George Sand (Othenin d’Haussonville)/02

George Sand (Othenin d’Haussonville)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 5-33).
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GEORGE SAND

II.[1]
SES PREMIERS ROMANS. — L’AMOUR ET LA PHILOSOPHIE.

George Sand ! nom sonore et poétique que toute une génération a répété avec ivresse, comme celui d’un souverain populaire, et sous lequel a été exercée pendant près d’un demi-siècle une royauté intellectuelle dont jamais femme n’eut le partage. Ceux-là en effet qui ont le goût des comparaisons littéraires peuvent trouver à Mme de Sévigné plus de grâce et d’esprit, à Mme de Staël plus de force et de profondeur ; mais ni Mme de Sévigné ni même Mme de Staël n’ont exercé de leur vivant un empire aussi étendu. Ni l’une ni l’autre n’ont vu leurs œuvres passer des salons aux ateliers, des ateliers aux salons, et n’ont parlé un langage toujours compris aussi bien aux passions des hommes qu’au cœur des femmes et à l’imagination des enfans. Cet immense empire qui assurera l’immortalité plutôt à son nom qu’à ses œuvres, George Sand l’a exercé avec le plus fragile des instrumens de règne, le roman ; le sceptre qu’elle a tenu est celui qui se brise le plus souvent entre les mains qui le manient avec le plus d’autorité. Aussi la nature et la durée de cette domination ne se peuvent expliquer qu’en examinant l’œuvre de George Sand dans toutes ses parties, sous toutes ses faces, et en tenant compte aussi bien des circonstances où ses premiers romans ont vu le jour que des sujets qu’elle a traités. Lorsque parut Indiana, on vivait en quelque sorte dans l’attente d’un génie nouveau qui, au roman d’aventures ou au roman historique, vînt substituer le roman du cœur. On sentait vaguement le besoin de lire une œuvre où la peinture des sentimens tînt lieu de la peinture des châteaux gothiques, où les événemens de la vie réelle fussent dorés de cette couleur poétique que l’auteur des Méditations avait répandu sur ses vers. Mais, si les romans de George Sand n’avaient eu d’autre mérite que de répondre au besoin d’un jour, le passé les aurait déjà emportés dans son tourbillon avec ces productions éphémères dont la vogue est pour nous un sujet de surprise. Aujourd’hui que ce besoin est si largement satisfait, quelle est donc la cause de l’attrait permanent des œuvres de George Sand ? C’est qu’elle a connu toutes les souffrances et soulevé tous les problèmes dont le poids a pesé sur sa génération et sur la nôtre ; c’est qu’elle a prêté l’éloquence de sa voix à tous les sentimens, à toutes les passions dont l’humanité vit et meurt, c’est que son cœur de femme a battu, et que son esprit de femme s’est nourri de tout ce qui a fait battre le cœur et nourri l’esprit des hommes, de son siècle. Elle vivra non par la perfection de ses œuvres, dont aucune n’est sans reproche, mais par leur côté large et humain, car chacune contient quelque trait de notre existence à tous.

Lorsqu’un homme entre dans la vie, avec cet excès de confiance ou de découragement qui est chez la jeunesse la double forme de l’inexpérience, le plus puissant des désirs et des instincts lui fait d’abord chercher le bonheur dans l’amour. Il n’y a pas un seul d’entre nous qui n’ait subi cette loi et qui n’ait appris à connaître la vérité redoutable de ces vers en apparence frivoles :

Qui que tu sois, voici ton maître :
Il l’est, le fut ou le doit être.


Mais, soit que cet homme ait connu les tristesses et les mécomptes de l’amour, soit au contraire que la plénitude de ce sentiment n’ait pu le rassasier et qu’il ait senti la vérité de cette parole de Bossuet « qu’il n’y a qu’un Dieu qui puisse contenter l’homme, » un instinct non moins impérieux, le même peut-être, tournera bientôt ses regards vers le ciel. L’obscur problème de notre destinée se posera devant sa conscience. Il cherchera à percer du regard les nuages où se dérobe la puissance aveugle qui lui distribue d’une main si inégale les biens et les maux, et il adressera à la destinée cette haute et mélancolique question que, disait Jouffroy, « le pâtre, de l’autorité de son intelligence qu’on qualifie d’infime et de bornée, a l’audace de poser au Créateur : Pourquoi m’as-tu fait et quel est le rôle que je joue ici-bas ? » Différente sera la réponse, suivant les traditions de son enfance, suivant la tournure de son esprit, suivant le milieu où il aura vécu. Mais à moins que cette réponse ne se soit emparée de lui tout entier, et n’ait plongé son âme dans les profondeurs et les joies du mysticisme, il ne pourra pendant longtemps porter aussi haut ses regards. « Le soleil ni la mort, disait La Rochefoucauld, ne se peuvent regarder en face. » On pourrait ajouter : ni Dieu. Il abaissera donc ses yeux vers la terre, et le spectacle des choses humaines, qu’avait négligé peut-être le dédain de sa première jeunesse, captivera son attention. La vie s’emparera de lui avec ses activités, ses intérêts, ses luttes, ses âpretés. Il poursuivra le rêve de ses ambitions nouvelles avec non moins d’ardeur qu’il avait poursuivi celui de son amour, et peut-être avec le sentiment que les problèmes politiques, pour être moins élevés, ne sont pas de nos jours moins complexes et moins douloureux que ceux de la philosophie. C’est ainsi que dans sa recherche ardente il s’acharnera tour à tour à connaître les ivresses de l’amour, les secrets des cieux, les triomphes de la terre, et peut-être, malgré ce partage, sa vie ne sera-t-elle pas encore remplie ; car, si cet homme est doué d’une organisation complète et raffinée, il nourrira encore au dedans de lui un instinct qui, tout en occupant une place moindre que l’amour, la religion ou la politique, tiendra aussi son intelligence en éveil : c’est le goût du beau. Ce goût sublime, qui est un des plus nobles attributs de l’homme, ne laissera pas aussi que de l’émouvoir, et il cherchera à le satisfaire soit par la contemplation directe des œuvres de la nature, soit par l’étude des œuvres de l’art. Eh bien, ces instincts si divers, George Sand, dans le cours de sa longue carrière littéraire, les a tous compris, tous éprouvés et tous rendus. Elle a prêté à l’amour un langage de flamme ; elle a traduit avec amertume les plaintes du doute ; elle a dénoncé avec véhémence l’injustice des inégalités sociales. La passion, la philosophie, la politique, l’ont également inspirée ; mais en même temps qu’elle écrivait ces œuvres brûlantes où elle a soulevé toutes les questions qui ont remué les hommes de son temps et qui passionnent encore ceux du nôtre, elle est demeurée une artiste sereine éprise du beau sous toutes ses formes. Elle a fourni pendant plus de quarante ans une nourriture inégale, mais toujours abondante, aux imaginations avides de poésie. Elle a peint la nature avec une fidélité et un éclat de couleurs que le temps ne parviendra jamais à altérer ; elle a dans son âge mûr plié son talent aux nécessités de la convention scénique ; dans sa vieillesse, elle s’est transformée encore, en appelant l’enfance innocente à boire à la source purifiée de son inspiration. Quoi d’étonnant si elle a dominé toute une génération, et si son règne dure encore de nos jours !

C’est en décomposant ainsi l’œuvre de George Sand que je la voudrais étudier ; je voudrais examiner séparément ses romans d’amour, ses romans philosophiques, ses romans socialistes, et enfin celles de ses œuvres où brillent surtout ses créations et sa fantaisie d’artiste. Je ne crois pas qu’une pareille étude, si elle était (ce que je n’espère pas) à la hauteur du sujet, fût moins digne d’intérêt parce qu’elle serait consacrée tout entière à des œuvres d’imagination, et parce qu’il ne s’agirait que de romans. Je sais qu’il est de règle de dire que le roman est en lui-même une forme inférieure de la littérature, que la saine antiquité ne donnait pas aux imaginations un aliment aussi frivole, et qu’au surplus des œuvres aussi éphémères, destinées à passer de mode avec le temps qui les a vues naître, ne méritent pas l’effort d’une critique sérieuse. J’avoue cependant ne point partager ce dédain et ces préjugés. Si, pour donner au roman droit de cité dans la littérature sérieuse, il est nécessaire de pouvoir invoquer l’exemple de l’antiquité, je ne citerai pas seulement Daphnis et Chloé, parce que le chef-d’œuvre de Longus n’en est pas moins sorti d’une époque de décadence ; mais qu’est-ce donc que les poèmes épiques, sinon la forme du roman chez les peuples enfans, et les rustiques habitans de l’Hellade ou de l’Ionie ne se pressaient-ils pas autrefois pour entendre les rapsodes par le même sentiment qui dans un cabaret de village rassemble autour de la table commune les lecteurs d’un feuilleton ? Si, pour soumettre une œuvre à une critique approfondie, il faut être assuré que sa forme ne vieillira pas, quelles sont celles dont le temps respecte la méthode et les procédés ? Sont-ce les ouvrages d’histoire ? Mais qu’est-ce qui vieillit davantage que les ouvrages d’histoire, à moins qu’ils ne tiennent un peu du roman comme les livres d’Hérodote, les annales de Tite-Live ou les chroniques de Froissart ? Qui s’avise aujourd’hui de lire l’Histoire de France de Mézeray ou l’Histoire philosophique des deux Indes de l’abbé Raynal ? Mettons de côté au reste ces raisons pédantesques et ne rougissons pas de notre attrait pour ces enfans, ne dussent-ils vivre qu’un jour, d’une des plus belles facultés de l’homme, la seule qui donne à son impuissance l’illusion de la création. Puisque nous nous sentons mal à l’aise dans notre étroite prison, demandons pour en sortir à l’imagination ses ailes, et sachons quelque reconnaissance à ceux qui nous emportent au-dessus des obscures régions de la terre, vers les sommets brillans de l’idéal.


I.

