George Eliot (E. Montégut)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 305-346).
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II.

LES ŒUVRES ET LA DOCTRINE MORALE.


I.

La carrière littéraire de George Eliot, relativement courte (1857-1880), n’offre aucune de ces crises du talent et de la pensée qui aboutissent à une transformation radicale et permettent par suite de diviser en groupes nettement caractérisés les œuvres d’un écrivain. Cette carrière a été d’une teneur, sans contradictions, ni repentirs, ni démentis. Ce qu’elle était à ses débuts, George Eliot l’était encore lorsqu’une mort prématurée est venue la surprendre. Il ne faut cependant rien exagérer, et cette unité, assez étroite pour repousser tout contraste, ne l’est cependant pas assez pour ne pas admettre bien des différences, dont quelques-unes sont assez sensibles pour autoriser la critique à diviser en deux périodes, sinon fortement tranchées, au moins très suffisamment distinctes, l’ensemble de ses productions. La première et la plus rapide comprend les Scènes de la vie cléricale, Adam Bede, le Moulin sur la Floss et Silas Marner. C’est une véritable lune de miel littéraire où la méthode esthétique et la doctrine morale de l’auteur se présentent dans la plus heureuse harmonie. Dans la seconde période, qui va de Romola à Daniel Deronda, cette harmonie, sans être jamais détruite, subit cependant bien des altérations curieuses. Chaque roman de cette période est une légère déviation de son système littéraire ou philosophique, un effort prudent pour aller au-delà du but atteint déjà sans le compromettre, une insistance plus particulière sur tel ou tel point de la doctrine morale dont elle s’est faite l’apôtre, une exposition plus spéciale de telle idée, isolément éclairée, afin que l’importance en ressorte davantage, le mal de l’égoïsme dans Romola, l’idéal du vrai démocrate dans Félix Holt, les erreurs possibles du dévoûment dans Middlemarch, l’importance de l’idée de race dans la Bohémienne espagnole et Daniel Deronda. De ces deux périodes la première est la plus importante ; toutefois il est certain que, sans la seconde, George Eliot aurait risqué de ne pas être appréciée selon son vrai mérite et d’être considérée simplement comme le plus parfait des conteurs d’histoires rustiques. La réelle portée de son esprit, cachée et comme éteinte au sein des humbles sujets qu’elle avait choisis, n’aurait jamais été aperçue nettement, si les applications à la fois plus spéciales et plus transparentes qu’elle a faites de sa doctrine littéraire et morale dans cette seconde période n’avaient fourni les moyens de la constater et de la mesurer.

Adam Bede parut en 1858. Elle y faisait avec une entière assurance l’exposition et l’application complète de ce réalisme qu’elle n’avait proposé dans les Scènes de la vie cléricale que par voie d’insinuation et à titre d’essai. Adam Bede est très certainement la peinture la plus fidèle qui ait été tracée des mœurs et des caractères rustiques. Si remarquable que soit le talent déployé par George Sand dans ses romans champêtres, il n’y a pas d’injustice à dire qu’elle n’a pas craint d’y faire autant d’infractions à la vérité qu’il en fallait pour que ses personnages fussent en accord avec les lois de l’art et pussent conquérir sans efforts les sympathies des lecteurs citadins. Les aspirations que les gens de la campagne ne connaissent pas, l’auteur les a pour eux ; elle est pour eux ambitieuse de sentimens nobles, et s’attache à les montrer moins tels qu’ils sont que tels qu’ils pourraient être, si l’on suppose exceptionnellement développés certains côtés de leur nature. Cette naïveté très réelle, par exemple, supporte aisément une certaine idéalisation ; cette franchise de langage, souvent heureuse en rencontres de mots et d’images, serait susceptible en certain cas de grandeur et d’éloquence ; que l’artiste fasse ces corrections, qui ne sont pas un mensonge, à tout prendre, puisqu’elles sont en puissance dans les qualités rustiques, et les scènes villageoises ainsi traitées vont aller grossir le nombre des chefs-d’œuvre de la littérature idyllique. Il n’y a chez George Eliot rien de ce besoin d’idéalisation, aucun de ces sacrifices à l’art. Elle ne cherche pas à faire valoir ses modèles, elle les peint tels que Dieu et la nature les ont faits sans corriger leur langage d’un seul solécisme. L’écueil d’une telle impartiale exactitude semblerait être de frapper ces peintures d’un caractère local qui devrait leur enlever tout intérêt pour un lecteur étranger ; c’est le contraire qui est vrai. Point n’est besoin d’être Anglais pour reconnaître ou comprendre les paysans de George Eliot, ni de faire un effort d’imagination pour se reporter à cette fin du XVIIIe siècle où elle a placé son action ; ses paysans sont de tous les temps et de tous les pays, ils sont marqués d’un signe d’universelle vérité. Les voilà tels que vous avez pu les connaître, pour peu que vous ayez l’esprit d’observation, avec leur étroite précision de caractère, leur étroite prudence de pensée, leur lenteur de jugement, leur logique timide à conclure, leur insistance sur tout détail, leurs sentimens qui sont des coutumes, leurs coutumes qui sont des obligations morales, leurs sympathies et leurs antipathies héréditairement transmises, leurs étonnemens faciles s’accordant cependant avec une très faible curiosité, et leur défiance inquiète et sans cesse aux aguets qui trouve moyen de faire bon ménage avec la confiance la plus crédule. C’est que le romancier chez George Eliot était doublé d’un penseur, et qu’avec la rectitude d’un esprit vraiment philosophique elle a reconnu la base éternelle, voulue par les circonstances de la vie et des occupations rustiques, sur laquelle repose immuablement le caractère du peuple des campagnes, c’est-à-dire la tradition. Cette base une fois reconnue, elle y a placé ses personnages et les a laissés s’y mouvoir en toute liberté sans les en écarter jamais pour donner plus de champ à l’individualité des caractères, plus d’attrait aux acteurs ou plus d’imprévu au récit.

Les traits très divers de nature morale qui résultent de ce fondement d’une inexorable fixité ont été saisis et rendus avec une justesse d’une merveilleuse précision. Lorsque Hetty Sorrel eut commis le crime qui la conduisit en justice, on remarqua, dit George Eliot, que de toutes les personnes de sa famille, sa tante, Mrs Poyser, qui était d’ordinaire la plus sévère pour elle, fut cependant la plus indulgente, tandis que son oncle et son grand-père, qui la gâtaient sans réserve, furent au contraire moins démens ; c’est que le caractère de Mrs Poyser admettait une certaine individualité qui la tirait hors des sentimens traditionnels plus que son mari et son beau-père, car les gens qui sont entièrement sous le joug des idées traditionnelles, quelque doux qu’ils soient par nature, sont les plus durs lorsque le malheur entre dans leur maison sous la forme imprévue de la faute d’un des leurs. L’observation est admirable de vérité et de profondeur. Rien n’égale, en effet, l’inflexibilité de cette morale traditionnelle, parce que, ne relevant pas du jugement privé, elle reste toujours générale et fait peser une égale réprobation sur toutes les fautes de même nature ; or cette morale traditionnelle est la seule que connaisse le peuple des campagnes. En elle est le ressort caché, mais principal, de la tragique histoire d’Hetty Sorrel. Vous aurez été peut-être choqué de voir cette charmante fille, d’un visage à faire honneur au keepsake le plus élégant, dont toute la faute est d’avoir succombé à une séduction des plus excusables, se comporter avec une telle brutalité ; mais c’est qu’elle est elle-même sous le joug de ces sentimens traditionnels qui la font condamner par ses parens. Elle sent et elle sait qu’il n’y a pour elle aucun recours contre l’opinion qui flétrit la faute qu’elle a commise, en sorte que son crime, loin d’être la preuve d’une nature dépravée, est au contraire comme une sorte d’horrible hommage à la morale qu’elle a blessée. Son affolement avant le crime, son énergie à cacher sa faute, la spontanéité presque inconsciente de sa résolution, l’imprudence bestiale avec laquelle elle l’exécute, puis, une fois le crime commis, son obstination silencieuse et son soudain endurcissement de cœur, autant de traits pris dans le plus profond des âmes rustiques et qui font de ce roman le procès-verbal le plus exact et le plus philosophique du crime de l’infanticide chez le peuple des campagnes.

Je ne crois pas qu’on se soit plus approché de la vérité que George Eliot dans ce livre remarquable. La vérité est là dans son intégrité, dans sa partie invisible et secrète aussi bien que dans sa partie extérieure et matérielle. C’est que chez George Eliot cette aptitude à saisir la réalité est accompagnée d’une faculté d’observation psychologique d’une promptitude, d’une adresse et d’une pénétration extraordinaires. On dit que les Orientaux ont l’oreille si fine qu’ils parviennent à surprendre en musique des quarts de ton. La psychologie de George Eliot est douée de propriétés de cet ordre et parvient à surprendre ces états d’âmes transitoires et fugitifs, ces déplacemens rapides de passion et de pensée qui se produisent et se succèdent momentanément au sein d’une passion ou d’une pensée plus générales. C’est le miracle de ces perceptions insensibles qui, selon Leibniz, composent la perception sensible ; c’est le miracle de ces heurts extérieurs qui, multipliés par l’action des nerfs sur le cerveau et par celle du cerveau sur les nerfs, finit, selon Herbert Spencer, par engendrer la sensibilité et la conscience mêmes. De là la franchise, le naturel, la variété du dialogue de ses personnages, qualités où elle n’a pas eu d’égal et pour lesquelles elle est justement célèbre. Ces quarts d’état d’ame, ces déplacemens de passions, ces poussées involontaires de sentiment se réfléchissent immédiatement dans le langage de ses personnages et le teignent de leurs nuances les plus fines, si bien que d’une phrase à l’autre on surprend les différences d’inflexion de voix de l’acteur qui parle. Cette vérité va si loin que non-seulement elle donne l’accent des paroles, mais l’expression de physionomie, la mimique du visage et jusqu’aux tics nerveux qui les accompagnent, don singulier et qui fait passer dans le roman quelque chose de l’art même du comédien. Rappelez-vous les conversations de Mrs Poyser et de Bartle Massey, celles de Dolly Winthrop dans Silas Marner, celles de Bob Jakin dans le Moulin sur la Floss, et dites s’il est possible de se tromper sur les particularités physiques de ces divers personnages. Cette fidélité à la nature est poussée si loin qu’elle équivaut à une qualité de conscience et mérite le nom de véracité. Elle s’étend à tout, à la scène comme aux personnages. Je lisais tout récemment que George Eliot n’avait pas le sentiment de la nature ; cela est vrai, si l’on veut dire qu’il lui manque un certain coloris et qu’elle ne prend jamais la nature pour thème de rêveries. Ses descriptions de la nature sont en effet des dessins plutôt que des tableaux, mais à défaut des attraits de la couleur et de la poésie, elles ont une qualité infiniment plus précieuse chez un romancier, c’est-à-dire une exactitude topographique irréprochable qui marque les plans du paysage et l’architecture des scènes avec une rigueur toute géométrique. Qui donc ne pourrait refaire la route que parcourent le fermier Poyser et sa femme lorsqu’ils se rendent aux funérailles du vieux Bede, en indiquant avec précision les moindres accidens du paysage, le point où la haie fleurie qui borde le chemin creux doit être abandonnée, la place de la mare où les enfans s’attardent à des observations d’embryogénie sur les têtards des grenouilles ?

