George Sand - Lettres à Poncy
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 599-633).
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GEORGE SAND
LETTRES Á PONCY

I
LA LITTÉRATURE PROLÉTAIRE. — VERS LA RÉVOLUTION (1842-1848)</

George Sand vient d’être de nouveau rappelée à l’attention du grand public. Dix semaines consécutives, un conférencier de talent, à la parole aussi spirituelle qu’indépendante, a entretenu de George Sand un auditoire nombreux, chaleureux, qui ne se lassait pas de l’écouter[1]. Presque en même temps, en Belgique, une femme distinguée, versée depuis longtemps dans ce grand sujet, l’abordait, — moins amplement il est vrai, — devant le grand public, avec un succès complet[2]. D’autres études se préparent, nous le savons, qui étendront aux « idées » de George Sand l’attention qu’il était jusqu’ici convenu de n’accorder qu’à la femme ou à la romancière. Tant il est vrai que George Sand n’est pas, comme on l’a trop répété, un sujet épuisé. Ce n’est même pas un paradoxe de prétendre qu’à peine commence-t-on à l’étudier comme il mérite de l’être, dans l’ampleur de sa multiple harmonie, et dans la bienfaisance de sa générosité foncière. Celle qu’on a parfois justement appelée la « bonne socialiste » a récolté jusqu’ici, pour ses utopies soi-disant dangereuses, surtout des injures ou des dédains. Nul doute qu’une étude attentive et impartiale ne lui fasse sur ce point capital la juste part qui lui revient dans l’évolution générale des sentimens et des idées au cours du dernier siècle. Nul doute aussi que, — en attendant la suite du grand ouvrage de Vladimir Karénine, — George Sand n’apparaisse de plus en plus, à des yeux non prévenus, non point comme un reflet de certains hommes de son temps, mais comme un des foyers de son temps ; non pas comme un écho, mais comme une voix, une des grandes voix du XIXe siècle. La puissance de son appel, la répercussion profonde de son cri sont choses qui nous saisissent aujourd’hui d’étonnement, et qu’il serait vain d’expliquer par une vogue passagère : c’est bien, à certaines heures, une conscience qu’elle a donnée à l’inconscient, une âme à l’obscur instinct des foules, une étoile à la marche tâtonnante du peuple en quête non plus de pain et de travail seulement, mais de foi sociale, de bonheur et d’idéale fraternité.

Cette vertu cachée de puissance continue, cette force d’« élément, » mais d’un élément qui serait humain, on la trouve et on la capte en quelque sorte à sa source dans l’inépuisable correspondance de George Sand. Là elle s’est versée encore plus complètement que dans ses œuvres, quoique partout elle se soit « versée, » et que s’épancher fût en quelque sorte sa fonction naturelle. On en peut juger par ce qui a paru jusqu’ici de ses lettres, soit dans les six volumes publiés par son fils, soit par quelques correspondances particulières, telles que celle avec Flaubert. Encore ce qui a paru est-il peu de chose auprès de ce qui reste à paraître. Nous avons pu naguère, nous-même, à l’occasion d’une des correspondances inédites qui sont entre nos mains, faire la preuve, jusque dans sa famille, de cette constante sûreté de sa direction morale, de la bonté tonique de son perpétuel conseil[3]. Et il s’agissait là d’une fille aussi dissemblable que possible de la mère, et des conjonctures les plus délicates, où la mère la plus prévoyante, la plus expérimentée, peut elle-même, en dépit du génie, se trouver en défaut. Mais George Sand était cœur encore plus que génie. Et c’est ce cœur, dans ses lettres, qui guide sa plume, plus sûrement encore que son bon sens et sa raison, qui sont souvent eux-mêmes admirables. A cette preuve plusieurs autres pourraient s’ajouter, qui sans doute se produiront à leur heure. Ce que l’on connaît jusqu’ici seulement par échantillon apparaîtra bien plus riche et plus beau, lorsqu’on pourra manier l’étoffe à pleines mains. Et ni la correspondance avec Dumas fils, ni celle avec Rollinat père, ni celle avec Fromentin, ne démentiront sans doute ce que l’on peut attendre d’amitiés aussi grandes, aussi consacrées. Même dans le cercle de la famille moins immédiate, de la demi-famille, si l’on peut s’exprimer ainsi, plus d’une découverte intéressante demeure à faire. Mais, pour nous borner à un exemple sans doute moins attendu, c’est peut-être dans sa correspondance avec un ouvrier, qu’elle ne connaissait pas lorsqu’elle lui écrivit la première, que George Sand a prodigué bénévolement, avec une plénitude qu’elle n’a nulle part égalée, les plus admirables trésors de son âme maternelle et de sa plume fervente. En cet inconnu à qui elle prêtait du génie, elle saluait l’ascension du peuple vers la littérature et l’art. Si elle se fit quelque illusion sur ce point, — et peu importe quant au fond des choses, — elle ne se trompait point en tirant de la foule ce cœur digne du sien, et en l’élevant au privilège d’une intimité qui fut toujours aussi noble que complète. Et tout cela forme un chapitre très attachant, ignoré à peu près, de la vie de George Sand ; et cet épisode lui-même, par sa signification, a une valeur d’histoire qu’il ne faut certes pas surfaire, mais qu’on aurait tort de diminuer. A côté de l’homme, objet de cette correspondance, ou plutôt en lui et à travers lui, il y avait une question. L’homme, lui, s’appelait Charles Poncy, était ouvrier maçon, et habitait Toulon. La question se désignait, alors, sous ce nom : la « littérature prolétaire. »

Peut-il y avoir une littérature des ouvriers ? et les ouvriers sont-ils capables à la rigueur de la faire par eux-mêmes ? Sur le premier point, les esprits libéraux, au lendemain de 1830, répondaient nettement : Oui. Et sur le second, George Sand la première, et à peu près la seule, répondit : Pourquoi pas ? Tout ce débat, conséquence logique d’une première révolution accomplie par le peuple et dont le peuple aurait dû d’abord bénéficier, se rattache à l’idée que les conducteurs d’âmes se faisaient alors du peuple, à la question de l’instruction populaire qui passionnait alors les esprits (loi Guizot, 1833), enfin à la politique elle-même sous le couvert de l’égalité. Tandis que la première loi primaire renversait la plus haute barrière des classes en retirant à l’instruction son caractère de privilège, les publicistes répandaient à pleines mains la semence dans les sillons frais, en appelant la masse qui sait lire à la connaissance des questions sociales, avant de l’appeler à leur discussion. C’était le mouvement inauguré par la Convention, qui reprenait sous la monarchie de Juillet. Et ni l’Encyclopédie à deux sous, de Leroux et Reynaud, ne faisait sourire personne, ni le Livre du Peuple, de Lamennais, ne soulevait lui-même les mépris et les colères que le parti conservateur exhalera plus tard. Lerminier, il est vrai, esquissera dès lors (1838) une évolution semi-bourgeoise qui sera celle de la Revue même dont il est le porte-parole, et, de ce fait, il s’attirera une réplique de George Sand[4]. Mais ces escarmouches, courtoises dans les formes, vives dans le fond, n’en acheminent pas moins la question en la faisant passer du terrain politique au terrain intellectuel, et en donnant à la discussion sur l’égalité sociale, sinon l’égalité littéraire, du moins l’avènement littéraire pour couronnement. Si l’ouvrier, inculte, ne peut rien produire dans le domaine de la pensée et de l’art, ne pourra-t-il produire dès qu’il sera cultivé, même sommairement cultivé ? La lourde terre vierge du cerveau populaire, dès le premier labour, ne projettera-t-elle pas à la lumière des moissons inattendues ? Le grain en pourra être âpre et sauvage, la pâte inégale et amère. Mais cette saveur, cette rudesse, ne seront-elles pas un bienfait ? Ne manque-t-il pas à la littérature artistique des purs intellectuels cette sève naturelle et cette simplicité sans lesquelles l’œuvre populaire n’existe pas ? Peut-on dire que nos plus beaux ouvrages littéraires, soit classiques, soit surtout romantiques (et l’on est encore en plein romantisme), aient une véritable popularité en France, et touchent le cœur de la foule ? Ainsi les chefs-d’œuvre sont le produit d’une élite, ne s’adressent qu’à une élite. Ils peuvent même avoir plus d’action à l’étranger que dans leur pays d’origine. N’y a-t-il là aucun paradoxe ? N’est-ce même point pour la France, si glorieuse de ses œuvres « européennes, » une infériorité notoire, et un danger intellectuel capital ? Eh quoi ! Schiller et Gœthe sont non seulement nationaux, mais « populaires » en Allemagne ; et un ouvrier, Hans Sachs, put y être à la fois populaire et classique. Un Racine, un Lamartine, sont-ils chez nous « populaires ? » Çà et là, tel classique ou tel moderne peut s’adresser à tous, être compris de tous, sans que l’art y perde rien. Mais c’est l’exception. En France, à dire le vrai, il n’y a pas de littérature pour le peuple. Les grands écrivains, en général, ne le connaissent pas, ne s’adressent pas à lui. Il a pourtant, ce peuple, ses joies et ses peines, ses travaux, ses passions, ses instincts confus d’art et de poésie. Il sent, et même il pense, et surtout il veut. Pourquoi ne parlerait-il pas lui-même ? Pourquoi ne s’exprimerait-il pas dans son langage ? Ce langage lui-même, incertain ou impropre au début, sera bientôt viril, fort, et neuf. Car il dira toujours quelque chose, et l’art pour l’art lui sera inconnu. Et il parlera de ce qu’il connaît bien. Qui peindra mieux l’homme du peuple que lui-même ? Et qui sait si, de cette néo-littérature, comme du néo-christianisme annoncé par Lamennais, ne naîtra point la révélation propre à remettre dans la grande voie de la nature ici l’art, là la religion ?

Ainsi s’enchaînent les questions aux questions. Et George Sand, conquise déjà à la palingénésie sociale, ajoute la foi littéraire à la foi politique, espérant toujours voir luire sur la nuit de la foule l’aube de la littérature nouvelle. Au moment précis où le premier échauffement de l’instruction populaire va provoquer quelque éclosion de poésie, elle écrit dans la préface du Compagnon du Tour de France, — de ce roman qui devait lui fermer pour de longues années la Revue où son talent avait pris un si magnifique essor, — ces lignes sous la date de 1840 :

« Il y aurait toute une littérature nouvelle à créer avec les véritables mœurs populaires, si peu connues des autres classes. Cette littérature commence au sein même du peuple ; elle en sortira brillante avant qu’il soit peu de temps. C’est là que se retrempera la muse romantique, muse éminemment révolutionnaire, et qui, depuis son apparition dans les lettres, cherche sa voie et sa famille. C’est dans la race forte qu’elle trouvera la jeunesse intellectuelle dont elle a besoin pour prendre sa volée. »

C’était là une affirmation intrépide. Néanmoins, les faits parurent, dans une certaine mesure, ne pas trop démentir une prophétie à ce point optimiste. Justement, l’apparition des Poésies de Magu, le tisserand de Lizy-sur-Ourcq, venait d’attirer l’attention (1839). Ce n’était point le premier poète ouvrier, puisque Reboul de Nîmes, Jasmin d’Agen, et d’autres, étaient déjà connus. Mais sa publication tombait trop à point pour ne pas exalter la discussion. Le livre de Magu en prit une importance qui l’effara lui-même, et sa personne inspira une énorme curiosité. Béranger recevait le poète ; George Sand accourait le féliciter ; David d’Angers se déplaçait pour briguer l’honneur de faire son médaillon ; cadeaux et souscriptions pleuvaient dans sa chaumière ; 2 000 volumes à 4 francs s’enlevaient en quelques semaines : c’était la gloire, et presque la fortune. Aussitôt Olinde Rodrigues, secondant l’effort de Buchez à l’Atelier et de Vinçard à la Ruche populaire, publiait, en 1841, un recueil des poésies éparses des poètes-travailleurs, sous le titre « un peu prétentieux, mais juste au fond, » dira George Sand, de Poésies sociales des ouvriers. Parmi les noms nouveaux que révélait ce recueil, se trouvait celui du cordonnier Savinien Lapointe. Mais déjà ils sont trop, et notre dessein n’est pas ici de les nombrer.