Ce qui a tout d’abord assuré l’empire de George Sand sur une génération romanesque qui portait les cheveux longs et qui avait la manie du suicide, c’est l’éloquence avec laquelle elle a parlé le langage de l’amour. Il faut remonter aux lettres de Saint-Preux à Julie pour rencontrer dans notre littérature des accens aussi chaleureux. Corinne elle-même n’en a point trouvé de pareils pour émouvoir la froideur d’Oswald. Si j’osais, je dirais que Corinne a trop d’esprit pour aimer autant ; la littérature, les arts, l’improvisation, tiennent trop de place dans sa vie. Mais Indiana, la pâle créole, enfoncée, par une soirée d’automne pluvieuse et fraîche, sous le manteau de la vaste cheminée du château de Lagny, toute fluette, toute pâle, toute triste, toute jeune à côté de son vieux mari, « semblable à une fleur née d’hier qu’on a fait éclore dans un vase gothique, » que voulez-vous qu’elle fasse, sinon d’aimer ? Quoi d’étonnant si depuis son enfance elle attend le jour où elle connaîtra l’amour, et si elle succombe dans cette attente ? « Élevée au désert, négligée de son père, vivant au milieu des esclaves, pour qui elle n’avait d’autres secours, d’autre consolation que sa compassion et ses larmes, elle s’était habituée à dire : — Un jour viendra où tout sera changé dans ma vie, un jour où l’on m’aimera, où je donnerai tout mon cœur à celui qui me donnera le sien. En attendant, souffrons, taisons-nous et gardons notre amour pour récompense à qui me délivrera. — Ce libérateur, ce messie, n’était pas venu. Indiana l’attendait encore… Aussi elle se mourait. Un mal inconnu dévorait sa jeunesse. Elle était sans force et sans sommeil ; son cœur brûlait à petit feu, ses yeux s’éteignaient, son sang ne circulait plus que par crise et par fièvre. Encore quelque temps, et la pauvre captive allait mourir. »

Ce mal inconnu, qui ne le connaît pas ? À le voir ainsi décrit, combien de femmes ont dû tressaillir en se disant : C’est vrai ! Combien aussi, à un moment de leur vie, ont rencontré un Raymon de Ramière brillant de talent et de succès, mais cachant sous les dehors de la sensibilité et de la passion la faiblesse d’une nature égoïste et lâche. Raymon de Ramière n’est que le premier accusé de cette longue bande de coupables que George Sand a traduits successivement à la barre de l’opinion publique, et contre lesquels elle a dressé un long acte d’accusation. Dès l’exorde, elle accable de tout le poids d’une colère longtemps contenue ce malencontreux amant dont toute la conduite, depuis le jour où il fait la cour à la femme de chambre dans l’appartement de sa maîtresse jusqu’à celui où il refuse un asile à Indiana, ne peut inspirer que le dégoût. Cette première victime n’a pas suffi à George Sand ; le mépris théorique de l’amour des hommes et la supériorité des femmes dans les relations du cœur sont demeurés une de ses thèses favorites. Cette thèse, qui n’est pas sans quelque fondement, et une protestation plus déclamatoire que précise contre la sujétion imposée aux femmes par les lois sociales, sont, de toutes les théories qui devaient plus tard remplir ses romans, les seules qui éclatent dès sa première œuvre. À ce début, il était encore permis de croire que cette protestation tirait son âpreté plutôt de quelque blessure personnelle que d’une vue philosophique des choses. L’histoire d’une jeune femme unie à un vieux mari et séduite par un jeune amant n’a rien qui fasse directement le procès de la société, et si, à la mort de M. Delmare, Indiana avait trouvé Raymon fidèle, il est permis de croire que la condition des femmes mariées lui eût désormais paru moins cruelle. Aussi bon nombre de critiques se demandèrent-ils avec Sainte-Beuve si Indiana n’était pas le roman que toute femme porte en elle, qu’elle peut toujours tirer de ses souvenirs et de son expérience, dès qu’un certain don d’écrire lui a été départi, et si, avec les souvenirs, l’inspiration n’allait pas faire défaut à l’auteur. Trois mois après, l’éclatant succès de Valentine répondait à cette demande.

Dans Valentine, la question s’élève et s’élargit. Ce n’est plus seulement la peinture d’une union mal assortie, c’est une protestation contre les barrières fictives que les préjugés aristocratiques élèvent devant les prétentions de l’amour. Valentine n’est plus une jeune femme qui se meurt du mal d’aimer. C’est une jeune fille élevée dans le calme de la campagne et d’une élégante opulence. « Dans la courbe de son profil, dans la finesse de ses cheveux, dans la grâce de son cou, dans la largeur de ses blanches épaules, il y avait mille souvenirs de la cour de Louis XIV. On sentait qu’il avait fallu toute une race de preux pour produire cette combinaison de traits purs et nobles, toutes ces grâces presque royales, qui se révélaient lentement comme celles du cygne jouant au soleil avec une langueur majestueuse. » En présence de cette jeune fille dont les grâces aristocratiques sont décrites avec tant de complaisance par l’arrière-petite-fille de Maurice de Saxe, quel est le héros que le roman va mettre en scène ? C’est Bénédict, le neveu du père Lhéry, fermier à Grangeneuve, que le sot orgueil de ses parens adoptifs a envoyé s’instruire à Paris. Là il n’a acquis qu’une science inutile dont il n’a jamais pu mettre à profit les enseignemens, mais il en a rapporté le mépris de l’argent, de la grossière aisance des campagnes, et de sa rustique fiancée Athénaïs. Bénédict n’a point la beauté et l’élégance de Valentine. Son cou est hâlé, ses habits sont grossiers. Son teint est d’une pâleur bilieuse ; ses yeux longs n’ont pas de couleur ; mais, « par un prestige attaché peut-être aux hommes doués de quelque puissance morale, les regards s’habituaient peu à peu aux défauts de sa figure pour n’en plus voir que les beautés ; c’était un homme qu’on pouvait toujours regarder sans le trouver au-dessous de lui-même, un visage qui pouvait s’abandonner à la distraction sans enlaidir, une physionomie qui attirait comme l’aimant. Aucune femme ne le voyait avec indifférence, et si la bouche le dénigrait parfois, l’imagination n’en perdait pas aisément l’empreinte. »

Que peut-il y avoir de commun entre ces deux êtres que les hasards d’une fête de village réunissent pour la première fois pour danser la bourrée aux sons de la vielle ? Tout les sépare, la naissance, la fortune, la vie passée, des promesses antérieures, car Valentine est fiancée au comte de Lansac, et Bénédict à la fille du père Lhéry. Une seule chose peut les réunir, c’est l’amour ; l’amour qui s’est insinué dans le cœur de Valentine dès le premier soir où, égarée dans une des traînes de la Vallée-Noire, elle a oublié son effroi en entendant la voix jeune et vibrante de Bénédict qui chante un air du pays ; l’amour, qui s’empare avec bien autrement de violence du cœur de Bénédict après une chaude journée passée au bord de l’Indre avec Valentine, dont il aura plus d’une fois remarqué le regard se fixant sur lui avec une admiration ingénue. Vainement fait-il d’incroyables efforts pour trouver à sa vie un but, une ambition, un charme quelconque. « Son âme se refusait à admettre aucune autre passion que l’amour. À vingt ans, quelle autre semble en effet digne de l’homme ? Tout lui semblait terne et décoloré auprès de cette rapide et folle existence qui l’avait enlevé à la terre… Il n’y avait au monde qu’un amour, qu’un bonheur, qu’une femme. » Aussi rien ne pourra-t-il arrêter l’élan qui entraîne l’un vers l’autre Valentine et Bénédict : ni les préjugés du sang représentés par une vieille grand’mère qui dit en mourant à sa petite-fille : — Ne prends jamais un amant au-dessous de ton rang, — ni l’autorité de la famille parlant par la voix d’une mère acariâtre et sans entrailles, ni les devoirs du mariage personnifiés dans un diplomate intéressé et corrompu qui spécule sur l’infidélité de sa femme pour l’amener à payer ses dettes. Mais, si toute l’action tend à rendre la faute de Valentine excusable et même fatale, si cette doctrine dangereuse, que la passion peut dicter des devoirs supérieurs à la loi écrite, court pour ainsi dire sous toutes les pages, du moins l’auteur ne prend nulle part cette doctrine à son compte. Le jour où Valentine s’unit à M. de Lansac, Bénédict maudit le mariage, la société, Dieu lui-même, qui livre le faible à tant de despotisme et d’abjection ; mais ce n’est pas George Sand qui parle, et, dans une parenthèse un peu ironique, elle nous prévient que Bénédict est un naturel d’excès et d’exception dont il ne faut pas prendre les paroles au pied de la lettre. Après tout, il ne dépend que de nous de l’en croire sur parole, puisqu’un bon mariage avec Valentine suffirait pour réconcilier Bénédict avec la société, et qu’à ce mariage, ce ne sont ni les lois ni la morale, mais simplement les préjugés qui s’opposent. Il n’en va pas de même dans Jacques, et un coup d’œil jeté sur cette œuvre singulière, qui ne parut guère plus d’un an après Valentine, va nous montrer de quel pas rapide George Sand marchait dans le chemin de la révolte.

