George Sand (Othenin d’Haussonville)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 729-763).
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GEORGE SAND

Je n’ai pas l’intention, dans les pages que l’on va lire, de raconter la vie de George Sand. Le moment n’est pas encore venu d’écrire sa biographie avec autant de liberté qu’on écrirait celle de Mme de La Fayette ou de Mlle de Lespinasse ; mais je crois qu’il est possible de raconter l’histoire de son talent et peut-être aussi de son âme, en demandant à ses propres confidences l’aveu de quelques-unes des épreuves qui ont précédé l’essor de son génie et en cherchant à surprendre dans ses œuvres le secret de l’influence qu’elle a exercée. Ce travail n’aura donc rien pour provoquer et satisfaire les exigences d’une curiosité maligne ; mais j’espère que la réserve n’en détruira pas tout l’intérêt. Ainsi que George Sand elle-même l’a dit avec vérité, « tout est l’histoire, même les romans, » et ce serait bien mal comprendre celle de la génération dont elle a été une des voix les plus vibrantes que de ne pas y retrouver à chaque pas la trace de toutes les idées vraies ou fausses, chimériques ou généreuses, auxquelles elle a prêté le retentissement de son éloquence. Consacrer à la mémoire de George Sand une étude plutôt morale que biographique n’est donc pas faire une œuvre absolument stérile, et, si ce n’est écrire un chapitre des annales du siècle, c’est du moins en rassembler les matériaux.


I.

Lorsqu’au cours de l’année 1832, si fertile en événemens, parut le premier roman signé du nom de George Sand, l’attention publique, qui se portait à toutes les nouveautés avec une égale ardeur, fut au bout de peu de jours vivement surexcitée. Tout ce qui dans Paris était tant soit peu amateur de littérature et de poésie s’abordait dans les rues en se disant : « Avez-vous lu Indiana ? Lisez donc Indiana ! » À la curiosité de lire le livre succéda bientôt la curiosité de connaître l’auteur. Les gens dont le métier est de paraître bien informés, critiques et journalistes, se mirent en campagne. Tout ce qu’ils rapportèrent de leur enquête, ce fut que le pseudonyme de George Sand cachait une femme encore très jeune, d’allures bizarres, qui demeurait dans une maison du quai Saint-Michel, s’habillait souvent en homme et fréquentait les cabinets de lecture et les cafés du quartier latin. Qui était-elle ? d’où venait-elle ? Elle ne paraissait pas disposée à le dire, et il n’était guère facile de le savoir. Ce peu de renseignemens était de nature à piquer la curiosité plutôt qu’à la satisfaire ; mais, à quelque conjecture qu’on pût se livrer, personne assurément ne se serait avisé de supposer que dans les veines de cette jeune femme coulait le sang d’un des plus illustres guerriers du XVIIIe siècle, qu’elle comptait de proches pareils au sein de la société la plus élégante, et qu’elle s’était en quelque sorte échappée d’un milieu aristocratique et provincial pour venir à Paris avec sa fille tenter la fortune et vivre de sa plume. Les origines et les premières années de George Sand ont été depuis cette date mises en pleine lumière par la publication de ses Mémoires, dont sept volumes sur dix sont consacrés à l’histoire de sa famille et de sa jeunesse. On nous saura gré de puiser sans scrupule à cette source abondante en demandant d’abord à la race dont elle est sortie et à l’éducation qu’elle a reçue l’explication de cette étrange nature et les secrets de ce vigoureux talent.

Vers le milieu du XVIIIe siècle vivaient à Paris, dans une petite maison des champs située chaussée d’Autin, deux dames de l’Opéra (comme on disait alors), les demoiselles Verrières, de leur vrai nom Geneviève et Marie Rinteau. Ces dames menaient une vie fort élégante dont les jeunes seigneurs de la cour faisaient les frais. Geneviève puisait de préférence dans la bourse du duc de Bouillon, dont elle eut un fils, connu plus tard sous le nom de l’abbé de Beaumont ; Marie dans celle du maréchal de Saxe, dont elle eut une fille, baptisée sous le nom d’Aurore en souvenir de la belle Aurore de Kœnigsmark, mère de Maurice de Saxe. Lorsque l’enfant vint au monde, un bourgeois complaisant, le sieur Jean-Baptiste de La Rivière, accepta la responsabilité de sa naissance ; mais, lorsqu’elle eut quinze ans, un arrêt du parlement prononça la rectification de son acte baptistaire et ordonna que sur les registres de la paroisse de Saint-Gervais et Saint-Protais elle serait portée comme « fille naturelle de Maurice, comte de Saxe, maréchal-général des camps et armées de France. » Cette enfant fut l’aïeule de George Sand, qui se trouvait ainsi de par arrêt du parlement en possession régulière d’une filiation irrégulière, et, comme elle le disait avec une certaine fierté, « d’une manière illégitime, mais fort réelle, proche parente de Charles X et de Louis XVIII. »

De son illustre père, Aurore de Saxe n’avait conservé d’autre souvenir, sinon qu’un jour, celui-ci ayant voulu l’embrasser au milieu d’un dîner, elle avait reculé parce qu’il exhalait une forte odeur de beurre rance. Maurice en effet s’occupa peu de l’enfant à laquelle il avait laissé donner le nom de sa mère, et sa fille ne paraît lui avoir ressemblé en rien. Mais le phénomène bien connu en histoire naturelle de ces ressemblances inopinées qui rapprochent entre eux, à l’intervalle de deux ou trois générations, les descendans d’une même race, n’est pas rare non plus dans l’histoire littéraire, et ce n’est pas céder à l’attrait des rapprochemens forcés que de reconnaître à quelques indices le véritable aïeul de George Sand dans ce guerrier au tempérament fougueux et à l’imagination aventureuse. En parcourant les œuvres du maréchal de Saxe, il est impossible de ne pas être frappé de certaines hardiesses dans la pensée et dans l’accent dont on retrouvera plus tard comme un écho dans la bouche de son arrière-petite-fille. Assurément celle-ci n’eût point désavoué cette définition de la société qu’on trouve sous la plume du maréchal : « un assemblage d’oppresseurs et d’opprimés où quelques hommes riches, oisifs et voluptueux font leur bonheur aux dépens d’une multitude. » À certaine époque de la vie, ne se serait-elle point volontiers passionnée pour cette singulière théorie du mariage qu’il développe dans son Traité sur la propagation de l’espèce humaine : « Je suis persuadé que l’on sera un jour obligé de faire quelque changement dans la religion à l’égard du mariage… Il faudrait établir par les lois qu’aucun mariage à l’avenir ne se ferait que pour cinq années, et qu’il ne pourrait se renouveler sans dispense, s’il n’était né aucun enfant pendant ce temps… Tous les théologiens du monde ne sauraient prouver l’impiété de notre système, parce que le mariage n’est établi que pour la population. » Enfin n’eût-elle point applaudi à la conclusion de ce passage des Rêveries, où Maurice de Saxe, après avoir examiné les différens modes de recrutement des armées, termine en disant : « Ne vaudrait-il pas mieux établir par une loi que tout homme, de quelque condition qu’il fût, serait obligé de servir son prince et sa patrie pendant cinq ans ? Cette loi ne saurait être désapprouvée, parce qu’elle est naturelle, et qu’il est juste que tous les citoyens s’emploient pour la défense de l’état… Il faudrait n’en excepter aucune condition, être sévère sur ce point, et s’attacher à faire exécuter cette loi de préférence aux nobles et aux riches : personne n’en murmurerait. Le pauvre bourgeois serait consolé par l’exemple du riche, et le riche n’oserait se plaindre en voyant servir le noble. » Il a fallu plus d’un siècle pour faire adopter par toute l’Europe le système démocratique préconisé par Maurice de Saxe ; mais n’est-il pas curieux de trouver dans les œuvres du bisaïeul de George Sand la première idée du service obligatoire ?

Aurore de Saxe vécut presque sans interruption auprès de sa mère jusqu’à l’âge de près de trente ans. Après la mort de celle-ci, elle épousa M. Dupin de Francueil, qui avait plus du double de son âge. C’était l’élégant Francueil des Mémoires de Mme d’Épinay, celui que Duclos dans sa mauvaise humeur jalouse appelait « le hanneton, » un peu assagi sans doute par les années, mais toujours charmant, toujours dépensier et toujours jeune. Neuf mois jour pour jour après son mariage, sa femme le rendit père d’un fils qui reçut le nom de Maurice et qui fut le père de George Sand. Avant d’en arriver à lui, il faut s’arrêter un instant à cette aïeule, à la mémoire de laquelle sa petite-fille n’a jamais cessé de porter une reconnaissante et affectueuse vénération. Mme Dupin de Francueil est en effet une des figures les plus gracieuses et les plus pures non pas de cette société de l’ancien régime qui avait gardé plus qu’on ne croit la tradition des idées étroites et des vertus sévères, mais de cette société des hommes de robe et de finance qui s’était formée dans les dernières années de Louis XV, société spirituelle et frivole où l’on entrait, dont on sortait facilement, et dans le sein de laquelle fermiers-généraux, conseillers au parlement, philosophes, écrivains, acteurs même, se coudoyant sur le pied d’une égalité apparente, faisaient aux idées nouvelles l’accueil d’un aveugle enthousiasme. Mme Dupin de Francueil, qui sut, assure sa petite-fille, traverser ce milieu assez corrompu « sans y laisser une plume de son aile, » n’en conserva pas moins jusqu’au jour de sa mort les goûts et les opinions philosophiques de ce milieu où elle avait passé sa jeunesse. Ce temps et cette société, dont elle avait autrefois frondé les abus, n’avaient cessé de lui apparaître comme le temps du plaisir et de la bonne compagnie par excellence : « Est-ce qu’on était jamais vieux dans ce temps-là ? disait-elle avec enjouement. On n’avait pas d’infirmités importunes. Si on avait la goutte, on marchait quand même et sans faire la grimage. On n’avait pas ces préoccupations d’affaires qui gâtent l’intérieur et rendent l’esprit épais. On savait se ruiner sans qu’il y parût, comme de beaux joueurs qui perdent sans montrer d’inquiétude et de dépit. On se serait fait porter à demi mort à une partie de chasse. On trouvait qu’il valait mieux mourir au bal ou à la comédie que dans son lit entre quatre cierges et de vilains hommes noirs. On jouissait de la vie, et, quand l’heure de la perdre était venue, on ne cherchait pas à dégoûter les autres de vivre. » Et elle ajoutait en riant : « C’est la révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. »

Certes Dupin de Francueil ne connaissait pas ces préoccupations d’affaires « qui rendent l’esprit épais, » car il se ruina le plus galamment du monde, et il mourut au bout de dix ans de mariage, laissant à sa femme la charge d’un fils à élever, avec une fortune singulièrement diminuée, dont la terre assez peu productive de Nohant formait une large part. Il est temps de parler de ce fils, dont la biographie et la correspondance occupent presque exclusivement les trois premiers volumes de l’Histoire de ma vie, et avec lequel sa fille aimait à se trouver de frappantes ressemblances. À vrai dire, ces ressemblances n’ont rien de très apparent. À en juger par ses lettres, Maurice Dupin paraît avoir été une nature aimable et heureusement douée, passionnée pour la gloire militaire, capable de généreux sentimens, mais animée surtout d’une belle humeur élégante qui ne lui a fait défaut dans aucune circonstance de sa vie. Il raconte ses débuts à Paris et à l’armée, ses campagnes, ses espérances, ses déboires, avec une simplicité, un enjouement, qui ne se démentent pas un seul instant. Or ce n’est ni par la simplicité ni par l’enjouement que se distingue l’auteur de Lélia. L’héritage le plus direct que Maurice Dupin paraît avoir laissé à sa fille, c’est un enthousiasme sincère pour les principes de la révolution française, enthousiasme qui au reste lui fut commun avec presque tous les jeunes gens de sa génération. Ce n’est donc pas uniquement vers le côté paternel qu’il faut se tourner si l’on veut chercher ce que George Sand peut devoir à la race. Il faut bien parler un peu de sa mère, et je ne laisserais pas que de me sentir ici assez embarrassé, si elle-même, dans ses Mémoires, ne nous avait donné l’exemple de le faire en toute liberté.

