anzin, qui fut accueillie à coups de fusil, lui donne un intérêt de document dans la littérature ouvrière (La Chanson de chaque métier, p. 55).
  11. Correspondance, t. III, p. 64-67 (10 juin 1848).
  12. Correspondance, t. III, p. 56 (28 mai 1848).
  13. Souvenirs et idées, ouvrage posthume (1904), p. 113, 118.
  14. Questions politiques et sociales, p. 296.
  15. « Prince, je me souviens de vous avoir écrit à Ham que vous seriez Empereur un jour, et que, ce jour-là, vous n’entendriez plus parler de moi. » (Corr., III, p. 284 ; — 3 février 1852.)
  16. Les lettres de George Sand à Louis-Napoléon s’arrêtent, dans la Correspondance, au 28 juin 1852 ; — celles au prince Jérôme vont du 3 janvier 1852 jusqu’au-delà de la guerre, — jusqu’au 28 décembre 1814. Il y en a trente-six.
  17. Parue dans la Correspondance, t. III, p. 161-163.
  18. Il était bien à Malte, mais il fallait lui écrire sous le couvert de M. Maurizio Quadrio, à Genève.
  19. Ce journal, rédigé du 1er au 8 décembre 1851, a paru sous le titre de « le coup d’État à Paris, » dans Souvenirs et idées (1904, p. 78-134). Il comble les lacunes de la Correspondance durant ces journées tragiques. George Sand écrivait pour elle ce qu’elle ne pouvait confier à ses amis.
  20. Le Mariage de Victorine fut représenté le mercredi 26 novembre 1851, au Théâtre-Français.
  21. Souvenirs et idées (« Le coup d’État à Paris, passim).
  22. Correspondance, III, p. 267, 290.
  23. Voyez Correspondance, III, p. 249. — « J’ai déjà beaucoup demandé,… on ne m’a pas encore refusé. » — À Poncy, passage inédit de la lettre suivante : « L’Impératrice est très, très bonne, et on lui demande certainement de toutes parts plus qu’elle ne peut donner. » (13 mai 1861.)
  24. Voyez George Sand et sa fille, p. 192, et les pénétrantes pages sur la Conversion de Solange Sand, dans le Figaro littéraire du 27 février 1909, par Sibyl Mérian.
  25. Elle ignorait sans doute qu’un charmant portrait-miniature de Nini se trouvait entre les mains de la fille de son ami Bourdet (Madame F. H. Bourdon). Ce portrait est encore inédit.
  26. Lettre à M. Henry Jouin, du 8 janvier 1884. — Nous devons à M. Henry Jouin la généreuse communication de cette lettre documentaire, et de la suivante.
  27. Lettre à M. Henry Jouin, du 24 janvier 1884. — Les « 400 lettres » dont parle Poncy semblent un chiffre « rond, » c’est-à-dire exagéré. En tout cas, il n’en est parvenu entre nos mains que 226, soigneusement classées, numérotées, enveloppées ; et la collection semble complète, à part quelques légères disparitions sans importance, qui n’excèdent pas une demi-douzaine.