Ces poésies furent épluchées, et ne pouvaient manquer de l’être par ceux que la manifestation soudaine du génie poétique dans le prolétariat laissait incrédules. Ni Cuvillier-Fleury aux Débats, ni Lerminier à la Revue des Deux Mondes, ne parurent convaincus. Ce dernier donnait quelques bonnes raisons. Il lui paraissait, et à bon droit, que ce qui manquait le plus à ces poésies d’ouvriers, ce fût « le cachet de l’originalité populaire. » Il croyait ces cris de victoire, ces chants de triomphe anticipes. Il ne pensait pas que l’axe de la civilisation intellectuelle pût se déplacer aussi facilement. Il disait, non sans mordant : « Aujourd’hui on se fait écrivain avec une facilité admirable. » Et, voyant Chateaubriand, Béranger, Lamartine, Lamennais, renchérir d’éloges et d’encouragemens, il s apitoyait sur l’ouvrier, qu’il voyait déjà « tomber de son trépied de gloire mal assise. » C’étaient là de sages paroles. Pourtant, il est juste de dire que les coryphées si illustres et si généreux de la littérature prolétaire fêtaient une espérance beaucoup plus qu’un résultat. Et ce qu’il y eut de naïf et de persévérant dans cette espérance qui, aidée des événemens publics, eût sans doute abouti à des résultats appréciables, est précisément ce qui les honore. Tout n’était pas illusion dans ce rêve, et le rêve lui-même avait un point d’appui dans la réalité. En provoquant l’artiste populaire, on forçait le peuple à l’instruction. Et, si l’on peut ainsi dire, en attendant, le moyen passait le but. Aussi George Sand, avec son dévouement inlassable, creusait-elle sans discontinuer son sillon, non plus dans la Revue des Deux Mondes, mais dans cette Revue Indépendante. Tantôt, sous le pseudonyme de Gustave Bonnin, elle y écrit Sur les poètes populaires ; et tantôt, sous son nom, un premier et un second Dialogue familier sur la poésie des prolétaires[5]. On dirait qu’insensible aux railleries elle guette à l’horizon, comme une vigie, l’apparition d’un enfant du peuple qui porte au front le sceau du génie. Elle attend mieux que Magu et Savinien Lapointe. Elle n’espère pas seulement, elle est sûre. Or, en cette même année 1842, paraît un volume de vers intitulé simplement Marines, signé d’un nom inconnu : Charles Poncy. Elle le lit avidement. La préface, signée d’Ortolan, dit que l’auteur est très jeune, pauvre, ouvrier ; il habite Toulon. C’est lui ! Son cœur bondit, sa plume vole. Et, d’inspiration, elle lance à l’inconnu la première lettre d’une correspondance qui devait durer trente-quatre ans, et ne s’arrêter que deux mois avant sa mort[6].

« Mon enfant, lui écrit-elle, vous êtes un grand poète, le plus inspiré et le mieux doué parmi tous les beaux poètes prolétaires que nous avons vus surgir avec joie dans ces derniers temps. Vous pouvez être le plus grand poète de la France un jour, si la vanité, qui tue tous nos poètes bourgeois, n’approche pas de votre noble cœur, si vous gardez ce précieux trésor d’amour, de fierté et de bonté qui vous donne le génie. On s’efforcera de vous corrompre, n’en doutez pas ; on vous fera des présens (justement, le ministre Villemain venait de lui envoyer un choix de livres, et le geste ne laissait pas d’avoir son élégance) ; on voudra vous pensionner, vous décorer peut-être !… Prenez donc garde, noble enfant du peuple ! Vous avez une mission plus grande peut-être que vous ne croyez[7] !… »

Tel est le thème. Cette lettre lyrique, qui tient de l’hymne et de la thèse, et qui risquait d’être plus « corruptrice » pour un jeune homme que la bibliothèque offerte par Villemain, s’explique par le diapason auquel les âmes étaient alors montées. Et puis, elle s’adressait à un homme du Midi, à un poète. Les risques étaient moindres. Le jeune Toulonnais semble avoir compris que ces éloges enthousiastes s’adressaient moins à sa personne qu’à l’idée que George Sand incarnait en lui, à cet homme de douleur qu’était le peuple pris en soi, à cette sorte de Christ collectif qu’il sentait en lui-même, ce qui l’avait fait s’écrier, dans un très beau vers :


Pourquoi me brûles-tu… ma couronne d’épines ?


Et dès lors le dialogue s’engagea entre l’écrivain de génie et l’ouvrier maçon.

Mais un beau vers ne fait pas un beau volume, pas plus qu’une hirondelle ne fait le printemps. Y avait-il dans les Marines de quoi autoriser de grandes espérances, sinon justifier le dithyrambe dont les avait saluées George Sand ? Oublions les éloges dont il fut alors écrasé ; et reconnaissons un certain souffle chez ce jeune homme qui, n’ayant pas vingt et un ans, écrivait des strophes comme celles-ci au retour du chantier : A un vaisseau de cent-vingt en démolition :


Colosse, à ton aspect j’ai vu pleurer mon père.
Dans ton sein s’écoula sa jeunesse prospère,
Féconde en beaux élans ;
Il aime à me conter que souvent, pauvre mousse,
Sur un fragile pont il a gratté la mousse
Attachée à tes flancs.

Bientôt de ce vaisseau, qui fouilla les entrailles
Des plus lointaines mers, du géant des batailles
Il ne restera rien,
Rien qu’un nom admiré dans nos gloires navales,
Un nom qu’à l’avenir légueront nos annales,
Et ce nom, c’est le tien !


Tout n’était donc pas illusion dans la louange excessive adressée au débutant par George Sand. D’ailleurs, le premier hommage, c’est elle qui l’avait reçu. Une pièce lui était dédiée dans les Marines, où Poncy l’appelait « sa sainte patronne, » et « la mère de son cœur. » Comment ne lui eût-elle pas répondu : « Mon enfant ! »

Si le poète était déjà intéressant, l’homme l’était encore davantage. Le secret instinct de George Sand, en ceci, ne l’avait pas trompée. Fils d’un maçon entrepreneur, enfant du chantier, Poncy, à neuf ans, était manœuvre et servait les ouvriers. Vers la première communion, il avait suivi quelque temps l’école mutuelle, celle des Frères, enfin l’école communale supérieure. Et c’est tout. Je me trompe. Même revenu au plâtre, le goût de l’étude l’avait suivi. Il était liseur ; il dévorait. Il a conté lui-même, en gentils vers, qu’il dévalisait les bouquinistes du quai. Ses économies d’apprenti passaient au Magasin pittoresque. Il s’enchantait de poésie ; il griffonnait des vers. Le médecin de la famille, Ortolan, en découvrit sur la table en cherchant du papier pour faire une ordonnance : il questionna le jeune homme, l’encouragea, l’aida à se faire imprimer. Poncy, qui devait plus tard s’achalander, s’enrichir, devenir fonctionnaire de la Chambre de Commerce et laisser une belle fortune, était alors un adolescent pauvre, ardent et ingénu : couturé de petite vérole au point d’en être presque défiguré, il attirait par ses yeux intelligens et chauds. Il aimait une belle jeune fille de son rang, qui lui rendait sa tendresse, et qu’il épousa après le succès éclatant du livre où il l’avait chantée : à eux deux, en 1843, ils avaient quarante ans. Elle répondait au nom de Désirée, un nom de roman ; et tout paraissait romanesque dans cette aventure, et rien n’y manquait de ce qui pouvait ravir une George Sand, la fougueuse démocrate, l’admiratrice de Lamennais, l’ « élève, » comme elle se disait alors, de Pierre Leroux.

Aussi avait-elle assumé, et de quel élan ! la charge morale de l’ouvrier poète. Ce talent naissant, elle voulait l’amplifier et l’affermir ; ce caractère aimable, le viriliser ; cet esprit curieux, le meubler, l’ouvrir, le féconder ; ce goût parfois douteux, l’épurer. Surtout, il fallait mettre cette âme fragile en garde contre les séductions de la flatterie et lui répéter sans cesse : excelsior, en lui montrant le but, à savoir l’homme du peuple idéal. Grande tâche, à laquelle elle se dévoue avec son énergie coutumière, secondée d’ailleurs par la nature très réceptive de Poncy :

« Mon cher Poncy[8], il faut plaindre profondément et non pas condamner ceux qui ne voient pas cette lueur céleste pointer à l’horizon de l’humanité. Voyez comme ils sont malheureux, ces hommes dont plusieurs ont de la droiture et de la bonté dans leur aveuglement, de ne pas apercevoir dans un avenir prochain l’issue providentielle de l’abominable société où nous languissons. Quelle souffrance pour les cœurs honnêtes, de voir régner dans toutes les institutions, dans les préjugés, dans les actes législatifs, le mensonge, l’égoïsme et l’impudence ! Le monde livré aux pédans, aux viveurs et aux sabreurs !…

«… Vous aurez lu sans doute l’article que Pierre Leroux a fait sur vous dans le numéro de ce mois. Il n’est pas assez louangeur, à votre gré, m’a-t-il dit. Mais la louange gâte les hommes, et la plus tendre, la plus ardente des louanges, la plus méritée des couronnes pour les nobles cœurs et les vraies intelligences, c’est un bon conseil. Il a raison après tout, et vous le sentez déjà, sans que je vous le dise.

« Continuez, mon noble enfant, et restez peuple. J’entends cela comme mon ami et mon maître Pierre Leroux : peu importe que vous gardiez la truelle et la pipe. Si elles vous inspirent toujours, gardez-les toujours. Si un autre milieu, si d’autres occupations deviennent nécessaires à votre développement, ne vous laissez pas effrayer par ceux qui vous diront que votre devoir est la souffrance et la fatigue du corps. Votre seul, votre véritable devoir est de rester prolétaire dans votre cœur, dans votre inspiration et dans vos entrailles, que vous soyez maçon ou toute autre chose dans la société des hommes…

« Travaillez, faites encore mieux que le dernier volume. Il le faut. Je serai très sévère avec vous, parce qu’un début comme le vôtre impose l’obligation d’un grand progrès. Si vous voulez m’envoyer quelques pièces, je les analyserai attentivement, et vous écrirai tout ce que j’en pense, avec la plus grande sincérité et la plus grande sollicitude.