Lorsqu’un homme de trente-cinq ans, pour lequel la vie n’a plus de secrets et l’amour plus d’illusions, épouse une jeune fille qui n’en a pas dix-huit, leur union peut être bientôt troublée par la disproportion de leurs âges et la différence de leurs caractères. La femme voudra sonder avec l’ardeur d’une curiosité jalouse les mystères d’un passé qui lui est inconnu ; le mari se pliera avec difficulté aux exigences d’un amour dont les inquiétudes lui sembleront parfois puériles. Cependant, si la femme est d’une nature aimante et simple, l’homme d’un cœur droit et d’un caractère loyal, les nuages que d’involontaires malentendus avaient élevés entre eux ne finiront-ils pas par se dissiper, et le bonheur par s’établir solidement dans leur vie ? Peut-être. Mais si le mariage est en lui-même une institution contraire aux lois de la raison, parce que le mariage a la prétention d’unir l’un à l’autre par des liens éternels des êtres mobiles et de leur imposer, contrairement aux lois de la nature, une fidélité non-seulement impossible, mais odieuse, le jour où les sentimens auxquels cette fidélité répondait ont cessé d’exister, alors la félicité qu’ils s’étaient promise ne deviendra-t-elle pas une torture ? Et, si l’homme qui s’est engagé dans cette union imprudente ne s’est pas dissimulé à lui-même la vanité des sermens qu’il échangeait, s’il a pu écrire à sa sœur : « Le mariage est toujours, selon moi, une des institutions les plus barbares que la société ait ébauchées. Je ne doute pas qu’il soit aboli, lorsque l’humanité aura fait quelques progrès vers la sagesse et la raison, » s’il a eu le courage de dire à sa fiancée elle-même : « Vous allez jurer de m’être fidèle et de m’être soumise, c’est-à-dire de n’aimer jamais que moi, et de m’obéir en tout. Le premier de ces sermens est une absurdité et le second est une bassesse, » et s’il ne s’est résolu au mariage que comme à l’unique moyen d’obtenir la femme qu’il aimait, a-t-il le droit de se plaindre lorsqu’il voit se glisser peu à peu entre sa femme et lui un être plus jeune, plus confiant, qui croit à la félicité parfaite de l’amour et à l’éternité des sentimens qu’il inspire ? Non sans doute. Le jour viendra forcément où l’amant prendra peu à peu la place du mari, et où celui-ci ne peut plus être qu’un obstacle au bonheur de sa femme, à moins qu’il ne préfère devenir pour le monde un objet de risée. Ne doit-il pas alors se punir lui-même de son égoïste imprévoyance, et que peut-il faire de mieux que de disparaître de la scène par une mort volontaire et silencieuse ? Telle est la thèse, pour le moins hardie, que George Sand a intrépidement menée jusqu’au bout pendant un long roman de 400 pages dont la lecture est aujourd’hui assez fatigante. Cette controverse contre le mariage ne répond à aucune de nos préoccupations et de nos anxiétés présentes. Dans notre société assez prosaïque, la lutte est beaucoup plus vive entre les intérêts qu’entre les théories, et on ne discute guère aujourd’hui la doctrine de l’union libre ailleurs que dans les clubs de bas étage. Mais il ne faut pas oublier qu’au lendemain du grand mouvement de 1830 tout était en quelque sorte remis en question, et que le mariage en particulier avait été de la part de l’école saint-simonienne l’objet des plus vives attaques. Au lendemain du jour où cette école venait d’être obligée de se séparer et où un procès célèbre faisait figurer devant la justice du pays un grand nombre de ses adeptes, ce n’était pas peu de chose que l’auteur de Valentine vînt à la rescousse, apportant à l’appui des adversaires du mariage toute la popularité de son talent. C’est dans Jacques que l’influence exercée sur l’esprit de George Sand par les doctrines saint-simoniennes apparaît le plus clairement. Il n’est donc pas étonnant que le roman ait vieilli avec les doctrines. Le suicide de Jacques, qui paraissait autrefois si dramatique, n’amène plus guère que le sourire aux lèvres ; mais ce qui n’a pas vieilli, ce qui reste éternellement jeune et chaleureux comme tout ce qui est marqué au coin de la vie et de la vérité, c’est la première partie : c’est la peinture des transports aveugles de Jacques et des enivremens crédules de Fernande. Il semble que par un raffinement de cruauté George Sand ait voulu employer d’abord toute la magie de son talent à nous faire envier les délices de ce bonheur conjugal dont elle entreprend ensuite de démontrer l’impossibilité. Nulle part une jeune fille romanesque ne trouvera une plus charmante traduction de ses rêves que dans le récit de l’arrivée de Fernande au château de Jacques, le lendemain de son mariage. « Quand je suis arrivée ici, il était onze heures du soir. J’étais très fatiguée du voyage, le plus long que j’aie fait de ma vie. Jacques fut presque obligé de me porter de ma voiture sur le perron. Il faisait un temps sombre et beaucoup de vent. Jacques me conduisit à ma chambre, qui est meublée à l’ancienne mode, avec un grand luxe. Avant de me coucher, je voulus jeter un regard sur les jardins, et j’ouvris une fenêtre ; mais l’obscurité m’empêcha de distinguer autre chose que d’épaisses masses d’arbres autour de la maison et une vallée immense au-delà. Un parfum de fleurs monta jusqu’à moi. Ce vent tout chargé de senteurs délicieuses me fit éprouver je ne sais quels tressaillemens de joie, il me sembla qu’une voix me disait : Tu seras heureuse ici… Quand il revint, j’étais couchée. Je vivrais cent ans que je ne pourrais oublier cette soirée, où pourtant il ne s’est rien passé que de très simple et de très naturel. La fatigue même du voyage avait quelque chose de délicieux ; je me sentais accablée et je n’avais la force de penser à rien ; mes yeux étaient encore ouverts et ne cherchaient plus à se rendre compte de ce qu’ils voyaient, mais n’étaient frappés que d’images agréables. Ils erraient des rideaux de soie à franges d’argent de mon lit à la figure toujours si belle et si sereine de mon Jacques. La clarté rose de la lampe, le bruit du vent au dehors, la douce chaleur de l’appartement, la mollesse de mon lit, tout cela ressemblait à un conte de fée, à un rêve d’enfant. Je m’assoupissais et me réveillais de temps en temps pour me sentir bercée par le bonheur ; Jacques me disait, avec sa voix douce et affectueuse. : — Dors, mon enfant ; dors bien. »

Jacques fut écrit à Venise en 1834. Dans la situation difficile où se trouvait alors George Sand, l’envoi de son manuscrit en France était presqu’une provocation et un défi. Elle laissait éclater librement au dehors toutes les révoltes qui, depuis le jour où elle avait pris la plume, bouillonnaient sourdement dans son âme. Il y a aussi loin des hardiesses d’Indiana à celles de Jacques que de Nohant à Venise. Ce séjour d’une année au bord de l’Adriatique est demeuré pour elle une de ces époques qu’on n’oublie point dans la vie et auxquelles l’imagination se reporte lorsqu’elle veut puiser quelque inspiration poétique dans le trésor de ses souvenirs. C’est vers les lagunes de Venise, où les étoiles étincelantes tremblent dans les petites mares d’eau que la mer a oubliées sur la palude, et vers la plage du Lido, où la voix de l’Adriatique se brise monotone et majestueuse, que pendant longtemps elle se sentit entraînée lorsqu’elle voulait écrire quelque récit d’amour. De tous ces récits, celui où elle a peint le mieux la redoutable puissance du seul maître dont elle reconnût alors les lois, c’est une nouvelle intitulée Leone Leoni, qui n’a pas 150 pages et qu’elle écrivit en huit jours, « étant à Venise par un temps très froid et dans une circonstance fort triste, le carnaval mugissant et sifflant au dehors avec la bise glacée. » C’est à Venise également que se passe la scène de Leone Leoni : « La nuit était sombre et silencieuse. On n’entendait au loin que la voix monotone de l’Adriatique se brisant sur les îlots, et de temps en temps les cris des hommes de quart de la frégate qui garde l’entrée du canal Saint-George s’entre-croisant avec, les réponses de la goélette de surveillance. C’était un beau soir du carnaval, dans l’intérieur des palais et des théâtres ; mais au dehors tout était morne et les réverbères se reflétaient sur les dalles humides où retentissait de loin en loin le pas rapide d’un masque attardé. »

Dans une des salles de l’ancien palais Nasi, transformée en auberge, Juliette, étendue sur un sofa et à demi enveloppée, dans un manteau d’hermine, raconte à l’homme qui demande sa main combien elle a souffert et combien elle a aimé. Fille d’un riche bijoutier de Bruxelles, doux et apathique, et d’une mère frivole qui ne songeait qu’à la promener et à la produire, elle a passé son enfance et sa première jeunesse dans la dissipation et dans les fêtes. « Je me souviens, dit-elle, de ce temps avec douleur et pourtant avec plaisir ; j’ai fait depuis de tristes réflexions sur le futile emploi de mes jeunes années, et cependant je le regrette ce temps de bonheur et d’imprévoyance qui aurait dû ne jamais finir ou ne jamais commencer. » C’est à l’âge de seize ans qu’elle rencontre dans un bal un noble Vénitien, Leone Leoni, qui, par la beauté de sa figure, par la fascination de ses manières, par sa supériorité native dans tout ce qu’il entreprend, est devenu partout l’idole de tous les mondes qu’il a traversés. Il se fait agréer comme époux par les parens de Juliette sans fournir d’autres preuves de sa fortune et de sa noblesse que l’affirmation de sa parole. Mais, la veille du jour fixé pour le mariage, il enlève Juliette sous prétexte de fuir un danger mystérieux et en lui cachant qu’il emporte avec elle les pierreries que lui a confiées son père. Les deux amans ne s’arrêtent dans leur fuite qu’au fond d’une des vallées du lac Majeur, dans un chalet pittoresque où ils passent six mois d’une vie rustique consacrée tout entière aux délices de l’amour. « Tout le jour nous étions occupés à travailler ; je prenais soin du ménage ou je plissais moi-même son linge. De son côté, il pourvoyait à tous nos besoins et remédiait à toutes les incommodités de notre isolement… Mais, quand venait le soir, il se couchait sur la mousse à mes pieds, dans un endroit délicieux qui était auprès de la maison sur le versant de la montagne. De là nous contemplions le splendide coucher du soleil, le déclin mélancolique du jour, l’arrivée grave et solennelle de la nuit. Nous savions le moment du lever de toutes les étoiles et sur quelle cime chacune d’elles devait commencer à briller à son tour. Puis, quand la nuit était tout à fait venue, quand le silence de la vallée n’était plus troublé que par le cri plaintif de quelque oiseau des rochers, quand les lucioles s’allumaient dans l’herbe autour de nous, et qu’un vent tiède planait dans les sapins au-dessus de nos têtes, Leoni semblait sortir d’un rêve ou s’éveiller à une autre vie ; son âme s’embrasait, et son éloquence passionnée m’inondait le cœur. » Quel qu’ait été le dessein de Leoni en se cachant ainsi pendant six mois, il se lasse à la fin de cette retraite et il conduit Juliette à Venise, où il l’installe dans le palais de ses ancêtres, dont il a été expulsé depuis longtemps, mais qu’il a loué en secret pour trois mois. Là il fait vivre son amante au milieu d’une société d’aventuriers et d’escrocs qu’il lui présente comme ses amis, et il s’adonne aux plaisirs du jeu avec une fureur qui lui fait bientôt négliger Juliette ; mais la négligence de Leoni, tout en lui arrachant des larmes, ne parvient pas à déraciner son amour. « Pendant les nuits de jeu, j’errais seule sur la terrasse, au haut de la maison. Je versais des larmes amères, je me rappelais ma patrie, ma jeunesse insouciante, ma mère si folle et si bonne, mon pauvre père si tendre et si débonnaire, et jusqu’à ma tante avec ses petits soins et ses longs sermons. Il me semblait que j’avais le mal du pays, que j’avais envie de fuir, d’aller me jeter aux pieds de mes parens, d’oublier à jamais Leoni ; mais, si une fenêtre s’ouvrait au-dessous de moi, si Leoni, las du jeu et de la chaleur, s’avançait sur le balcon pour respirer la fraîcheur du canal, je me penchais sur la rampe pour le voir, et mon cœur battait comme aux premiers jours de ma passion quand il franchissait le seuil de la maison ; si la lune donnait sur lui et me permettait de distinguer sa noble taille sous le riche costume de fantaisie qu’il portait toujours dans l’intérieur de son palais, je palpitais d’orgueil et de plaisir comme le jour où il m’avait introduite dans ce bal d’où nous sortîmes pour ne jamais revenir ; si sa voix délicieuse, essayant une phrase de chant, vibrait sur les marbres sonores de Venise et montait vers moi, je sentais mon visage inondé de larmes. »