La forme d’Adam Bede, comme du reste celle de tous les romans de George Eliot, a donné lieu à une méprise de la critique qu’il importe de relever. Il est certain qu’il y a là, selon nos idées françaises, certains vices très frappans de composition. Les principaux sont une extrême lenteur dans le récit et par suite une disproportion marquée entre ses parties. Le livre s’ouvre par la mort du vieux père d’Adam Bede, et cependant il est arrivé à son premier tiers avant que les funérailles soient faites. Il ne faudrait cependant pas conclure à l’inhabileté de l’auteur et croire qu’elle ignorait ce que nous regardons comme les bonnes lois de la composition littéraire. Le petit chef-d’œuvre de Silas Marner, le roman de Félix Holt, ne laissent rien à désirer sous le rapport de l’unité de la composition et de la marche égale des récits. Cette lenteur d’Adam Bede n’est pas un défaut inconscient, c’est un défaut voulu, impérieusement commandé par le plan de l’auteur. George Eliot s’est proposé dans ce roman de donner une peinture de la vie rustique en Angleterre, et quel autre moyen que de multiplier les scènes familières et de suivre les paysans à la ferme, à la laiterie, à l’église, aux funérailles ! Elle s’est proposé autre chose encore ; elle a voulu mettre en évidence cette loi morale : nous sommes nous-mêmes les artisans de nos destinées et nous les faisons chaque jour sans nous en apercevoir, faute de surveillance sur nous-mêmes ; or quel autre moyen de créer cette évidence que de suivre dans leur progression la plus minutieuse les actes qui nous constituent artisans de notre bonheur ou de notre malheur ? Il y a donc là moins un défaut qu’une recherche d’artiste, un dessous d’art. C’était du veste une méthode propre à George Eliot de différencier ses procédés de composition suivant la nature du sujet qu’elle voulait traiter. Regardez-y bien et vous reconnaîtrez qu’il n’est pas un seul de ses romans qui ne présente quelque particularité de composition analogue à cette lenteur d’Adam Bede. Dans le Moulin sur la Floss la disproportion des parties est plus grande encore, car le roman ne commence sérieusement qu’avec la ruine du meunier Tulliver, et toute la première moitié est occupée par l’idylle de l’enfance de Tom et de Maggie, C’est justement cependant qu’il en est ainsi, car les manières différentes dont les deux enfans supportent leur destinée commune et observent la défense imposée sous serment par la haine paternelle ne peuvent se comprendre, si nous ne plongeons pas dans le plus lointain passé des deux personnages, si nous ne connaissons pas leurs âmes jusqu’à la racine. Dans Romola, la composition est pour ainsi dire panoramique, parce que l’auteur, s’étant proposé de peindre la vie de Florence entre la mort de Laurent le Magnifique et celle de Savonarole, a pensé que la méthode qui convenait le mieux à ce but était de dérouler autour d’une action centrale les scènes de mœurs en nombre aussi varié que possible. La composition de Middlemarch est tout à fait bizarre ; il n’y a là rien moins que quatre romans parfaitement distincts les uns des autres qui se succèdent et s’interrompent à la manière des histoires de l’Arioste ; c’est qu’aussi bien l’auteur s’est proposé de donner une peinture de toute une petite ville de province en un seul livre, et qu’une action unique n’aurait pas suffi à l’exécution de ce plan. Dans Daniel Deronda enfin, l’auteur a accouplé deux romans qui peuvent parfaitement se séparer, tant leur connexion est peu étroite, c’est qu’elle s’est proposé de mettre en contraste la vie basée sur l’égoïsme et la mondanité et la vie basée sur le dévoûment et l’enthousiasme : ces singularités de composition, loin d’être des maladresses, sont au contraire les preuves d’une adresse parfois trop ingénieuse et qui, par trop de souci de rester fidèle à la nature, cherche à la manière d’une moderne école musicale l’harmonie dans les dissonances.

Une remarque qu’on n’a pas faite, c’est que la composition d’Adam Bede porte à ne pas s’y méprendre les traces de la vieille admiration de l’auteur pour Walter Scott. N’est-ce pas un vrai début de Walter Scott que ce cavalier anonyme qui s’arrête au seuil d’Hayslope pour écouter le sermon de la jeune méthodiste Dinah Morris et qu’on ne revoit plus qu’à la fin du roman pour ouvrir la prison d’Hetty ? La scène sur la plate-forme de l’échafaud, lorsque Arthur Donnithorne accourt apportant la commutation de la peine d’Hetty, n’est-elle pas tout à fait dans le goût des surprises dramatiques des Waverley Novels ? N’est-il pas vrai aussi que, dans le caractère de M. Irwine et dans la peinture de son intérieur, il y a une foule de traits qui vous ont reporté à Walter Scott ? Enfin, n’est-il pas évident que l’auteur a cherché à allier l’intérêt de l’élément historique à l’intérêt de la réalité et que le personnage de la méthodiste Dinah Morris est sorti de cette pensée ? Et, de fait, les romans de George Eliot sont en un sens des romans historiques. Les caractères et les mœurs qui y sont décrits appartiennent à une Angleterre aujourd’hui disparue, celle qui va des approches de la révolution française au ministère de lord Grey et au bill de réforme. Regardez vivre une dernière fois ces types de George Eliot, vous ne les reverrez plus jamais. C’est le suprême automne d’une société robuste qui est à la veille d’une transformation profonde ; cependant l’avenir que le lendemain va lui apporter, non-seulement elle ne l’appelle ni ne le désire, mais elle ne le pressent même pas, et elle vit dans le présent, qu’elle estime éternel, fortement assise qu’elle est sur la tradition, qui est à la fois sa base et son lest. Aucune de ces formules de chimérique espérance que le règne de Victoria était destiné à voir pulluler ne s’est encore produite, rien de ces bons temps à venir, de ces excelsior, de ces sursum corda, fadaises philosophiques par lesquelles les sociétés affaiblies aiment à se donner l’illusion du mieux alors qu’elles sont menacées de la réalité du pire. Les personnages de George Eliot n’ont rien à démêler avec ces aspirations des générations plus nouvelles. L’auteur le dit pour eux, ils n’ont jamais lu les Traités pour le temps présent et le Sartor resartus. Ils ignorent encore davantage les indulgences de la psychologie et de la physiologie contemporaines. Leur bagage intellectuel et moral est peu compliqué ; ils n’ont que quelques idées et quelques sentimens, mais ils y tiennent avec une âpreté formidable. Leur pensée ne connaît pas le caprice, leur cœur ne connaît pas l’inconstance. Leurs sentimens de famille sont durs et inexorables ; mais ils ont vraiment un droit à l’être, car ils sont forts et indissolubles. La solidarité est étroite entre les membres de la famille, et les fautes de chacun rejaillissent sur la parenté entière, qui ne songe pas à se désintéresser des conséquences de ces fautes, car l’axiome de récente invention : « Les fautes sont personnelles, » leur est inconnu, et la banqueroute d’un oncle ou la séduction d’une nièce est un égal déshonneur pour la série entière des oncles et des neveux. Protestans avec fermeté, leur religion ne brille ni par la charité ni par le zèle chrétien ; toute ardeur leur est suspecte et toute parole nouvelle leur est élément de scandale : en revanche, cette religion est à l’abri du doute et garde le caractère auguste du premier des liens sociaux. S’il faut enrôler, comme on a essayé de le faire, George Eliot dans les rangs d’une démocratie militante et systématique, il faut avouer que ce n’est pas dans les idées, opinions et sentimens de ses personnages qu’il faut chercher cette démocratie, car idées, opinions et sentimens ont une tournure exclusivement conservatrice. Et ce n’est pas davantage dans le jugement que l’auteur en porte qu’il faut la chercher, car ce jugement est éminemment sympathique et, dans ses momens de pire sévérité, ne va pas au-delà d’une raillerie qui est encore une forme de l’affection, tant elle est légère. Toute dévouée qu’elle fût au temps où elle vivait, — et, selon elle, c’était le premier devoir de tout être intelligent de donner la plus large part de son âme et de son cœur à cette courte durée où le bienfait de la vie nous était prêté pour ne plus nous être accordé jamais, — elle ne consentait pas à exalter le présent aux dépens du passé. « Nos pères avaient quantité de bonnes choses que nous n’avons plus » est son invariable conclusion à chaque fois qu’elle compare la vie anglaise d’autrefois à celle d’aujourd’hui. Et cependant cela est vrai, l’esprit de la démocratie est là ; il est dans la condition des personnages mis en scène, il est surtout dans la volonté avouée de l’auteur de les mettre en scène à l’exclusion de tous autres.

De toutes les peintures de cette Angleterre disparue que nous devons à Georges Eliot, le Moulin sur la Floss est la plus foncièrement anglaise. Adam Bede est consacré à la peinture des classes rustiques au commencement de ce siècle, le Moulin sur la Floss est consacré à la peinture de la bourgeoisie provinciale à la même époque. Il y a dans ce livre comme une grandeur en puissance qu’une implacable destinée empêcherait de se traduire en acte et qui, restant enveloppée dans les entrailles du sujet, y gronde sourdement, pareille aux colères intérieures d’un volcan qui ne peuvent aboutir à l’explosion. Les personnages principaux y donnent l’impression de géans avortés qui ont été empêchés d’atteindre à leur stature normale par quelque accident imprévu ou quelque obstacle insurmontable : tels ces chênes au tronc robuste que la foudre a pour jamais découronnés ou dont un nœud malfaisant arrête la croissance. S’ils sont ainsi, ce n’est pas la nature qui l’a voulu, car ils avaient par eux-mêmes tout ce qu’il faut pour monter haut, ce sont ces circonstances tyranniques auxquelles les forts eux-mêmes ne peuvent rien, l’insuffisance de l’éducation, la médiocrité de la condition, l’impitoyable dureté des démarcations sociales. Mœurs et caractères se sentent encore ici des fortes et barbares sociétés du passé et se relient sans peine aux mœurs et aux caractères des âges les plus lointains. Quels qu’aient été les changemens de l’état social, on sent que la chaîne des transitions n’a subi aucune interruption. Les personnages ont beau être bourgeois, en eux l’analyse retrouve sans peine les élémens des passions et des préjugés des types les plus célèbres des âges écoulés. Le Loredano qui obtint vengeance du doge Foscari en l’obligeant à sacrifier son fils à une douteuse raison d’état vous paraît terrible lorsque vous l’entendez prononcer son Me l’ha pagato ; je ne sais cependant s’il l’est davantage que le meunier Tulliver faisant étendre la main à son fils sur la vieille Bible de famille et exigeant de lui le serment de continuer au légiste Wakem la haine que sa mort interromprait un jour. Et Tom Tulliver, si mâle, si résolu, si fidèle au devoir, si inaccessible à la tendresse, auriez-vous beaucoup de peine à vous le figurer deux siècles plus tôt sous l’enveloppe d’un farouche covenantaire, ou six ou sept siècles plus tôt sous l’enveloppe d’un viking danois ou d’un outlaw saxon ? Et Maggie Tulliver ? Encore plus sûrement qu’il y a dans la Dorothée Brooke de Middlemarch le germe d’une sainte Thérèse, n’est-il pas vrai qu’il y a dans sa nature une affinité avec celle de ces bonnes princesses barbares ou de ces saintes dames féodales dont les emportemens vers le bien ne supportaient aucune contrainte ? Et cette vertueuse dureté de la vieille société qui considérait le malheur comme une honte et faisait que l’innocent lui-même criait grâce comme un coupable, ne la voyez-vous pas encore toute vivante dans les scènes qui accompagnent la ruine des Tulliver ? Cependant cet exemplaire des anciennes sociétés est le dernier, et l’auteur a marqué ce caractère avec une rare habileté. Vices et vertus du passé sont là reconnaissables, mais la dégénérescence est visible, et l’aurore des habitudes d’élégance, de confort et d’indulgence morale amenées par l’avènement de l’industrie et l’accroissement de richesse qui en a été la conséquence, éclaire doucement l’agonie de la société qui reposait sur l’élément agricole et le commerce limité, en sorte que les différences des deux sociétés sont sensibles non-seulement dans leurs caractères moraux, mais dans leurs caractères économiques mêmes. Cette particularité d’une importance capitale pour les sociétés modernes en général, mais surtout pour l’Angleterre, où la transformation sociale a été l’œuvre plus exclusive des intérêts matériels et de la richesse, a été finement mise en relief dans la dernière partie du livre avec les amours de Stephen Guest et de Maggie, et les scènes de dilettantisme musical dans le salon de l’oncle Deane.