« A vous de cœur, mon cher Poncy. A Dieu ! » (14 mai 1842.)

Sincérité, sollicitude, c’est bien le caractère que revêtent les lettres suivantes de George Sand. Il y avait à défendre Poncy de tant de défauts ! Maintenant qu’elle l’examinait avec les yeux clairvoyans de l’amie, George Sand s’attachait à séparer l’ivraie du bon grain. Tâche difficile, où elle apporta toujours une main ferme et délicate. Il y aurait un très intéressant chapitre à écrire sur George Sand conseiller littéraire. Elle voit à merveille chez les autres le bien et le moins bien, et, à côté du mal, elle indique le remède avec une infaillible justesse. Solange fit l’épreuve de cette magistrale perspicacité, qui embrassait à la fois le dehors et le dedans, l’envers et l’endroit. Poncy la ressentit également pour son bien, mais son instruction et son goût y profitèrent plus que son talent. Il n’était pas susceptible, en effet, d’un développement indéfini ; il touchera bientôt ses limites. George Sand, qui ne pouvait tarder à s’en apercevoir, n’en continua pas moins à le cultiver, à l’élever jusqu’à elle par tous les moyens.

Elle s’en prend d’abord à ses travers littéraires : car il en a, étant, au fond, plus imitateur ou « assimilateur » que créateur. Tantôt c’est un dandysme de pacotille que Poncy a emprunté de Musset, tantôt des « hugotismes » qui détonnent sous la plume d’un prolétaire. Qu’est-ce que cette « Juana l’Espagnole, » chantée par le très récent époux de Désirée ? « Voulez-vous être un vrai poète ? soyez un saint ! » Qu’il aime sa femme et non toutes les femmes. « Aimez-la, aimez-la ! et vous verrez qu’on aime toujours plus, quand on n’aime qu’une seule femme. L’amour ne se consume et ne s’appauvrit que dans les faibles cœurs. Les organisations fortes le nourrissent fortement et l’alimentent toujours d’une flamme nouvelle. Quand j’ai voulu peindre un homme plus fort que tous les autres, j’ai fait Bernard Mauprat à l’âge de quatre-vingts ans, n’ayant jamais connu le baiser que d’une seule femme, et j’ai connu des hommes rares qui ressemblaient à celui-là. Leur intelligence était plus puissante que toutes les autres. » (10 février 1843.)

Cependant Poncy achemine vers Nohant ses nouvelles poésies, en vue d’un second volume. George Sand lui a demandé d’en faire la Préface. Ce sera le Chantier, titre proposé par l’auteur, adopté par George Sand et accepté par Béranger. Voilà donc le Chantier sur chantier. On y travaille à Toulon. On corrige à Nohant, on révise à Paris. Il faudra trouver éditeur, faire les fonds nécessaires, trouver des souscripteurs, puis des acheteurs. Et George Sand négociera avec son propre éditeur Perrotin, obtiendra du crédit, fera ou fera faire des articles, souscrira, achètera, placera. Ce n’est plus seulement la « patronne » et la maman de Poncy, c’est son universelle Providence. Car elle pourvoit à tout. Et elle redresse, épluche, critique chaque pièce, sans perdre d’ailleurs de vue les idées sociales, sans ralentir son prosélytisme enflammé. Au passage, elle s’exprime avec une entière franchise sur les célébrités du jour, et ceci n’est pas le moins piquant de l’histoire :

« Mon cher enfant, comme il est convenu que vous ne montrerez jamais mes lettres, je puis vous écrire tout ce que je vous dirais. Béranger est un peu politique. Il a lu vos vers et les a corrigés avec retenue et contrainte. Il ne veut pas croire à la modestie d’autrui, parce que la sienne est un peu jouée. Du reste grand poète et homme de bien, mais chacun a son défaut. Il vous a fait de petites observations, avec un crayon qui ne marque guère, et en effaçant une minute après un conseil qui vous eût été précieux. Je vous envoie sa lettre, qui est plus franche et plus sévère. Mais je ne pense pas qu’il serait content d’apprendre que je vous l’ai envoyée sans plus de façon. C’est un brave homme, qui ne veut prendre la responsabilité de rien, qui craint de fâcher, et qui n’a d’imprudence, c’est-à-dire d’entraînement pour rien ni pour personne. Profitez toujours de sa lettre, qui est juste quant au présent, mais qui est peut-être un peu sévère pour l’avenir. Qu’elle vous soit utile, et ne vous décourage pas. » (8 mars 1843.)

Voilà Béranger peint au vif. Ailleurs c’est Victor Hugo qui est jugé et critiqué, à l’occasion d’un mauvais vers de son maladroit émule :

« Mon cher enfant, tous vos vers sont examinés avec soin, avec une sévérité que vous trouverez peut-être excessive, mais dont je ne chercherai pas à me justifier, vous savez bien pourquoi. Corrigez avec le même courage que vous avez eu déjà… Je ne vous renvoie pas quelques pièces auxquelles je n’ai rien trouvé à redire ; si ce n’est dans l’Ange et le poète, un hémistiche seulement :


Et la mer encensait, immense cassolette,
Les pieds divins de l’ange et le front du poète.


« La cassolette me déplaît. Évitez, je vous le conseille, quand vous peignez les grandes scènes de la nature, de comparer les grandes choses aux petites, et surtout à des meubles, à des objets qui ne présentent qu’une idée burlesque, tant l’objet comparé leur est supérieur en étendue, en beauté, en grandeur idéale. C’est le défaut capital de ce sublime et absurde Victor Hugo, composé de magnifique et de mesquin, de grandiose et de ridicule, homme de génie que la louange a perdu, et qui s’en va droit à l’hôpital des fous, monté sur un Pégase débridé qui a pris le vertigo. Ce malheureux poète vous a terriblement influencé. Il vous a fait du bien et du mal. N’en gardez que le bien, jugez ses défauts, et surtout son insupportable vanité qui l’a détourné de tout examen de lui-même, de toute conscience, de tout respect pour la logique et le bon sens. — Ne croyez pas que je sois de ses ennemis : je ne l’ai jamais vu, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui en aucune façon, je l’ai beaucoup admiré, et sa folie me fait grand’peine, ainsi qu’à bien d’autres, et à Béranger tout le premier. » (Paris, 7 mai 1843, deux mois après les Burgraves.)

Éperonné et tenu en main de la sorte, le facile Poncy donne maintenant tout son effort. Dix-huit mois s’écoulent, dans le labeur intelligent et bienfaisant ; il obtient toute la maturité dont sa nature poétique est capable. Il aime, il étudie, il s’enthousiasme, il pleure aussi. Car la douleur le visite, et son âme sensible est atteinte par la mort presque simultanée de sa mère et de son premier enfant. Bientôt une autre espérance lui sourit ; et George Sand, avant que le second enfant soit au monde, lui demande de donner à cet enfant le nom de l’un des siens. Ce fut une fille : Solange fut son nom, et sa marraine fut Solange Sand.

Les poèmes du Chantier, qui parurent en volume en 1844, trahissent l’impulsion vigoureuse qui partait de Nohant. Non seulement les idées, mais les sujets parfois (Vérité et Réalité), le ton général, çà et là l’éloquence véritable, relèvent de cet idéal humanitaire que George Sand soufflait à Poncy avec sa tendresse. Il y a de beaux élans dans la pièce intitulée Aspiration. Dans l’Union, un chaleureux appel à la concorde des peuples :


Mes frères, il est temps que les haines s’oublient,
Que sous un seul drapeau les peuples se rallient ;
Le chemin du salut va pour nous s’aplanir :
La grande liberté que l’humanité rêve,
Comme un nouveau soleil, radieuse se lève
Sur l’horizon de l’avenir.

Afin que ce soleil de clartés nous inonde,
Afin que chaque jour son feu divin féconde
Nos cœurs, où l’Éternel sema la vérité,
Il nous faut achever l’œuvre que Dieu commence ;
Il faut que nos sueurs et notre amour immense
Enfantent la fraternité.


D’autres morceaux, Byron à Albano, Une nuit sur l’Atlas, visent au poème, ou à la méditation, et y atteignent presque. Poncy est dans le Chantier sensiblement au-dessus de ses Marines ; mais, quoiqu’il n’ait que vingt-trois ans, il touche son zénith. Il n’ira pas plus haut ; voire il retombera. Mais cet essor appréciable suffit à George Sand. Il progresse, donc il montera toujours ! Et, dans sa joie, elle part en effusions prophétiques, elle transfigure son cher poète, sans se demander si, elle aussi, n’enfourche pas quelque Pégase qui prend à sa manière le vertigo :

«… Je ne m’étais donc pas trompée, vous serez et vous êtes déjà un grand poète ! Bien des gens, malgré une approbation prononcée pour votre premier volume, me raillaient de mon engouement pour mon maçon. Eh bien ! mon maçon a très bien justifié mon engouement. Tous ceux à qui je lis vos nouveaux vers, Victor Laprade, François, Pernet[9]lui-même, l’intraitable et incontentable Pernet, Bocage et d’autres encore sont dans l’enthousiasme… C’est le peuple qui éclate par votre voix, vous êtes sa gloire. Oh ! représentez donc toujours son âme et son esprit, non tel qu’il est encore en grande partie, mais tel qu’il doit être, tel qu’il sera grâce à ses beaux types, à ses poètes, à ses révélateurs du feu sacré qui couve en lui depuis six mille ans, grâce à vous qui êtes le premier de ceux-là aujourd’hui… »

Elle le loue ensuite, et avec raison, d’avoir si bien accepté et suivi ses critiques, d’avoir « repris en sous-œuvre son intelligence et son cœur à la fois. » Il a compris qu’il y avait des poètes de forme et des poètes de fond, il a voulu avoir la forme et le fond à la fois. Et elle repart, avec une éloquence qui croît de page en page (la lettre en a douze) :

« Ce que vous avez composé depuis que la douleur — hélas ! triste maître, — est venue vous frapper au cœur, est de dix coudées plus grand que tout ce qui a précédé. Mon pauvre enfant, Dieu vous préserve de boire toujours à cette source amère ! Mais il est une religieuse tristesse, mêlée d’éclairs d’enthousiasme, d’espoir et de foi, que longtemps encore ni vous, ni moi, ni aucun de ceux qui ne sont pas d’infâmes égoïstes porteront pour conseil et pour stimulant au fond de leurs âmes navrées : c’est la tristesse de voir tant de malheurs dans le monde, tant de misères écraser, corrompre, avilir nos frères.