Si cruelle que cette existence commence à être pour Juliette, des épreuves plus cruelles encore l’attendent. Leoni, ruiné, aux abois, l’abandonne en la laissant aux soins d’un ami perfide. Juliette s’enfuit pour le rejoindre, obtenir de lui sa justification ou rompre avec éclat ; mais Leoni, tout en lui avouant quelques-unes des hontes de sa vie passée, parvient à la retenir, et, subjuguée par son amour, elle se laisse associer, tout en apprenant chaque jour quelque nouvelle infamie de son amant, à une vie de désordres, d’expédiens et de bassesses. « Il n’y a point de vigueur, Juliette, dans le sang dont vous êtes formée, » lui dit avec tristesse un homme qui l’a aimée autrefois. Bientôt elle justifie cette amère parole en devenant par son silence complice de l’assassinat de cet homme, en s’installant avec Leoni sous le nom de sa sœur dans le palais d’une princesse dont il est l’amant pour capter son héritage, en devenant l’instrument involontaire de l’empoisonnement de cette femme. Mais tant de turpitudes et de crimes n’empêchent point la misère de fondre sur Leoni, qui finit par s’enfuir après s’être efforcé de livrer Juliette par surprise et pour de l’argent à l’un de ses complices. C’est dans cette détresse que Juliette est recueillie par Bustamente, et celui-ci, même après avoir entendu ce triste récit, lui propose encore départager un nom honoré. Le lendemain, comme ils se promènent en gondole sur la Giudecca, une autre gondole pavoisée et remplie de masques, dont l’un se distingue par sa haute stature, vient à raser la leur. « Juliette ! » s’écrie tout à coup le masque d’une voix forte. — « Leoni ! » répond Juliette avec transport, et d’un bond, impétueuse et forte, elle s’élance dans la gondole qui passe, et vient tomber dans les bras de Leoni, qui l’étreint avec passion. Le lendemain, le malheureux Bustamente, qui a cru tuer Leoni en duel pendant la nuit et qui s’est trompé de rival, les voit tous deux monter légèrement sur le tillac du navire qui fait tous les jours la route de Venise à Trieste, et disparaître dans les vapeurs du matin. — Qu’on dise ce que l’on voudra, que l’on se récrie contre l’invraisemblance ou que l’on s’indigne contre l’immoralité, je défie qu’après avoir ouvert le livre on ne le lise pas jusqu’au bout, et qu’en le fermant on ne se sente pas troublé, incertain s’il faut plaindre ou mépriser cette femme, et mieux disposé à croire avec les anciens à l’existence de cette divinité aveugle, le destin, Fatum, qui faisait languir Phèdre dans l’attente d’Hippolyte, et qui précipitait Myrrha innocente dans les bras de son père.

Si Leone Leoni est la glorification de l’amour et l’apologie de ses entraînemens, Lucrezia Floriani est la théorie et le code de ses devoirs. Un intervalle de plus de douze années sépare ces deux œuvres. La première a été écrite dans l’ardeur de la jeunesse ; la seconde à l’entrée de la maturité. C’est en quelque sorte le résumé d’une longue expérience ; c’est aussi la dernière des œuvres de George Sand dont l’analyse de la passion soit l’unique sujet. Je ne m’inquiéterai pas de savoir si, comme on l’a prétendu et comme elle s’en défend dans ses mémoires, elle a entendu peindre dans cette nouvelle un des épisodes romanesques de sa vie. Bien différent serait en tout cas le dénoûment, puisque Lucrezia Floriani finit par mourir des chagrins que lui a causés le prince Karol, tandis que George Sand a survécu trente années à son héroïne. J’aime donc mieux voir dans cette héroïne un personnage imaginaire, par la bouche duquel elle fait parler quelques-unes de ses théories. Qu’est-ce en effet que cette Lucrezia ? C’est une actrice qui a été élevée dans une soupente éclairée d’une seule lucarne étroite, toute tapissée à l’extérieur de vignes sauvages et de folles clématites. Un grabat avec une paillasse de roseaux couverte d’indienne raccommodée en mille endroits, des figurines de saints en plâtre grossièrement coloriées, quelques dessins collés à la muraille et tellement noircis par le temps et par l’humidité qu’on n’y distinguait plus rien, un pavé raboteux et inégal, une chaise, un coffre et une petite table en bois de sapin, tel est l’intérieur misérable où la fille du pêcheur Menapage a passé ses premières années et senti couver en elle les dons de la force et du génie. « Voilà, dit-elle au prince de Karol, son dernier amant, voilà mon lit de petite fille où je me souviens d’avoir dormi les jambes pliées et douloureuses à mesure que je devenais trop grande pour l’occuper. Voilà, à mon chevet, une branche de buis béni qui tombe en poussière et que j’y ai attachée la veille de mon départ, de ma fuite… Tiens, voici encore un dévidoir, des moules et des navettes qui m’ont servi à faire des filets pour les poissons. Ah ! que de mailles j’ai sautées ou rompues, quand ma tête m’emportait loin de ce travail monotone, le seul que mon père me permît, en dehors des soins du ménage. Comme j’ai souffert du froid, du chaud, des cousins, des scorpions, de la solitude et de l’ennui, dans cette chère petite prison. Comme je l’ai quittée avec joie, sans même songer à lui dire adieu ! »

C’est pourtant auprès de cette petite chaumière qu’elle est venue chercher un abri pour se reposer d’une existence où, d’après son propre aveu, elle n’a pas compté le nombre de ses amans. C’est sur les bords du lac où son père jette encore ses filets qu’elle a acheté sur ses gains de théâtre une villa où elle s’est établie avec quatre enfans nés de trois pères différens, et où elle donne bientôt l’hospitalité à un nouvel amant. Quels sont donc les traits qui distinguent Lucrezia Floriani d’une aventurière vulgaire ? Une seule chose : ses théories sur l’amour, et elle expose ces théories dans un langage dont j’ai dû adoucir en quelques endroits la crudité : « L’amour, dit Lucrezia, est un sentiment de nature mystérieuse que tout le monde subit sans le comprendre. Ce sujet est si profond qu’il est effrayant d’y penser, et pourtant ne pourrait-on essayer sérieusement ce qui n’a été qu’aperçu d’une manière vague ? Le principal siège de l’amour est dans la tête. Je sais qu’on le place ailleurs ; mais ce n’est pas vrai pour les femmes intelligentes. Il suit chez elles une marche progressive ; il s’empare du cerveau d’abord. Il frappe à la porte de l’imagination : sans cette clé d’or, il n’entre point. Quand il s’en est rendu maître, il descend dans les entrailles, il s’insinue dans toutes nos facultés, et nous aimons alors l’homme qui nous domine comme un dieu, comme un enfant, comme un frère, comme tout ce que la femme peut aimer. Il excite et subjugue toutes nos fibres vitales… Mais la femme qui peut connaître l’amour sans l’enthousiasme est une brute. » De cette théorie, Lucrezia Floriani a tiré trois préceptes d’une moralité relative auxquels elle se pique d’avoir toujours conformé sa conduite : ne jamais recevoir d’argent de ses amans ; ne jamais s’abandonner à l’amour avant que le cœur ait parlé, ne jamais aimer deux hommes à la fois. C’est pour être demeurée fidèle à ces trois préceptes que Lucrezia Floriani se croit en droit de dire : « J’ai la certitude d’être une femme honnête, et j’ai même la prétention d’être devant Dieu une femme vertueuse. » L’auteur n’essaie point d’y contredire. « La conduite de Lucrezia Floriani, dit-elle, était tellement honorable et digne (ce qui ne veut pas dire, qu’elle fût très régulière) que des femmes du monde la fréquentèrent avec sympathie et même avec déférence. » Elle nous assure même que son âme était restée chaste comme celle d’un petit enfant. Aussi, lorsque Lucrezia Floriani, après dix ans de vie commune avec le prince Karol, meurt des tourmens que lui cause la jalousie rétrospective (assez bien fondée, il faut en convenir) du prince, il ne dépendrait que de nous de nous attendrir sur le sort de cette pure victime de l’amour, et de la comparer avec l’auteur à la Lucrèce antique.

En lisant ces pages étranges, on comprend que leur apparition ait excité quelque scandale, et que les premières œuvres de George Sand lui aient fait adresser le gros reproche d’immoralité par les critiques (il y en a de tous les temps) qui se croient chargés d’exercer sur les œuvres littéraires le contrôle de la morale. Il est vrai qu’elle avait aussi ses défenseurs dont l’ardeur allait jusqu’à prendre les armes pour venger ses offenses. Le duel de Gustave Planche avec Capo de Feuillide est un des épisodes les plus singuliers de ces querelles littéraires. Mais ce qui devait satisfaire George Sand plus que le sang versé pour elle, c’était le sentiment de son prestige aux yeux de la génération nouvelle. Ses romans n’avaient pas tardé à devenir les livres défendus sur lesquels se jetaient les jeunes gens au sortir d’un collège, et que les jeunes femmes lisaient, le lendemain de leur mariage, en cachette de leurs maris et de leurs mères. « Je me souviens d’un été durant lequel je me suis enivrée de George Sand, » me disait une femme d’esprit, et c’était bien en effet le vin d’une véritable ivresse que versaient à longs traits dans les âmes ces œuvres, dont la forme un peu ampoulée répondait à l’enthousiasme et aux exagérations de leur temps. Aujourd’hui que ces exagérations sont tombées et que les querelles des partisans et des adversaires de George Sand nous rappellent un peu celle des gluckistes et des piccinistes, le moment est peut-être venu de rechercher dans quelle mesure ce reproche d’immoralité est fondé.