Les défauts que l’on peut reprocher à Adam Bede, la lenteur du récit et la disproportion des parties se retrouvent dans le Moulin sur la Floss, encore exagérés, si c’est possible. Heureux défauts, puisqu’ils nous ont valu la peinture des enfances de Tom et de Maggie Tulliver, c’est-à-dire la plus longue, et, je n’hésite pas à le dire, la plus originale idylle qui ait été écrite. Nous ne croyons pas, en effet, que la vie de l’enfance ait jamais été étudiée avec une telle conscience. Qui pourrait oublier les entretiens de Maggie avec le garçon meunier Luke, la querelle de Tom avec Bob Jakin, Maggie chez les gypsies, et cette scène adorable de l’éveil de l’amour entre Maggie et Philippe Wakem ! Des qualités d’ordre entièrement opposé et en apparence inconciliables se combinent dans cette peinture de la manière la plus extraordinaire ; il y a là, à la fois, l’exactitude d’une analyse scientifique et le charme poétique des premières heures du matin ; mais quelque originale que soit cette idylle, ce n’est malgré tout qu’un prologue de plus de deux cent cinquante pages, et l’on est amené à se demander quelle raison a pu porter l’auteur à commettre sciemment cette violation des règles que tout traité de rhétorique considère comme celles de la bonne composition. Oui, cette violation a une raison et une raison très philosophique qu’il faut signaler, car elle constitue un appendice important à l’esthétique réaliste de George Eliot. Peindre avec la plus extrême exactitude la réalité de la vie humaine, telle qu’elle se présente à un moment donné de la durée, ne suffisait pas selon elle pour la faire comprendre, ni pour éviter l’erreur sur sa véritable nature. Nous donnons le nom de romanesques à certaines combinaisons d’événemens qui nous frappent par leur caractère exceptionnel, mais qui ne sont étranges que parce qu’elles sont inexpliquées. Si nous pouvions pénétrer jusqu’au principe premier de ces combinaisons, nous nous apercevrions qu’il n’y a de romans dans l’existence humaine que parce que nous en considérons isolément telles ou telles phases, en restant dans l’ignorance de celles qui les ont précédées. Le roman n’est donc que le produit de l’ignorance ou de l’illusion de notre esprit. Voyez plutôt l’histoire des enfans Tulliver. Je suppose que le récit s’ouvre par la scène de la ruine de Tulliver et par le serment de haine que le père fait prêter à son fils, — l’auteur en avait le droit, car le roman ne commence véritablement qu’avec cette scène, — et cette histoire ne manquera d’aucun des caractères qui constituent le romanesque ; mais remontez dans le passé, par-delà cette scène, jusqu’à l’époque où les deux enfans ne soupçonnaient pas qu’aucun coup de la destinée pût les atteindre, et où leur vie s’écoulait en joie, libre de contraintes et de devoirs, et soudain le romanesque va s’effacer, les désobéissances clandestines de Maggie à la haine paternelle cesseront d’avoir rien d’imprévu, et les aventures dans lesquelles elle sera entraînée s’expliqueront naturellement, parce que nous connaîtrons ce besoin d’affection que les plus grandes sévérités ne parvenaient pas à modérer, qui la faisaient s’attacher à son frère Tom en dépit de toutes ses duretés. Le drame naîtra donc aussi naturellement de l’idylle que le fruit sort du bourgeon. Imaginez une idylle de l’enfance d’Électre et d’Oreste servant de prologue à la tragédie de Sophocle, et vous aurez sous une forme moderne et bourgeoise une idée de la tentative de George Eliot dans le Moulin sur la Floss, tentative qui repose sur ce principe : « Le romanesque n’existe qu’à la condition de ne connaître ni le commencement ni la fin des événemens. »

Le court roman ou la longue nouvelle de Silas Marner tranche par la simplicité du plan et l’étroite unité du sujet avec les autres œuvres de George Eliot. Rien de pénible dans la composition, aucune recherche de procédés ingénieux, le but a été atteint sans qu’il en ait coûté à l’auteur aucune de ces fautes volontaires que nous signations tout à l’heure. Silas Marner est une de ces inspirations heureuses et toutes d’un jet comme les grands artistes aiment à en rencontrer pour se délasser de leurs conceptions plus vastes et plus ambitieuses ; la place qu’André et Mauprat occupent dans l’œuvre de George Sand, entre Lélia et Consuelo, ce récit l’occupe dans l’œuvre de George Eliot, entre Adam Bede et Romola. Comme Adam Bede, Silas Marner est une peinture de la vie rustique ; mais que les couleurs en sont différentes ! Tandis que dans le premier de ces romans les personnages se présentent en pleine clarté comme les personnages d’une scène rustique de David Teniers, ou sous un clair-obscur plein de transparence comme les personnages d’une scène d’Isaac Van Ostade, c’est sous la magique lumière de Rembrandt que nous apparaissent les personnages du second. Et, de fait, le rayon qui s’échappe du foyer du morose tisserand et qui attire la petite Eppie vers la porte entr’ouverte n’est-il pas à la lettre ce merveilleux rayon qui donne aux scènes familières du grand maître hollandais tant de mystère et de poésie, et n’y remplit-il pas le même rôle ? Un demi-fantastique, d’un effet bizarre et puissant, analogue aussi à celui que produit Rembrandt, résulte des caractères des personnages et de la nature de l’histoire. On y sent avec certitude la présence d’êtres surnaturels qui restent invisibles. Satan erre dans cette solitude du pauvre tisserand qui a perdu la confiance en la justice de Dieu pour le plonger dans ces rêveries noires où il prend l’aspect d’un visionnaire, et c’est lui encore qui va chuchoter aux oreilles des voisins toute sorte de soupçons contre sa victime et organiser contre elle l’espionnage de la malveillance. Et, d’un autre côté, n’entendez vous pas dans cette nuit sombre circuler les esprits du bien ? ils sont là attendant l’heure où, sur cette vallée de l’ombre de la mort que le pauvre Silas habite, ils feront briller la lumière du ciel et accompliront ce miracle de le retirer de l’abîme par la main d’un petit enfant. Et l’intérieur du squire Gass, ces querelles entre les deux jeunes hobereaux où nous voyons la vie de l’aristocratie rurale comme entamée par la rouille de la solitude et descendue à des habitudes d’écurie, à des plaisirs d’auberge de village, à des aventures de jours de foire, à des secrets de bas mariages clandestins, tout cela n’est-il pas d’une réalité grimaçante qui confine au fantastique ? Et cette excursion de Silas Marner avec sa fille adoptive dans sa ville natale, à la recherche inutile de cette chapelle des indépendans où le sort superstitieusement consulté l’avait jadis déclaré coupable et séparé pour jamais de ses coreligionnaires, n’est-elle pas de l’effet le plus étrange ? Je ne connais rien pour ma part qui donne mieux le sentiment de tristesse qui émane de l’irrémédiable passé et de cette série de morts successives au sein de la vie que chacun de nous trouve dans son existence lorsque nous portons nos regards en arrière sur les choses effacées sans retour. J’insiste particulièrement sur la couleur et la poésie du livre, parce qu’à mon avis ces qualités n’ont pas été reconnues comme elles le méritent i quant au reste, on est d’accord depuis longtemps. Dolly Winthrop, la commère à la charité plaintive et à la langue abondante en consolations, est une digne rivale de Mrs Poyser, la commère grondeuse, justicière, à la langue cinglante, et cet art du dialogue, pour lequel George Eliot est justement célèbre, ne l’a jamais mieux inspirée que dans cette incroyable conversation des habitués du café borgne de Raveloe au moment où le tisserand entrant effaré annonce qu’on vient de lui voler son magot. La singulière logique qui préside aux entretiens populaires animés par une pointe d’ivresse, et où la pensée va comme à colin-maillard à travers toute sorte de heurts, de discordances, de rencontres d’images disparates et de mots écartés de leurs sens, a été suivie dans ses méandres les plus compliqués avec un bonheur et une fidélité qui font de cette scène un chef-d’œuvre d’un ordre bizarre, mais tout à fait exceptionnel dans sa bizarrerie.

L’artiste chez George Eliot est inséparable du moraliste. Elle n’a peut-être pas donné de preuve plus certaine de la supériorité de sa nature que l’accord intime qu’elle a su établir et conserver entre l’art et la morale. Le génie même ne réussit pas toujours à établir cette union, ce qui s’explique assez facilement, puisque la littérature vit avant tout de passions. Rappelez-vous les défauts de Corneille, de Richardson, de Rousseau, et que Virgile lui-même n’a pas échappé au reproche pour la trop irréprochable vertu de son pieux héros. Lors donc que dans une œuvre vous rencontrerez ces deux puissances faisant ensemble heureux ménage, vous pourrez saluer cette œuvre comme celle d’un ouvrier consommé : c’est le cas de George Eliot. Comment donc est-elle parvenue à éviter l’ennui qui naît si vite de toute part trop grande faite à la morale dans une œuvre littéraire, et ici la part est plus que grande, elle est prépondérante ? C’est d’abord qu’elle a su distinguer la cause de cet ennui, c’est-à-dire la thèse, le prêche, la conférence philosophique ou religieuse, et que, substituant la psychologie à la rhétorique, elle n’a voulu enseigner que par le drame, en laissant ainsi les caractères se condamner ou se justifier eux-mêmes, et les passions apparaître haïssables ou aimables, sans intervenir elle-même autrement que comme intervient en justice un témoin qui doit compte minutieusement de la vérité et n’a pas de verdict à prononcer lui-même. C’est ensuite qu’elle a chargé la morale d’un rôle tout esthétique, celui de répandre sur la vérité qui fait la substance de ses récits la poésie et l’idéal, et la morale s’acquitte de ce rôle avec une aisance et une sûreté qu’on ne trouve pas toujours chez les mieux intentionnés. C’est la morale qui dresse le personnage de Dinah Morris en face d’Hetty Sorrel, qui met entre les mains de Maggie Tulliver le livre de l’Imitation et éveille en elle une noble vie intérieure, qui allume le rayon miraculeux qui sert de fanal à la petite Eppie rampant sur la neige, qui appelle Romola au sacrifice par la voix de Savonarole, qui amène Esther Lyon à renoncer au faux idéal de la sentimentalité, qui oppose les aspirations enthousiastes de Daniel Deronda aux convoitises mondaines de Gwendolen Harleth, qui donne aux vertueux intérieurs des Garth et des Meyrick une grâce et une lumière de peintures hollandaises. Ce rôle esthétique original peut se résumer dans cette formule dont nous n’avons pas besoin de signaler l’importance : l’idéal, c’est la réalité qui est en accord avec la morale ; en dehors de cet accord il n’y a que phénomènes purement matériels ou insubstantielles fantaisies.