À peu près vers le temps où les demoiselles Verrières vieillissaient dans leur petite maison de la chaussée d’Antin, un artisan nommé Antoine Delaborde, après avoir tenu dans je ne sais quel coin de Paris un estaminet où il avait assez mal fait ses affaires, s’établissait marchand de serins et de chardonnerets dans une boutique du quai des Oiseaux, d’où il tirait la qualification de maître paulmier et oiselier. Il avait épousé de bonne heure une demoiselle Clocquart, qui mourut bientôt, le laissant père de deux filles, dont l’aînée se faisait appeler Antoinette avant la révolution, Victoire sous l’empire et Sophie à la fin de sa vie. Cette jeune fille était assez remarquable par sa beauté pour se voir chargée, un jour de fête républicaine, de porter à Lafayette une couronne de roses que le galant général replaça sur sa tête en lui disant : « Aimable enfant, ces fleurs conviennent à votre visage plus qu’au mien. » La couronne de roses était sans doute fanée depuis longtemps lorsqu’Antoinette Delaborde abandonna son métier de modiste pour monter, en cachette de la grand’mère Clocquart, sur les planches d’un petit théâtre, où elle figura en qualité de comparse. À partir de cette première équipée, l’existence de la jeune fille est demeurée un mystère jusqu’au jour où Maurice Dupin, devenu lieutenant dans l’armée d’Italie à la pointe de son sabre, la rencontra à Milan, attachée à l’état-major du général X…, déjà mère d’une enfant en bas âge et livrée depuis plusieurs années (ce sont les expressions de sa fille elle-même) à des hasards effrayans. L’amour rendit durable une liaison que le hasard avait nouée, et, quelques années après, un mariage clandestin, contracté malgré la vive opposition de Mme Dupin de Francueil, intervenait juste à temps pour permettre à George Sand de dire, avec une fierté encore assez mal placée, « que du côté par lequel elle tenait au peuple, il n’y eut pas du moins de bâtardise. » Elle naquit en effet le 4 juillet 1804, juste un mois après le mariage de sa mère.

Ainsi, du côté de son père et de son aïeul, la fougue du tempérament et les boutades démocratiques, du côté de sa mère le goût de la vie aventureuse, tel est l’héritage que George Sand recevra de la race. Voyons maintenant si l’éducation va combattre ou favoriser ces instincts. Sa naissance fut si rapide qu’elle eut lieu au milieu d’un petit concert de famille, sans que son père eût le temps de déposer son violon, et sa mère de quitter sa robe rose. « Elle est née en musique et dans le rose, dit un assistant, elle aura du bonheur. » Si quelque trente ans plus tard on avait demandé à celle qui venait d’écrire Lélia ce qu’elle pensait de la justesse de cette prédiction, elle aurait probablement répondu par une éloquente imprécation. L’apaisement des années lui a cependant permis d’écrire « qu’il faut que la vie soit une bien bonne chose en elle-même, puisque les commencemens en sont si doux, » et de parler du charme puissant qui s’attache à ces éclairs du souvenir. L’existence de la petite Aurore (ce fut le nom qu’on lui donna) ne devait pas tarder cependant à être traversée par des épreuves dont la cause persistante fut la lutte établie dès l’origine entre sa mère et sa grand’mère, que sa naissance ne rapprocha que pour un jour. La première enfance d’Aurore Dupin se passa dans un appartement modeste de la rue Grange-Batelière. Ses premiers souvenirs remontent à de longues heures passées au berceau dans un mol ennui et dans une captivité dont un des pâles amusemens était de contempler quelque pli de rideau ou quelque fleur au papier de la chambre en écoutant le bourdonnement des mouches. À l’âge de quatre ans, cette monotone existence fut interrompue par un voyage en Espagne, que Mme Maurice Dupin entreprit à la suite de son mari et qui la conduisit jusqu’à Madrid. Ce fut au retour de ce voyage que Maurice Dupin amena pour la première fois sa famille à Nohant. Du même coup la petite Aurore fit connaissance avec sa grand’mère, auprès de laquelle elle devait passer les plus paisibles années de sa vie, et avec cette terre de Nohant, dans le cimetière de laquelle elle repose aujourd’hui après l’avoir rendue si célèbre. Elle goûta peu d’abord sa grand’mère, et il fallut le temps et la reconnaissance cour l’apprivoiser avec elle ; mais de bonne heure elle aima le pays de Nohant, « ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en désordre, ce cimetière plein d’herbes, ce petit clocher couvert de tuiles, ce porche de bois brut, ces grands créneaux délabrés, ces maisonnettes de paysans entourées de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne, de leurs vertes chènevières, et tous ces aspects qui deviennent doux à la vue et chers à la pensée quand on a vécu longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux. »

Il eût été à souhaiter pour Aurore Dupin qu’elle vécût en effet longtemps de cette vie tranquille et régulière qu’elle mena quelques mois à Nohant entre sa mère et sa grand’mère. Leurs dissentimens paraissaient momentanément apaisés par la possession simultanée de celui qu’elles s’étaient si longtemps disputé ; mais une catastrophe dont la petite Aurore n’était même pas en état de comprendre l’horreur, la mort violente de son père, qui succomba aux suites d’une chute de cheval, vint bientôt mettre de nouveau aux prises la belle-mère et la jeune femme. Un an ne s’était pas encore écoulé depuis la mort de celui qu’elles avaient pleuré en commun, et déjà s’élevait entre elles la question qui devait les diviser à jamais : laquelle des deux se chargerait de l’éducation d’Aurore ? Assurément la loi et le sang parlaient en faveur de la mère ; mais au fond du cœur Mme Dupin de Francueil n’avait jamais considéré l’ancienne maîtresse de son fils comme sa véritable femme, et elle n’admettait pas que l’unique héritière de la fortune et du nom de son mari pût être élevée par la fille d’un maître paulmier et oiselier qui savait à peine l’orthographe et qui avait déjà la charge d’une enfant née, on ne savait où, d’un père inconnu. N’y eût-il pas eu d’ailleurs entre les deux femmes ce perpétuel sujet de dissentiment, il est difficile de croire qu’elles eussent vécu paisiblement ensemble, tant était grande la différence de leurs caractères. « L’une, blanche, blonde, grave, calme et digne dans ses manières, une véritable Saxonne de noble race, aux grands airs pleins d’aisance et de bonté protectrice ; l’autre, brune, pâle, ardente, gauche et timide devant les gens du beau monde, mais toujours prête à éclater lorsque l’orage grondait trop fort au dedans, une nature d’Espagnole, jalouse, passionnée, colère et faible, bonne et méchante en même temps. » Ajoutez à cette vive peinture que Mme Dupin de Francueil, en dépit de ses prétentions libérales, avait conservé le ton, les allures et les préjugés de la société disparue dont elle était une des dernières survivantes. À la fois philosophe et aristocrate, bravant dans son langage l’opinion du monde et y soumettant dans les faits sa conduite, se raillant de l’ancien régime, mais ne se trouvant à l’aise que dans un cercle étroit de noblesse provinciale, elle vivait à Nohant, entre son salon et son jardin, dont elle ne sortait jamais, d’une vie factice et sédentaire, à laquelle elle ne mêlait d’autre mouvement que celui de l’esprit. Au contraire, Mme Maurice Dupin, ignorante jusqu’à la grossièreté, mais active, ingénieuse, ayant conservé de son ancienne profession de modiste l’habitude de travailler de ses doigts et de tout faire elle-même, était aussi demeurée peuple par ses saillies, par sa malveillance pour ce qu’elle appelait « les vieilles comtesses, » par son mépris pour l’existence oisive de sa belle-mère. Ces deux femmes, de nature si différente, devaient par des moyens différens aussi se disputer le cœur de la petite Aurore, et ce fut la mère qui la première en trouva le chemin. La tendresse passionnée, brusque, rude même parfois, mais toujours expansive de la femme du peuple se faisait mieux comprendre de l’enfant que les caresses toujours un peu majestueuses et réservées de la femme du monde. Lorsque celle-ci enseignait à sa petite-fille à conserver vis-à-vis d’elle dans son langage les formes surannées de l’ancien régime, lorsqu’elle obligeait cette petite créature exubérante de sève et de vie à suivre dans les allées du jardin son pas lent et compassé, comment s’étonner que chez l’enfant le respect glaçât la tendresse et qu’elle eût peine à comprendre l’affection passionnée qui se cachait sous cette froideur à la fois systématique et involontaire ?

Bientôt des questions de fortune vinrent aigrir le différend. Sous ce rapport, Mme Maurice Dupin dépendait entièrement de sa belle-mère. « Ta grand’mère peut me réduire à quinze cents francs si je t’emmène, dit-elle à Aurore alors qu’elle se disposait à partir pour Paris afin de se rapprocher de sa fille aînée, et nous serons si pauvres, si pauvres, que tu ne pourras pas le supporter et que tu me redemanderas ton Nohant et tes quinze mille livres de rente. » Le pis fut que les subalternes s’en mêlèrent. — C’est pourtant gentil, lui disait une petite paysanne avec laquelle elle était élevée, d’avoir une grande maison et un grand jardin comme ça pour se promener, et des voitures et des robes, et des bonnes choses à manger tous les jours. Qu’est-ce qui donne tout cela ? C’est le richement. Il ne faut donc pas que tu pleures, car, avec ta bonne maman, tu auras toujours du richement. » Et une femme de chambre doucereuse ajoutait : « Vous voulez donc retourner dans votre petit grenier manger des haricots ? » Mais c’était mal s’y prendre avec une enfant sensible et fière, et il n’en fallut pas davantage pour que les haricots et le petit grenier lui parussent l’idéal du bonheur et de la dignité. Aussi suppliait-elle sa mère avec larmes de ne pas la donner à sa bonne maman pour de l’argent, et ses prières furent si instantes que Mme Maurice Dupin conçut le projet de reprendre pour vivre son ancienne profession de modiste, et de se venger de sa belle-mère en inscrivant sur l’enseigne de sa boutique en lettres d’un pied de haut : Madame veuve Dupin, marchande de modes. Mais la réflexion ne tarda pas à lui faire abandonner ce dessein, et elle prit son parti de quitter Nohant en essayant, sans y parvenir, de cacher son départ à sa fille. « Lorsque la voiture roula dans la cour, lorsque j’entendis les pas de ma mère dans le corridor, je n’y pus tenir ; je m’élançai pieds nus sur le carreau, je me précipitai dans ses bras, et, perdant la tête, je la suppliai de m’emmener. Elle me reprocha de lui faire du mal lorsqu’elle souffrait déjà tant de me quitter. Je me soumis, je retournai à mon lit ; mais, lorsque j’entendis le dernier roulement de la voiture qui l’emportait, je ne pus retenir des cris de désespoir, et Rose elle-même (c’était la femme de chambre de sa grand’mère), malgré la sévérité dont elle commençait à s’armer ne put retenir ses larmes en me retrouvant dans cet état pitoyable, trop violent pour mon âge et qui aurait dû me rendre folle, si Dieu, me destinant à souffrir, ne m’eût douée d’une force physique extraordinaire. » Le lendemain, lorsqu’elle pénétra dans la chambre de sa mère, une servante était en train d’enlever les draps, de relever les matelas et de fermer les persiennes. « Assise dans un coin, je la regardais faire, j’étais comme hébétée. Il me semblait que ma mère était morte et qu’on rendait au silence et à l’obscurité cette chambre où elle ne rentrerait plus. »

Je ne crois pas qu’il faille, pour bien comprendre la vie d’Aurore Dupin, remonter moins loin que ce premier déchirement. C’est un grand malheur lorsque l’âme débile d’un enfant a été accablée sous le fardeau de quelqu’une de ces épreuves qui sont le lot inséparable de notre humanité. C’est un plus grand malheur encore, lorsque cette épreuve est de celles qu’une affection plus vigilante et plus dévouée aurait pu leur éviter. Victor Hugo l’a dit en vers charmans :

La douleur est un fruit ; Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encore pour le porter.


Mais lorsque les hommes ont par leur égoïsme ou leur imprudence hâté l’éclosion de ce fruit amer, quoi d’étonnant si la branche a plié et si elle ne recouvre jamais la droiture et la vigueur de sa première poussée ! Ce conflit prématuré entre deux affections et deux devoirs, ce mélange pénible des questions de cœur aux questions d’argent ont commencé de bonne heure à déranger l’équilibre d’une âme dont la puissante faculté d’aimer avait besoin d’être contenue et dirigée dans la règle. Rien ne fut épargné, on va le voir, pour augmenter ce désordre, et, non moins imprudente dans son ressentiment que sa belle-fille était inconsidérée dans sa tendresse, Mme Dupin de Francueil jeta le trouble à pleines mains dans le cœur agité et profond de celle qu’elle avait voulu conserver sous sa garde.