J’avoue n’avoir dessein ici de me placer qu’au point de vue modeste de l’honnête homme, comme on aurait dit au XVIIe siècle, et laisser à qui se sent ce droit le soin de dénoncer les dangers inséparables de la peinture même des passions. Sans doute cette peinture, lorsqu’elle est vive autant que naturelle, n’est point exempte d’inconvéniens pour les âmes faibles et peut les conduire à une exaltation périlleuse. Mais il faut aller plus loin et dire alors de toutes les œuvres d’imagination ce que Pascal disait de la comédie : « C’est une représentation si naturelle et si délicate des passions qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, surtout celle de l’amour, et principalement lorsqu’on le représente fort chaste et fort honnête… Ainsi l’on s’en va de la comédie le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l’amour, l’âme et l’esprit si persuadés de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher à les faire naître dans le cœur de quelqu’un pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l’on a vus si bien dépeints. » Laissons donc aux directeurs le soin de prémunir leurs pénitens contre les dangers de cette représentation et de leur indiquer la limite dans laquelle on peut braver ces dangers. Pour nous, critiques, bornons-nous à chercher celle au-delà de laquelle la morale humaine et sociale se trouve en péril et voyons quelles blessures différentes on peut lui faire.

L’influence mauvaise d’un auteur peut d’abord s’exercer par la création de personnages imaginaires qui servent de modèles à toute une génération, et dont les travers, les vices, parfois les crimes, deviennent un objet d’imitation. Pour prendre tout de suite un exemple au plus bas degré de l’échelle littéraire, ne voyons-nous pas chaque jour des héros de cour d’assises reproduire avec une horrible réalité les crimes dont le récit imaginaire a passé en feuilleton sous les yeux ? Sur ce premier point, je ne crois pas qu’il y ait grand reproche à adresser à George Sand. Elle n’a jamais créé un type assez vivant, et elle n’a pas su plier avec assez de souplesse l’existence de ses personnages aux conditions de la vie réelle pour que la contagion de l’exemple soit à redouter dans ses romans. Je ne crois pas que le souvenir de Valentine ait jamais entraîné une jeune fille noble à s’éprendre d’un métayer, ni que le suicide de Jacques ait déterminé un seul mari à céder la place à l’amant de sa femme. Je ne voudrais pas cependant répondre que cette contagion de l’exemple n’ait pas été exercée sur quelques femmes, non par les héroïnes de George Sand, mais par George Sand elle-même. Le bruit qui se faisait autour de son nom, la liberté de ses allures, l’apparente poésie de cette existence livrée aux hasards d’une fantaisie vagabonde, ont pu dans le monde des lettres tenter certaines hardiesses et susciter certaines imitations. Je ne serais pas étonné que quelques femmes aient cru trouver sous des vêtemens d’homme et à travers les vapeurs du cigare une inspiration qui leur avait fait défaut tant qu’elles avaient conservé les habits et les mœurs de leur sexe. Mais ce n’est là qu’une contagion restreinte, et d’ailleurs les femmes qui se sont piquées de mener une existence à la George Sand n’auraient probablement pas en tout état de cause, et à quelques excentricités près, vécu d’une façon très différente.

Il est une autre influence plus insinuante et plus dangereuse qu’un auteur peut exercer par des œuvres d’imagination, lorsqu’il fait pénétrer dans les consciences une fausse notion du devoir et qu’il fait briller aux yeux l’idéal trompeur d’une vie conduite en dehors des sentiers étroits où chemine plus ou moins péniblement le gros des gens de bien. Reconnaître à la passion des droits que la morale vulgaire lui refuse, glorifier ses entraînemens comme l’accomplissement d’un devoir et ériger en doctrine la suprématie de ses lois sur celles que la société a élevées pour sa défense, c’est un des usages les plus dangereux qu’un auteur puisse faire des dons qui lui ont été départis, et c’est ce que fait à chaque instant George Sand. Les déclamations les plus vertueuses se mêlent dans la bouche de ses héroïnes aux irrégularités les plus hardies dans la conduite. On dirait qu’il y a pour elles un code de morale à part dont elles tracent à leur gré les lois et dont la facile observance suffit à leur glorification. Que beaucoup d’âmes faibles et exaltées se soient laissé surprendre par ces doctrines, que beaucoup de femmes surtout, persuadées par George Sand de l’iniquité des lois conjugales, se soient crues en droit de chercher leur revanche aux dépens des auteurs de ces lois, cela me paraît hors de doute, et pour le contester, il faudrait faire preuve d’une singulière partialité. Mais ce qu’on peut dire à sa décharge, c’est que, si elle a singulièrement faussé l’idéal, du moins elle ne l’a jamais systématiquement abaissé. À travers ses œuvres les plus critiquables, on sent toujours un certain souffle qui, s’il ne vous emporte vers les hauteurs du bien, vous soulève du moins au-dessus de la terre. Or ce qui a été faussé se redresse ; ce qui a été abaissé ne se relève jamais. S’il faut dire là-dessus tout mon sentiment, je ne saurais pardonner aux auteurs de romans, quand au lieu de parler à l’imagination un langage qui peut la séduire, au risque de l’exalter outre mesure, ils s’appliquent au contraire à la décourager par leur ironie et à la salir par leurs peintures. Je sais bien que dans une certaine école on met la grossièreté vertueuse bien au-dessus de la délicatesse immorale. Pourvu qu’au dénoûment le vice soit puni, peu importent la complaisance et la précision des détails avec lesquels on aura représenté ses erreurs. Telle n’est point la méthode de George Sand ; c’est dans les théories plus que dans les situations qu’elle déploie sa hardiesse, et elle prend moins de liberté dans ses peintures que dans son langage. Aussi, quand on songe que le même temps où paraissaient Leone Leoni et Lucrezia Floriani voyait aussi publier les Contes drolatiques et la Fille aux yeux d’or, on s’étonnerait de l’indulgence accordée à Balzac et de la sévérité déployée contre George Sand, si on ne réfléchissait aux mobiles qui animent la société dans ces rares et subits déploiemens de sévérité. La société ne se met en morale (pour parler avec Mme de Staël) contre un auteur que tout à fait à bon escient et quand l’affaire en vaut la peine. Elle sait qu’il y a dans la nature de l’homme un fond incorrigible de grossièreté, et elle ne s’inquiète pas trop des satisfactions que la littérature accorde à cet instinct ; mais, lorsqu’elle se sent attaquée dans sa constitution, dans ses bases, elle entre bien vite en défense. Qu’est-ce lorsqu’elle reçoit plusieurs bordées à la fois non-seulement dans sa mâture, mais encore dans ses œuvres vives ? Or en même temps que George Sand proclamait ainsi l’insurrection de l’amour contre le mariage, elle ne craignait pas d’attirer sur elle les foudres de l’église et celles de l’état par la hardiesse avec laquelle elle se jetait au plus fort de la polémique religieuse et politique. « Personne n’a jamais joué plus franc qu’elle à ce jeu périlleux de la vie, » disait Sainte-Beuve, qui la connaissait bien, et cette franchise de jeu est ce qui fait à mes yeux son honneur. De même qu’elle lançait ses romans au hasard, sans aucune de ces habiletés avec lesquelles Mme de Krudener préparait quelques années auparavant le succès de Valérie, de même elle s’attaquait hardiment à tous les problèmes qui préoccupaient les hommes de son temps sans mesurer pour elle-même les inconvéniens de ces attaques. Mais c’est précisément par ces hardiesses qu’elle tirait à elle et entraînait dans son cortège ces esprits, si nombreux au lendemain des révolutions, dont la soif de vérité n’est point satisfaite par les réponses de la philosophie et de la religion ou qui se plaignent de l’organisation de la société. Nous allons voir dans la suite de cette étude comment elle a traduit dans ses œuvres ces anxiétés et ces plaintes.