La morale de George Eliot a la plus étroite ressemblance avec son esthétique. De même que son esthétique fait dépendre la perfection des ensembles de la minutieuse exactitude des détails, sa morale fait dépendre la beauté ou la laideur des âmes, le bonheur ou le malheur des existences de la surveillance assidue de chacune de nos journées. Ce qui gouverne la vie humaine, ce sont les petits faits et non les grandes actions, toujours rares et qui, lorsqu’elles se présentent, ne sont d’ailleurs que la somme accumulée de milliers de petites actions qui les ont précédées. L’infiniment petit est roi du monde moral comme du monde physique, et c’est pour ne pas connaître ou pour ne pas porter attention comme elle le mérite à cette vérité que nous nous laissons pousser à l’abîme ou à la ruine. Nous tissons tous, jour par jour, notre destinée, et les fils de cette trame sont les mille riens insignifians en apparence que nous n’avons pas pris soin d’écarter, une parole inutile, un geste méprisant qui a créé chez autrui l’antagonisme, une flatterie pardonnable qui a fait porter vers nous une sympathie dont nous ne pouvons pas profiter, une dissimulation innocente de la vérité par laquelle nous avons voulu nous protéger, moins que cela, une distraction, un silence. Sans y songer, nous nous garrottons de mille liens invisibles et nous sommes étonnés un beau jour de reconnaître que nous avons réalisé sur nous-mêmes l’aventure de Gulliver chez les Lilliputiens. Ce qu’il y a de pis cependant, c’est qu’en agissant ainsi, non-seulement nous tissons notre propre destinée, mais nous tissons celle d’autrui. Nous souffrons tous, et il n’est aucun de nous qui n’ait trouvé la vie amère, et d’où viennent ces souffrances, s’il vous plaît ? Est-ce de grandes catastrophes ? Non, car les grandes catastrophes ne sont jamais qu’accidentelles. Est-ce par le fait de grands coupables ? Non ; car les grands coupables sont plus rares encore. Regardez bien autour de vous, et vous reconnaîtrez que les vrais auteurs de ces souffrances, ce sont ceux-là même à qui il ne vous viendra jamais à l’esprit de les reprocher, vos alliés, vos amis, vos voisins, et cette foule immense des indifférens qui ne veulent pas plus votre mal qu’ils ne cherchent votre bien. Nous sommes tous coupables, oui, tous, car qui donc osera dire qu’il n’a jamais été pécheur véniel ? Or tout mal dans le monde vient précisément de péchés véniels. Voyez plutôt l’histoire du jeune squire Arthur Donnithorne dans Adam Bede. Est-ce que c’était par hasard un pécheur endurci ou un libertin sans scrupules ? Non ! c’était un aimable garçon, dont la nature était certainement supérieure à celle de la moyenne des gens qui ont le droit de se dire honnêtes, et pour n’avoir pas su résister à une tentation que la plupart d’entre vous estimeront pardonnable, il jeta le déshonneur dans une famille de braves gens, brisa le cœur de son camarade d’enfance et poussa au crime la femme qu’il avait aimée sincèrement. Et ne vous croyez pas innocens parce que les conséquences de vos petits péchés ne seront pas apparentes comme celles de l’étourderie sensuelle d’Arthur Donnithorne ; savez-vous à combien de ruines, de chagrins, de crimes peut-être vous avez participé par ces petits délits que vous avez accomplis d’un cœur léger ? D’ordinaire nous donnons le plus gaîment du monde l’absolution à ces fautes vénielles, et la cause qui nous les fait excuser est la même qui nous les fait commettre, c’est-à-dire l’indulgence envers nous-même. Point n’est besoin de prononcer le gros mot d’égoïsme, car les égoïstes déterminés sont aussi rares que les criminels ; le nom de cette forme atténuée de l’amour de soi suffit pour nous dire combien il est peu d’entre nous qui soient purs d’offenses. C’est par indulgence personnelle que pèche Hetty Sorrel ; c’est par Indulgence personnelle que pèche Arthur Donnithorne, c’est par indulgence personnelle que pèche même le bon Adam Bede, lorsque contre tout bon sens il poursuit l’amour d’une fille d’une nature si inférieure à la sienne, mais dont la beauté a captivé sa fantaisie. Il n’y a donc de réellement moral que les âmes dominées par le sentiment contraire à l’indulgence personnelle, et ce sentiment personnifié par Dinah Morris, c’est le désintéressement, et, s’il se peut même, l’oubli de soi au profit d’autrui. Voilà le point de départ de la morale de George Eliot ; nous allons la voir se préciser et se compléter avec chacun de ses romans.

Nous tenir en oubli, autant qu’il se peut, est donc le meilleur moyen que nous ayons d’être honnêtes envers nos semblables, et, ce qui est plus affriandant pour l’égoïsme invétéré de notre nature, c’est le plus sûr moyen que nous ayons d’être heureux ou d’échapper au malheur lorsque nous y sommes tombés. L’histoire du tisserand Silas Marner en est la preuve. C’est une sombre histoire et qui mérite le nom de tragique, bien que le héros n’en soit qu’un pauvre homme. Jeune, Silas Marner, était un pauvre ouvrier qui habitait une ville du Nord, où il faisait partie d’une congrégation d’indépendans. Un hypocrite ami, qui avait su gagner sa sympathie par des dehors de feinte piété, se rendit coupable d’un vol au détriment de la congrégation et sut adroitement faire tomber l’accusation sur lui. Silas protesta en vain de son innocence, les preuves étaient accablantes, et le sort religieusement consulté, à la manière de certaines congrégations dissidentes, se prononça contre lui. Alors Silas Marner s’expatria et vint habiter, au centre de l’Angleterre, le village de Raveloe. À une telle infortune l’oubli de soi eût été le vrai remède, mais le malheur a cela de particulier qu’au lieu de nous éloigner de nous-mêmes, il nous en rapproche plus étroitement. Il crée ainsi en nous un genre d’égoïsme dont les effets sont de nous rendre antipathiques à nos semblables et par là de nous priver des ressources que le cours de la vie tenait en réserve pour nous relever. Silas Marner n’essaya donc pas des consolations de la sociabilité, il avait perdu confiance aux hommes ; il n’essaya pas davantage des consolations de la piété, il avait perdu toute confiance en la justice de Dieu, et imaginez, si vous le pouvez, le degré de misère morale que supposent ces derniers mots chez un pauvre homme naïf : le désespoir est d’autant plus horrible que la croyance était plus fervente. Il vécut seul dans l’amertume de ses pensées, sans autre diversion que son travail quotidien, auquel il se livra avec un morne acharnement. Il crut y trouver pendant un temps les élémens d’une vie nouvelle. Dans ce silence de tout sentiment d’amour, une passion tenace et puissante, celle qui exprime le plus fortement l’égoïsme, se développa en lui : l’avarice. Pendant des années il entassa guinée sur guinée, comptant chaque soir de combien s’était accru son trésor et prenant plaisir à en voir reluire les pièces à sa lampe ; mais cette passion le trompa comme l’avaient trompé ses premiers sentimens. Un soir, le malheur entra dans sa cabane, qu’il avait laissée entr’ouverte, sous la forme d’un jeune débauché qui le vola de son trésor. Alors il put se rappeler ce mot de son évangile : « Faites-vous un trésor que la rouille n’attaquera pas et que les voleurs n’emporteront pas. » Eh bien ! ce mot de l’évangile se réalisa pour lui à la lettre. Un autre soir qu’il avait une seconde fois laissé sa porte entre-bâillée, un enfant abandonné sur la neige vint lui porter ce trésor à l’abri des convoitises. Silas Marner le recueillit et l’adopta et, à partir de ce moment, les noires rêveries disparurent, les souvenirs douloureux du passé s’effacèrent et la vie se prit à refleurir dans ce cœur si longtemps fermé. Un seul mouvement d’amour et d’humanité lui avait donné ce qu’il avait en vain demandé aux passions de l’égoïsme.

L’oubli de soi est la loi suprême de l’amour, et ce serait le plus enviable des devoirs si l’amour devait en être la récompense assurée ; mais il s’en faut qu’il en soit toujours ainsi. Souvent il exige de nous le sacrifice même de l’amour, qui, si nous n’y portons pas attention, peut fort bien, nous dit George Eliot, n’être qu’une forme déguisée de l’égoïsme. Il y a deux sortes d’altruismes : l’un qui résulte des mouvemens instinctifs d’une nature aimante et qui rend facile cet oubli de nous-même ; l’autre qui résulte de la raison et de la volonté et qui exige notre soumission à des sentimens que notre cœur n’approuve pas, voire même à des préjugés que notre conscience condamne. L’histoire de Maggie Tulliver met dramatiquement en opposition ces deux formes contraires de l’oubli de soi. Maggie était née altruiste, si, pour l’être, il ne s’agit que de s’oublier par amour et charité, car on ne peut pas dire vraiment qu’il entrât un atome d’égoïsme dans sa passion de dévoûment. Ce n’était pas l’espoir d’un retour de tendresse qui, tout enfant, l’attachait aux pas de son frère Tom, car ce frère n’avait pour elle que de dures paroles. Ce n’était pas davantage une préférence égoïste qui avait déterminé le premier choix de son cœur, car ce choix était tombé sur un camarade de son frère, le jeune Philippe Wakem, pauvre enfant mélancolique, contrefait et dédaigné, et elle l’avait aimé précisément pour ces imperfections mêmes qui donnaient une occasion de charité à ses instincts de sacrifice. Lorsque vint la ruine de son père, elle n’eut aucune peine à supporter la pauvreté, et lorsque le hasard fit tomber sous ses yeux habitués à d’autres lectures un certain livre intitulé : l’Imitation de Jésus-Christ, elle en comprit d’emblée les conseils et trouva facile et doux de les suivre. L’épreuve ne commença sérieusement que lorsque ce devoir de s’oublier réclama non-seulement le sacrifice, mais l’anéantissement de l’amour que, dans des jours plus heureux, elle avait accordé au pauvre Philippe Wakem. Cet amour tombait sous le coup de la malédiction prononcée contre le père de Philippe par le vieux Tulliver, qui, sans le savoir, avait ainsi porté sentence contre le cœur de sa fille bien-aimée. Renoncer à ce que cet amour reçût jamais satisfaction, Maggie y consentait comme à un sacrifice obligé, mais en effacer le souvenir et en haïr la pensée, Maggie se sentait incapable de cet héroïsme barbare et de la cruelle métamorphose d’elle-même qu’il supposait. C’était là cependant ce qu’exigeait l’anathème paternel, autrement tyrannique et arbitraire que ne le fut jamais le préjugé social de l’inégalité des conditions. Eh bien ! George Eliot n’hésite pas à prendre parti contre son héroïne pour cette tyrannie et cet arbitraire. L’abnégation de tendresse de Maggie n’est pas pour elle une excuse ; bien mieux, c’est de ce besoin inné d’aimer dont elle a si longuement décrit les effets dans la première partie du Moulin sur la Floss qu’elle se sert pour condamner la charmante fille. Délicatement elle enlève le masque à ce penchant à la tendresse, et sous le dévoûment apparent elle montre l’égoïsme inconscient, naïf involontaire. Ce besoin d’aimer a son complément, le besoin d’être aimée, et c’est à ce dernier sentiment que Maggie a obéi en acceptant les innocens rendez-vous de Philippe Wakem, c’est à ce sentiment qu’elle cédera plus tard encore, lorsqu’elle laissera la passion du fiancé de sa gentille cousine, Lucy Deane, s’approcher d’elle plus qu’elle ne le devrait. La générosité de son amour ne justifie pas Maggie de s’être soustraite aux conséquences de la défense paternelle. Elle se devait aux siens tout entière, et leurs sentimens, quelque étroits, quelque violens, quelque barbares qu’ils fussent, lui imposaient obéissance et respect, sinon adhésion. Maggie n’a pas connu ou n’a pas su pratiquer cette maxime en laquelle peut se résumer toute vraie morale : « Lorsque tu seras embarrassé entre deux devoirs, choisis toujours le plus difficile, et tu seras sûr de ne pas te tromper. »