« Je dis mes frères, car moi qui suis née en apparence dans les rangs de l’aristocratie, je tiens au peuple par le sang autant que par le cœur. Ma mère était plus bas placée que la vôtre, dans cette société si bizarre et si heurtée. Elle n’appartenait pas à cette classa laborieuse et persévérante qui vous donne à vous un titre de noblesse dans le peuple. Elle était de la race vagabonde et avilie des Bohémiens de ce monde. Elle était danseuse ; moins que danseuse, comparse sur le dernier des théâtres du boulevard de Paris, lorsque l’amour du riche vint la tirer de cette abjection pour lui en faire subir de plus grandes encore. Mon père la connut lorsqu’elle avait déjà 30 ans, et au milieu de quels égaremens ! Il avait un grand cœur, lui ; il comprit que cette belle créature pouvait encore aimer, et il l’épousa contre le gré et presque sous le coup des malédictions de sa famille. Longtemps pauvre avec elle, il aima jusqu’aux enfans qu’elle avait eus avant lui. Née dans leur mansarde, j’ai commencé par la misère, la vie errante et pénible des camps, le désordre d’une existence folle, aventureuse, pleine d’enthousiasme et de souffrances. Je me souviens d’avoir fait la campagne de 1808 en Espagne sur une charrette, ayant la gale jusqu’aux dents. Après cela, ma grand’mère, qui était bonne comme un ange au fond, pardonna, oublia, et reçut dans ses bras son fils, sa femme et les enfans. Je fus faite demoiselle et héritière. Mais je n’oublierai jamais que le sang plébéien coulait dans mes veines ; et ceux qui m’ont inventé de charmantes biographies, me faisant gratuitement comtesse et marquise, parlant de mon bisaïeul le maréchal de Saxe et de mon trisaïeul le roi de Pologne, ont toujours oublié de faire mention de ma mère la comparse et de mon grand-père le marchand d’oiseaux. Je le leur apprendrai si jamais j’écris des mémoires, ce dont je doute[10], parce que je n’aime pas à parler de moi : c’est si inutile ! Mais je devais vous dire tout cela, mon cher enfant, pour que vous ne me croyiez pas si intrue (sic) dans le peuple, ni si méritante, moi grande dame, comme certains bourgeois m’appellent, de vous regarder comme mon égal. Vous voyez que, quand même j’aurais les préjugés de l’inégalité, j’aurais mauvaise grâce à m’en targuer. Et je rends grâce à Dieu d’avoir de ce sang plus chaud que le leur dans les artères. Je sens que je ne suis pas obligée de faire des efforts de raison et de philosophie pour me détacher de cette caste, à laquelle mes entrailles tiennent beaucoup moins directement qu’au ventre de ma mère. C’était bien la vraie mère de Consuelo[11], battant d’une main et caressant de l’autre, portant ses enfans sur son dos, tendre et violente, terrible dans sa colère et généreuse dans son amour. Depuis le jour où elle a aimé mon père, elle a été exemplaire dans sa conduite, et ma grand’mère avait fini par l’aimer.

« Mais c’est assez vous parler de moi. Pardonnez-moi ce mouvement d’orgueil, et croyez que je comprends bien les tentations de l’homme du peuple devant les enivremens que le riche et l’oisif présentent à sa soif d’émotion et de bonheur. Mais je les connais bien aussi, ces classes perverses et dangereuses qui ne caressent que pour étrangler. Les exceptions y sont si rares, que nous devons y avoir peu d’amis ; et, quelque avilis, quelque corrompus et abjects que nous voyions nos frères, nous devons nous dire que c’est nous, nous-mêmes, la moelle de nos os, la chair de notre chair et le sang de notre sang, qui gémit là dans la fange. Vous écriviez à Jourdan[12]que vous ne pouviez voir cela sans rougir et sans désespérer de la bonté de Dieu. Eh bien ! est-ce que vous ne portez pas un reflet de la bonté de Dieu dans votre âme, vous ? et aussi un rayon de sa force et de sa puissance ? S’il vous a donné cette force et cette pitié, ces moyens souverains d’agir pour la réhabilitation des autres, apparemment que Dieu n’abandonne pas la race humaine à ses propres désastres. Il l’appelle par votre voix. Il la stimule par votre exemple, et bientôt elle se relèvera. Car Dieu se révèle chaque jour davantage à des poètes et à des philosophes plébéiens. Proudhon, simple ouvrier, est un penseur bien remarquable ; et je ne sais pas trop ce que nos philosophes patentés, nos hommes d’Etat doctrinaires et autres trouveront à lui répondre.

« Ayez donc courage ! Le genre humain est soumis à une longue et pénible éducation. Le temps ne paraît long qu’à nous. Aux yeux de Dieu, il n’existe pas. Nos siècles ne comptent pas dans l’éternité ; car nous mourons pour renaître et progresser. Chaque existence est la récompense ou le châtiment de celle qui l’a précédée. Chaque vertu amasse pour notre prochaine réapparition sur la terre un trésor de dédommagemens et de force nouvelle. Soyez sûr que vous avez déjà vécu de tout temps sur la terre, et que votre génie poétique est la récompense de quelque belle action, de quelque noble dévouement dont vous ne vous souvenez pas. Faites-en donc un noble usage, afin de vous réveiller apôtre ou héros après le sommeil de la mort. Et maintenant ne doutez pas et ne désespérez pas ; vous qui êtes un des sanctuaires de l’action divine, vous n’avez pas le droit de douter de cette action sur le monde. Priez toujours ! Dites toujours : Seigneur, Seigneur, la vérité ! La foi vous viendra. C’est alors seulement que vous serez un poète complet, un grand poète.

« Et maintenant que je vous couronne avec tant de joie et de tendresse, ne soyez pas enivré. Restez modeste. La modestie n’est pas, comme on le prétend, une hypocrite vertu. Telle que je l’entends, c’est un sentiment profond de notre devoir. Du moment que nous sommes plus contens de nous-mêmes qu’il ne faut, nous perdons nos forces, la conscience s’en va, nous travaillons mal, follement et inutilement. Quand les hommes (faciles à l’enthousiasme autant qu’au dénigrement) nous portent bien haut, interrogeons Dieu, et demandons-lui si nous avons fait autant qu’il attendait de nous. Voyons le but de nos efforts : il est immense ! Voyons la sainteté de notre cause : elle est sublime ! Voyons l’aspiration que Dieu nous a donnée pour l’idéal : elle est infinie ! or, rien de ce que nous faisons jour par jour n’est à la hauteur de notre but et de notre désir. Si nous croyons avoir atteint ce but, apparemment il cesse de nous paraître infini et divin. Ce sentiment, cette foi perdus, par quoi serons-nous inspirés ? Par l’amour de nous-mêmes ? Mais nous sommes des êtres finis, bornés, impuissans, mobiles, soumis à la défaillance, au caprice, à l’ennui, à la fatigue, à la maladie. Quand nous créons quelque chose de grand et de beau, savez-vous que c’est un miracle ? oui, c’est un miracle d’en haut. C’est Dieu qui vibre, qui parle, qui agit en nous. N’est-ce pas le moment d’être humbles et reconnaissans ? Que deviendrions-nous s’il nous retirait le feu sacré ? Et il nous le retire, à coup sûr, aussitôt que nous le cherchons en nous seuls.

« Il se fait tard. Bonsoir, mon enfant… » (Paris, 23 décembre 1843.)

Ainsi monte, monte, dans le silence de la méditation nocturne, la pensée du grand écrivain. Son âme, toute gonflée des aspirations indistinctes de l’âme populaire, prend l’essor. Elle montre à Poncy la route sublime, et l’invite à la suivre. Mais Poncy n’est plus ici l’ouvrier de Toulon, c’est l’être collectif qui souffre et qui espère, c’est un symbole. De telles pages, qui ne dépassaient peut-être pas son intelligence, dépassent infiniment sa personne. C’est une voix d’en haut qui répond à une voix d’en bas[13]. Fierté à rebours que cette véhémente revendication plébéienne chez l’arrière-petite-fille de Maurice de Saxe, soit ! « confidences horribles et inutiles ! » s’écriera Solange, qui balafrera cette lettre d’un crayon irrité[14]. Solange s’exprime souvent en personne un peu trop sûre d’avoir recueilli dans ses veines tout le sang bleu de la famille. Horribles à ses yeux, ces confidences sur la fille du marchand d’oiseaux peuvent paraître très attachantes à des yeux moins filiaux. Quant à leur utilité, elle est péremptoire pour ceux qui cherchent à pénétrer l’âme passionnée de l’amie de Leroux, de la future collaboratrice de Ledru-Rollin. Et puis, tout cela devait demeurer secret entre elle, et Poncy. « Ne montrez ces lettres à personne ! » lui recommande-t-elle à tout instant. Et Poncy fut fidèle, en ceci comme en tout le reste. C’est cette condition du secret qui explique les jugemens très libres de George Sand sur les hommes et les choses de ces années d’attente. Et, l’un corrigeant l’autre, elle autorisait les mercuriales qu’elle devait parfois infliger à son « enfant » par des sévérités non moins justes qui tombaient à plomb sur ses contemporains les plus notoires.

On en jugera par ces extraits d’une lettre qui ne compte pas moins de quatorze pages serrées :

« Mon enfant, ne vous fâchez pas après nous, et croyez que nous faisons tout ce qui nous est possible… Nous ne regrettons pas notre peine, si vous ne nous en voulez pas trop. Je ne sais pas si M. Jourdan vous annonce toutes les petites modifications que nous nous permettons. Je vous déclare, bien que vous ayez pensé le contraire, qu’il est beaucoup plus sévère que moi. Mais peut-on l’être trop, quand on est en même temps respectueux et enthousiaste admirateur ? Si vous ne vous fiez point à nous deux, et si votre orgueil vous fait regretter de mauvaises choses justement sacrifiées, vous ne vous fierez à personne, et vous caresserez vos défauts avec amour comme les maîtres de l’école romantique. Il leur en cuit, et il vous en cuira, à moins que vous ne soyez entouré de flatteurs aveugles, qui vous brûlent sous le nez un encens grossier en vous persuadant que vous ne pouvez faillir. La vanité est l’ennemi intérieur que les poètes portent en eux. Vous en avez, et je ne cesserai pas de vous dire que pour être un grand poète il faut être un bon enfant. Le génie ne grandit qu’à la condition d’être modeste. Il est vrai que vous avez corrigé admirablement et avec courage. J’ai donc plus de complimens que de sermons à vous faire. Mais je vous gronde et je vous blâme de regretter le tonnerre taille, et autres âpretés de langage ou métaphores exagérées que le goût proscrit. Je ne me pique pas d’être classique, je m’en défends au contraire. Mais je me défends aussi de l’excès romantique, et je crois que le beau est à la limite de l’un et de l’autre. A preuve que vous êtes, sauf quelques cas signalés, à cette limite excellente. Quand vous êtes vraiment grand, vraiment inspiré, vous êtes aussi romantique que possible, et en même temps aussi classique que possible, c’est-à-dire que vous ne tombez ni dans le stupide de l’un, ni dans l’absurde de l’autre, et que vous avez pourtant toutes les forces vives de l’école de Hugo et toute la pureté majestueuse de l’école de Racine. Cultivez l’une et l’autre, sans être le copiste d’aucune. Quand vous entendrez dire à vos courtisans : « Voilà du Hugo ! » soyez sûr que vous avez lâché une folie ; de même que si l’on vous dit : « Voilà du Racine ! » vous aurez lâché une platitude. C’est que ce qui est l’imitation servile des modèles est toujours mauvais, quelques grands que ces modèles soient…

« Je ne voudrais pour vous corriger que vous montrer le ridicule amer et déplorable de la plupart de nos grands hommes : ils vous sembleraient petits et bêtes ; et pourtant ils ne sont qu’un peu fous, et enivrés de flatteries. Moi, je vous dis : vous avez du génie et de l’esprit ; faites servir votre esprit à empêcher votre génie de vous rendre bête.