Aurore Dupin resta jusqu’à l’âge de treize ans sous l’autorité absolue de sa grand’mère, dont la surveillance était plus affectueuse que vigilante, livrée à deux femmes de chambre dont l’une la rouait de coups et l’autre l’environnait d’espionnage, abandonnée pour son éducation intellectuelle à une sorte de cuistre d’ancien régime qui lui jetait des dictionnaires à la tête, et, au milieu de toutes ces tyrannies apparentes, croissant en liberté comme un sauvageon en pleine terre et poussant de tous côtés les jets de sa vigoureuse nature. Enfant rêveuse et taciturne, douée d’une indomptable vigueur, violente et contenue, passionnée et silencieuse, elle vécut dès l’enfance d’une double vie de mouvement et de rêverie, au sein de laquelle se développa librement la faculté qu’on peut à coup sûr appeler sans paradoxe la faculté maîtresse de son esprit : l’imagination. Alors que ses premiers jeux étaient encore contenus dans les étroites et bourgeoises chambrettes de l’appartement de la rue Grange-Batelière, sa mère n’avait trouvé qu’un moyen de la réduire au calme et au silence : c’était de l’enfermer dans la fragile enceinte d’un cercle de chaises, avec un tabouret au milieu pour s’asseoir. Au lieu de se débattre dans cette prison imaginaire, l’enfant s’apaisait immédiatement, et, tout en paraissant absorbée dans l’occupation de dégarnir avec ses ongles les chaises en paille, elle racontait à demi-voix d’interminables histoires où elle plaçait tous ces incidens merveilleux dont la tête des enfans est toujours pleine, et au terme desquelles elle n’arrivait jamais : « Eh bien ! Aurore, lui disait-on, est-ce que ton prince n’est pas encore sorti de sa forêt ? ta princesse aura-t-elle bientôt fini de mettre sa robe à queue et sa couronne d’or ? — Laissez-la tranquille, disait brusquement sa mère ; je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans, entre quatre chaises. »

Quels alimens n’allaient pas fournir au travail de cette imagination précoce les aspects d’un pays poétique et nouveau, les bords sauvages de la Vallée-Noire, et les lointains bleuâtres de la Brande ! « Tout ce qui nous frappe à l’entrée de la vie, disait en termes exquis M. Doudan, demeure comme le trésor de l’imagination ; chacun sent que c’est au fond des années oubliées qu’il revient instinctivement pour chercher les nuances et les images qui lui servent à traduire les impressions présentes. Dès l’âge le plus tendre se fixent dans l’âme les couleurs qui se refléteront sur toute la vie intérieure ; vives ou tristes, sombres ou brillantes, rien ne les effacera, et elles teindront tout le cours des pensées. Ainsi, quand Byron peint les paysages de la Grèce, la ligne ardente des montagnes du Péloponèse parait se dessiner sur les horizons mélancoliques du nord, et pour cet enfant rêveur qui avait regardé courir les nuages au-dessus des tours de Newstead, la lumière garde encore dans les plaines de l’Orient quelque chose de la tristesse d’Ossian. » C’est bien dans le trésor de ses impressions d’enfance que l’auteur de la Mare au Diable a cherché les couleurs de ces tableaux qui nous ravissent ; c’est bien au souvenir de ces années, non pas oubliées, mais chéries, qu’elle a demandé les nuances et les images qui lui ont servi à traduire ses impressions et les nôtres. De bonne heure, elle s’est enivrée des impressions de la vie rustique, au sein des fortes et vertes campagnes du Berry. Enfant, elle passait encore assez volontiers de longues heures à la maison, assise auprès de la cheminée, et, tandis que la voix monotone de sa mère, qui lui lisait des contes, la plongeait dans un demi-assoupissement, elle croyait voir se dessiner sur un écran en taffetas vert éclairé par le feu « mille images fantastiques : des bois, des prairies, des rivières, des villes d’une architecture bizarre et gigantesque, des palais enchantés avec des jardins comme il n’y en a pas, avec des milliers d’oiseaux d’azur, d’or et de pourpre, qui voltigeaient sur les fleurs, des bosquets illuminés, des jets d’eau, des profondeurs mystérieuses, des ponts chinois, des arbres couverts de fruits d’or et de pierreries. » Mais avec l’âge son tempérament fiévreux cessa de s’accommoder de ces rêveries sédentaires. À treize ans, elle avait déjà atteint tout le développement de sa taille, et cette croissance précoce amenait d’irrésistibles besoins d’activité et de mouvement. Au milieu d’un travail ou d’une lecture qui l’intéressait, elle s’interrompait brusquement, et, jetant là son livre, elle sautait par la fenêtre pour aller plus tôt rejoindre les petits compagnons rustiques avec lesquels elle courait les champs, et qu’elle voyait au loin occupés à garder les ouailles ou à faire de la feuille.

Leurs plaisirs variaient en effet suivant les saisons. Aux premières neiges d’automne, elle tendait avec eux, le long des haies et des sillons, des saulnées (sorte de piège) où venaient se prendre par centaines des alouettes qu’on vendait ensuite au marché et dont elle partageait le prix par tête entre la bande, suivant les principes d’une égalité rigoureuse. L’hiver, avant les blés de mars et quand les troupeaux errent encore en liberté dans les grands paturaux, elle s’asseyait auprès du feu des petits pastours, goûtait à leurs galettes de pain bis, et formait avec eux des rondes échevelées ; ou bien elle se glissait solitaire dans les fossés couverts, sous les branches pendantes des vieux ormes et l’entre-croisement des ronces, à la découverte des creux secs et sablonneux avec des revers de mousses et d’herbes desséchées, où elle pouvait se blottir à l’abri du froid et de la pluie. L’été, elle savait mieux que personne dans quel blé poussaient les plus belles nielles et les plus belles gesses sauvages, dans quelle haie elle trouverait des coronilles et des saxifrages, dans quel pré des mousserons ou des morilles, sur quelles fleurs au bord de l’eau se posaient les demoiselles vertes ou les petits hannetons bleus ; et le soir elle se reposait des fatigues d’une chaude journée à entendre les récits des chanvreurs qui, réunis pour broyer, sur la place voisine du cimetière dont on voyait les croix au clair de lune, faisaient frissonner les habitans du hameau au récit des apparitions de Georgeon, le diable de la Vallée-Noire.

Au milieu de cette existence vagabonde, son éducation intellectuelle n’était pas aussi négligée qu’on pourrait être porté à le croire. Parfois, au plus vif de ses amusemens champêtres, il lui prenait un besoin de solitude ou une rage de lecture ; passant d’un extrême à l’autre, après une période d’activité fiévreuse, elle s’oubliait dans les livres pendant plusieurs jours, et il n’y avait pas moyen de la faire sortir de sa chambre ou du petit boudoir de sa grand’mère. Elle dévorait alors un peu indistinctement tout ce qui lui tombait sous la main, mais de préférence les livres d’histoire et de littérature. À l’âge de onze ans, elle lut d’un trait l’Iliade, puis la Jérusalem délivrée. Ah ! qu’elle les trouvait courtes, et qu’elle fut contrariée d’arriver à la dernière page ! Elle devint triste et comme malade de chagrin de les voir sitôt finies ; mais, le livre une fois fermé, l’illusion durait encore. Elle s’emparait de ces situations, elle s’y établissait en quelque sorte ; les personnages devenaient siens, elle les faisait agir ou parler, et changeait à son gré la suite de leurs aventures. Ce besoin de nourrir son esprit de fictions ne devait pas tarder à prendre une forme plus personnelle. À douze ans, elle s’essaie à écrire et commence une description de la Vallée-Noire et d’une nuit d’été « où la lune labourait les nuages, assise sur sa nacelle d’argent. » Malgré l’admiration enthousiaste de sa grand’mère, elle-même fut assez peu satisfaite de son premier chef-d’œuvre, et, dans l’impuissance de traduire à son gré les conceptions confuses et poétiques de sa pensée, elle se borna à la composition idéale d’une sorte de poème épique dont le héros, baptisé du nom assez bizarre de Corambé, réunissait en lui toutes les perfections. Il était pur et charitable comme Jésus, rayonnant et beau comme Gabriel ; mais il avait aussi la grâce des nymphes d’Orphée et la chaste fierté de Diane ou de Pallas. Il était le ministre céleste d’un Dieu supérieur et tout-puissant qui prolongeait son exil parmi les hommes, pour le punir de son trop d’amour et de miséricorde envers eux. Aussi lui éleva-t-elle en secret un autel au plus profond et au plus obscur d’un taillis où elle se glissait en cachette, cherchant à dérober aux profanes la trace de ses pas et de son culte ; mais elle y fut surprise un jour par un petit paysan qui s’écria brusquement derrière elle : « Ah ! mamzelle, le joli petit reposoir pour la Fête-Dieu ! » à partir de ce jour, le mystère étant rompu, l’autel fut abandonné, mais non pas le poème, qui occupa toute son adolescence et par lequel elle trompa longtemps ce besoin d’un idéal terrestre qui fait le tourment des âmes jeunes et le regret des âmes fatiguées.

Cette conception à la fois orthodoxe et païenne d’un Dieu relégué sur la terre répondait en même temps à un besoin plus élevé de son âme. Dans l’ignorance où elle se sentait laissée, elle avait voulu se créer un culte et un Dieu. L’éducation religieuse qui fut donnée à Aurore Dupin n’est pas une des moindres particularités de cette enfance troublée. Ce qu’elle reçut de principes chrétiens lui vint, chose étrange, de sa mère. Mme Maurice Dupin avait, par une contradiction assez fréquente dans ces classes populaires dont elle sortait, conservé avec fidélité, au milieu d’une vie à tout le moins irrégulière, certaines habitudes pieuses qu’elle tenait à transmettre à sa fille. À peine la petite Aurore avait-elle acquis l’usage de la parole que sa mère lui avait appris à balbutier les prières de l’église et à réciter avant de s’endormir cette formule : « Mon Dieu, je vous donne mon cœur, » que l’enfant répétait avec confiance. Elle n’eût pas volontiers manqué à la messe le dimanche ; mais elle traitait hautement les prêtres de cafards auxquels elle ne voulait point confier ses pensées, parce qu’ils les comprendraient tout de travers. Lorsque sa belle-mère raillait ses contradictions : « J’ai ma religion, répondait-elle ; de celle qui est prescrite, j’en prends et j’en laisse ce qui me convient. » Ce fut elle cependant qui dans l’éducation d’Aurore représenta l’influence orthodoxe. En effet, si Mme Dupin de Francueil avait abjuré quelques-unes de ses théories libérales de 1789, elle était demeurée fidèle à ses opinions voltairiennes. Rien ne l’eût fait mettre le pied dans une église. Aussi, lorsque le départ de Mme Maurice Dupin pour Paris l’eut laissée complètement maîtresse de sa petite-fille elle n’eut qu’une crainte, celle de la voir tomber dans la superstition. Tout en mettant dans ses mains l’Évangile, pour lequel elle professait, avec toute l’école philosophique du XVIIIe siècle, un grand respect comme traité de morale, elle eut soin de prémunir la croyance de l’enfant contre toute la portion miraculeuse. Aussi Aurore avait-elle soin de cacher à sa grand’mère les torrens de larmes que faisait couler de ses yeux le récit de la vie et de la mort de Jésus ; mais elle pleurait sur cette mort comme sur la mort de Clorinde, et le Jéhovah de Moïse n’était pas plus respectable à ses yeux que le Jupiter d’Homère. Elle était dans ces dispositions lorsque tout à coup on lui annonça qu’elle allait faire sa première communion. Cette annonce la troubla beaucoup, et son trouble ne dut pas être diminué lorsque sa grand’mère lui dit qu’il fallait faire cet acte de bienséance décemment, mais qu’il fallait bien se garder d’outrager la sagesse divine et la raison humaine jusqu’à croire qu’elle allait manger son Créateur. L’affaire fut lestement expédiée, et, quoiqu’on embrassant sa petite-fille au sortir de l’église Mme Dupin de Francueil eût peine à se défendre d’une émotion dont Aurore ne comprit pas bien la cause, elle ne lui en fit pas moins passer dans la dissipation les temps qui précédèrent et ceux qui suivirent cet acte solennel par lequel la plupart des enfans sont initiés à la responsabilité morale. Une aussi triste leçon de scepticisme et de légèreté donnée à la conscience d’un enfant ne contient-elle pas l’excuse de bien des égaremens ?