II.

Après tout grand succès, il y a pour l’artiste une épreuve des plus dangereuses ; il est toujours à craindre, en effet, que s’irritant à la fois et des louanges qu’on lui donne pour les qualités qu’il a déployées et des critiques qu’on lui adresse pour les qualités dont on accuse chez lui l’absence, il ne tienne à prouver qu’il était capable de réussir dans un autre genre que celui dont il vient de faire usage, et que, s’il n’en a pas choisi un autre, c’est simplement qu’il ne l’a pas voulu. Cette présomption, ou, selon le cas, cette ambition, a été la cause déterminante des trois quarts des tentatives avortées ou des déviations de talent, dont l’histoire littéraire, surtout celle de notre siècle, est pleine. Nul doute que George Eliot n’ait ressenti tout comme un autre ces irritations et qu’elle ne leur ait cédé dans une certaine mesure ; ce qui est plus certain encore, c’est qu’elle a été assez prudente et assez habile pour en conjurer les fâcheux effets. Une louange trop souvent répétée finit par paraître un reproche, et George Eliot, fatiguée de s’entendre toujours traiter de peintre consommé de la réalité, voulut prouver que l’idéal ne lui était pas inconnu, qu’elle saurait au besoin l’atteindre et qu’elle serait capable, si elle le voulait, de faire dialoguer d’autres personnages que des charpentiers et des tisserands. De là cette peinture dramatique de Florence, à la fin du XVe siècle, entre l’agonie de Laurent le Magnifique et la mort de Savonarole, qui a nom Romola. Mais en abordant le roman historique, elle n’a renoncé ni à ses doctrines, ni à ses procédés habituels. Elle a traité l’histoire comme la réalité du passé et lui a appliqué les mêmes méthodes d’observation minutieuse et sympathique qu’à la réalité du présent. Quant à l’idéal, elle ne l’a pas cherché ailleurs que dans les vertus morales dont elle s’était faite la propagandiste dévouée, sachant bien qu’il suffit de l’illusion d’optique imaginative que crée le recul du temps pour donner grandeur et beauté aux mêmes sentimens que nous ne récompensons pas toujours dans le présent même du prix Montyon, car, s’il n’y a pas de héros pour le valet de chambre, il n’y a pas davantage de grands sentimens pour les contemporains. Romola est donc au fond un roman réaliste comme Adam Bede et Silas Marner, où des personnages porteurs de noms plus célèbres et plus harmonieux sont chargés de présenter identiquement la même morale que nous avons vu exposer par les gens d’Hayslope et de Raveloë ; il n’y a que l’étiquette de changée. Ainsi rien d’aventureux, ni d’aventuré dans cette tentative de George Eliot ; au moment même où elle paraissait s’en écarter, elle se tenait ferme sur le terrain de ses doctrines sans en compromettre ou en oublier aucun principe. L’intérêt de Romola comme œuvre d’art est dans le tour de magie par lequel l’auteur a réussi à donner satisfaction aux exigences de l’imagination au moyen des mêmes élémens que nombre de critiques jugeaient incapables de toute transformation idéale.

Romola a été jugé très diversement ; mais nous ne saurions souscrire à l’enthousiasme des uns et à la sévérité des autres. Assurément le livre a ses défauts, dont le principal est cette abondance de scènes de mœurs et de descriptions historico-archéologiques que l’auteur a liées à son action centrale et dont elle retarde perpétuellement la marche de son récit ; cependant ce défaut est tellement inhérent au genre du roman historique que je ne sais personne qui ait pu y échapper, pas même Walter Scott, et que, par conséquent, il serait injuste d’en faire trop vivement reproche à George Eliot. Le récit, dis-je, en est retardé, mais il ne perd rien pour cela de son intérêt dramatique, et d’ailleurs l’est-il beaucoup plus que ne l’est, dans Notre-Dame de Paris par exemple, la marche de l’action par les célèbres chapitres archéologiques que chacun sait ? Enfin quelques-unes de ces scènes, celle de la foire de Florence où l’auteur s’est souvenu d’une toile curieuse de Callot, et celle du carnaval transformé en fête dévote par Savonarole, sont des morceaux d’un art consommé, où l’exactitude historique ne prive l’imagination d’aucun de ses droits à ce sentiment poétique qu’elle aime à tirer du passé. Mais tout cela n’est qu’épisodique, et ce n’est pas dans ces détails qu’il faut chercher le mérite supérieur de Romola. Si le livre n’est pas un chef-d’œuvre, ce que j’accorderai volontiers, il n’en est pas moins vrai qu’il contient le chef-d’œuvre du talent psychologique de George Eliot, je veux dire le caractère de Tito Melema. C’est une maîtresse main qui a tracé ce portrait, mais il fallait que cette main fût celle d’une femme, car quelle main masculine aurait été d’un tact assez délicat et d’une adresse assez patiente pour cette tâche compliquée et subtile ?

Jamais on n’a fait apercevoir avec une telle finesse l’atome moral, si ténu qu’il en est presque insignifiant, d’où peuvent sortir, si on lui crée les circonstances de gestation et d’incubation favorables, les résolutions les plus perverses et les actes les plus criminels. Tito Melema est un jeune Grec que nous voyons dans le cours du récit se rendre coupable de la plus notre ingratitude ; mais au début il est encore pur de toute mauvaise action et il n’y a rien de blâmable en lui, sauf certaines dispositions latentes à l’indulgence personnelle. Avec quel art ces dispositions premières ont été saisies et présentées ! Avant même que Tito ait agi de manière à se faire reconnaître, on éprouve pour lui un sentiment d’inexplicable antipathie ; l’auteur, avec une habileté merveilleuse, a su créer chez le lecteur la défiance de son personnage, défiance légitime, comme on va voir. Les hasards de la vie ont jeté Tito sur le pavé de Florence, sans protecteurs et sans amis, mais il est beau, disert, érudit, d’un esprit fertile en ressources, et il ne tarde pas à faire sa fortune dans ce monde de lettrés curieux et de généreux patrons des arts. Cependant tout ce qu’il est et tout ce qu’il sait, il le doit à un Napolitain qui l’a recueilli autrefois, alors qu’il était orphelin, l’a élevé et adopté. Séparé de ce père adoptif par un de ces accidens si fréquens alors dans les régions orientales devenues pour tout chrétien par le fait de la récente conquête turque des lieux semés d’embûches, Tito est resté en possession de quelques bijoux précieux, et pour les employer à son profit, il laisse sciemment son bienfaiteur dans l’esclavage ; puis, lorsque ce bienfaiteur apparaît tout à coup devant lui, il le renie ouvertement et l’abandonne au dénûment et au désespoir. Certes, voilà une série d’actions perverses au premier chef, mais que vous vous tromperiez si vous pensiez qu’elles appartiennent à une nature foncièrement mauvaise ! Suivez George Eliot dans les méandres de ce caractère, et elle va vous montrer de la manière la plus irréfutable que ces méfaits sont simplement le produit d’un égoïsme, presque excusable à l’origine, et qui peut s’allier avec d’aimables parties de nature et les dons les plus brillans de l’esprit.

Vous connaissez la boutade misanthropique devenue proverbiale : si notre bonheur dépendait d’un certain mandarin que nous ne connaîtrons jamais, et s’il ne fallait que lever le doigt pour tuer le mandarin, combien d’entre nous en est-il qui résisteraient à commettre ce meurtre ? Voilà tout le crime de Tito Melema. Il a tué le mandarin, il a fait même moins que cela, il s’est contenté de supposer que le mandarin n’existait plus. Ces pierres précieuses appartiennent à mon père adoptif ; oui, mais existe-t-il encore ? C’est improbable, et, s’il existe, où aller le trouver ? Voilà la pensée du crime à sa première apparition, naturelle, presque innocente, et la logique de l’égoïsme ne manque pas de sophismes pour la justifier. Rassuré par ces sophismes, Tito Melema dispose des bijoux, mais un message lui arrive de son père adoptif lui apprenant qu’il est en esclavage et que les pierres précieuses suffiront à sa rançon. La faute serait encore réparable, mais les pierres précieuses ne sont plus en la possession de Tito, et puis il faudrait de sa part un aveu complet qui est au-dessus de ses forces, et ici encore la logique de l’égoïsme lui vient en aide par d’assez bonnes raisons. Tito est marié à une belle et noble Florentine ; en faisant cet aveu, ne va-t-il apparaître aux yeux de sa femme sous un jour odieux ? Il va donc jouer son bonheur, il va faire pis, il va détruire celui de sa femme : en a-t-il bien le droit ? Mieux vaut donc laisser la mauvaise action suivre ses conséquences, que Tito ne verra pas, et l’ensevelir dans un silence absolu ; son père adoptif y succombera peut-être, mais les morts ne reviennent pas et le secret est assuré. Le tombeau cependant a refusé la proie qui lui était ainsi offerte, et un jour le père adoptif condamné apparaît par un concours singulier de circonstances imprévues devant Tito, mais désespéré, privé de la raison et n’ayant plus d’intelligence et de volonté que pour la vengeance. Ah ! cette fois Tito est en état de légitime défense ; la colère de cet homme outragé lui crée un droit : il n’y a plus à hésiter, il faut accepter résolument l’action commise et la compléter par une nouvelle plus infâme encore. À partir de ce moment, Tito est perdu, car il n’y a plus dans son âme place que pour la crainte ; chaque jour, il lui faut inventer un nouveau mensonge pour écarter une possibilité de danger. Il descend ainsi tous les degrés qui conduisent au parjure, à la trahison, à la délation, et devient un des plus parfaits modèles de félonie que l’on puisse citer ; le cancer de l’égoïsme a rongé l’une après l’autre toutes ses vertus. Eh bien ! ce modèle de félonie n’est au fond qu’un être faible, craintif et irrésolu ; mais c’est précisément pour cela que l’égoïsme a sur lui une si forte prise. L’égoïste ne veut point le mal des autres, il ne veut que son bien propre ; mais comme il ne peut vouloir contre lui-même, ses relations avec ses semblables sont toujours forcément entachées de mensonge et de fraude. C’est l’histoire de Tito Melema. Sa conduite envers son père adoptif n’est pas son seul crime. Il en a un autre sur la conscience, qu’il a commis par simple légèreté de jeune homme. Pendant une fête, il a rencontré une jeune paysanne naïve et crédule qu’il avait vue à son arrivée à Florence et qui avait été presque sa bienfaitrice, lui ayant alors, sur sa bonne mine, fourni son premier déjeuner. Un charlatan, revêtu d’habits sacerdotaux, célèbre sur la place publique des simulacres de mariage ; par manière de jeu, Tito conduit devant cet autel pour rire sa confiante amie et s’unit à elle par une parodie du sacrement. C’est une plaisanterie, mais Tessa, qui aime follement Tito, l’a prise au sérieux, et Tito n’ose la détromper de peur de lui causer une peine trop vive. Voilà le genre de bonté dont l’égoïste est capable ; pour détromper Tessa, il aurait fallu paraître cruel, il aurait fallu l’être, en effet, un instant, mais ce courage est au-dessus des forces de Tito, et il résulte de ce mensonge par sensibilité un concubinage secret et un double ménage avec tous les dangers et toutes les terreurs qu’une telle situation comporte.