II

« Ne sommes-nous pas insensés dans nos mécontentemens, et n’est-ce pas une chose digne de pitié que de voir de si chétifs atomes avoir besoin de tant d’espace et de bruit pour y promener une misère si obscure et si commune ? » À lire ces paroles, ne les croirait-on pas échappées à la tristesse de Pascal ou à la sévérité de Bossuet ? Elles sont cependant de George Sand, et puisque c’est sous sa plume que je les rencontre, on ne s’étonnera pas de m’entendre dire que de tous les écrivains du siècle, c’est peut-être elle qui a sondé du regard le plus perçant les profondeurs de cette misère si obscure et si commune. N’avez-vous pas souvent remarqué ce qu’a parfois d’un peu vulgaire dans sa cause la tristesse de tous Ces grands mélancoliques de notre âge, et combien il aurait fallu peu de chose pour les consoler ? Qu’un des pistolets envoyés si flegmatiquement par Albert à son ami lui fût parti un jour dans la main, le canon maladroitement tourné, et Werther aurait été condamné sous peine d’inconséquence à devenir le plus heureux des hommes en épousant Charlotte. Ne croyez-vous pas qu’une ambassade offerte à René jeune encore aurait suffi à secouer son ennui et à lui faire oublier jusqu’au souvenir d’Amélie ? Bien autrement profond et incurable est le mal que George Sand a peint dans Lélia. Cette œuvre étrange est de tous les romans de George Sand celui qui a fait le plus de bruit à sa naissance et qui a le plus vieilli aujourd’hui. L’école réaliste, qui a exercé depuis quelques années sur notre littérature une si fâcheuse influence, a eu du moins l’avantage de développer chez notre génération nouvelle le goût de la vraisemblance et l’horreur de la déclamation. Or la vraisemblance est peu respectée dans Lélia, et en revanche la déclamation y abonde. Nous nous sentons tout le temps mal à l’aise durant la lecture de ce poème en prose, dont les scènes se jouent sur les pentes imaginaires du Monte-Verdor et dans la villa féerique du prince dei Bambucci, où le poète Sténio passe les nuits enveloppé dans son manteau au bord des cascades, où le galérien vertueux Trenmor, dont l’âme s’est retrempée au bagne de Toulon, coudoie la courtisane Pulchérie et le prêtre Magnus. Mais malgré tout cela j’oserai dire que c’est l’œuvre de George Sand qui contient la plus grande part de vérité, car c’est celle où elle a le plus éloquemment traduit ce besoin qui fait l’honneur et la souffrance de notre siècle sincère et courageux : la recherche de la vérité. Le mal de Lélia ce n’est pas de douter de l’amour ; elle en guérirait si elle parvenait à aimer Sténio. Son mal, c’est de douter de tout, et de ne savoir à quelle source étancher la soif de ses ardeurs infinies. Lorsque à l’entrée de la nuit, au lever de la lune ou aux premières clartés du jour, dans le silence de minuit et dans cet autre silence de midi si inquiet et si accablant, elle a senti son cœur se précipiter vers un but inconnu, vers un bonheur sans forme et sans nom qui est au ciel, qui est dans l’air, qui est partout, elle sait, et l’expérience le lui a appris, que ce bonheur n’est pas l’amour ; elle sait qu’il y a au-delà de l’amour des désirs, des besoins, des espérances qui ne s’éteignent point ; « sans cela que serait l’homme ? Il lui a été accordé si peu de jours pour aimer sur la terre ! » Elle le sait et elle se consume dans la poursuite de ce but inconnu. C’est en vain que, pour l’atteindre, elle rompt une première fois avec les hommes, avec Sténio, et que, réfugiée dans une vieille abbaye en ruines, elle établit entre elle et le monde la barrière d’une clôture volontaire ; « Je relevai, dit-elle, en imagination les enceintes écroulées de l’abbaye ; j’entourai le préau ouvert à tous les vents d’une barrière invisible et sacrée ; je posai des limites à mes pas et je mesurai l’espace où je voulais m’enfermer pour une année entière. Les jours où je me sentais agitée au point de ne pouvoir plus reconnaître la ligne de démarcation imaginaire tracée autour de ma prison, je l’établissais par des signes visibles ; j’arrachais aux murailles décrépites les longs rameaux de lierre et de clématite dont elles étaient rongées, et je les couchais sur le sol aux endroits que je m’étais interdit de franchir. Alors, rassurée sur la crainte de manquer à mon serment, je me sentais enfermée dans mon enceinte avec autant de rigueur que je l’aurais été dans une bastille. »

Mais, si de frêles barrières de lierre ou de clématite peuvent contenir le désordre de ses pas, il n’en est pas de même du désordre de sa pensée ; la contemplation solitaire des merveilles de la nature ne fait que porter au comble ce désordre. C’est en vain que l’aspect de ces merveilles lui crie l’existence d’un Dieu créateur, car le spectacle des souffrances de l’homme la fait douter de sa bonté. « Si Dieu existe, il n’est que le grand artisan de nos misères ; la vue d’un homme heureux ne lui est pas agréable, ou il est trop loin pour entendre nos gémissemens et nos plaintes. » L’idée de la mort et d’une vie nouvelle ne lui fournit pas de réponse à cette contradiction, car elle ne sait sous quelle forme elle doit la désirer. « Oh ! si c’était seulement le repos, la contemplation, le calme, le silence ! Si toutes les facultés que nous avons pour jouir et souffrir se paralysaient, s’il nous restait seulement une faible conscience, une imperceptible intuition de notre néant ! Si l’on pouvait s’asseoir ainsi dans un air immobile, devant un paysage vide et morne, savoir qu’on a souffert, qu’on ne souffrira plus et qu’on se repose sous la protection du Seigneur ! Mais quelle sera l’autre vie ? Quel est ce désir inconnu et brûlant qui n’a pas d’objet conçu et qui dévore comme une passion ? Le cœur de l’homme est un abîme de souffrances dont la profondeur n’a jamais été sondée et ne le sera jamais. » C’est en vain que, pour combler cet abîme, elle essaiera de retourner vers le monde et vers l’amour. Le monde et l’amour n’auront pas de quoi la satisfaire. C’est en vain que, dégoûtée de nouveau, elle plie son existence sous une règle encore plus fixe et plus austère en prenant le voile au couvent des Camaldules, dont elle devient abbesse. Derrière ces murailles infranchissables, elle croit quelque temps avoir trouvé, sinon le bonheur, du moins le repos. Elle prépare sa place dans le cimetière et mesure paisiblement de l’œil la toise de marbre qui recouvre la couche muette et tranquille où elle sera bientôt étendue. Elle jouit de sentir qu’elle s’est soumise, qu’elle vit, qu’elle accomplit la loi, qu’elle ne résiste plus à l’ordre universel, et c’est sans efforts que son esprit apaisé se soumet à la foi ; « la foi que les petits esprits appellent faiblesse, superstition, ineptie, la foi qui est la volonté jointe à la confiance, magnifique faculté donnée à l’homme pour dépasser les bornes de la vie matérielle, et pour reculer jusqu’à l’infini celles de l’entendement. » Mais les troubles de la vie viennent bientôt la chercher dans ce repos trompeur. Elle n’a pas seulement à défendre la tranquillité de sa retraite contre les entreprises de Sténio, et la paix de son cœur contre les souvenirs de son amour. Le bien, même qu’elle s’est efforcée de faire à d’autres âmes que la sienne se tourne contre elle ; elle est accusée d’avoir professé dans son couvent des doctrines étranges et remplies d’hérésies. Elle est dégradée de son rang d’abbesse, chassée du couvent des Camaldules et reléguée dans une abbaye ruinée et humide. C’est là qu’elle s’éteint lentement, dédaignant de se soustraire à l’injuste châtiment qui lui a été infligé, mais redevenue la proie du doute et du désespoir. Les espérances de réhabilitation qu’on s’efforce de lui faire concevoir sont repoussées orgueilleusement par elle. « Elle n’avait jamais su s’accommoder de ces promesses d’avenir. Son cœur avait d’infinis besoins, et il allait s’éteindre sans en avoir satisfait aucun. Il eût fallu à cette immense douleur l’immense consolation de la certitude. » L’ancienne abbesse des Camaldules se croit, dans le délire de ses nuits, la voix chargée de faire parvenir aux oreilles de la Divinité la plainte du genre humain. Elle hait l’éternelle beauté des étoiles, et la splendeur des choses qui nourrissaient ses contemplations ne lui paraît plus que l’implacable indifférence de la puissance pour la faiblesse : « Depuis dix mille ans, s’écrie-t-elle, j’ai crié dans l’infini : Vérité, vérité ! et depuis dix mille ans, l’infini me répond : Désir, désir ! » et elle meurt en blasphémant.

Il est facile de railler ce livre, qui, sur plus d’un point, prête à la critique ; il est surtout légitime de se scandaliser des scènes qu’il contient et dont quelques-unes ont donné lieu à d’intraduisibles commentaires. Il n’en demeure pas moins une des œuvres les plus vigoureuses qui soient sorties de la plume d’une femme. Ce n’est cependant pas dans le doute absolu et dans les blasphèmes de Lélia qu’il faut chercher le dernier mot et la réponse finale de George Sand à ces hautes questions qu’elle avait soulevées. Lélia (dont il existe au reste plusieurs éditions différentes) fut écrit dans une de ces heures de découragement, comme chacun d’entre nous peut en avoir connu dans sa vie, et qui tournent nos tristesses à l’exaltation et à l’amertume. « J’écrivis Lélia, dit George Sand dans ses Mémoires, sous le coup d’un abattement profond, à bâtons rompus et sans projet d’en faire un ouvrage ni de le publier… Qu’on se figure une personne arrivée jusqu’à l’âge de trente ans sans avoir ouvert les yeux sur la réalité, une personne austère et sérieuse au fond de l’âme qui s’est laissé bercer et endormir longtemps par des rêves poétiques, par une foi enthousiaste aux choses divines, par l’illusion d’un renoncement absolu à tous les intérêts de la vie générale, et qui tout à coup, frappée du spectacle étrange de cette vie, l’embrasse et le pénètre avec toute la lucidité que donne la force d’une jeunesse pure et d’une conscience saine ! » Sans tenir pour absolument exact, au point de vue historique surtout, cet exposé de l’état de son âme, il est certain que dans l’histoire morale de George Sand Lélia ne marque qu’une phase et une étape. Il faut l’accompagner dans sa route et demander aux Lettres à Marcie, qui parurent en 1837, c’est-à-dire quatre ans plus tard, le développement de ses idées philosophiques. Dès la première page, on est frappé du changement de ton. « La religion, disait une femme qui avait beaucoup souffert, n’a point à toutes les questions une réponse aussi précise que celle de l’immortalité en face de la mort ; mais il n’est point de douleur qu’elle laisse sans soulagement. C’est la différence d’une plaie qui est pansée à une plaie qui ne l’est pas. » Si Marcie n’obtient pas de l’ami inconnu dont on nous fait lire les lettres une réponse à toutes les questions que posait Lélia, du moins il sait l’art de panser les plaies de celle qui implore ses conseils. Il calme par de sages avis ses ambitions imprudentes en la détournant de la voie où les disciples de Saint-Simon ont engagé naguère les femmes à s’élancer. Comme elle, il connaît les anxiétés du doute ; mais, pour calmer ces anxiétés, il connaît aussi un remède dont il lui conseille l’usage en ces termes : « Certains élans de l’âme, rapides comme l’éclair et vagues comme l’aube, suffisent à calmer ces lentes douleurs qui nous rongent, à faire crouler cette montagne de plaintes et d’ennuis si péniblement entassés durant nos lâches révoltes. Nous ne voyons pas d’où découle le baume ; nous ne pouvons conserver la manne divine au-delà du temps nécessaire pour ranimer nos forces et nous empêcher de mourir ; mais elle tombe chaque jour dans le désert, et quand nous doutons de la main qui la verse, c’est que nous avons négligé de l’invoquer, c’est que nous avons oublié de purifier le vase que le Seigneur a commandé de tenir toujours prêt à recevoir ses dons. Marcie, ne promettez pas, demandez ; ne refusez pas, acceptez ; ne doutez pas, priez. »