Cette aïeule, dont il est cependant impossible de méconnaître la tendresse, se montra plus coupable encore vis-à-vis de sa petite-fille dans une circonstance dont le seul récit est douloureux. Quatre années d’une séparation absolue n’avaient en rien adouci l’amertume qu’Aurore avait éprouvée du départ de sa mère. Bien qu’elle eût renoncé à partir furtivement pour la rejoindre et laissé dissiper le petit trésor qu’elle avait longtemps amassé dans ce dessein, jamais elle n’avait cessé de soupirer après le jour où elle lui serait réunie. L’expression imprudente de ce désir, rapportée à sa grand’mère par une femme de chambre perfide et interprétée à tort par celle-ci comme une parole d’ingratitude, amena entre elles une scène violente qui acheva de porter le désordre dans cette jeune âme. Après avoir tenu rigueur pendant quelques jours à sa petite-fille, Mme Dupin de Francueil la fit descendre un matin dans sa chambre à coucher, et, comme l’enfant s’était mise à genoux auprès de son lit pour lui baiser les makis : « Restez à genoux, lui dit-elle d’un ton vibrant et amer, et m’écoutez avec attention, car ce que je vais vous dire, vous ne l’avez jamais entendu et jamais plus vous ne l’entendrez de ma bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu’une fois dans la vie parce qu’elles ne s’oublient pas mais, faute de les connaître quand par malheur elles existent, on perd sa vie et on se perd soi-même. » Et alors, de ce même ton glacial, elle lui raconta toute l’histoire des désordres passés de sa mère, la longue liaison de celle-ci avec Maurice Dupin et son mariage clandestin, sans même rendre justice à la fidélité que sa belle-fille avait gardée à la mémoire de Maurice. Enfin elle termina en lui disant : « Votre mère est une femme perdue, et vous-même une enfant aveugle, qui voulez vous perdre avec elle. »

On peut penser l’effet d’une pareille confidence sur une enfant de treize ans : « J’avais la gorge serrée, je sentais la sueur me couler du front ; je voulais interrompre, je voulais me lever, m’en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence ; je ne pouvais pas, j’étais clouée sur mes genoux, la tête brisée, et courbée par cette voix qui planait sur moi et me desséchait comme un vent d’orage. » Enfin elle put regagner sa chambre, mais ce fut pour tomber dans une effroyable convulsion de larmes et de désespoir qui aurait pénétré sa grand’mère de regrets, si elle en eût été témoin. La force d’âme de l’enfant était déjà assez grande pour qu’elle sût dissimuler la profondeur de la blessure qu’elle avait reçue. Le silence se fit sur ce sujet entre Aurore et sa grand’mère, silence plein d’amertume d’un côté, plein d’anxiété et peut-être de remords de l’autre. Le mal était fait cependant et irréparable. « La vie recommença à couler pour moi comme un ruisseau tranquille ; mais le ruisseau était troublé et je n’y regardais plus. » Aussi lorsque, quelques mois plus tard, Mme Dupin de Francueil, effrayée de la sauvagerie, de l’ignorance, des habitudes rustiques de sa petite-fille, résolut de la conduire à Paris pour la faire entrer au couvent, l’enfant accueillit avec une morne indifférence l’annonce de ce départ, qui devait pourtant la rapprocher de sa mère : « Au couvent, soit, » répondit-elle, et ce fut sans plaisir comme sans regret qu’elle passa de la solitude de Nohant au pensionnat des Augustines Anglaises, où nous allons la retrouver et la suivre dans une nouvelle phase de sa vie morale.


II.

Toute la portion de l’Histoire de ma vie où sont racontées les années de couvent d’Aurore Dupin n’est à coup sûr ni la moins originale ni la moins attrayante. Je me permettrai, très respectueusement et très sérieusement, d’en recommander la lecture à tous ceux et à toutes celles, directeurs ou supérieures de communautés, qui consacrent leurs soins à l’éducation des jeunes filles : ils trouveront à y puiser plus d’un utile enseignement. Je doute en effet qu’on puisse recueillir ailleurs un témoignage plus sincère sur la vie intérieure des couvens et que les procédés de l’éducation congréganiste aient jamais été soumis à la sagacité d’une analyse aussi bienveillante. « En général, dit-elle, on était bon comme Dieu dans cette grande famille féminine. Je n’y ai pas rencontré une seule méchante compagne, sauf Mlle D… (ici le nom d’une sous-maîtresse laïque), et je n’ai trouvé que tendresse et tolérance. Comment ne chérirais-je pas le souvenir de ces années, les plus tranquilles, les plus heureuses de ma vie ? J’y ai souffert de moi-même au physique et au moral, mais en aucun temps et en aucun lieu je n’ai moins souffert de la part des autres. » Profitons donc de cette occasion pour pénétrer avec elle dans cette grande famille féminine dont les portes vont s’ouvrir devant nous.

Le couvent des Augustines Anglaises, situé rue des Fossés-Saint-Victor, était un assemblage de constructions, de cours et de jardins, qui en faisait une sorte de village plutôt qu’une maison particulière. Ce couvent était situé au milieu de grands jardins qui faisaient oublier le voisinage de la ville. Dans tous les coins, la vigne et le jasmin cachaient la vétusté des murailles. Les coqs chantaient à minuit comme en pleine campagne ; la cloche avait un joli son argentin comme une voix féminine ; dans tous les passages, une niche gracieusement découpée dans la muraille s’ouvrait pour recevoir une madone. Enfin, jusqu’à la petite lampe qui tremblotait la nuit dans le cloître, et aux lourdes portes qui chaque soir se fermaient à l’entrée des corridors avec un bruit solennel et un grincement de verrous lugubre, tout avait un certain charme de poésie auquel la jeune Aurore ne devait pas à la longue demeurer insensible. Mais elle eut d’abord quelque peine à prendre son parti de changer ainsi l’existence libre et vagabonde de Nohant contre l’étroite clôture du couvent. Glisser un regard furtif à travers les toiles des croisées, descendre deux ou trois degrés de la cour, apercevoir une voiture qui passait dans la rue, c’étaient de médiocres plaisirs pour une enfant qui avait erré en liberté dans la campagne et dansé avec les petits pastours autour des feux de bois mort. Elle avait volontairement augmenté la rigueur de cette clôture en se refusant, pendant l’absence de sa grand’mère, à sortir avec d’autres qu’avec sa mère, à laquelle on ne voulait pas la confier. Elle passa donc près de trois années sans franchir la porte du couvent, et elle chercha d’abord à tromper par des gamineries de pensionnaire les élans de son ardeur intérieure. « C’est une païenne, une véritable païenne, » s’était écriée une bonne sœur, voyant qu’elle ne savait pas où allaient les âmes des enfans morts sans baptême et qu’elle faisait le signe de la croix de droite à gauche. Elle s’empressa, le jour même de son entrée, de justifier cette épithète en s’enrôlant dans la bande de celles qu’on appelait les diables, c’est-à-dire des élèves qui bravaient l’autorité des religieuses, se refusaient à tout travail, et s’échappaient le soir de la classe pour se mettre à la découverte d’une captive imaginaire qu’on croyait emprisonnée dans l’un des nombreux recoins du couvent. Cela s’appelait dans leur langage : chercher la victime. Cette première phase d’activité physique, de paresse intellectuelle et de révolte insouciante dura plus d’une année, au bout de laquelle Aurore tomba dans un état-de langueur, symptôme avant-coureur de quelque grand changement moral. Elle s’ennuya de la diablerie et se prit à chercher ailleurs quelque source d’intérêt. Elle ouvrit un peu au hasard la Vie des Saints, et se mit à feuilleter ce livre à l’église pendant la demi-heure que les élèves y passaient en méditation. Pour la première fois elle y trouva un attrait inconnu. Les miracles la laissaient incrédule ; mais la foi, le courage, le stoïcisme des confesseurs et des martyrs lui apparaissaient comme de grandes choses et répondaient à quelque fibre secrète qui commençait à vibrer dans son cœur. De temps à autre elle suspendait sa lecture et promenait ses regards distraits sur les tableaux qui ornaient les murailles de l’église, dont l’un représentait saint Augustin sous le figuier avec le rayon miraculeux sur lequel était écrit le fameux Tolle, lege, et l’autre l’agonie du Christ au jardin des Oliviers. Un jour, ce dernier tableau, qu’elle avait contemplé cent fois sans en bien saisir le détail, lui parut d’une beauté particulière. En interrogeant machinalement ces masses grandioses et confuses, elle chercha le sens de cette agonie du Christ, le secret de cette douleur volontaire si cuisante, et elle commença à y pressentir quelque chose de plus grand et de plus profond que ce qui lui avait été expliqué jusque-là. Peu à peu elle devint profondément triste elle-même et comme navrée d’une pitié, d’une souffrance inconnue. Quelques larmes vinrent au bord de sa paupière ; elle les essuya furtivement, honteuse d’être émue sans savoir pourquoi.

Le soir de ce même jour, comme elle battait tristement le pavé du cloître à la nuit tombante, plus ennuyée que jamais de la diablerie, mais ne sachant encore de quel côté tourner son activité intérieure, l’idée lui vint de retourner à l’église où les religieuses et les sages du couvent faisaient à cette heure-là leurs dévotions. Par un dernier reste d’orgueil, elle se donna à elle-même le prétexte de savoir dans quelle attitude ces dévotes faisaient leurs prières, avec l’arrière-pensée d’en faire le lendemain une description railleuse à ses compagnes. Mais à peine eut-elle franchi la porte d’entrée que cette pensée la quitta. L’aspect de l’église pendant la nuit l’avait saisie et charmée. L’église n’était éclairée que par la petite lampe d’argent du sanctuaire dont la flamme blanche se répétait dans les marbres polis du pavé, comme une étoile dans une eau immobile. Son reflet détachait quelques pâles étincelles sur les angles des cadres dorés, sur les flambeaux ciselés de l’autel et sur les lames d’or du tabernacle. La porte placée au fond de l’arrière-chœur était ouverte à cause de la chaleur, ainsi qu’une des grandes croisées qui donnaient sur le cimetière. Les parfums du chèvrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes d’une fraîche brise. Une étoile perdue dans l’immensité était comme encadrée par le vitrage et semblait la regarder attentivement. Les oiseaux chantaient. C’était un calme, un charme, un recueillement, un mystère dont elle n’avait jamais eu l’idée. Ici, laissons-la parler elle-même et nous raconter directement ce moment solennel de sa vie : « L’heure s’avançait, la prière était sonnée, on allait fermer l’église. J’avais tout oublié. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une atmosphère d’une suavité indicible, et je la respirais par l’âme encore plus que par les sens. Tout à coup je ne sais quel ébranlement se produisit dans tout mon être ; un vertige passe devant mes yeux comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre une voix murmurer à mon oreille : Tolle, lege. Je me retourne, croyant que c’est une des religieuses qui me parle. J’étais seule… Je ne me fis pas d’orgueilleuse illusion ; je ne crus pas à un miracle. Je me rendis fort bien compte de l’espèce d’hallucination où j’étais tombée. Je n’en fus ni enivrée ni effrayée. Je ne cherchai ni à l’augmenter ni à m’y soustraire. Seulement je sentis que la foi s’emparait de moi, comme je l’avais souhaité, par le cœur. J’en fus si reconnaissante, si ravie qu’un torrent de larmes inonda mon visage. Je sentis que j’aimais Dieu, que ma pensée embrassait et acceptait pleinement cet idéal de justice, de tendresse et de sainteté que je n’avais jamais révoqué en doute, mais avec lequel je ne m’étais jamais trouvée en communication directe ; je sentis enfin cette communication s’établir soudainement, comme si un obstacle invincible se fût abîmé entre le foyer d’ardeur infinie et le feu assoupi dans mon âme. Je voyais un chemin vaste, immense, sans bornes, s’ouvrir devant moi, et je brûlais de m’y élancer. »