« Je blâme une petite partie de vos dons. Un exemplaire à de Musset ! Il méprise profondément les ouvriers poètes, et, à moins qu’un miracle ne se fasse en lui, il crachera sur votre volume. Il est devenu talon rouge et conservateur, à la fois marquis et juste milieu. Aussi n’a-t-il plus le feu sacré qui lui inspirait autrefois des chants sublimes. Il est mort. Un exemplaire à Lerminier !… C’est donc pour qu’il vous étrille et que je sois forcée encore de défendre votre cause contre lui[15] ? Mais pourquoi s’humilier devant ses ennemis et leur faire la révérence ?… Un Lerminier ! Je ne vous le passe pas ! ou bien, si vous ne savez pas ce que c’est que Lerminier, à la bonne heure ! sancta simplicitas ! J’ajouterai à votre liste quelques noms que vous avez oubliés : Magu, Le Breton, Beuzeville, Ponty, Perdiguier, etc.[16]. Mais tout cela me regarde. Je compte en acheter un certain nombre à Perrotin pour les répandre. J’en enverrai douze à Lyon, à de braves canuts, meilleurs juges, croyez-moi, et admirateurs plus dignes que vos hommes de lettres. Soyez tranquille pourtant. Presque tous ceux que vous me désignez auront leur tribut ; et, quand aux autres, j’en chargerai Jourdan si vous y tenez, quoiqu’il me déplaise fort de voir mettre ma préface aux pieds de M. Lerminier, et de ce pauvre Alfred qui se croira obligé d’allumer son cigare avec, s’il ne fait pis. — Votre livre s’appelle le Chantier, comme vous l’avez voulu. Le titre me paraît fort bon. Vous êtes dans une grande erreur de croire tant à l’importance d’un titre. Quels imbéciles vous ont mis cela dans la tête ? Dites-leur que je sais mieux qu’eux que les livres ne signifient que par ce qui est dedans, et non par ce qui est dessus. J’aurai soin de votre lettre pour Lamennais, quoiqu’il ne m’approuve pas beaucoup de vouloir tant civiliser et glorifier le peuple.

«… Ce n’est point une utopie : l’avenir du monde, l’idéal de l’égalité future est là, et non ailleurs. Si bon, si beau, si grand que soit un homme, du moment qu’il est né dans la noblesse ou dans la bourgeoisie, et qu’il s’y est développé, il ne comprend pas le peuple. Arago, Lamennais, Béranger, Lamartine, oui certes, grandes gloires, grands génies, grands et beaux caractères ! Et cependant la prédication de l’égalité est à leurs yeux une folle et dangereuse utopie. Ils aiment le peuple et l’honorent autant qu’ils peuvent ; mais ils ne croient point en lui, ils ne le connaissent pas, ils ne le comprennent pas. Ce n’est pas leur faute ! Je ne connais qu’un bourgeois qui porte réellement le peuple dans son cœur : c’est Louis Blanc, jeune homme d’un admirable talent et d’une haute capacité… Le grand Reynaud lui-même, cette admirable intelligence, croit et pousse un peu maintenant à la conservation des castes. Cette mortelle erreur a atteint les plus nobles esprits de notre temps. Le réveil viendra sans doute. Mais, en attendant, le peuple doit faire son œuvre et compter sur lui seul. Votre Flora Tristan est une comédienne, votre Eugène Pelletan un farceur. Jean Aycard, Charton, braves jeunes gens, mais bourgeois ! Envoyez-leur des exemplaires. Acceptons le peu que font ceux-ci, et tout ce dont ceux-là font le semblant ; mais quand vous lèverez à l’avenir du monde, à la régénération de la foi et de la vertu, inspirez-vous du peuple, mon enfant…

« Jourdan m’a fait voir une ancienne lettre de vous, où vous étiez aussi sceptique que les plus sceptiques. Vous étiez blessé des mauvaises rimes de Savinien (Savinien serait un grand poète s’il n’avait déjà pris les vices de cœur de la bourgeoisie littéraire qu’il fréquente et qu’il singe. Il ne fera pas de progrès, je vous le prédis ; il est perdu d’orgueil, d’ambition et de vanité). Vous étiez désespéré de voir l’abjection et les vices du pauvre peuple ! Mon enfant, vous regardiez la réalité. La réalité n’est pas la vérité. Il y a là une grande distinction à faire. Tenez, vous pourrez la faire en termes poétiques et en beaux vers. C’est un sujet digne de vous. Moi, je vais vous l’indiquer en vile prose. La réalité, c’est le spectacle des choses matérielles ; c’est changeant, mobile, transitoire, transformable, éphémère comme elles. Ce n’est donc pas la vérité. La vérité est immuable et éternelle. C’est quelque chose d’abstrait et d’éternellement pur et beau comme Dieu, car c’est Dieu même… »

(Suit une page sur ce thème, que Poncy a médiocrement versifiée dans son recueil.)

« Voyez donc la réalité pour souffrir et pleurer sur les maux de la terre. Voyez la vérité pour avoir confiance en Dieu et lire dans l’avenir du monde.

« Et puis, quand vous pensez à notre monde de lettrés et d’érudits, ne vous figurez pas que Dieu leur parle plus qu’à vous, noble poète ignorant des choses d’ici-bas, plus qu’à Désirée, cette simple fille de la nature et de l’amour. Ne vous faites pas des idoles de chair et de sang, car tout cela c’est de la boue si Dieu ne l’échauffé et ne le transforme. Ne vous préoccupez pas de comprendre ce que veut celui-ci, et ce que cache celui-là. Tout cela, c’est le chaos de la dissolution qui se fait dans les intelligences avant de se faire dans les institutions. Ce miracle sortira du peuple ; et vous, poète prolétaire, vous êtes un des prophètes du miracle, le plus inspiré jusqu’à présent ! Ayez grande idée de votre mission, et pas plus d’amour pour vous-même que pour le vase où brûle l’encens, l’autel où descend la flamme. Ne cherchez pas votre gloire en ce monde. Ne perdez pas votre temps à écrire à tous ces gens de lettres, à tous ces faiseurs de systèmes plus ou moins étroits. Lisez quelques bons livres, peu et bien ; et puis, allez toujours en avant de ces livres, et cherchez en Dieu qui vous parle tout ce qui manque encore à l’œuvre des hommes.

« Cette lettre de sermons est tout à fait secrète. J’y parle des hommes les plus illustres de notre temps avec un peu de franchise. Il ne serait pas utile, il serait même nuisible à des hommes faibles, de les désenchanter de ces types qui matérialisent à leurs yeux tout ce qui reste de grand sur la terre. Mais vous comprendrez, vous, ma distinction : vous verrez le respect qu’on leur doit, mais le respect plus grand encore qu’on doit à ce qui est au-dessus d’eux, la vérité. Leurs doutes, leurs incertitudes, leurs méfiances, leurs découragemens, n’entament point l’armure de l’immortelle beauté… » (26 janvier 1844.)

Cinq semaines après, le 2 mars 1844, paraissait chez Perrotin le Chantier, avec la copieuse Préface de George Sand. Satisfaction et fierté. « Savez-vous que vous êtes le seul (poète ouvrier) qui puisse trouver un éditeur à Paris, par le temps qui court ? » On ne lit plus de vers. « Tel est le triste état des choses. » Cependant, parmi ceux qui lisent, certains ne sont pas favorables à Poncy. Quelques juges sévères font même des restrictions graves. Qui sait si George Sand elle-même, devant l’ouvrage imprimé, n’en fait pas ? Car dans ce cas, suivant le joli mot de La Bruyère, « l’impression est l’écueil. » Il faut qu’elle ait vu plus clair après coup, — un peu tard, — pour faire au poète un résumé aussi impartialement fidèle desdites critiques :

« Ils trouvent que je suis trop engouée de vos vers, que j’en ai trop dit de bien, et qu’il est à craindre que vous n’en preniez trop de confiance en vous-même. Ils disent que vous avez énormément de talent, et pas encore de véritable génie. Ils vous admirent en tant qu’ouvrier poète et enfant poète : mais ils ajoutent que pour être vraiment un grand poète il faut avoir plus vécu, plus senti, plus appris, plus médité, plus souffert des maux généraux que vous n’avez pu encore le faire. Ils demandent que vous ne vous pressiez pas de faire d’autres vers, que vous laissiez mûrir en vous de mâles et fortes pensées, que vous viviez à fond avec les hommes, avec l’humanité abstraite et réelle ; enfin ils disent qu’il faut que l’enfant se fasse homme… »

Et elle, que dit-elle ? « Moi, je dis qu’il y a du vrai dans tout cela, quoique ce soit bien sévère ; et, si quelqu’un doute que vous ayez la force de suivre de pareils conseils, moi je n’en doute pas. Je ne pense pas que vous deviez vous abstenir de faire des vers quand il vous en vient, mais je dis qu’il n’en faut pas chercher quand il n’en vient pas… » (19 mars 1844.)

Poncy comprit-il ? Un peu, sans doute. Car nous le voyons essayer de la prose. Or, comme tous les rimeurs sans études, il écrivait moins bien en prose qu’en vers. Il envoie une « nouvelle » à George Sand, qui la trouve « étriquée » et de style insuffisant. Mais, dit-elle, je suis toujours « la mère grognon et ne laisse rien passer. » Heureusement la naissance de l’enfant attendu vient faire diversion. Vers et prose sont oubliés auprès du berceau de la petite Solange.

Il reprend bientôt la plume, pour s’exercer sur un sujet nouveau que George Sand lui propose : la chanson de chaque métier. Ce sera, entre parenthèse, son plus faible ouvrage, d’autant plus qu’il est presque de commande : mais Poncy a tant de docilité ! C’est la plus grande qualité de son caractère ; c’est sans doute en littérature son plus grand défaut. Il rime, il envoie des spécimens de ses chansons, et George Sand recommence à être enchantée. Les lettres recommencent à couler de Nohant, mais plus familiales, comme patriarcales. Poncy est initié peu à peu à cette paisible et exquise vie berrichonne que mène sa protectrice, entre son fils, parfois sa fille, son frère Hippolyte et son travail. Cependant on continue à parler de lui dans les feuilles avancées. Un sourd désir s’empare de l’ouvrier toulonnais, que les lauriers de Reboul, reçu en 1839 à Paris en triomphe, empêchent de dormir. Voir Paris ! parler à ces hommes célèbres qui lui ont écrit, qui ont chanté ses louanges ! Voir George Sand surtout, recevoir son accolade maternelle après ses lettres ! Rien n’était plus naturel.