L’apaisement de la réflexion ne suffit pas pour expliquer comment, quatre années après Lélia, on peut rencontrer sous la plume de George Sand ces paroles de foi et d’espérance. On est forcé de croire à quelque influence bienfaisante dont l’action s’est fait sentir en ramenant le calme dans son âme. Les Lettres à Marcie ont été publiées dans le journal le Monde, que Lamennais fit paraître trois ans après la publication des Paroles d’un croyant, et où il commençait sa campagne de christianisme anticatholique et humanitaire. Il serait singulier (et cependant cela paraît probable) que cette influence calmante fût précisément celle du prêtre en révolte, et que les conseils donnés à l’inquiète Marcie par son directeur inconnu fussent l’écho de ceux que George Sand elle-même avait reçus de Lamennais. « Il daigna, dit-elle, en quelques entretiens très courts, mais très pleins, m’ouvrir une méthode de philosophie religieuse qui me fit une grande impression et un grand bien, en même temps que ses admirables écrits rendirent à mon espérance la flamme prête à s’éteindre. » On doit regretter que George Sand n’ait pas donné suite au dessein qu’elle annonce dans ses Mémoires de raconter en détail ses rapports avec Lamennais. On y aurait saisi peut-être le secret de l’influence exercée sur la femme par l’ancien prêtre, et il aurait été en tout cas intéressant de comparer cette étude avec celle de Sainte-Beuve. Entre les deux, je ne suis pas sûr que George Sand n’eût pas mieux compris Lamennais. Sans doute, pour l’aider à saisir le secret de ces versatilités éclatantes, Sainte-Beuve avait, comme une femme l’a dit de lui, le tourment des choses divines. Il a connu sincèrement les angoisses de ce tourment, et il s’est calomnié lui-même dans cette lettre récemment publiée où il écrivait : « J’ai fait un peu de mythologie chrétienne en mon temps ; elle s’est évaporée. C’était pour moi, comme le cygne de Léda, un moyen d’arriver aux belles et de filer un plus tendre amour. » Mais ce tourment des choses divines, George Sand l’avait éprouvé bien plus profondément encore, et chez elle il ne s’est point évaporé. On dirait même qu’à mesure qu’elle avance vers la maturité elle sent le besoin de serrer ces questions de plus près. Nulle part elles ne tiennent une aussi grande place que dans le roman philosophique de Spiridion, qui parut en 1841. La lecture en est assurément peu récréante, mais on y peut deviner les efforts et les luttes de sa pensée dans la peinture éloquente de tous les états philosophiques et religieux au travers desquels une âme peut successivement passer.

Spiridion est une longue histoire qu’un vieux moine raconte à un jeune novice, et où il lui déroule toutes les péripéties qui l’ont conduit de la foi à l’athéisme, et de l’athéisme à la révélation d’une religion nouvelle. Le moine remonte dans son récit jusqu’à ses premières années de couvent ; Il aimait alors la religion catholique avec une sorte de transport ; elle lui semblait une arche sainte à l’abri de laquelle il pourrait dormir toute sa vie en sûreté contre les flots et les orages de ses passions. Il se plaisait à exalter la puissance de cette révélation divine qui coupe court à toutes les controverses, et promet en revanche de la soumission de l’esprit les éternelles joies de l’âme. Les idées que renferme ce mot de mystère étaient les seules qui pussent l’enchaîner, parce qu’elles seules pouvaient gouverner ou du moins endormir son imagination. Malheureusement l’orgueilleuse pensée de marcher sur les traces du fondateur du monastère, l’abbé Spiridion, dont il croit apercevoir les apparitions, lui fait entreprendre de soumettre ses croyances au contrôle de sa raison, et il passe en revue tous les ouvrages de controverse théologique et de philosophie que contient la bibliothèque du couvent. Avec la flexibilité d’un esprit peu préparé à cette épreuve, il subit tour à tour l’influence de tous les auteurs à la lecture desquels il se livre. En lisant les réformistes, il cesse d’être catholique ; en lisant les philosophes, il cesse d’être chrétien, et il garde pour toute religion une croyance pleine de désir et d’espoir en la Divinité, le sentiment inébranlable du juste et de l’injuste, l’amour du bien et le désir du vrai. Mais, après quelque temps passé dans cet état, il tombe dans une tristesse ineffable et regrette d’un amer regret la religion qu’il a perdue. « Qui pourrait peindre, s’écrie-t-il, les souffrances d’une âme habituée à l’exercice minutieusement ponctuel d’une doctrine aussi savamment conçue, aussi minutieusement élaborée que celle du catholicisme, lorsque cette âme se trouve flottante au milieu de doctrines contradictoires dont aucune ne peut hériter de sa foi aveugle et de son naïf enthousiasme ! Qui pourrait dire ce que j’ai dévoré d’heures d’un accablant ennui, lorsqu’à genoux dans ma stalle de chêne noir, j’étais condamné à entendre, après le coucher du soleil, la psalmodie lugubre de mes frères, dont les paroles n’avaient plus de sens pour moi et la voix plus de sympathie !… Autrefois c’était particulièrement durant les offices du soir que j’aimais à répandre toute mon âme aux pieds du Sauveur. À ce moment d’indicible poésie, où le jour n’est plus et où la nuit n’est pas encore, lorsque la lampe vacillante au fond du sanctuaire se réfléchit seule sur les marbres luisans et que les premiers astres s’allument dans l’éther encore pâle, je me souviens que j’avais coutume d’interrompre mes oraisons, afin de m’abandonner aux émotions saintes et délicieuses que cet instant m’apportait. » Aujourd’hui le Dieu auquel il croit encore est trop loin, trop haut, trop insensible à nos souffrances pour qu’il ose s’adresser à lui. Aussi regrette-t-il l’oracle des Juifs, la voix qui parlait à Moïse sur le Sinaï. Les colères et les vengeances du sombre Jéhovah l’effrayaient moins que l’impassible silence et la glaciale équité de son nouveau maître.

Six années se passent pour lui dans la tristesse de ce déisme incertain et sans tendresse. Il se persuade alors qu’en cherchant dans les problèmes de la science la preuve de l’existence de Dieu, l’idée de Dieu lui apparaîtra plus nette et plus ferme. C’est précisément au résultat contraire qu’il arrive. Parvenu à ces hauteurs de la science que l’intelligence escalade, mais au pied desquelles le sentiment s’arrête, il est pris du vertige de l’athéisme. Il s’enivre quelque temps de son propre savoir ; il croit que la découverte des secrets de la nature et l’étude des propriétés vitales de la matière suffiront désormais à satisfaire les besoins de son esprit sans laisser la parole aux instincts de son cœur. Mais un triste et vulgaire accident, la mort d’un humble moine pour lequel il s’est pris d’affection, et celle de son chien Bacco, le précipite du haut de son orgueil dans un abîme de douleur. Il ne peut se faire à cette idée de destruction absolue, dont cependant la science lui défend de douter, et il sent que la solitude sans la foi et l’amour divin est un tombeau moins le repos de la mort. « Pendant des semaines et pendant des mois, je vécus ainsi sans plaisir et presque sans peine, tant mon âme était brisée et accablée sous le poids de l’ennui. L’étude avait perdu tout attrait pour moi, elle me devint peu à peu odieuse ; elle ne servait qu’à me remettre sous les yeux ce sinistre problème de la destinée de l’homme abandonné sur la terre à tous les élémens de souffrance et de destruction, sans avenir, sans promesse et sans récompense. Je me demandais alors à quoi bon vivre, mais aussi à quoi bon mourir ; néant pour néant, je laissais le temps couler et mon front se dégarnir sans opposer de résistance à ce dépérissement de l’âme et du corps qui me conduisait lentement à un repos plus triste encore. » De tristesse en tristesse, il en vient à envier le sort des animaux et des plantes : « L’automne arriva, et la mélancolie du ciel adoucit peu à peu l’amertume de mes idées. J’aimais à marcher sur les feuilles sèches et à voir passer ces grandes troupes d’oiseaux voyageurs qui volent dans un ordre symétrique et dont le cri sauvage se perd dans les nuées. J’enviais le sort de ces créatures qui obéissent à des instincts toujours satisfaits et que la réflexion ne tourmente pas. J’aimais aussi à voir s’épanouir les dernières fleurs de l’année. Tout me semblait préférable au sort de l’homme, même celui des plantes, et, portant ma sympathie sur ces existences éphémères, je n’avais d’autre plaisir que de cultiver un petit coin du jardin et de l’entourer de palissades pour empêcher les pieds profanes de fouler mes gazons et les mains sacrilèges de cueillir mes fleurs. »

C’est du fond de cet abîme de découragement qu’il est tiré par la découverte des manuscrits de l’abbé Spiridion, avec l’ombre duquel il n’a pas cessé d’être en relations mystérieuses. Ces manuscrits lui annoncent l’avènement d’une religion nouvelle qui peut se résumer dans l’avènement du règne de l’Esprit succédant au règne du Verbe, et qui, annoncée autrefois par Joachim de Flore, serait déposée en germe dans l’Évangile éternel. Je ne m’arrêterai pas à l’analyse de cette religion[2] dont la révolution française marque l’une des phases, car à partir de ce moment ce n’est plus en quelque sorte George Sand qui tient la plume. Si dans les Lettres à Marcie on devine l’influence de Lamennais, dans Spiridion une influence bien autrement apparente et constatée au reste par la dédicace règne sans partage : celle de Pierre Leroux. Par quel secret l’esprit vigoureux peut-être, mais à la fois grossier et confus, de Pierre Leroux a-t-il su établir son empire sur une nature tellement supérieure à la sienne ? On pourrait s’en étonner, si ce n’était le propre de George Sand d’avoir subi toute sa vie l’influence intellectuelle d’êtres inférieurs qu’elle idéalisait en quelque sorte, prêtant pour un jour à leurs conceptions le secours de son éloquence, sauf à se délier sans embarras lorsqu’une influence nouvelle avait succédé à l’ancienne. Pour elle, disait-on assez plaisamment, le style c’est vraiment l’homme, et ce sera pour son biographe futur une longue, mais curieuse étude, que de dénombrer ces influences, de les cataloguer, d’en déterminer les causes et la durée. Je n’entends pour mon compte tirer de cette observation d’autre conclusion, sinon qu’il y aurait quelque duperie à serrer de trop près les théories philosophiques si contradictoires que George Sand met dans la bouche des personnages qu’elle fait parler et à y chercher l’expression véritable de sa pensée. Je ne voudrais pas cependant me contenter de montrer avec quelle éloquence elle savait rendre les angoisses de la recherche philosophique ; je voudrais aussi saisir dans les quelques pages éparses où elle a parlé en son propre nom sa réponse aux questions qu’elle a soulevées dans ses romans ; mais la tâche n’est pas facile, car la langue de George Sand, merveilleuse de précision quand il s’agit de rendre les sentimens, devient flottante et contradictoire lorsqu’elle veut parler dogmatiquement. Au surplus cette contradiction n’était pas seulement dans son langage, elle se retrouvait au fond de sa pensée, et l’on va voir que, même sur les points essentiels, elle avait quelque peine à préciser ses croyances.