La conversion d’Aurore Dupin fit, comme on peut penser, grand bruit dans le couvent. À partir de ce jour, la diablerie ne battit plus que d’une aile ; plus d’espièglerie dans la classe, plus de promenades nocturnes dans les couloirs du couvent, plus de recherche de la victime. Depuis qu’Aurore ne menait plus la bande, les diables s’étaient découragés ; mais Aurore ne bougeait plus de l’ouvroir où les religieuses l’invitaient à prendre le thé avec elles, de la sacristie où elle les aidait à ranger et à plier les ornemens d’autel, de la tribune de l’orgue où elle répétait des chœurs et des motets, ou bien elle cherchait la solitude dans l’enceinte du cimetière, qui était un lieu interdit aux pensionnaires. « Ce cimetière, placé entre l’église et le mur du jardin des Écossais, n’était qu’un parterre de fleurs, sans tombes et sans épitaphes. Le renflement du gazon annonçait seul la place des sépultures. C’était un endroit délicieux, tout ombragé de beaux arbres, d’arbustes et de buissons luxurians. Dans les soirs d’été, on y était presque asphyxié par l’odeur des jasmins et des roses ; l’hiver, pendant la neige, les bordures de violettes et les roses du Bengale souriaient encore sur ce linceul sans tache. » — « Je passais là, ajoute-t-elle, des heures de délices à rêver sans songer à rien. Je me perdais dans le rêve d’une mort anticipée, d’une existence de sommeil intellectuel, d’oubli de toutes choses, de contemplations incessantes. Je choisissais ma place dans le cimetière. Je m’étendais là en imagination pour dormir, comme dans le seul lieu du monde où mon cœur et ma cendre pussent reposer en paix. »

Une dévotion aussi ardente ne pouvait pas se nourrir longtemps des mêmes alimens que celle de ses jeunes compagnes. Un jour, en écoutant une sœur converse qui lui racontait les épreuves auxquelles sa vocation avait été soumise, et ses angoisses lorsqu’il lui avait fallu franchir le seuil de la maison paternelle chargée de la malédiction de son père et en marchant sur le corps d’un petit enfant qu’elle avait élevé, Aurore crut tout à coup avoir une illumination soudaine sur la vie qui l’attendait. « Je serai religieuse ! s’écria-t-elle ; ce sera le désespoir de mes parens, le mien par conséquent ; mais il faut ce désespoir pour avoir le droit de dire à Dieu : Je t’aime. Je serai religieuse, mais non pas dame de chœur vivant dans une simplicité recherchée et dans une béate oisiveté. Je serai sœur converse, servante écrasée de fatigue, balayeuse de tombeaux, porteuse d’immondices, tout ce qu’on voudra, pourvu que je sois oubliée après avoir été maudite par les miens ; pourvu que, dévorant l’amertume de l’immolation, je n’aie que Dieu pour témoin de mon supplice et que son amour pour ma récompense. » Certes c’était là l’élan d’une vocation qui paraissait bien ardente. Mais, en même temps qu’elle se complaisait par la pensée dans ces excès d’abnégation, elle n’admettait pas un instant que sa vie monastique pût s’écouler ailleurs que dans le couvent des Anglaises, au milieu de ces religieuses qu’elle aimait, ni même qu’elle pût être contrainte d’habiter une autre cellule que la petite niche poudreuse d’où elle dominait une partie de Paris par-dessus la cime des grands marronniers, où le jour elle regardait les nuages, les branches des arbres, le vol des hirondelles ; et la nuit elle écoutait les rumeurs lointaines et confuses de la grande ville qui venaient se mêler en expirant aux bruits rustiques du faubourg, pendant que les voix monotones des religieuses, psalmodiant l’office, montaient jusqu’à elle à travers les couloirs et les mille fissures de la masure sonore. Il y avait bien là quelque contradiction, et peut-être ce léger indice contribua-t-il à éclairer les religieuses qui l’entouraient sur le peu de solidité d’une vocation où l’imagination semblait jouer la plus grande part. Ce fut de leur côté que cette vocation rencontra les premiers obstacles. « Mon enfant, lui disait en secouant la tête une religieuse qu’elle adorait et dont elle était la fille adoptive, si vous cherchez le mérite de la souffrance, vous le trouverez de reste dans le monde. Soyez tranquille, si vous voulez souffrir la vie vous servira à souhait, et peut-être trouverez-vous, si votre ardeur de sacrifice persiste, que c’est dans le monde et non dans le couvent qu’il faut aller chercher votre martyre. » Ces sages propos, que fortifiait encore la direction d’un confesseur éclairé, ne parvenaient point cependant à l’ébranler, et la persistance de cette vocation finit par inquiéter sa grand’mère. Mme Dupin de Francueil avait pris gaîment son parti des diableries de sa petite-fille. Elle ne s’était point trop émue des premiers accès de sa dévotion, et, voyant que cette dévotion n’empêchait pas la mélancolie : « C’est de son âge ; cela passera, » se disait-elle ; mais quand elle sut, à n’en pouvoir douter, que cette mélancolie avait fait place à une disposition calme et sereine, que la piété de sa petite-fille excitait le respect de ses compagnes en même temps qu’elle se faisait adorer d’elles par son enjouement et qu’elle ne paraissait rien désirer en dehors et au-delà du couvent, la vieille dame prit peur pour tout de bon. Elle avait confié aux religieuses une enfant sauvage pour qu’on lui apprît les belles manières et pour qu’on la rendît un peu moins butorde ; mais que l’enfant devint une religieuse à son tour, cela ne faisait point du tout son affaire. Aussi crut-elle devoir frapper un grand coup, et elle annonça brusquement à sa petite-fille qu’elle allait quitter le couvent. Cette nouvelle tomba sur Aurore comme un coup de foudre, et sa douleur fut d’autant plus profonde que, pour ne pas contrister sa grand’mère, elle se fit un devoir de la lui cacher. Mais son cœur fut brisé, et ce fut avec désespoir qu’elle baisa en partant les murailles de la cellule où elle avait passé de si douces heures et qu’elle espérait bien revoir. Les événemens, et surtout elle-même, devaient en disposer autrement. On ne peut cependant s’empêcher de se demander ce qui serait advenu si l’ardeur apparente de cette vocation avait reçu des encouragemens imprudens, et si une direction moins éclairée l’avait poussée à contracter un de ces engagemens que la loi civile ne connaît pas, dont la loi religieuse peut même dégager, mais dont la crainte des jugemens frivoles du monde rend parfois le lien éternel. Il y a quelques années, un couvent situé à Rome sur le sommet du mont Palatin s’ouvrait de préférence aux jeunes filles nobles trop pauvres pour contracter une alliance digne de leur rang, et le voyageur qui se promenait aux environs du Forum vers le coucher du soleil pouvait apercevoir les manteaux blancs des religieuses cloîtrées dans cet asile infranchissable, passant et repassant dans une promenade monotone derrière les lignes droites et noires des cyprès. Certes il y a dans la pensée de ces existences sacrifiées et de ces tendresses inutiles quelque chose qui attriste l’imagination ; mais qui oserait décider si, pour le propre bonheur de celle qui devait s’appeler George Sand, il n’aurait pas mieux valu chercher un abri contre l’orage sous la robe de serge blanche et le manteau d’étamine noire des augustines, passer sa vie entre la cellule et l’autel, et s’étendre un jour, comme sa jeunesse en avait caressé le rêve, dans ce cimetière embaumé de jasmins et de roses où un léger tertre de gazon aurait seul marqué la place de sa tombe obscure et sans nom ?


III.

À peine Aurore fut-elle sortie du couvent qu’il y eut entre sa mère et sa grand’mère comme une reprise d’hostilités. À la prière que sa fille lui adressait de partir avec elle pour Nohant : « Non certes, répondit Mme Maurice Dupin ; je ne retournerai à Nohant que quand ma belle-mère sera morte. » Et comme la jeune fille paraissait froissée de cette réponse : « Comme tu voudras, lui dit sa mère irritée ; si tu l’aimes mieux que moi, tant mieux pour toi, puisque tu lui appartiens à présent corps et âme. » Cette triste scène commença de distendre les liens jusque-là si étroits qui avaient uni la mère et la fille, et pour la première fois Aurore découvrit dans les beaux yeux noirs de sa mère quelque chose de terrible qui la frappa d’une secrète épouvante. Elle n’en partit pas moins pour Nohant le cœur brisé, et, après avoir épuisé la première joie de dormir dans le grand lit à colonnes qui lui rappelait toutes les rêveries de son enfance et d’entendre au loin à son réveil la solennelle cantilène des laboureurs du Berry, elle tomba dans une tristesse où se mêlaient les regrets du couvent, les premiers troubles du jeune âge et ce qu’elle-même appelle quelque part « les souffrances d’une nature agitée par ses propres puissances. »

L’existence à laquelle bientôt elle allait se trouver condamnée n’avait rien qui pût la distraire de ces agitations. Au bout de peu de jours, elle ne tarda pas à s’apercevoir que l’esprit de sa grand’mère était singulièrement affaibli par l’âge, qu’elle enchaînait avec peine ses idées et que deux ou trois heures données à la conversation ou au jeu étaient tout le temps qu’elle pouvait consacrer à sa petite-fille. Le reste de la journée, Aurore n’avait d’autre société que celle de son ancien pédagogue, Deschartres, quand celui-ci n’était pas en course ou aux champs. Aussi, après avoir naïvement essayé de conserver dans l’occupation de sa journée la régularité du couvent et de dresser un tableau de l’emploi de ses heures, elle n’avait pas tardé à retomber dans les habitudes vagabondes de son enfance. Seulement, au lieu de rechercher comme autrefois la société des petits pastours, c’était l’éloignement et la solitude qu’elle préférait. Elle était devenue passionnée pour l’équitation, et, montée sur sa jument Colette, qui pendant quatorze ans devait servir à ses promenades, elle avait pris l’habitude de faire tous les matins huit ou dix lieues en quatre heures, marchant à l’aventure et explorant le pays au hasard. « Cette rêverie au galop, cet oubli de toutes choses que le spectacle de la nature nous procure pendant que le cheval au pas, abandonné à lui-même, s’arrête pour brouter les buissons sans qu’on s’en aperçoive, cette succession lente ou rapide de paysages, tantôt mornes, tantôt délicieux, cette absence de but, ce laisser passer du temps qui s’envole, ces rencontres pittoresques de troupeaux ou d’oiseaux voyageurs, le doux bruit de l’eau qui clapote sous les pieds des chevaux, tout ce qui est repos ou mouvement, spectacle des yeux ou sommeil de l’âme dans la promenade solitaire, s’emparait de moi et suspendait absolument le cours de mes réflexions et le souvenir de mes tristesses. »

Ces réflexions et ces tristesses, un instant suspendues, ne tardaient pas à la ressaisir dès qu’elle se trouvait établie au chevet du lit où sa grand’mère, affaiblie, passait de longues heures dans une demi-somnolence, et ce même besoin de mouvement entraînait son esprit dans des promenades non moins lointaines et non moins hardies. Son imagination ardente et son intelligence curieuse ne pouvaient longtemps contenir leur audace dans le cercle étroit de croyances au fond desquelles elle n’avait jamais été. Pour obéir aux conseils, un peu imprudens peut-être, de son directeur et pour soumettre sa vocation religieuse à une épreuve qu’elle jugeait bien autrement redoutable que celle du monde, elle se prit à lire au hasard les principaux ouvrages philosophiques qui lui tombèrent sous la main dans la bibliothèque de sa grand’mère : Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibniz, Pascal, Montaigne, dont sa grand’mère elle-même lui avait marqué les feuillets et les chapitres à passer, puis La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakspeare, le tout sans ordre et sans méthode comme ils lui tombaient sous la main, et toujours avec cette idée fixe de savoir si, « après avoir compris tout ce qu’elle pouvait se proposer de comprendre, elle irait à la vie du monde ou à la mort volontaire du cloître, » Elle ressentit quelque trouble en croyant remarquer d’assez profondes divergences d’interprétation et de doctrine entre l’auteur de l’Imitation et celui du Génie du christianisme, que dans son admiration elle prenait un peu trop au sérieux comme père de l’église ; mais je ne crois pas qu’il faille, quoi qu’elle en ait dit, expliquer par là le vague scepticisme qui commença dès cette époque à se glisser dans son esprit et qui la détacha peu à peu de ces croyances auxquelles sa première jeunesse avait si vigoureusement adhéré. L’invasion du doute dans les âmes n’est-elle pas de nos jours comme une maladie lente à laquelle le sentiment de la certitude serait sujet et dont les progrès, d’abord imperceptibles, se trahissent soudain par quelque éclat intérieur comme dans la campagne romaine empoisonnée par la malaria les germes morbides de la fièvre circulent longtemps dans les veines avant de se trahir par quelque accès funeste ? Dans une page célèbre qu’aucun enfant de ce siècle ne peut lire sans un souvenir d’angoisse ou un sentiment de crainte, Jouffroy nous a laissé un récit poignant de cette soirée de décembre où, dans la froide solitude d’une petite chambre de l’École normale, le voile qui lui dérobait sa propre incrédulité fut déchiré à ses yeux et lui laissa apercevoir qu’au fond de lui-même rien ne restait debout ; mais, avec une connaissance du cœur et des procédés de l’esprit qui fait le charme pénétrant de ses écrits, ce n’est pas à la lecture de tel philosophe ou à l’influence de tel argument d’école qu’il rapporte ce naufrage de ses croyances ; c’est au vent du doute qui battait de toutes parts les murs de l’édifice religieux à l’ombre duquel sa jeunesse avait été élevée et au génie de deux siècles de scepticisme dont il avait respiré les objections puissantes comme on respire la poussière semée dans l’atmosphère. En effet, les convictions premières ne meurent pas toutes en un jour au dedans de celui qui leur a dû quelque temps son repos, et souvent elles conservent les apparences de la vie après que la vie les a abandonnées, semblables à ces cadavres antiques que l’on découvre encore intacts dans les tombeaux longtemps fermés, mais qui tombent en poudre dès qu’on porte la main sur leurs restes fragiles.