Et George Sand lui écrit aussitôt : « Venez ! » Elle aussi a le désir de connaître son poète, son fils spirituel. Ne doutons pas cependant qu’à sa joie ne se soit mêlée quelque appréhension. Répondrait-il, l’homme, à l’idée qu’elle s’en était faite d’après ses vers ? Cette fois, la connaissance pouvait être recueil. Et puis, elle savait qu’ils s’apprêtaient à Paris, les autres, pour une manifestation en l’honneur du poète ouvrier. Après ces hommages bruyans et trop publics, Poncy serait-il encore son Poncy ? Enfin, le Paris corrupteur qu’elle détestait, qu’elle détesta toujours, n’allait-il pas le lui dépraver ? Toute sa bonté de maman s’atteste dans le billet de 100 francs qu’elle mit sous enveloppe pour lui faciliter le voyage, et tout son cœur dans les recommandations dont elle accompagne le billet. Elle lui traçait son itinéraire, détaillait les changemens de diligence, les correspondances, les arrêts. Elle l’attendrait à Nohant, à son retour de la capitale. Elle ajoutait, comme résignée : « Voyez donc Paris, puisque vous l’avez tant rêvé. Je crains pour vous une grande déception. Moi, je hais cette ville de boue et de vices. Mais enfin c’est la capitale du monde pour les arts et pour l’esprit. Adieu, et au revoir ! Bientôt, j’espère ! » (1er  nov. 1845.)

Poncy roulait aussitôt vers Paris ; et, à Alfort, il tombait dans les bras de cinquante compagnons, ouvriers ou rédacteurs de la Ruche populaire, souscripteurs et admirateurs du poète maçon. L’épreuve redoutée par George Sand commençait.

Disons vite qu’elle se termina tout à l’honneur de Poncy.

Mais, au début, la manifestation faillit mal tourner. Un grand banquet attendait à Alfort notre poète. C’était déjà le cérémonial obligé : salle de restaurant, drapeaux, toasts. Vinçard le harangua. On s’était bien promis d’être sages, dignes et seulement « fraternels. » Mais les têtes peu à peu s’échauffèrent. « On récrimina contre la bourgeoisie, le veau d’or, les habits noirs. Et, renchérissant encore, un orateur, mouchard ou imbécile, s’écria : « Marchons sur Paris ! enlevons-le d’assaut[17] ! » Tumulte. Le commissaire obligea le président à dissoudre la séance, et interdit le banquet qui devait avoir lieu le soir même.

On le vit alors dans les salons, comme Reboul. Comme Reboul, il fut reçu par Béranger, par Lamennais, par Alfred de Vigny, Sainte-Beuve, Lamartine, Etienne Arago, etc. Et, comme Reboul, il se fatigua vite d’être exhibé comme un phénomène. Le maçon de Toulon regrettait la truelle comme le boulanger de Nîmes avait la nostalgie de sa boutique. Cependant, bien lui en prit, dans une circonstance qu’il contait volontiers plus tard, de savoir gâcher du plâtre. Le Méridional grelottait dans son petit hôtel de la rue Rambuteau. Il voulut faire du feu. La cheminée fumait, à l’asphyxier. Il s’en plaignit au propriétaire. La réponse fut qu’il n’y avait rien à faire, les fumistes ayant inutilement besogné le matin même. Au reste, leurs outils étaient encore là. « Passez-moi une auge et du plâtre. » Et Poncy enlève sa redingote pour endosser la blouse. Le voilà sur le toit, démolissant, rebâtissant. Une heure après, la flamme pointait droit dans la cheminée aux yeux du propriétaire ébahi, « bien convaincu qu’il était en présence du premier fumiste du monde.

Poncy s’esquiva donc de Paris au plus vite. Il dut n’y demeurer qu’une douzaine de jours, puisque, le 24 novembre, il était déjà en route pour Toulon, après avoir fait une étape de quelques jours à Nohant. Là était pour lui l’intérêt sérieux du voyage, et son émotion. Ce que fut pour lui l’amie maternelle, dans le patriarcal Nohant, on le devine. Ce qu’il y montra, lui, de qualités morales et de charme de caractère, paraît au grand jour dans une lettre dont George Sand escorta son départ. Il dut la recevoir à Toulon à son arrivée. Peut-être même Désirée la lut-elle avant lui, car elle savait lire, et même elle écrivait à George Sand des billets ingénus, dont George Sand exigeait que son mari respectât l’orthographe :

« Je vous ai trouvé en tous points selon mon cœur, et j’en suis si heureuse qu’il me semble que ma vie en est augmentée ou renouvelée. Vous savez ? on cherche le vrai dans les idées, dans l’abstraction, dans l’absolu, et c’est la vie de l’intelligence. Mais le cœur a besoin de chercher sa vie dans le cœur de ses semblables, et quand on en est arrivé comme moi à la vieillesse avec de si tristes expériences, quand, sur un si grand nombre d’êtres que l’on a rencontrés et observés, la liste de ceux qu’on peut vraiment estimer et chérir est si courte, c’est une immense satisfaction que de pouvoir encore joindre une affection sans ombre et sans mélange d’alliage aux rares trésors qu’on a découverts et conservés. Vous voilà arrivé, mon enfant, à cet âge de maturité où l’on est encore dans toute la fraîcheur de ses impressions, mais où le jugement et ce que Leroux appelle la connaissance éclairent les sentimens et les instincts. Eh bien, vous avez vraiment votre âge, et c’est le meilleur éloge que je puisse faire de vous : car les hommes élevés dans le monde, au sein des lumières et des jouissances, sont toujours ou en avant ou en arrière de la phase qu’ils traversent. Vous me faites l’effet, auprès d’eux, d’une note juste au milieu d’un charivari.

« Je savais bien que cette note juste devait se trouver dans l’âme d’un homme du peuple, le jour où l’intelligence viendrait à se mettre en rapport avec le cœur dans un tel homme. Quand j’ai tracé le caractère de Pierre Huguenin[18], je savais bien que la bourgeoisie et la noblesse l’accueilleraient avec un immense éclat de rire, parce que je savais bien aussi que Pierre Huguenin ne s’était pas manifesté encore. Mais j’étais sûre qu’il était né, qu’il existait quelque part ; et, quand on me disait qu’il fallait l’attendre encore deux ou trois cents ans, je ne m’inquiétais nullement. Je savais que ce serait l’affaire de quelques années seulement, et qu’un prolétaire ne tarderait pas à être un homme complet, en dépit de tout ce que les lois, les préjugés et les coutumes apporteraient d’obstacles à son développement. Maintenant, je ne dis pas que vous soyez un personnage de roman nommé Pierre Huguenin. Vous êtes beaucoup plus que cela, et je ne cherche pas à vous embellir en vous appliquant la forme d’une de mes fictions. Je n’y songe pas. Vous savez que je me souviens peu de la forme et du détail de mes compositions. Mais ce que je me rappelle, c’est la conviction que les a fait naître. C’est que j’ai regardé comme certaine la possibilité d’un prolétaire égal par l’intelligence aux hommes des classes privilégiées, apportant au milieu d’eux les antiques vertus, et la force virtuelle de sa race. Jusqu’ici j’avais vu des éclairs traverser l’horizon, et s’obscurcir sous de gros nuages, parfois fort vilains, comme notre ami Savinien par exemple. Mais ce qui consternait l’âme délicate et exquise de C…[19]ne m’ébranlait nullement. Depuis longtemps j’ai appris à attendre, et je n’ai pas attendu en vain. Pierre Huguenin est resté parmi les fictions, mais l’idée qui m’a fait rencontrer Pierre Huguenin n’en était pas moins une conception de la vérité. Vous êtes autre, et vous êtes mieux. Vous êtes poète, donc vous êtes plus richement doué, et vous êtes bien plus homme que lui. Vous n’avez pas cherché l’idéal de l’amour dans une caste ennemie. Tout jeune, vous avez aimé votre égale, votre sœur, et vous n’avez pas eu besoin du prestige des faux biens et de la fausse supériorité pour vous éprendre de la simplicité, de la candeur, de la beauté vraie. Vous voyez aussi loin que lui, et vous puisez vos joies, vos émotions, votre force dans un milieu plus réel et plus sain.

« Voilà comment les utopies se réalisent. C’est toujours autrement, et mieux. C’est là une magnifique preuve de Dieu, que nous pouvons constater à chaque phase de la vie de l’humanité quoique le vulgaire n’y prenne pas garde. Quelqu’un conçoit un idéal, on en rit, et on lui pardonne, en disant : C’est beau, mais trop beau. Puis les temps marchent, les faits s’accomplissent, et il arrive que l’idéal est dépassé. Les hommes alors comparent, et se retournent en souriant vers la prédiction. Ils s’étonnent de la trouver si timide, et pardonnent alors à son peu d’ampleur, à cause de la bonne intention : ce qui ne les empêche pas, les enfans qu’ils sont, de recommencer à railler toute prédiction nouvelle. Cela est vrai pour les plus grandes choses comme pour les plus petites. Mais quiconque regarde l’histoire intellectuelle et morale du genre humain arrive à un grand calme et à une foi inébranlables. Alors vient le courage de rêver tout haut, et c’est un courage qui demande plus d’humilité qu’on ne pense, car le croyant sait bien que son rêve sera pauvre et borné au prix de l’invention infinie du grand artiste qui réalise : Dieu ! J’en ai bien davantage à vous dire, sur vous et sur le temps où nous vivons ; mais je veux que vous receviez ma bénédiction maternelle, en recevant les caresses de votre femme et de votre enfant. L’heure passe ; je ferme ma lettre pour la reprendre bientôt. Donnez-leur un tendre baiser pour moi, et pour tous les miens. Je vous aime, mes enfans, je ne puis vous rien dire de mieux et de plus vrai. » (24 nov. 1845.)

Noble et tendre lettre, deux fois attachante, et par l’élévation des sentimens qu’elle respire, et par la pleine lumière qu’elle verse sur la conception même des romans socialistes de George Sand. L’amour du peuple, devenu chez elle passion, crée une émotion intellectuelle qui, à son tour, met en branle sa riche imagination et la lance sur les routes de l’humanité future, idéale. Elle anticipe cette félicité par les créations de son généreux cerveau ; ses personnages, rêvés, non réels (elle le confessa), marchent en avant de leur siècle, comme les modèles lumineux propres à éclairer les générations tâtonnantes : ce sont des annonciateurs plus que des hommes. Et voici que, le rêve à peine tracé dans l’infini devenir, la réalité tout à coup le formule ; même, s’il faut en croire George Sand, — un peu trop intéressée à cette interprétation, — elle le dépasse. Qu’est-ce à dire, sinon que rêve et réalité, vérité et poésie, apparaissent à cette heure de l’âme française comme magnifiquement confondus, et que nulle part ils ne se confondent en une plus pleine harmonie que dans le cœur, dans l’esprit, dans les romans de George Sand ? D’ailleurs, il faudrait se garder, dans les œuvres les plus étranges de cette période, de réduire la part de réalité qu’elles renferment. Ce serait leur méconnaître une valeur de « témoins » qu’elles ont à un très haut degré. George Sand, comme son maître Rousseau, est profondément imprégnée de la réalité ambiante quand elle écrit le Compagnon du Tour de France ; la Nouvelle Héloïse n’en est pas plus pénétrée. Et cette réalité même, ici comme là, est le ferment actif qui, déposé dans un cerveau naturellement idéaliste et dans une âme naturellement passionnée, y produit cet enfantement chaleureux et splendide qui est celui du pur amour.