Cette création de Tito Melema, je ne crains pas de l’avancer est sinon une des plus belles, au moins une des plus originales et peut-être la plus neuve qu’il y ait dans la littérature entière de ce siècle. Tous les caractères créés par les poètes et les romanciers ont pour ainsi dire des ancêtres et dérivent de quelque œuvre antérieure ; celui-là est absolument sans précédens ; je ne lui découvre aucune ressemblance, ni prochaine ni lointaine, avec aucun autre personnage du monde de la fiction. Ai-je bien réussi à le faire comprendre ? Je ne sais trop, tant les traits en sont subtils, mêlés, complexes, presque contradictoires. Aucun autre, en tout cas, ne fait mieux comprendre les qualités, et ce que quelques-uns appellent les faiblesses de la psychologie de George Eliot. Cette psychologie a cela de particulier qu’elle fait corps avec le personnage qu’elle observe, et que, si l’on essaie de l’en séparer, elle se fond aussitôt sous le regard comme ces méduses qui, hors de la mer, ne sont plus qu’un peu d’eau au bout de quelques minutes ; elle ne vaut donc que pour ce personnage et pour les différens états d’âme qu’il traverse et qu’elle accompagne. Elle reste ainsi essentiellement dramatique et n’arrive jamais à rien de général. Il y a quelques années, on eut l’idée de composer un petit volume avec un choix de réflexions morales tirées des œuvres de George Eliot ; ce volume n’eut aucun succès, de quoi nous ne songeons pas à nous étonner. Car chacune de ces observations lue en sa place apparaîtra merveilleuse de pénétration, mais qu’elle en soit détachée, la vérité en sera ou trop incertaine ou trop particulière pour être comprise, parce qu’il n’en est aucune qui fasse sentence et qui puisse se présenter comme la formule absolue de tel ou tel fait moral. En d’autres termes, George Eliot aurait été capable à la rigueur de composer les Caractères de La Bruyère, il lui eût été impossible de composer les Maximes de La Rochefoucaud, et cependant le vice qu’elle a peint de préférence, l’égoïsme, est celui-là même dont le livre du noble frondeur fait le ressort principal des actions humaines. La psychologie de George Eliot est donc incapable de généralisation ; chez un pur philosophe, ce serait certainement un défaut ; j’ose trouver que chez un romancier ou un dramaturge, c’est au contraire une qualité.

Dans l’ouvrage qui suivit Romola, George Eliot a sacrifié plus directement encore à l’idéal. La Bohémienne espagnole est un poème d’une étendue égale à tel de ses romans, dont l’action se passe en Espagne à peu près à la même époque que l’action de Romola. Ce poème n’est pas une exception dans l’œuvre de George Eliot. En dépit de son réalisme, elle eut toujours le goût et le besoin de la poésie, et dans ses momens privilégiés de rêverie philosophique, elle se plaisait à lui demander des symboles animés de ses doctrines ou à lui emprunter son langage pour en revêtir tel fait historique, telle légende, voire telle anecdote contemporaine qui lui semblait une expression adéquate ou une démonstration vivante de telle de ses idées. De ce commerce intermittent avec les muses est sorti un curieux petit volume intitulé Jubal et autres Poèmes ; mais de ces tentatives poétiques, la Bohémienne espagnole est de beaucoup la plus considérable. Le poète, il faut le dire, n’est pas chez George Eliot à la hauteur du romancier ; cependant il me semble qu’il est entré beaucoup de parti-pris dans la sévérité que la critique a montrée, dans le pays même de l’auteur, pour cette partie de ses œuvres, et je ne puis m’empêcher de croire que l’indulgence eût été plus grande si la réputation du romancier eût été moindre. À coup sûr, la Bohémienne espagnole n’est pas une œuvre hors de pair ; toutefois si, pour être appelé beau, il suffisait d’une versification heureuse et variée, d’un rythme d’une réelle vivacité, d’une abondance poussée jusqu’à la prodigalité d’images neuves et originales, d’un élagage soigneux de toute loque poétique surannée, d’une ingénieuse diversité de formes bien choisies alternant entre le récit lyrique et le dialogue dramatique, entre la saynète et l’idylle, entre le discours didactique et la chanson, le poème dont nous parlons mériterait cette épithète. D’où vient cependant que la lecture de cette œuvre intéressante à tous égards ne nous laisse aucune de ces fortes émotions qu’ont coutume de donner les véritables œuvres poétiques ? Cela est difficile à dire. C’est peut-être d’abord que la nature de George Eliot était trop purement intellectuelle pour la poésie, et qu’en conséquence de cette nature il y a là plus de lumière que de chaleur, plus de scintillemens que de flammes. C’est une chose qu’on refuse d’ordinaire d’admettre par crainte d’abaisser la poésie, qu’un des principaux agens de l’inspiration poétique est le tempérament physique, et cependant rien n’est plus vrai. Or cet élément physique, auquel ne suppléent pas plus les ressources de l’esprit que l’éclairage scientifiquement obtenu ne remplace la vivante lumière du jour, manque absolument chez George Eliot. Une autre raison de cette infériorité relative de George Eliot en poésie doit être cherchée dans la vertu même dont elle a fait la base de sa morale. Il faut beaucoup penser à soi et beaucoup rapporter à soi pour être poète ; l’égoïsme est une loi des natures sacrées pour la poésie. Que leur arrive-t-il, dites-moi, qui ne leur soit commun avec la masse de l’humanité ? Les joies et les douleurs qu’ils ressentent sont celles de tous, et cependant voit-on ailleurs que chez eux de tels cris, de telles colères ou de telles ironies devant les accidens de la destinée humaine ? À la manière dont ils en parlent, il semble qu’il leur soit arrivé quelque chose d’exceptionnel, et en effet ils en sont convaincus, et telle est la puissance de cette conviction qu’ils la font partager aux autres hommes. Il y a un égoïsme inconscient dans la vivacité avec laquelle ils ressentent joies et douleurs, il y en a un conscient et volontaire dans l’orgueil avec lequel ils les expriment. L’oubli de soi est donc une vertu plus difficile au poète qu’à tout autre homme, et c’est pourquoi il est douteux que la morale altruiste soit jamais une source féconde de poésie.

Pour juger de la valeur de George Eliot comme poète, c’est beaucoup moins à la Bohémienne espagnole qu’il faut s’adresser qu’au petit volume intitulé : Jubal et autres Poèmes. Ce recueil, le meilleur, et de beaucoup, de tous ceux qui ont été inspirés par les nouvelles doctrines, n’a reçu du public et de la critique qu’un assez médiocre accueil, et de toutes les pièces qui le composent, on n’en a guère voulu retenir qu’une seule, la dernière, celle que M. Caro citait ici même récemment : « Oh ! que ne puis-je me joindre au chœur invisible ! » où elle exprime noblement et tristement son espoir dans l’immortalité qui résulte de l’influence exercée par les œuvres accomplies pendant notre passage sur la terre. Il s’en faut cependant que cette pièce soit la seule remarquable du recueil ou même la plus remarquable. Presque toutes sont à citer, et il y a vraiment plaisir à retrouver, sous une forme concise et à l’état de petits mythes ou de petits drames, la plupart des thèses morales développées dans ses romans. Ce conseil si souvent répété d’accepter la vie telle qu’elle nous est donnée, de la subir noblement, malgré ses disgrâces, quelle piquante application elle en a faite dans Armgarth, cette chanteuse qui a perdu tout à coup la voix et, avec la voix, l’amour égoïste de ses adorateurs, et qui se résigne philosophiquement à devenir maîtresse de chant ! Mais de tous ces poèmes, le plus digne d’attention est celui qui donne son nom au volume : Jubal. Elle y a résumé avec grandeur sa doctrine entière. Pendant que ses frères forgeaient les métaux ou veillaient aux soins des troupeaux, Jubal, le rêveur, ému des bruits épars dans la nature, a trouvé l’art de les fixer par la musique et d’en composer une sorte d’insubstantiel aliment que l’âme ne peut recevoir sans ivresse et qui éveille en elle le besoin d’une vie nouvelle en même temps qu’il augmente l’intensité de celle qu’elle possède déjà. Cependant il prend à Jubal le désir passionné d’augmenter ses richesses aériennes, d’aller dans les pays inconnus recueillir d’autres bruits que ceux de ses plaines natales. Il part et il écoute les plaintes du vent dans les grandes forêts, les sanglots et les rires des eaux le long des fleuves, les souffles impétueux qui battent les hautes cimes comme le vol de légions d’esprits invisibles, les rumeurs puissantes de la mer, qui s’achèvent en murmures caressans sur les plages, en éclats de colères contre les rochers et les falaises. Le pèlerinage dure toute sa vie de patriarche, c’est-à-dire de longs siècles. Enfin le souvenir du pays natal lui revient et il se met en route pour aller porter aux siens les bienfaits de ses sonores acquisitions. Mais quel changement lorsqu’il arrive aux lieux où son art avait pris naissance ! Une ville s’élève là où se pressaient quelques pauvres tentes, tout un peuple est sorti de la famille qu’il a quittée, et pendant qu’il s’étonne et se recueille, voilà qu’il entend le bruit des instrumens qu’il a jadis inventés, et que des flots de population en proie à l’enthousiasme sortent de la ville chantant des hymnes en l’honneur de Jubal, dont ils célèbrent la fête. « Jubal, c’est moi ! » leur crie l’inventeur, devenu dieu en son absence, mais tous rient du pauvre insensé, et passent en continuant leurs chants et leurs danses. Alors Jubal se prend à songer et, loin de trouver dans son cœur amertume et tristesse pour cet oubli, il y trouve au contraire le motif d’une joie grave et profonde en pensant que tout ce peuple lui doit la vie morale dont il vient de voir les manifestations, qu’il est leur père et véritablement leur second créateur. Il y a dans ce poème, où le sentiment, exprimé sous forme lyrique dans le Chœur invisible, a revêtu une forme quasi épique, une noblesse d’accent, une gravité d’enthousiasme, une sérénité religieuse, qui donnent à son auteur un droit réel à une place parmi les poètes.