Il semble que toutes les circonstances se soient réunies pour troubler cette jeune âme et pour la faire ployer sous un fardeau trop lourd. L’affaiblissement des facultés chez sa grand’mère n’avait pas tardé à prendre la forme du délire sénile. À certaines heures de la journée, à certaines époques de l’année, la vieille dame paraissait recouvrer quelques forces ; mais il était à craindre que ce sommeil intermittent de l’intelligence n’eût un jour point de réveil. Aussi Aurore commença-t-elle d’être tourmentée par la pensée que sa grand’mère mourrait sans être réconciliée avec l’église et sans avoir reçu les sacremens. D’un autre côté, elle sentait que la moindre émotion pourrait porter le dernier coup à cette vie chancelante, et elle se demandait d’ailleurs s’il était bien de sa situation et de son âge de donner à sa grand’mère cet avertissement solennel. Mais, bien qu’elle eût été encouragée dans sa réserve par les avis de son confesseur, elle n’en passait pas moins ses nuits dans l’épouvante et ses jours dans la détresse. Ce fut sa grand’mère elle-même qui mit fin à ses angoisses. Un jour que l’abbé de Beaumont, neveu de Mme Dupin de Francueil, la pressait assez maladroitement et en termes assez grossiers de recevoir les sacremens, elle dit en se tournant vers sa petite-fille, qui se tenait à genoux près d’elle les yeux pleins de larmes : « Et toi, me croiras-tu damnée si je refuse ? — Non, non, non, s’écria impétueusement la jeune fille ; je suis à genoux pour vous bénir et non pour vous prêcher. — Je suis contente de toi, lui répondit sa grand’mère, et pour te le prouver, comme je sais qu’au fond du cœur tu désires que je dise oui, je dis oui. » Dès le lendemain, elle fit venir le vieux curé du village, et en présence de sa petite-fille elle fit à haute voix cette confession philosophique, que je n’hésite pas à rapporter, parce qu’ainsi sont mortes, avec cette sincérité et ce courage, bien des personnes de l’ancienne société française : « Je n’ai jamais fait ni souhaité aucun mal à personne : j’ai fait tout le bien que j’ai pu faire. Je n’ai à confesser ni mensonge, ni dureté, ni impiété d’aucune sorte. J’ai toujours cru en Dieu ; mais écoute ceci, ma fille, je ne l’ai pas assez aimé. J’ai manqué de courage ; voilà ma faute, et depuis le jour où j’ai perdu mon fils, je n’ai pu prendre sur moi de le bénir et de l’invoquer en aucune chose. Il m’a semblé trop cruel de m’avoir frappée d’un coup au-dessus de mes forces. Aujourd’hui qu’il m’appelle, je le remercie et le prie de me pardonner ma faiblesse. C’est lui qui me l’avait donné, cet enfant, c’est lui qui me l’a ôté ; mais, qu’il me réunisse à lui, et je vais l’aimer et le prier de toute mon âme. » À cette confession singulière, le vieux curé, qui dans son émotion reprit sans s’en apercevoir son vieux parler paysan, répondit avec onction : « Ma chère sœur, je serons tous pardonnes, parce que le bon Dieu nous aime et sait bien que, quand je nous repentons, c’est que je l’aimons. Je l’ai ben pleuré aussi, moi, votre cher enfant, allez, et je vous reponds ben qu’il est à droite de Dieu et que vous y serez avec lui. Dites avec moi votre acte de contrition, et je vas vous donner l’absolution. »

Peu de temps après cette scène étrange et solennelle, Mme Dupin de Francueil retomba dans un engourdissement dont elle ne devait sortir que par la mort. Mais le spectacle de cette résignation et de ce courage, puisés dans des convictions si différentes des siennes, troubla profondément sa petite-fille, et lui fit, dit-elle, « sentir d’autant plus vivement que la vérité absolue n’était pas plus dans l’église que dans toute autre forme religieuse. » En même temps que sa pensée était en train de se dérober au joug de la règle intellectuelle, l’existence qu’elle menait, livrée à elle-même sans contrôle et sans conseil, devint de plus en plus étrange. Ce fut à cette époque qu’elle commença à s’habiller en garçon avec un pantalon de toile et des guêtres en cuir pour pouvoir chasser plus commodément. Ses études prirent bientôt une tournure aussi masculine que ses divertissemens. Après s’être passionnée pour la minéralogie et la botanique, dont elle a toujours conservé le goût, l’anatomie piqua sa curiosité. Un jeune étudiant en médecine, qu’elle désigne sous le nom énigmatique de Claudius, lui fournit des têtes, des bras, des jambes. Un jour même il lui apporta le squelette tout entier d’une petite fille, qu’elle garda longtemps dans sa chambre. Claudius étant parti pour Paris, elle noua avec lui une correspondance scientifique et philosophique que son correspondant termina un jour (à sa grande surprise, assure-t-elle) par une déclaration d’amour. Ses allures excentriques, ses études mystérieuses, ses relations enjouées et tranquilles avec des jeunes gens, fils d’anciens amis de son père, « à qui elle donnait une poignée de main sans rougir et se troubler comme une dinde amoureuse, » tout cela scandalisait fort les bons habitans de La Châtre et commença d’amasser sur sa tête ce formidable orage de calomnies ou de médisances qui devait fondre plus tard sur elle. Mais elle s’inquiétait peu de l’opinion des bourgeois de La Châtre, ou plutôt cette sévérité dont elle se sentait environnée ne faisait qu’engendrer chez elle la misanthropie, l’irritation et le mépris des lois de la société. Cette disposition nouvelle ne fit qu’ajouter à sa tristesse, et la lecture de René, de Manfred, d’Hamlet, acheva de tourner à l’exaltation les rêves de sa mélancolie. Elle fut prise de la manie du suicide ; c’était l’eau surtout qui l’attirait comme un charme mystérieux. Elle se promenait au bord de la rivière jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un endroit profond. Alors, s’arrêtant sur le bord, elle se disait : Oui ou non ? assez souvent et assez longtemps pour risquer d’être entraînée par le oui au fond de cette eau transparente qui la magnétisait. Enfin un jour, traversant un gué, elle lança volontairement son cheval vers l’endroit qu’elle savait le plus profond et le plus dangereux. Fort heureusement la pauvre Colette, qui dut n’y rien comprendre, se mit à nager vigoureusement vers la rive sans que sa maîtresse, chez laquelle l’instinct de la vie et de la jeunesse reprit à l’instant toute sa vigueur, essayât de l’en empêcher. Toutes deux faillirent cependant y périr, et l’émotion fut assez forte pour guérir de cette manie étrange l’aventureuse jeune fille.

Ainsi c’est à l’âge de dix-sept ans que l’auteur de Lélia a ressenti les premières atteintes de cette maladie étrange dont Goethe et Chateaubriand ont été les premières victimes et qui s’est transmise de génération en génération pendant près de soixante ans. Toutes les œuvres littéraires auxquelles la première moitié du siècle a donné le jour en sont imprégnées, et il n’y en a guère qui ne porte l’empreinte d’une tristesse morbide. Certes, le pauvre genre humain n’a pas vécu six mille ans, sinon plus, avant de se plaindre de sa destinée, et ce ne sont pas les poètes ou les romanciers du XIXe siècle qui lui ont ouvert les yeux sur son sort misérable. Il y a longtemps que la littérature antique n’a pas trouvé d’expression plus vraie pour dépeindre la condition humaine que de joindre l’épithète de malheureux à celle de mortels : mortalibus œgris, et le monde n’était pas encore bien vieux que déjà l’homme de la terre de Hus s’était écrié sur son fumier : « Le fils de la femme ne vit que peu de temps, et sa vie est remplie de beaucoup de misères. » Mais du moins ces lamentations immortelles, qui ont traversé les âges et qui retentissent à nos oreilles comme les sanglots des siècles passés, ont toutes été inspirées par quelque immense déception succédant à quelque avide espérance. Lorsque l’auteur de l’Ecclésiaste proclamait la vanité des joies de la terre, il avait vidé jusqu’à la lie la coupe de la volupté, et c’était après avoir puisé à la source des plaisirs que Lucrèce se plaignait d’y goûter une saveur amère :

Quoniam medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat.


Si au temps de la nouveauté florissante du christianisme il a été nécessaire d’ajouter à la langue latine un mot nouveau pour exprimer la tristesse des cloîtres et d’appeler du nom d’acedia cette langueur qui durant les heures brûlantes de l’après-midi arrachait des larmes aux vierges et aux cénobites, c’est que ce Dieu qu’ils cherchaient dans les solitudes de la Thébaïde cessait par instant d’y parler à leur cœur. En peignant l’immortelle figure au bas de laquelle il a gravé le nom de Melancholia, Albert Dürer ne lui a pas donné les traits d’une jeune fille à l’entrée à la vie, mais ceux d’une femme dans la pleine maturité de l’existence, et lorsqu’aux courtisans, témoins de tout l’éclat de la cour de Louis XIV, Bossuet parlait déjà « de cet inexorable ennui qui consume le cœur de l’homme, » c’est que leur ennui naissait du spectacle même de ces grandeurs. Mais ce qui est particulier à notre âge, c’est le dégoût de l’inconnu, c’est le découragement à l’aurore d’une vie qui se lève cependant brillante, et la lassitude à l’entrée d’une carrière qu’on n’a point encore parcourue : sentiment inexplicable et bizarre fait de désir et d’impuissance, que George Sand a éloquemment comparé « à la tristesse de cet oiseau des récifs auquel la nature a refusé des ailes, et qui exhale sa plainte mélancolique sur les grèves d’où partent les navires et où reviennent les débris. » C’est ce sentiment qui, après avoir inspiré les plus belles pages de notre littérature contemporaine, a fini par devenir un thème banal sur lequel se sont exercés tant de poètes et de romanciers médiocres. Mais, si l’ennuyeuse et lamentable postérité des Werther et des René a encombré pendant un demi-siècle notre littérature de ses monotones élégies, et si la génération nourrie de cette littérature en a quelque peu contracté les ridicules et les faiblesses, c’était à tout prendre une noble source d’inspiration que cette éloquente protestation de la jeunesse contre la disproportion entre ses forces et sa tâche, entre ses désirs et sa destinée. Faut-il aujourd’hui se réjouir de ce que les générations nouvelles semblent en train de se guérir de cette maladie et de se consoler de cette tristesse ? Oui, sans doute, si c’est par un sentiment de résignation courageuse ou d’espérance virile ; mais ne serait-ce point plutôt que l’oiseau des récifs s’accommode aujourd’hui de son sort et qu’il préfère chercher sa pâture parmi les débris des grèves plutôt que de la demander à la hardiesse de son aile et aux hasards de l’océan ?