D’ailleurs, l’exaltation tombée, reste la vue nette des choses. Dans ce passage, empreint du calme attendri qui est au fond la vraie George Sand, il est remarquable de voir avec quelle précision elle définit son espérance, même sa foi : « J’ai regardé comme certaine la possibilité d’un prolétaire égal par l’intelligence aux hommes des classes privilégiées, apportant au milieu d’eux les antiques vertus, et la force virtuelle de sa race. » Et la production rapide de ce prolétaire homme complet, spécimen parfait d’humanité future, fortifie sa foi en Dieu, en un Dieu qui n’est point simplement, — ce qu’on a trop dit, — le Dieu de Béranger et des bonnes gens. Patience, calme, croyance inébranlables, voilà ce qu’elle professe, ce qu’elle professera toujours. « Depuis longtemps j’ai appris à attendre. » Ce dont elle est sûre c’est que, lorsqu’on attend dans un certain état de ferveur, on n’attend pas en vain. Elle aussi, comme le vieil Homère, pense que les prières boiteuses des mortels atteignent un jour la divinité et l’inclinent vers nous ; et, sereine, elle attend, elle attendra toujours, parce qu’elle croit.

Poncy était-il donc supérieur à son Pierre Huguenin ? Elle affirme, il est vrai, que, quand les utopies se réalisent, c’est toujours « autrement, et mieux. » Mais ne comparons pas cet ouvrier déjà très frotté de littérature à un personnage de roman. Il était lui-même un composé sympathique et charmant tel que le Midi en fait éclore, de préférence par une journée de soleil sans mistral. Une âme gracieuse et vibrante, une conversation animée, spirituelle ; un tact exquis ; une absolue délicatesse en toutes choses et des manières à la fois populaires et instinctivement distinguées, qui le faisaient trouver partout à sa place. Solange, juge parfois acerbe des illusions de sa mère, note ceci, de ce crayon qui visait probablement un peu la postérité : « Dévouement cette fois bien placé (cette fois est une perle). Poncy était un cœur d’or, un esprit d’élite, — et l’homme le plus honorable, l’ami le plus sûr, l’âme la plus pure. Fidèle, dévoué, intact. »

Intact. Le mot doit rester. Et c’est parce qu’elle le sentait tel, que George Sand, à cette première lettre tranquille et sereine, en ajoute dès le lendemain une seconde, plus polémique, écho des luttes déjà soutenues, et symptôme de celles qui se préparent :

« Nous vivons encore dans le temps où les races sont comme distinctes, où elles se craignent et se jalousent quand elles ne se haïssent pas. C’est bien étrange après 93, et c’est pourtant comme cela. À Venise, le peuple dit encore dans son dialecte, en parlant des nobles, el sangue blù. En Espagne, presque tout le monde se dit noble ; et je ne sais si l’on trouve un paysan qui comprenne où serait sa vraie noblesse de race. En Angleterre, où l’on a parlé de liberté avant nous, on pratique encore assez tranquillement le régime féodal. Ailleurs, l’homme sans aïeux et sans fortune est serf. Ici, nous n’avons plus que la chimère de la noblesse en général ; l’aristocratie nouvelle se dit sans préjugés ; mais elle se retranche dans la vanité de sa prétendue éducation, et, quand elle caresse l’homme du peuple, c’est encore avec un sentiment de protection, quand ce n’est pas avec un secret instinct de crainte.

« Et c’est tout simple, au fond. Elle sent sous sa main un être plus faible et plus fort ; plus faible en général par le raisonnement ; plus énergique et plus violent par les instincts. Et le bourgeois, qui ne sent pas au fond de son cœur un amour brûlant pour l’humanité ou un courage héroïque pour se dévouer à elle, souffre d’une certaine honte à la vue de cet être dont les défauts, l’ignorance et le malheur condamnent ses théories d’égalité sagement progressive, comme ils disent. Tout ce que P. Leroux disait l’autre soir à propos du National et des politiques sans idées sociales était profondément vrai. Ces bourgeois libéraux n’ont pas les entrailles qu’il faudrait, et leur prétendue démocratie est un système de tutelle et de conservation mal fardée du passé.

« Mais laissons-les ; que nous importe ? Leur règne n’est pas destiné à durer aussi longtemps que celui de l’ancienne aristocratie. Ils n’ont pour eux qu’un fait prêt à disparaître, puisque le peuple s’éveille vite, que, malgré la torpeur de ses prétendus tuteurs, il commence comme un aigle au bord du nid à agiter ses fortes ailes et à en secouer la poussière. Maintenant, les bourgeois reconnaîtront peu à peu qu’il faut faire place, non pas seulement à quelques parvenus dont l’intelligence a effacé l’origine et qui viennent s’asseoir à leur banquet, mais à des hommes plus fiers et plus forts qui, sans se déguiser en bourgeois et sans chercher à donner à leur sang la teinture bleue, auront autant de valeur et d’influence véritable sur les esprits que les rhétoriciens et les gradués sortis des collèges. A ceux-là il faudra de plus larges et de plus nobles places que les distinctions et les traitemens pécuniaires. Il leur faudra place au soleil de la renommée sérieuse et de l’estime publique. Il ne sera pas toujours si facile, ni si joli de s’en moquer ; et quand un de ces hommes touchera aux idées de son temps, il y laissera une empreinte plus franche et plus profonde que tous ces beaux discoureurs qui prétendent savoir tant de choses, mais qui, apparemment, n’en savent on n’en veulent aucune bonne.

« Vous êtes le premier de ces hommes nouveaux, mon cher enfant. Vous voilà arrivant, en éclaireur véritable et ouvrant un chemin… » etc. La lettre entière a neuf pages, et celle de la veille en avait cinq ! (25 nov. 1845.)

Ici apparaît l’illusion. Poncy n’ouvrait aucun chemin. Poncy n’était pas à vrai dire un « homme nouveau, » le rôle de porte-flambeau ne lui convenait guère. On ne pouvait le voir ainsi qu’à travers un persistant mirage, ou par ces veillées de travail qui transfigurent toutes choses : « Ma lampe s’éteint, et le jour approche… Je ne peux pas dater, je ne sais ni le jour, ni l’heure. » Le Poncy auquel s’adressent de telles lignes est, comme elles, en marge du temps et de l’heure ; ce n’est pas le vrai Poncy, lequel était plus modeste d’envergure, et « représentatif » à un degré simplement moyen. Mais ce n’était nullement « l’éclaireur » attendu. Le mirage de George Sand n’en est pas moins à noter, puisqu’on voit grâce à lui que, pour elle, autre chose qu’une question littéraire était en cause. La poésie, c’est l’occasion. Ce que voit George Sand à travers Poncy, c’est d’abord et avant tout la propagande. Et, si elle a jeté les yeux sur lui de préférence, c’est qu’il lui a semblé le plus digne jusqu’ici, le plus indemne, le plus « intact, » des fils du peuple que la littérature prolétaire (le seul véhicule alors connu) lui eût révélés. Dès qu’elle l’a vu, dès qu’elle a eu le contact à Nohant, elle le charge d’être le missionnaire de la bonne parole. Ne connaît-il pas, à Toulon, quelques jeunes officiers de marine gagnés aux idées libérales ? Ne peut-il, sur son chantier d’entrepreneur, — car sa situation commence à s’agrandir, — ou sur les chantiers voisins, faire pénétrer les idées de Pierre Leroux et de Louis Blanc dans le cerveau des travailleurs ? Et elle lui envoie dissertations sur brochures, livres sur revues, programmes sur prospectus. Le chantier socialiste chômait moins encore que l’autre. Et cette activité infatigable de George Sand serait admirable, si elle n’était illusoire. Car Poncy, malgré tout son zèle à suivre le mouvement, semble avoir été un apôtre médiocre, et n’avait, en tout cas, rien d’un révolutionnaire. Même, ô ironie des choses ! Solange, qui l’a beaucoup connu et beaucoup aimé, le taxe quelque part de « conservateur. » Des deux, le bourgeois aurait-il donc été l’ouvrier ? La question, si bizarre qu’elle paraisse, peut cependant être posée.

Quoiqu’il en soit, depuis qu’elle a vu Poncy, George Sand ne rêve plus que de le rattacher, peu ou prou, à l’orbite de Nohant. C’est un élément nouveau de vie qu’elle voudrait verser dans ce microcosme d’art et de nature qui l’entoure, et qu’elle règle, anime, enrichit, diversifie à son gré, suivant les lois secrètes et les instincts de son pouvoir de création. Nohant, dès lors, est bien un petit univers en abrégé, une ruche artiste, une sorte de laboratoire social, et l’on y respire une atmosphère spéciale, celle qui est nécessaire au génie de George Sand pour qu’il soit fécond. Sans doute Toulon est loin, et Poncy ne peut être un satellite habituel de la pléiade berrichonne. Cependant il y a des mortes-saisons, qui seront vivantes à Nohant, si Poncy le veut ; et même productives, ou du moins capables d’indemnités, si Poncy veut y consentir. Car George Sand, avec sa bonté maternelle, sait bien qu’on ne déménage point un travailleur avec femme et enfant sans lui offrir au moins l’équivalent de son gagne-pain. Mais justement ! Nohant a besoin de réparations : c’est le cas d’ajouter une aile à la bâtisse ! Et voilà George Sand faisant des plans admirables, en dépit de son budget. Un certain projet de calorifère, surtout, qui broche à tout instant sur le sérieux et le lyrique de la correspondance, a une beauté qu’en tout sens on peut qualifier d’homérique. C’est déjà la bonne dame de Nohant, et il y a de la grand’mère dans cette femme de quarante ans. Voici cependant la félicité qu’elle se forge, si Poncy venait à Nohant :

« On courra les champs le dimanche et les jardins le soir. On dînera ensemble, chacun ayant fait sa tâche ; Maurice, en blouse berrichonne, apportant des croquis d’après nature ; moi, ayant fait mon chapitre de roman ; vous, ayant remué des pierres et des hémistiches ; Chopin ayant composé des mazurkes et des mélodies déchirantes ou mélancoliques, selon l’intensité du soleil ; Désirée ayant soigné son petit amour ; et ma Solange à moi, la plus paresseuse de tous, ayant éreinté son cheval noir ou déchiré son voile aux buissons. Voyons, est-ce que nous n’aurons pas une heureuse vie, nous complétant les uns par les autres, et ne serez-vous pas le plus utile de la famille, vous qui nous bâtirez une demeure matérielle, en nous donnant aussi les jouissances du cœur et les délices de la poésie ? Je crois bien que vous serez proclamé le chef de notre république, puisque vous serez à la fois la pensée et le pouvoir exécutif du gouvernement.