Romola et la Bohémienne espagnole ont d’étroits rapports de doctrine et de sentiment ; on dirait une seule et même conception qui, à un moment donné de sa croissance, s’est scindée pour se créer deux corps différens. Jusqu’ici, dans les romans de la première manière de George Eliot, nous n’avons vu de sa morale altruiste que des applications restreintes, celles qui se rapportent aux devoirs de la vie individuelle ou à la famille. Mais dans ces deux derniers ouvrages, cette morale prend une grandeur inattendue où se révèle toute la pensée de l’auteur. Elle vaut la peine d’être expliquée, cette pensée, surtout à l’heure présente, où l’esprit d’individualisme étend de plus en plus son action dissolvante. Le désintéressement de soi n’est pas un devoir que l’on soit libre d’accepter ou de rejeter, c’est un devoir impérieux, forcé, exigible à toute heure. Nous devons au monde de nous oublier absolument comme nous devons le service militaire et le paiement de l’impôt. Et ce n’est pas là une comparaison par figures, c’est l’expression d’un fait indéniable. Au fond, la société n’a pas d’autre base que le sacrifice de nous-mêmes sous toutes les formes, et cette base est nécessaire. De quoi vit-elle si ce n’est des contraintes et des mutilations qu’elle nous impose ? C’est par l’oubli de nous-mêmes que nous avons une famille et surtout une patrie. Les sociétés fortes et saines sont celles où ce devoir est pratiqué facilement, avec joie, avec ferveur ; les sociétés maladives et corrompues sont celles où il est refusé, contesté ou tenu en haine ; mais que la société soit forte ou maladive, il faut de toute nécessité qu’il y ait en elle une certaine proportion de ce sentiment, sans quoi elle retournerait par l’anarchie à cet état de nature si bien défini et décrit par Hobbes. Ah ! sans doute, il est des heures où ces contraintes nous semblent dures, où en être délivré nous apparaît comme l’idéal du bonheur, où cet oubli de nous-mêmes ne nous représente pas autre chose que le suicide de notre liberté ; mais ces attaches qui nous lient sur un point infime de l’espace à un ordre social particulier n’en sont pas moins notre unique moyen de salut moral. George Eliot nous démontre par l’exemple de Tito Melema que le plus grand malheur qui puisse atteindre un homme, c’est précisément l’absence de toute condition qui limite sa liberté. D’où viennent les crimes de Tito Melema, sinon de ce que son égoïsme a pu s’épanouir en pleine liberté, sans trouver en lui et en dehors de lui rien qui gênât sa croissance ? Ces crimes sont presque excusables, car on ne sait pas comment, les conditions de sa vie étant données, le sentiment d’autrui aurait jamais pu prendre assez de force pour contre-balancer en lui le sentiment du moi. Tito est ingrat envers son bienfaiteur, mais c’est que ce bienfaiteur, malgré tout, n’est pas son père, que la nature reste en lui froide et muette, et qu’il n’y a qu’un sentiment purement moral qui pourrait l’obliger. Tito est traître envers ses amis, mais c’est que ses amis ne sont pas ses concitoyens ; Tito sert Florence avec déloyauté, mais c’est que Florence n’est pas sa patrie et qu’il reste libre de la quitter pour aller servir une autre principauté. Rien ne lui dit de s’oublier, tout au contraire lui conseille de songer à lui, exclusivement à lui. Lors donc que nous invoquons la liberté contre les contraintes sociales, prenons garde de prendre légèrement ce nom, car ce n’est pas toujours la liberté qui réclame, mais bien le penchant à l’égoïsme qui se masque de prétextes sacrés ; c’est là ce que Savonarole, avec sa parole enflammée, fit comprendre à Romola lorsqu’il l’arrêta sur la route de Venise fuyant un indigne époux qu’elle avait tout droit de haïr selon la vulgaire morale mondaine, et une patrie dont elle avait raison de trouver le séjour odieux. Personne plus que George Eliot n’a été habile et acharnée à soulever tous ces masques sacrés dont se couvre l’égoïsme : orgueil du rang, fierté légitime de l’âme offensée, respect du nom, tendresse pour les souvenirs vénérés, et il n’en est aucun qu’elle épargne, pas même l’amour, pas même l’honneur. Sur ce terrain elle n’admet aucune transaction, et sa finesse psychologique ne la fait pas tomber dans le moindre casuisme ; il n’y a pas de circonstances, quelque dures qu’elles soient, qui puissent nous dispenser de nos devoirs envers les nôtres, ni la tyrannie de la famille, ni l’esclavage d’une union indigne, ni l’oppression de la caste dont nous sommes, ni l’injustice de la société à laquelle nous appartenons ; même si la patrie, au lieu d’être une illustre cité comme Florence, n’est qu’une vague et mouvante tribu comme cette tribu des Bohémiens oh le chef Zarca rappelle sa charmante fille Fedalma, nous nous devons à cette flottante patrie, et si cette forme vague de la tribu est elle-même brisée et que la patrie ne consiste plus que dans une croyance morale, comme il est arrivé pour la race juive, nous nous devons à cette croyance. Mais sentez-vous combien tout cela est sérieusement, profondément social ?

Après Romola et la Bohémienne espagnole, George Eliot revint à cette réalité qui l’avait si bien inspirée autrefois, mais il lui arriva un peu ce qui arrive toujours après un voyage plus ou moins long, c’est que personnes et choses se sont modifiées en notre absence et que nous devons modifier nos rapports avec elles pour nous trouver en accord avec leur situation nouvelle. C’est ce que comprit merveilleusement George Eliot ; aussi ce retour à la réalité ne fut-il pas un abandon de la tentative qu’elle venait de faire pour s’approcher d’un certain idéal. Au contraire, elle persista plus que jamais dans ce projet, mais renonçant à atteindre son but par les moyens romantiques ordinaires, elle eut l’idée ingénieuse de renverser le procédé qu’elle avait employé dans Romola. Dans ce roman, elle avait traité l’histoire comme une réalité passée ; n’était-il pas possible de traiter la réalité moderne comme l’histoire, et d’obtenir par ce moyen un semi-idéalisme qui, sans leur faire rien perdre de leur familiarité, prêtât aux choses contemporaines un peu de la noblesse et de la poésie que le recul du temps prête aux choses du passé ? Ses trois derniers romans, Félix Holt, Middlemarch, Daniel Deronda, furent les fruits de cette ingénieuse tentative, fruits bizarres, à formes compliquées, à saveurs imprévues, obtenus par greffes habiles et où se reconnaît l’art de l’horticulteur littéraire consommé, mais qui, malgré leurs qualités exquises, ne laissent pas que de faire regretter parfois la franchise de saveur et la simplicité de formes des admirables sauvageons d’autrefois poussés plus librement et dans une terre moins altérée par les soins de la culture.

L’action de Félix Holt se passe pendant les années qui suivirent l’adoption du fameux bill de réforme, et l’auteur s’est appliqué à mettre en pleine lumière les courans d’opinion et les élémens sociaux qui sortirent de cette grande mesure. L’émoi de l’aristocratie qui s’agite pour faire tourner à son profit cette réforme accomplie contre son influence et qui, sous le coup de cette inquiétude, enfante ce produit nouveau, le radical de race noble, l’incapacité momentanée des classes moyennes à s’emparer du mouvement, l’indifférence brutale du peuple devant une innovation dont il ne comprend pas le bienfait et qui, dominé par la longue habitude, ne demande que deux choses : du pain en tout temps et de loin en loin une occasion d’émeute pour divertissement, la joie mal dissimulée des dissidens, qui pressentent dans ce changement capital un affaiblissement de l’église établie, leur ennemie séculaire, et enfin, à l’écart de tous ces groupes agités et ambitieux, l’apparition solitaire du radicalisme plébéien sous la forme d’un jeune excentrique sans liens avec aucun parti, sans attaches d’aucune sorte avec le passé, tel est le vaste tableau que George Eliot a peint d’une main magistrale dans les proportions modestes du tableau de genre, concentrant toute la vie anglaise de cette période dans l’histoire d’une simple bourgade et resserrant ainsi la scène au lieu de l’étendre comme n’aurait pas manqué de faire un peintre moins habile. Cependant, malgré l’intérêt qui s’attache à ce tableau, malgré qu’il soit peut-être, après Silas Marner, le mieux composé des romans de George Eliot selon nos idées françaises, Félix Holt n’est pas une œuvre attachante à l’égal des anciennes productions de l’auteur. Les raisons de cette infériorité sont nombreuses. C’est d’abord que le héros principal, le radical Félix Holt, est un personnage déplaisant à l’excès, qui est beaucoup plus fait pour détourner de la vertu que pour y inviter. C’est ensuite qu’aucun des personnages du livre n’est réellement sympathique ; non, pas même la spirituelle Esther Lyon, produit imparfait de races croisées, véritable mulâtresse au moral, trop coquette pour une fille modeste, trop sérieuse pour une coquette, incomplète en toute chose, surtout en jugement. Mais le grand défaut de Félix Holt, c’est le bizarre contraste qui existe entre cette mise en scène d’intérêts très réels et très pratiques dont nous venons de parler et la fable du livre, qui est romanesque au-delà de toute expression. C’est celui de ses ouvrages où elle a fait le moins emploi de ses aptitudes psychologiques et où elle a le plus sacrifié à l’action ; elle y a sacrifié jusqu’au point d’emprunter au roman à sensation quelques-uns de ses trucs et de ses mystères, comme si elle avait été jalouse des lauriers de Mrs Braddon ou de Wilkie Collins. Cela abonde en secrets, en surprises, en jeux imprévus du hasard, en naissances supprimées, en adultères cachés, tout comme un bon mélodrame d’autrefois ; il n’y manque même pas le traître traditionnel, qui se laisse aisément reconnaître sous les traits de Jermyn, l’homme de loi. Comme dans le mélodrame aussi, le pathétique résulte moins des passions et des sentimens des personnages que des situations imprévues où ils sont poussés et des coups de la fortune. Mais avec quelle habileté elle a fait usage de cet élément mélodramatique et quelle abondance de scènes saisissantes elle a su lui faire rendre ! Le début du roman nous introduit au cœur du sujet de la manière la plus heureuse. Dans le manoir quelque peu déchu des Transome, on attend l’héritier du nom, Harold, qui revient d’Orient avec une fortune considérable amassée pendant quinze années d’un exil volontaire. Le voilà, il est arrivé, traînant après lui les conséquences de sa vie exotique sous la forme d’un jeune métis syro-saxon qui n’a rien du teint de roses et de lis ni de la gravité mélancolique des enfans de Gainsborough et de Lawrence. Cependant ces circonstances délicates, si bien faites pour donner prise au cant britannique, ne sont encore rien auprès de l’altération profonde qu’a subie à l’étranger sa substance saxonne, et sa mère s’en aperçoit douloureusement dès ses premiers mots. « Il faut songer au parlement, Harold. Une élection est à faire prochainement et vous êtes le candidat désigné des tories. — Le candidat des tories ? Vraiment non. — Eh quoi ! mon fils, seriez-vous whig ? — Eh ! Dieu m’en garde ! — Mais qu’êtes-vous donc ? — Je suis radical. » Un début de roman pour Thackeray ! Une scène de grand effet est aussi celle où Harold, après sa déconfiture électorale, rencontrant dans l’auberge qui sert de réunion à la gentry du district l’homme de loi Jermyn, lève sur lui sa cravache et où ce dernier laisse échapper par vengeance l’odieux secret si longtemps retenu. « Eh bien ! frappez donc, je suis votre père. » Harold tombe anéanti, et alors le député tory, son heureux rival politique, s’élançant sur Jermyn et lui saisissant violemment le bras : « Sortez, monsieur, nous sommes ici entre gentilshommes ! » Un dénoûment pour Alexandre Dumas fils ! Et cette autre scène encore, où la charmante Esther Lyon, héritière légale reconnue du nom et de la fortune des Transome, éveillée pendant la nuit, entr’ouvre sa porte et voit la douairière errant le long des corridors, gémissant sous le poids de l’affront et portant la main à sa joue comme pour apaiser la cuisante douleur d’un soufflet donné par une main invisible. Une situation pour Charlotte Brontë ! — Mais cet élément mélodramatique est traité avec une sobriété extrême, sans déclamations, sans dépenses d’éloquence ; un éclair, un coup de foudre, une trace noire, et c’est tout.