Un événement brusque, bien que depuis longtemps prévu, vint mettre fin à l’existence étrange qu’Aurore menait à Nohant. Sa grand’mère mourut presque subitement. Les horreurs de l’agonie, qu’on avait redoutées pour elle, lui furent épargnées. « Il n’y eut point, dit sa petite-fille, de lutte entre le corps et l’esprit pour se séparer. Peut-être que déjà l’âme était envolée vers Dieu sur les ailes d’un songe, qui la réunissait à celle de son fils, tandis que nous avions veillé ce corps inerte et insensible. » — « Le soir des funérailles, je voulus, ajoute-t-elle, revoir la chambre de ma grand’mère et donner cette dernière nuit de veille à son souvenir, comme j’en avais donné tant d’autres à sa présence. Aussitôt que tout le bruit eut cessé dans la maison et que je fus assurée d’y être bien seule debout, je descendis et m’enfermai dans cette chambre. J’arrangeai ses fioles comme la dernière fois elle les avait demandées ; je tirai le rideau à demi, comme il avait coutume d’être quand elle le faisait disposer. J’allumai la veilleuse, qui avait encore de l’huile, je ranimai le feu qui n’était pas encore éteint, je m’étendis dans le grand fauteuil, et je m’imaginai qu’elle était encore là et qu’en tâchant de m’assoupir j’entendrais peut-être encore une fois sa faible voix m’appeler… Il n’en fut rien. La bise siffla au dehors, la bouillotte chanta dans l’âtre, et aussi le grillon que ma grand’mère n’avait jamais voulu laisser persécuter, bien qu’il la réveillât souvent. La pendule sonna les heures ; mais la montre à répétition, accrochée au chevet de la malade et qu’elle avait coutume d’interroger souvent du doigt, resta muette. Je finis par ressentir une fatigue qui m’endormit profondément… Quand je m’éveillai, au bout de quelques heures, j’avais tout oublié et je me soulevai pour regarder si elle dormait tranquille. Alors le souvenir revint avec des larmes qui me soulagèrent et dont je couvris son oreiller toujours empreint de la forme de sa tête, puis je sortis de cette chambre où les scellés furent mis le lendemain. »

« Tu perds en moi ta meilleure amie, » furent les dernières paroles que Mme Dupin de Francueil adressa à sa petite-fille. Avec elle en effet toute une portion de la vie d’Aurore, la meilleure, la plus paisible, allait descendre dans le passé. Deux ou trois jours après, sa mère arrivait triomphante, et, après des débats pénibles où celle-ci, forte des droits que lui conférait la loi, réclama impérieusement et arracha sa fille au tuteur que Mme Dupin de Francueil lui avait désigné dans la famille de son mari, Aurore dut quitter pour la suivre ce lieu où s’étaient écoulées les belles et pures années de sa vie. À Paris, Aurore souffrit vivement de l’infériorité sociale et intellectuelle du milieu où sa mère la condamnait à vivre, et elle ne trouva pas dans les élans d’une tendresse passionnée, mais souvent injuste et violente, la récompense de sa soumission. Aussi, rien d’étonnant qu’ayant rencontré, chez des amis qui lui offraient de temps à autre l’hospitalité, « un jeune homme mince, assez élégant, d’une figure gaie et d’une allure militaire, » fils naturel d’un ancien colonel du premier empire et héritier d’une assez jolie fortune, elle ait accepté l’offre de sa main et consenti à échanger son nom d’Aurore Dupin de Francueil contre celui de la baronne Casimir Dudevant.

Lorsque parurent les volumes de l’Histoire de ma vie où l’auteur raconte les premières années de son mariage, on pouvait assez raisonnablement s’attendre à ce qu’elle profitât de cette occasion pour faire revivre les griefs trop légitimes qu’elle avait contre son mari, griefs qui, treize ans plus tard, après maint incident orageux, déterminèrent le tribunal de La Châtre à prononcer la séparation de corps à son profit, en lui confiant la garde de ses deux enfans. Il n’en fut rien, et ce n’est pas une des moindres preuves de bon goût qu’elle ait données dans ses Mémoires que de faire taire ses ressentimens, et de s’exprimer sur le compte de son mari avec réserve et convenance. Il n’entre pas dans le plan que je me suis proposé de suppléer à ce silence et de demander aux gazettes du temps, aux souvenirs des contemporains, encore moins aux documens particuliers que le hasard a fait passer sous mes yeux, les révélations dont elle-même n’a pas voulu nous faire confidence ; mais ce serait laisser une large lacune dans l’histoire de sa vie morale que de ne pas chercher quelle transformation ont opérée en elle les réalités de la vie succédant aux rêves du couvent, car c’est le contraste entre ces réalités et ces rêves dont le souvenir a inspiré la tristesse éloquente de ses premières œuvres.

Il y avait un peu plus d’un an que Mme Dudevant était mariée et établie à Nohant, lorsqu’un jour, en se mettant à table, elle fut prise d’une crise nerveuse qui se traduisit bientôt par des larmes et des sanglots. Aux questions de son mari, que pouvait-elle répondre ? Que Nohant amélioré, mais bouleversé, avec ses appartemens mieux tenus, ses allées plus droites, ses enclos plus vastes, n’avait plus à ses yeux le charme d’autrefois ; qu’elle regrettait le vieux Phanor, auquel il n’était plus permis de s’emparer de la cheminée et de mettre ses pattes crottées sur le tapis, le vieux paon qui venait becqueter dans la main de sa grand’mère et qu’on ne laissait plus manger les fraises du jardin ; qu’elle pleurait les coins sombres et abandonnés où elle avait promené ses jeux d’enfant et les rêves de son adolescence ; en un mot, qu’elle se trouvait mal à l’aise dans ce nouvel intérieur « qui lui parlait d’un avenir où rien de ses joies et de ses douleurs passées n’allait entrer avec elle. » C’étaient là des raisons bien vagues ; elles parurent cependant suffisantes à M. Dudevant pour déclarer à sa femme que de son côté il ne se plaisait point du tout en Berry et qu’il aimerait mieux vivre partout ailleurs. On essaya d’un séjour chez des amis, d’un établissement dans une petite maison de la banlieue de Paris, puis d’une installation à Paris même ; mais rien ne réussit, pas même une retraite au couvent des Anglaises, où Sainte Aurore (c’est ainsi qu’on l’y avait baptisée) retrouva quelques-unes de ses compagnes de classe, qui envièrent son sort sans le connaître, et la religieuse qui lui avait servi de mère adoptive, et qui lui dit pour toute consolation : « Mon enfant, la vie est courte ; » — ce fut tout ce qu’elle y retrouva. « J’errais, dit-elle, dans les cloîtres avec un cœur navré et tremblant. Je me demandais si je n’avais pas résisté à ma vocation, à mes instincts, à ma destinée, en quittant cet asile de silence et d’ignorance qui eût enseveli les agitations de mon esprit timoré et enchaîné à une règle indiscutable une volonté dont je ne savais que faire. J’entrais dans cette petite église où j’avais senti tant d’ardeurs saintes et de divins ravissemens. Je n’y trouvais que le regret des jours où je croyais avoir la force d’y prononcer des vœux éternels. Je n’avais pas eu cette force, et maintenant je sentais que je n’avais pas celle de vivre dans le monde. Il me semblait que je chérissais et que je regrettais tout dans cette vie de communauté où l’on s’appartient véritablement parce qu’en dépendant de tous on ne dépend véritablement de personne, dans cette captivité qui vous préserve, dans cette discipline qui assure vos heures de recueillement, dans cette monotonie des devoirs qui vous sauve des troubles de l’imprévu. »

Le remède du couvent n’ayant pas réussi davantage, ce fut à la maladie qu’on attribua cette tristesse, et on essaya du remède des eaux. Au mois de juillet 1825, le ménage partit pour les Pyrénées. Les aspects de cette nature, si différente de celle du Berry, produisirent sur cette imagination qui s’ignorait encore une impression que l’on devait retrouver plus tard dans ses écrits. C’est dans ces mêmes gorges des Pyrénées, à Cauterets, à Saint-Sauveur, à Gavarnie, qu’elle a placé la scène d’une de ses premières nouvelles, de ce charmant épisode de Lavinia où elle a peint avec tant de mélancolie et de finesse les inutiles efforts d’une femme trompée par un premier amour pour rallumer dans son cœur la flamme de cet amour éteint. Mais, si elle a cherché dans ses souvenirs le cadre et les couleurs du tableau où elle a placé l’action de Lavinia, le langage qu’elle prête à son héroïne n’est point celui que parlait alors son cœur. À cette date, elle n’aurait point encore écrit la lettre si triste et si fière où Lavinia repousse les offres de l’homme qu’elle a aimé sans lui cacher ce que ce refus lui coûte d’hésitations et de regrets. « Je vous aime encore, je le sens ; l’empreinte du premier objet qu’on a aimé ne s’efface jamais entièrement ; elle semble évanouie, on s’endort dans l’oubli des maux qu’on a soufferts ; mais que l’image du passé se lève, que l’ancienne idole reparaisse, et nous sommes encore prête à plier le genou devant elle… Quand vous étiez assis près de moi sur ce rocher, quand vous me parliez d’une voix si passionnée au milieu du vent et de l’orage, n’ai-je pas senti mon âme se fondre et s’amollir. Oh ! quand j’y songe, c’était votre passion des anciens jours, c’était vous, c’était mon premier amour, c’était ma jeunesse que je retrouvais tout à la fois. Et puis, à présent que je suis de sang-froid, je me sens triste jusqu’à la mort, car je m’éveille et me souviens d’avoir fait un beau rêve, au milieu d’une triste vie. » Elle n’était pas alors au moment du réveil ; elle en était encore aux premières et aux plus belles heures du rêve. Il a fallu l’expérience des années pour lui faire trouver les accens impétueux et désabusés avec lesquels Lavinia s’écrie : « Je hais tous les hommes, je hais les engagemens éternels, les promesses, les projets, l’avenir arrangé à l’avance par des contrats et des marchés dont le destin se rit toujours. Je n’aime plus que les voyages, la rêverie, la solitude, le bruit du monde pour le traverser et en rire, puis la poésie pour supporter le passé, et Dieu pour espérer l’avenir. »

Au surplus, quelques fragmens de son journal (car, dans cette première et solennelle crise de sa vie, il vaut mieux la laisser parler elle-même) vont nous montrer au milieu de quelles souffrances et de quelles difficultés elle se débattait. Ce sont des réflexions sur le mariage, qui prenaient en quelque sorte sous sa plume la forme de pensées :

« Le mariage est beau pour les amans et utile pour les saints. En dehors des saints et des amans, il y a une foule d’esprits ordinaires et de cœurs paisibles qui ne connaissent pas l’amour et qui ne peuvent pas atteindre à la sainteté.

« Le mariage est le but suprême de l’amour. Quand l’amour n’y est plus ou n’y est pas, reste le sacrifice.

« Il n’y a peut-être pas de milieu entre la puissance des grandes âmes qui fait la sainteté et le commode hébétement des petits esprits qui fait l’imbécillité… Si fait, il y a un milieu… le désespoir. »

La situation conjugale que trahit l’amertume de ces réflexions ne pouvait durer éternellement. Aussi rien d’étonnant qu’après six années d’une existence où rien ne lui fut épargné en fait de tracasseries, de difficultés et d’affronts, sans autre consolation « que l’entretien avec un être absent auquel elle reportait toutes ses réflexions, toutes ses rêveries, toutes ses humbles vertus, tout son platonique enthousiasme, et qu’elle parait de toutes les perfections que ne comporte pas la nature humaine, » elle ait fait avec son mari le singulier arrangement que voici : moyennant une subvention de 250 francs par mois et à la condition que sous aucun prétexte il ne lui fût rien demandé au-delà, M. Dudevant l’autorisait à aller s’établir à Paris avec sa fille pendant six mois de l’année, et pendant les six autres mois il consentait à la recevoir à Nohant, jusqu’à ce que leur fils Maurice entrât au collège. L’acquiescement que donna son mari à cette combinaison étrange fut accueilli par elle comme une délivrance. Pour la seconde fois elle quitta Nohant, sans qu’il se mêlât cette fois aucune poésie ni aucun regret à la tristesse de ses souvenirs, et elle s’établit au commencement de l’année 1831 dans un petit appartement situé quai Saint-Michel, au troisième étage.