« Dites-moi que vous acceptez… » (6 janvier 1846.)

Mais Poncy soulevait objection sur objection. « Poncy, trop délicat pour accepter, » note le crayon de Solange, décidément lapidaire. Et, à vrai dire, bien des obstacles se dressaient. George Sand, d’ailleurs, abondait avec ses amis en invitations inacceptables, et qu’elle était parfois embarrassée de tenir, vu les multiples exigences de son travail. Poncy devait bientôt en faire l’expérience. Aussi ses visites à Nohant furent-elles forcément espacées. Les événemens vont d’ailleurs mettre à ces projets de réunion plus d’une barrière, sans parler des soucis domestiques, côté Nohant et même côté Toulon.

Côté Toulon, les années 1846 et 1847 furent marquées par deux accidens : en mai 1846, Poncy reçut dans la mâchoire la ruade d’un cheval de soldat, et tout son organisme fut longtemps ébranlé. En août 1847, il fut mordu par un chien qu’on crut enragé. George Sand calma de son mieux ses transes. Heureusement, le chien fut reconnu non hydrophobe.

Côté Nohant, les préoccupations furent tout à fait sérieuses, et de tout ordre : maternelles, intimes, morales, physiques, en attendant de devenir financières. Nous en avons touché un mot ailleurs[20]. Ce furent deux années très cruelles, dont George Sand garda longtemps la brûlure au cœur. Au printemps de 1846, Chopin était malade, et une amie fidèle, Mme Marliani, en danger de mort. George Sand, alors à Paris, se multipliait. « Chopin a été malade, peu dangereusement, Dieu merci, mais ayant toujours besoin de beaucoup de soins. Et pendant ce temps, une excellente amie à moi était à l’agonie. Nous avions perdu tout espoir, j’étais navrée ; j’y passais les nuits ; le jour, j’allais d’un malade à l’autre. Enfin, mon amie est sauvée, et Chopin est guéri. J’ai été malade moi-même à la suite de tout cela. » (22 avril 1846.)

Puis ce sont d’autres alertes : Solange tombe dans un état de langueur inquiétant. Sa mère la soigne, la guérit. Là-dessus elle se fiance avec Fernand de Preaulx, pour rompre presque aussitôt ce mariage. Elle s’est éprise sur ces entrefaites de Clésinger, et force la main à sa mère que ce projet alarmait à juste titre. George Sand est si troublée (son écriture agitée en témoigne) qu’elle tutoie subitement Poncy :

«… J’ai du chagrin moi-même, beaucoup de chagrin, Solange n’a plus voulu épouser l’homme qui l’aimait. Elle a été inconséquente, et un peu dure. J’ai respecté son indépendance comme une chose sacrée, mais je n’aurais pas agi comme elle ; j’ai souffert, je souffre encore. Je crains que l’orgueil ne joue un plus grand rôle dans sa vie que la tendresse et le dévouement. Quelle qu’elle soit, sa force et sa volonté sont œuvres de Dieu, et je ne chercherai jamais à les briser. Je te conterai tout cela, ce serait trop long dans une lettre… Je m’aperçois en finissant ma lettre que je vous ai tutoyé contre mon habitude. Cela m’est venu naturellement, comme si j’écrivais 5 mon fils. Et je ne t’en demande pas pardon. » (5 avril 1847.)

Ce tutoiement devait d’ailleurs disparaître quelques mois après, comme il était venu. Ce qui ne disparaissait pas, c’était le chagrin. Il avait fallu rompre avec Chopin, devenu désormais un obstacle à la paix domestique. Et un second mariage, dans l’entourage immédiat de George Sand, avait été brusquement et cruellement rompu. La filleule de George Sand, Augustine Brault, qui avait dû épouser le grand artiste Théodore Rousseau, s’en vit subitement abandonnée. L’émotion fut profonde à Nohant, et le contre-coup en atteignit Maurice lui-même. Peu après, heureusement, Augustine fut fiancée à M. de Bertholdi ; George Sand la dota. Le mariage de Solange avait fortement entamé ses finances, celui d’Augustine les épuisa. Poncy, invité sur ces entrefaites, dut rebrousser chemin sur un contre-ordre arrivé trop tard. Il se plaignit. George Sand s’excuse, en lui faisant le bilan de cette triste année :

« Avec toi, comme avec presque tout, cette année, je joue de malheur ; car ce chagrin (la rupture du mariage d’Augustine) n’a pas été le seul, et ta lettre d’aujourd’hui a été la dernière goutte dans cette coupe d’amertume que je savoure. Il semble que tout ce que j’aime doive souffrir à cause de moi, ou que j’aie perdu l’étoile qui me faisait les guider vers le succès. Ce n’est pas faute de les chérir, mon Dieu ! et d’offrir à la destinée ma vie et mon âme pour eux, pour toi comme pour mes enfans, mon cher poète !… — Nous y avons tous passé. En sortirons-nous ? mes enfans, vous voyez ! Plaignez-moi un peu, et aimez-moi beaucoup : j’en ai grand besoin ! » (15 juin 1847.)

Même note, deux mois après, tant la crise fut longue, aiguë. Elle récapitule ses tristesses récentes, et insiste sur l’attitude de Solange vis-à-vis d’elle : « Le mal l’a emporté dans une âme dont j’aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau et du bien.

« A présent, je lutte contre moi-même pour ne pas me laisser mourir[21]. » (9 août 1847.)

Elle lutte de toute la force morale de son viril courage ; elle lutte par le travail aussi, son spécifique souverain. Non qu’elle puisse en ce sens aller aussi loin que Montesquieu, qui écrit : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé ! » Mais la passion du travail, qu’elle a toujours pu satisfaire au sein des pires épreuves, lui est un cordial puissant. Malgré tant de traverses, elle écrit en 1846 : la Mare au Diable, les Noces de Campagne et Lucrezia Floriani ; le charmant Piccinino, le tendre François le Champi, se composent et se « brodent, » en quelque sorte, parmi les désespoirs de l’année 1847, et elle entame l’Histoire de ma vie. Poncy, désormais spectateur intime, quoique lointain, de cette extraordinaire existence, en suit les événemens au fil des jours, car c’est un besoin pour George Sand de se raconter à ses amis éprouvés : sans doute parce qu’ « à raconter ses maux souvent on les soulage, » mais aussi parce qu’elle est née conteuse, que sa vie est le roman même, et qu’entre son existence, à elle, et celle des romans qu’elle imagine, elle ne voit pas de différence essentielle. Et, de fait, il n’y en a pas.

Tous ces accidens domestiques la tiennent plus éloignée de Paris que de coutume. « J’ai un peu perdu l’air qui souffle sur Paris et sur le public. Je vis dans une coquille, » écrit-elle à Poncy, le 14 décembre 1847. Cependant, à Paris, les événemens se précipitaient. L’orage, longtemps couvé, menaçait d’éclater. C’était, en juillet 1847, la propagande réformiste des banquets ; puis le discours radical de Ledru-Rollin à Lille ; bientôt après, la retraite du maréchal Soult, et la présidence du Cabinet dévolue à Guizot. Dès le début de la session (28 décembre 1847), le discours du trône accuse « les passions aveugles ou ennemies. » Les événemens d’Italie surexcitent les passions réformistes. La discussion sur le droit de réunion, l’affaire du banquet du XIIe arrondissement, sont la première étincelle. Et tout à coup, le 9 mars 1848, Poncy reçoit une fulgurante lettre avec cette suscription : Au citoyen Charles Poncy :

« Vive la République !… on est fou, on est ivre, on est heureux de s’être endormi dans la fange, et de se réveiller dans les cieux ! » etc.[22]. Les temps sont accomplis. C’est la trompette de la révolution de Février.

Ressuscitée, galvanisée, George Sand est accourue auprès de ses amis, pour les seconder. C’est de Paris qu’elle envoie à son poète, — pardon ! au « citoyen » Poncy, — des lettres enflammées qui ressemblent à des Bulletins de la grande armée démocratique. Elle peut se mettre aujourd’hui à la fenêtre : que voit-elle dans la rue ? ses romans qui passent. Même elle y descendra un instant, pour se mêler aux rangs du peuple, et de la « sainte canaille. »


SAMUEL ROCHEBLAVE.

  1. Leçons professées à la Société des Conférences, par M. René Doumic (George Sand, 1 vol. in-16, Perrin).
  2. Conférences de Mlle A. de Rothmaler à Luxembourg, et au Cercle artistique de Bruxelles (Voyez l’Art moderne, 31 janvier et 7 février 1909).
  3. George Sand et sa fille. Voyez la Revue des 15 février, 1er mars et 15 mai 1905.
  4. Revue des Deux Mondes, année 1838.
  5. Revue Indépendante, n° 1, novembre 1841, janvier 1842, septembre 1842.
  6. Du 27 avril 1842 au 3 avril 1876. La correspondance entière contient 226 lettres. Il en a paru 39 seulement, dans les six volumes de la Correspondance de George Sand.
  7. Paris, 27 avril 1842 (Corresp. de George Sand, t. II, p. 198).
  8. Toutes les citations qui ne portent pas de renvoi à la Correspondance imprimée sont empruntées aux lettres inédites.
  9. Directeurs-propriétaires de la Revue Indépendante.
  10. C’est ici, pourtant, que se trouve le germe de l’Histoire de ma vie, commencée quatre ans plus tard.
  11. Consuelo venait de paraître dans la Revue Indépendante, de février 1842 à mars 1842. George Sand écrivait alors la fin de la Comtesse de Rudolstadt, qui paraissait dans le même recueil depuis le 25 juin 1843, et dont la fin est sous 1er date du 10 février 1844.
  12. Ami de Poncy à Paris, qui secondait George Sand de son zèle en faveur du poète.
  13. Une voix d’en bas, titre du premier recueil de vers de Savinien Lapointe 1844.
  14. Les lettres de George Sand à Poncy ont longtemps été entre les mains de Solange avant de passer dans les nôtres.
  15. Allusion à ses deux Lettres à Lerminier à propos du Livre du Peuple, de Lamennais.
  16. Les quatre premiers sont quatre poètes-ouvriers (voyez François Gimet, les Muses prolétaires (1856) ; — Eugène Baillet, De quelques ouvriers-poètes (1898), etc — Agricol Perdiguier, dit Avignonnais la Vertu, auteur d’un ouvrage sur le compagnonnage dont George Sand s’est servie pour écrire le Compagnon du Tour de France.
  17. Eug. Baillet, De quelques ouvriers-poètes, p. 104.
  18. Dans le Compagnon du Tour de France.
  19. Solange écrit ici, de son crayon documentaire : Chopin. — Une autre annotation nous le montre aristocrate dans l’âme, et nous donne à penser que, tant qu’il était à Nohant, George Sand craignait des froissemens en invitant Poncy.
  20. George Sand et sa fille, chap. II.
  21. Corresp., t. II, p. 372.
  22. Corresp., t. III, p. 9.