L’éloquence même avec laquelle George Sand a fait parler le doute montre que le doute était chez elle un état violent et douloureux. Sa nature n’était pas sceptique, mais croyante. Aussi son premier instinct la poussait-il à affirmer Dieu : « J’ai besoin d’un Dieu, » disait-elle énergiquement, et cela dans les pages mêmes où elle semblait concevoir son existence de la façon la plus vague. Mais c’est lorsqu’il s’agissait de définir comment elle entendait cette idée à la fois si profonde et si simple que sa pensée et sa plume semblent hésiter. Parfois, mais rarement, elle se plaît à confondre l’existence de Dieu avec celle de la nature dont les merveilles la transportent et elle semble voir en lui un créateur perpétuel sans commencement ni fin dans une création perpétuelle et infinie. On la dirait alors animée de cet enthousiasme qui inspirait le poète latin lorsqu’il chantait la nature puissante d’un esprit caché et un Dieu répandu dans le ciel, dans la terre, dans la mer :

Namque canam tacità naturam mente potentem,
Infusumque Deum cœlo, terrâque, marique.


Même au sein de cet enthousiasme, elle sent cependant le besoin de distinguer de la nature cette force cachée qui l’anime : « Vitalité, s’écrie-t-elle, sublime inconnue, dis-moi ton nom. » Le plus souvent elle n’hésite pas et donne à cette vitalité le seul nom qui lui convienne : Dieu, tout en trouvant que jusqu’à nos jours ce nom a été assez mal porté. Elle entend par là que son esprit répugne à la conception du Dieu biblique et chrétien qui intervient à chaque instant dans l’existence des hommes, et plus souvent pour châtier que pour bénir. D’un autre côté elle ne saurait lui prêter l’impassible silence et la glaciale équité qui effrayaient tant le moine Alexis. « J’aime mieux, s’écriait-elle, croire que Dieu n’existe pas que de le croire indifférent. » S’il avait été indifférent, comment l’aurait-elle aimé ? et elle l’aimait, elle cherchait à l’aimer du moins tout en se plaignant de ne pas le connaître davantage. « Je mourrai, a-t-elle écrit, dans le nuage épais qui m’enveloppe et qui m’oppresse. Je ne l’ai déchiré que par momens, et dans des heures d’inspiration plus que d’étude j’ai aperçu l’idéal divin comme les astronomes aperçoivent le corps du soleil à travers les fluides embrasés qui le voilent de leur action impétueuse et qui ne s’écartent que pour se resserrer de nouveau. Mais c’est assez peut-être, non pour la vérité générale, mais pour la vérité à mon usage, pour le contentement de mon pauvre cœur ; c’est assez pour que j’aime ce Dieu que je sens là derrière les éblouissemens de l’inconnu et pour que je jette au hasard dans son infini mystérieux l’aspiration à l’infini qu’il a mise en moi et qui est une émanation de lui-même. »

Cet instinct de croire en Dieu, ce besoin de l’aimer, permettent de ranger George Sand parmi les disciples, chancelans peut-être, mais cependant fidèles, de cette grande doctrine du déisme dont la pure et froide lumière a éclairé depuis l’origine du monde la route de tant de sages : of those who taught the right, disait Byron. L’élan du cœur triomphait chez elle des incertitudes de la pensée. Mais ces incertitudes se retrouvaient dans son esprit lorsqu’il s’agissait de déduire de cette idée fondamentale les conséquences qui en découlent, conséquences qui du reste ne sont pas, à mes yeux du moins, d’une logique aussi nécessaire que cela plaît à dire aux manuels de philosophie. Lorsqu’elle en arrivait à la question de l’âme humaine et de sa survivance à la destruction du corps, la chaîne du raisonnement se ressentait de la faiblesse du premier anneau, et l’imagination s’égarait dans des rêveries incertaines. Parfois l’homme lui paraissait semblable à une pierre que le temps désagrège, et elle concevait difficilement pour lui une autre immortalité que celle des élémens dont il se compose et qui sont destinés à servir à quelque reconstruction nouvelle. « A supposer, disait-elle, que je n’aie point d’âme, c’est-à-dire qu’une vitalité capable de me reconstruire à l’état humain ne me survive pas, je suis sûre de laisser une pierre sous le sable, c’est-à-dire un ossement tranquille qui deviendra un élément quelconque de vitalité. » Parfois elle rêvait pour l’homme l’immortalité sous forme d’une sorte de transmigration des âmes, dernier legs de Pierre Leroux dont elle a dessiné le système dans la seconde partie de Consuelo, et elle admettait la possibilité de la survivance de l’esprit dans des corps et peut-être des mondes nouveaux ; mais le plus souvent elle puisait une grande énergie d’affirmation dans le spectacle des injustices du monde et dans le sentiment qu’une réparation quelconque était nécessaire. La compensation que le malheureux demande à Dieu dans une vie meilleure ne lui paraissait pas une réclamation toute personnelle que Dieu pourrait ne pas écouter, mais le cri énergique et déchirant de l’humanité tout entière. Plus ce désir de compensation lui devenait personnel à travers les épreuves de la vie, plus aussi semblait s’affermir son espérance. Nulle part cette espérance ne s’est traduite en termes plus touchans et plus précis que dans cette lettre adressée à son fils : « Nous avons bu ensemble le calice le plus amer qui soit versé dans la vie de famille. J’ose dire que la douleur de l’aïeule qui sent dans ses entrailles et dans sa pensée la douleur du fils et de la fille en même temps que la sienne propre est la plus cruelle épreuve de l’existence. C’est alors qu’il faut monter au sanctuaire de la croyance qui est celui de la raison supérieure ; c’est alors qu’il faut soumettre les notions de justice personnelle aux notions de justice universelle. Si Dieu a pris cette âme qui était le plus pur de nous-mêmes c’est qu’il la voulait heureuse, disent les chrétiens. Disons mieux, Dieu n’a pas pris cette âme, c’est notre science humaine qui n’a pas su la retenir, mais Dieu l’a reçue. Elle est aussi bien sauvée et vivante dans son sein, cette petite parcelle de sa divinité, que l’âme plus complexe d’un monde qui se brise. Elle n’y est pas perdue et diffuse dans le grand tout ; elle a revêtu les insignes de la vie, d’une vie supérieure immanquablement, elle respire, elle agit, elle aime, elle se souvient. »

Je voudrais pouvoir dire que cette confiante et confuse espérance est la dernière et véritable expression des croyances philosophiques de George Sand ; il m’en coûte d’avouer que le fragment même d’où j’extrais ces lignes est un de ceux où sa pensée paraît avoir flotté le plus incertaine entre des affirmations contradictoires. Ces contradictions inspireront peut-être quelque pitié à ceux qui se piquent, sans toujours y réussir, d’apporter une grande rigueur dans l’exposé de leurs doctrines philosophiques ; mais cette pitié est-elle tout à fait fondée ? « Il faut, disait Mme d’Arbouville, savoir faire la place en nous pour un certain contraire. » Dans ces matières ardues, la place faite à un certain contraire ne montre-t-elle pas plus d’intelligence des choses que l’absolu de ces systèmes dont les auteurs prétendent vous révéler le secret du monde ? N’est-ce point, après tout, l’état auquel se trouvent réduits beaucoup d’esprits sincères lorsqu’ils ont renoncé à demander à la foi un supplément aux argumens de la raison ? Du moins, au milieu de ces incertitudes, George Sand n’a jamais varié dans la vivacité de ses protestations contre l’étroitesse du dilemme qu’on s’efforce de resserrer aujourd’hui entre les espérances de la révélation et les négations de la science. Peut-être eût-elle été embarrassée de dire au nom de quelle école elle faisait entendre cette protestation ; mais elle n’hésitait pas à élever la voix pour demander qu’on ne laissât pas au christianisme l’honneur de demeurer la seule doctrine qui répondit aux instincts spiritualistes de l’humanité et qui pût sauver du naufrage « l’âme immortelle, la divinité personnelle, l’avenir infini, les cieux ouverts, ces trésors de l’idéalisme. » Elle s’inquiétait d’autant plus à la pensée de voir disparaître toute doctrine intermédiaire entre le matérialisme et la foi, qu’à cette inquiétude se mêlait une part de préoccupations politiques. Elle savait bien que, pas plus que l’homme, les peuples ne vivent seulement de pain, et elle n’admettait pas un orgueilleux divorce entre les intelligences, qui laisserait au plus grand nombre la consolation des superstitions crédules et qui nourrirait exclusivement quelques intelligences d’élite des réponses de la vérité scientifique. La question religieuse demeurait à ses yeux un des côtés de la question sociale, et à défaut des améliorations dans sa condition matérielle qu’elle avait un peu imprudemment promises au peuple, elle ne pouvait se résigner à lui voir enlever l’espérance des consolations futures. Jusqu’à quel point elle avait poussé les illusions de son optimisme humanitaire, c’est ce que va nous montrer l’étude de quelques-uns de ses romans que je n’ai point encore abordés, et on comprendra qu’après avoir tant demandé pour le peuple en cette vie, elle ne pût accepter la pensée qu’il n’eût rien à attendre de l’autre.

Othenin d’Haussonville.
  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Voyez, sur Joachim de Flore et l’Évangile éternel, une très intéressante étude de M. Renan dans la Revue du 1er juillet 1866, où il est en effet question de Spiridion.