Les railleries et les prédictions peu encourageantes n’avaient point fait défaut, comme on peut le penser, à la hardie voyageuse qui s’envolait ainsi du toit sous lequel s’était écoulée sa jeunesse pour aller se blottir sous l’abri d’une mansarde parisienne. « Tu prétends vivre à Paris avec une enfant, moyennant 250 francs par mois, lui disait son frère, toi qui ne sais pas seulement ce que coûte un poulet : cela est trop risible. » Elle tint bon cependant dans l’accomplissement d’un dessein au succès duquel elle attachait le salut de sa propre dignité. Mais les débuts furent rudes, et la question de toilette devint tout de suite une grosse difficulté : « Mes fines chaussures craquaient en deux jours, les socques me faisaient tomber ; je ne savais pas relever ma robe.. J’étais crottée, fatiguée, enrhumée, et je voyais chaussures et vêtemens, sans compter les petits chapeaux de velours arrosés par les gouttières, s’en aller en ruine avec une rapidité effrayante. » Ce furent, assure-t-elle, ces difficultés, qui la déterminèrent à reprendre le costume d’homme qu’elle avait porté dans sa première jeunesse pour arpenter plus à l’aise les plaines du Berry. En voyant la vie libre et facile que menaient à Paris quelques-uns de ses compatriotes berrichons, De Latouche, Jules Sandeau, Félix Pyat, d’autres encore, elle avait pensé que, si elle pouvait revêtir leur costume et se faire passer pour un étudiant de première année, elle pourrait goûter des mêmes plaisirs à aussi peu de frais. Ainsi pensé, ainsi fait, et, grâce à ce déguisement, elle put s’associer à l’existence un peu bohème de ses amis, prendre avec eux ses repas chez Pinson, le restaurateur des gens de lettres, se mêler à la foule qui se ruait aux premières représentations des drames romantiques, souper aux Vendanges de Bourgogne avec Deburau et parcourir en bande joyeuse les rues du quartier latin en faisant aux bourgeois des farces nocturnes. Elle avait à cette époque vingt-huit ans, et on ne peut s’empêcher de regretter qu’aucun peintre ne nous l’ait représentée à cet âge du plein développement de la beauté. Le charmant portrait de Delacroix est postérieur de quelques années, et la gravure si connue de Calamatta nous la fait voir déjà un peu épaissie et avec un certain air pompeux de femme de lettres sous lequel on a peine à retrouver le premier épanouissement de la grâce et de la séduction. Brune, petite, bien prise dans ses vêtemens d’homme, le nez un peu fort, le teint olivâtre, elle ne fut jamais cependant d’une beauté régulière, et sa physionomie étrange pouvait plaire ou déplaire. Ainsi s’explique (et peut-être aussi par la tournure d’esprit si différente des deux hommes) ce double jugement si différent porté sur elle par Mérimée et par Alfred de Musset, à cette même époque de sa vie : « Je l’ai connue, disait Mérimée, maigre comme un clou et noire comme une taupe. » — « C’était, disait Alfred de Musset, une petite créole, pâle, avec de grands yeux noirs. »

Quelle que fût l’économie de ce nouveau genre de vie, les 250 francs par mois n’y purent cependant suffire, et elle dut aviser aux moyens de suppléer à l’exiguïté de cette pension. Au temps de ses tristesses de Nohant, elle s’était plus d’une fois demandé au prix de quel travail elle pourrait acheter son indépendance, et avait essayé sans succès son adresse dans différens métiers : des traductions, c’était trop long ; des portraits au crayon et à l’aquarelle, elle saisissait bien la ressemblance, mais cela manquait d’originalité ; la couture, elle ne voyait pas assez bien et apprit que cela lui rapporterait seulement 10 sous par jour ; des peintures sur bois, la matière première revenait bien cher. Faute de mieux, elle essaya d’écrire, et comme elle avait reconnu qu’elle écrivait vite, facilement, longtemps sans se fatiguer, que ses idées engourdies dans son cerveau s’éveillaient et s’enchaînaient par la déduction au courant de la plume, ce fut assez naturellement qu’arrivée aux prises avec le besoin, elle se tourna vers la littérature « comme étant de tous les petits travaux dont elle était capable celui qui lui offrait le plus de chances de succès comme métier et comme gagne-pain. » Cette résolution reçut peu d’encouragement parmi les relations qu’elle avait nouées ou conservées à Paris. « Est-il vrai, lui demanda la baronne Dudevant, belle-mère de son mari, que vous ayez l’intention d’écrire des livres ? — Oui, madame. — C’est bel et bon, mais j’espère que vous ne mettrez pas le nom que je porte sur des couvertures de livres imprimées. — Oh ! certainement non, madame. » Il n’y eut pas entre elles d’autres explications. Un vieux faiseur de romans auquel on l’avait adressée lui dit d’un ton doctoral en présence de sa jeune femme : « Croyez-moi, ne faites pas de livres ; faites des enfans. » À quoi elle répondit : « Ma foi, monsieur, faites-en vous-même si vous pouvez, » et elle sortit en lui fermant la porte au nez. Voici, d’un autre côté, comment l’encourageait Latouche : « Ne vous faites pas d’illusions, la littérature est une ressource illusoire. Moi qui vous parle, malgré toute la supériorité de ma barbe, je n’en tire pas 1,500 francs par an, l’un dans l’autre. » Cependant il ouvrit ou crut ouvrir la voie à sa jeune compatriote en l’attachant avec Félix Pyat et Jules Sandeau à la rédaction du Figaro, qu’il venait d’acheter. Assise à une petite table auprès de la cheminée, Latouche lui jetait un sujet avec un petit bout de papier où il fallait le faire tenir. Elle y travaillait de son mieux, et y réussissait généralement assez mal. Mérimée assurait (ce que je ne trouve point dans l’Histoire de ma vie) qu’elle n’était payée qu’à raison de 1 sou la ligne, mais que, si elle pouvait à la fin de l’article attraper un bon mot ou un trait d’esprit, ce trait lui était payé 5 sous en plus. Ce n’était pas là le moyen de vivre ni surtout d’arriver à la gloire. Une heureuse rencontre acheva ce que la camaraderie berrichonne avait commencé.

L’auteur de Mariana n’était point encore à cette époque le romancier élégant qui a signé de son nom tant d’œuvres fines et charmantes. Il n’était qu’un apprenti littéraire travaillant au Figaro avec sa jeune compatriote sous la direction de Latouche, et n’ayant sur elle d’autre supériorité que cette supériorité de la barbe si naïvement proclamée par leur commun patron. Les deux collaborateurs de Latouche, s’étant sentis attirés l’un vers l’autre par quelque sympathie, formèrent le dessein d’associer leur inexpérience ; mais quel nom prendraient-ils ? Latouche, consulté, conseilla celui de Jules Sand, pensant peut-être qu’une parenté présumée de l’auteur avec l’assassin de Kotzebue donnerait à l’ouvrage quelque débit. Le premier fruit de cette collaboration fut une nouvelle intitulée la Prima Donna, insérée non sans peine dans la Revue de Paris, puis un roman en cinq volumes : Rose et Blanche, dont la seconde édition surtout fut remaniée par M. Jules Sandeau. Cet ouvrage est devenu aujourd’hui assez rare, et, soit dédain, soit scrupule de délicatesse, n’a pas plus été réimprimé dans la collection des œuvres de Jules Sandeau que dans celle des œuvres de George Sand. Il faut cependant que l’œuvre commune ne fût pas sans valeur pour qu’un éditeur intelligent, dont le nom mérite d’être tiré de l’oubli, Ernest Dupuy, soit venu frapper à la porte de Jules Sand pour lui demander un nouveau roman ; mais le temps de la collaboration était passé. N’est-ce pas vers ce temps que l’auteur des lettres d’un Voyageur se reportait avec regret quelques années plus tard dans cette page triste et modeste : « Il m’importe peu de vieillir, il m’importerait beaucoup de ne pas vieillir seul ; mais je n’ai pas rencontré l’être avec lequel j’aurais voulu vivre et mourir, ou, si je l’ai rencontré, je n’ai pas su le garder. Il y avait un bon artiste qu’on appelait Watelet, qui gravait à l’eau-forte mieux qu’aucun autre homme de son temps. Il aima Marguerite Lecomte et lui apprit à graver l’eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les maudit, puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia. Quarante ans après, on découvrit aux environs de Paris, dans une maisonnette appelée Moulin-Joli, un vieux homme qui gravait à l’eau-forte, et une vieille femme qu’il appelait sa meunière et qui gravait à l’eau-forte, assise à la même table… Le dernier dessin qu’ils gravèrent représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite. Il est encadré dans ma chambre, au-dessus d’un portrait dont personne ici n’a vu l’original. Pendant un an, l’être qui m’a donné ce portrait s’est assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du même travail que moi. Au lever du jour, nous nous consultions sur notre œuvre, et nous soupions à la même table tout en causant d’art, de sentiment et d’avenir. L’avenir nous a manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite Lecomte ! »

Des contemporains ont vu dans ce passage une réminiscence, entre autres M. de Loménie, l’Homme de rien, devenu un académicien de beaucoup de savoir et d’esprit, qui a dessiné autrefois dans la Galerie des contemporains illustres le portrait de George Sand. Quoi qu’il en soit des regrets que cette collaboration pouvait lais-sep dans le souvenir de celle qui avait écrit la moitié de Rose et Blanche, elle était déjà en mesure de satisfaire seule aux demandes de l’éditeur Dupuy. Pour y répondre, elle n’eut qu’à prendre dans un tiroir le manuscrit d’un roman qu’elle avait compose pendant les intervalles périodiques de ses séjours à Nohant, où elle continuait d’aller tous les trois mois. C’était là seulement, dans cette absence de toute agitation, dans cette solitude morale, loin de la vie fiévreuse de Paris, « le nez dans une armoire qui lui servait de bureau, » qu’elle pouvait recueillir ses impressions, écouter les voix qui parlaient en elle et traduire par la bouche d’un autre tout ce qu’elle avait ressenti. L’œuvre était donc à elle, bien à elle, et son ancien collaborateur ne pouvait et n’y voulait prétendre aucune part. Mais auquel des deux auteurs de Rose et Blanche reviendrait le droit à la propriété du pseudonyme auquel le libraire tenait essentiellement pour assurer le succès d’une publication nouvelle ? Latouche, choisi comme arbitre de cette liquidation, trancha la difficulté par un jugement digne de Salomon. Il prononça qu’à l’un reviendrait le prénom de Jules, à l’autre le nom de Sand auquel elle ajouterait tel prénom quelle voudrait, et ce fut en vertu de cette sentence équitable qu’au mois d’avril 1832 le roman d’Indiana parut sous le nom de George Sand. « On m’a baptisée, disait-elle plus tard, obscure et insouciante, entre le manuscrit d’Indiana, qui était alors tout mon avenir, et un billet de mille francs qui était toute ma fortune. Ce fut un contrat, un nouveau mariage entre le pauvre apprenti poète que j’étais et l’humble muse qui m’avait consolée dans mes peines. Dieu me garde de rien déranger à ce que j’ai laissé faire à la destinée… » De ce contrat, de ce mariage, une personne nouvelle est née, et c’est à l’étudier que je m’appliquerai désormais. Ce n’est plus d’Aurore Dupin, ce n’est plus de la baronne Casimir Dudevant, c’est de George Sand que j’aurai à parler, c’est-à-dire de l’immortel auteur de tant d’œuvres dont le nom est dans toutes les bouches. J’ai cherché jusqu’à présent dans la race, dans l’éducation, dans les rêves de la jeune fille, dans les épreuves de la femme, l’explication des métamorphoses de l’âme et les origines du talent. J’aurai cependant la franchise d’avouer qu’ainsi et volontairement restreintes les recherches ne sont pas complètes. Lorsque Latouche voulait la détourner d’écrire des romans, il lui disait avec vérité : « Le roman c’est la vie racontée avec art. Vous êtes une nature d’artiste, mais vous ignorez la réalité ; vous êtes trop dans le rêve. Patientez avec le temps et l’expérience, et soyez tranquille, ces deux tristes conseillers viendront assez vite. Laissez-vous enseigner par la destinée, et tâchez de rester poète. » Peut-être à l’époque où Latouche lui donnait ce judicieux conseil avait-elle déjà fait avec la réalité une connaissance plus intime qu’il ne supposait. En tout cas, les enseignemens de la destinée ne lui ont pas fait défaut car la suite, et l’expérience orageuse de la femme a murmuré plus d’un conseil et soufflé plus d’une inspiration à l’oreille de l’artiste. Mais ce sont ces conseils et ces inspirations que je ne me permettrai pas de rechercher. J’abandonne l’histoire de sa vie à l’époque où le récit qu’elle nous en a laissé elle-même présente de plus en plus des lacunes qu’il serait trop facile de combler, et c’est le développement, la nature, l’influence de son génie, qui feront l’objet d’une prochaine étude.


Othenin d’Haussonville.