Je n’oserais dire que, dans ce roman, George Eliot ait voulu tracer son idéal du parfait démocrate, mais elle a certainement voulu se prononcer sur les vertus qui conviennent à celui qui prend ce titre et sur le principe qui doit être la règle de sa conduite. Ce principe, c’est toujours, c’est plus que jamais l’oubli de soi. Selon George Eliot, le radical est l’homme à qui les mobiles égoïstes sont le plus particulièrement interdits, car, s’il leur obéit, en quoi diffère-t-il des hommes des autres partis ? Qu’un conservateur ait des mobiles égoïstes, cela est assez naturel, puisqu’il considère certains intérêts de classe comme important au bon ordre de la société et à la sûreté de l’état ; mais le radical, qui nie précisément qu’il y ait aucun intérêt de classe qui doive devenir dominant au point d’importer à l’existence de la société, ne doit avoir d’autres pensées que générales, d’autres sentimens que désintéressés, et, de même que les chrétiens des premiers siècles considéraient qu’ils devaient agir en tout à l’inverse des païens, il doit tenir à honneur de répudier tous les motifs personnels qui font agir les autres hommes. Ainsi pense Félix Holt. On ne saurait dire que ce personnage soit précisément aimable, mais il est profondément anglais, et on peut contempler en lui un des produits les moins séduisans, mais les plus curieux de la civilisation protestante. Bienfaisant avec rudesse, franc jusqu’à la grossièreté, ennemi de la sentimentalité jusqu’à la négation de toute grâce et de toute poésie, adversaire de l’hypocrisie jusqu’à la négation de tout sentiment religieux, on ne peut mieux le comparer qu’à un puritain d’autrefois qui, par l’effet du temps, serait arrivé à se laïciser, c’est-à-dire à ne conserver de ce qui fut lui que sa substance brute, rudimentaire, sans aucune des formes et des couleurs que la ferveur religieuse imprimait à son caractère et à son langage. Quoique George Eliot n’ait jamais eu de rapports bien tendres avec Thomas Carlyle, je ne puis m’empêcher de croire qu’elle s’est rappelé l’illustre Écossais en créant ce personnage de Félix Holt, tant il se rapproche par sa haine de la sentimentalité, du faux idéal et du charlatanisme, du type d’homme moral glorifié en toute occasion par l’auteur du Hero Worship et du célèbre Essai sur Samuel Johnson. Félix Holt a deux qualités qui rachètent ses déplaisantes vertus, la véracité et le désintéressement. Il a conçu la démocratie comme une société où l’individu ne doit vouloir que ce qui est l’intérêt de tous, et doit le vouloir contre lui-même, et il a mis sa vie en accord avec sa conviction. S’il réclame beaucoup pour les autres, il commence par ne rien demander pour lui. Fils d’un apothicaire de petite ville, il pouvait vivre dans une aisance relative et aspirer à une profession libérale, grâce à certains remèdes empiriques inventés et mis en vogue par son père ; mais il a découvert le charlatanisme paternel, et, plutôt que d’en profiter, il préfère travailler de ses mains. Il appartient à la secte des indépendans ; mais un jour il lui a semblé que sa religion trop étroite l’éloignait de la masse de ses concitoyens et le mettait en hostilité avec eux, et il a renoncé à fréquenter la chapelle de son ami, le ministre Rufus Lyon. Il est amoureux d’Esther, la fille du ministre ; mais plutôt que de l’obtenir en flattant des goûts qu’il juge dangereux, il aime mieux risquer de s’en faire haïr, et brutalement il raille son penchant à l’élégance et ses lectures poétiques favorites. Le radicalisme inauguré par le bill de réforme lui semble une nouvelle exploitation politique du peuple aussi égoïste et moins justifiable que l’ancienne ; ce qu’il réclame pour le peuple, c’est, non pas des droits nouveaux, mais qu’on l’aide à mieux comprendre et pratiquer ses devoirs ; la vraie réforme, selon lui, c’est la réforme intérieure de l’individu, et toute réforme politique qui ne sera pas le résultat de la première ne produira que néant ou ne portera que des fruits de néant. Aussi s’est-il donné pour mission de protester contre les hâbleries électorales que la crédule convoitise populaire accepte comme paroles d’évangile. Un jour, il entend un agent d’élection au service du candidat radical déclarer à ses auditeurs que la question, pour eux, n’est pas d’avoir un député qui fasse le bonheur des ouvriers des autres provinces, mais d’en avoir un qui s’occupe exclusivement de ceux de la province où il a été élu, et il proteste au nom de l’humanité et de la morale contre ce radicalisme de clocher. Un autre jour, il se mêle à une émeute qu’il désapprouve pour l’empêcher d’aboutir à la violence et au meurtre, et cela au risque d’en paraître le chef, accident qui ne manque pas de lui arriver et le met, pour prix de son vertueux dévoûment, à deux doigts de la transportation. Voilà un radical d’une espèce bien particulière, n’est-il pas vrai, et dont les sentimens ne ressemblent guère à ceux qui sont en circulation parmi nos masses populaires ? Et cependant ce radical n’est pour nous qu’une très ancienne connaissance ; nous l’avons vu depuis trente ans sous une foule de noms dans le roman anglais, et les opinions qu’il exprime, si excentriques pour un public français, sont comprises et acceptées presque comme lieu-commun en Angleterre. Si nous avons insisté sur ce caractère, ce n’est pas dans l’espérance qu’il fasse école parmi nous, mais pour permettre à ceux qui aiment les antithèses historiques d’établir une fois de plus les différences qui séparent dans les deux civilisations protestante et catholique le type du démagogue, ce produit extrême de toute société.

Les opinions très particulières qui se rencontrent dans Félix Holt nous obligent à revenir sur un sujet fort délicat : dans quel sens faut-il entendre que George Eliot était un esprit religieux et quelle était la mesure de cette religion ? Félix Holt a rompu avec le christianisme, mais cette rupture s’arrête aux dogmes, car il lui reste ce qui est la vertu essentielle du chrétien, cet amour du prochain, sans lequel l’apôtre nous dit que nous ne sommes qu’airain sonore et cymbale retentissante, et ce désintéressement de soi que les mystiques considèrent comme la couronne de la vie spirituelle. Était-ce aussi dans ces vertus que consistait toute la religion de George Eliot, et le cachet religieux dont elle les a marquées n’est-il qu’une illusion produite par la ferveur avec laquelle elle les a prêchées ? Non, il y a autre chose chez elle, c’est-à-dire l’idée même de religion qui reste nettement, quoique subtilement, distincte de l’idée de morale et qu’elle considère comme le plus efficace agent de ces hautes vertus. À l’exception de Félix Holt, il est remarquable qu’aucun de ses personnages n’arrive à la perfection sans l’aide de l’idée religieuse. Tous restent invariablement faibles et chancelans jusqu’au moment où ils sont amenés par la logique, la passion ou les accidens de la vie à en implorer le secours. Maggie Tulliver ne fut affermie contre elle-même que lorsque le livre de l’Imitation, négation de tout ce qui n’est pas strictement la religion, fut tombé entre ses mains, et Daniel Deronda n’arriva à sortir de son état de flottant idéalisme que lorsqu’il eut été initié à la foi du judaïsme par le ministère de l’amitié de Mordecaï. À la vérité, George Eliot n’est guère exclusive sur le choix de ce secours religieux ; de quelque part qu’il arrive et quelque nom qu’il porte, anglicanisme, catholicisme, calvinisme, judaïsme, elle est prête à l’accepter pour ses personnages. Remarquez seulement que ce secours sort toujours d’un sanctuaire, cloître, conventicule, synagogue, jamais d’un froid cabinet d’études ou d’une méditation exclusivement philosophique. Il y a mieux ; elle n’accepte pas la religion sans le cortège de certaines pratiques, et elle considère quelques-unes de ces pratiques comme indispensables à la santé de l’âme. Elle pousse très loin dans ce sens, car elle s’approche singulièrement, — qui l’aurait cru ? — des doctrines du catholicisme sur la nécessité de la direction de conscience. Chose curieuse et qui montre bien à quel point la nature du sexe perd peu ses droits même chez une femme de génie, c’est surtout pour les femmes que George Eliot reconnaît cette nécessité d’un guide spirituel, non parce qu’elle les estime plus faibles, mais parce qu’elle les estime plus passionnées et que, par conséquent, elles ne peuvent être sauvées, protégées, relevées, consolées que par une autorité morale qui ait pouvoir sur leur sensibilité. C’est un tel sauveur que Jeannette Dempster, des Scènes de la vie cléricale, cherche et trouve dans le jeune ministre, M. Tryon, qui la retire des abîmes du désespoir et des habitudes vicieuses de l’ivrognerie ; c’est un tel protecteur que Maggie Tulliver vient chercher un instant auprès du docteur Kenn, c’est un tel guide spirituel que Romola trouve dans Savonarole. L’endurcissement de cœur et le silence opiniâtre d’Hetty Sorrel après son crime cèdent à la parole religieuse de Dinah Morris ; pour être opéré par une petite méthodiste, ce n’en est pas moins le miracle de résurrection morale que le catholicisme attribue à l’aveu des fautes. Ce besoin est présenté comme si impérieux qu’à défaut d’un guide revêtu d’un caractère sacerdotal, l’âme féminine le cherchera sous les formes laïques d’un ami, d’un mari, d’un maître, voire d’un amant. C’est là l’histoire de Gwendolen Harleth. Ce qu’elle voudrait trouver dans Daniel Deronda, c’est un confesseur dans toute la précision du terme, c’est-à-dire un ami qui lui inspirerait respect et vénération encore plus qu’amour, à qui elle pourrait faire l’aveu de ses fautes, qui pourrait prononcer sur elle la formule de l’absolution et la faire entrer dans une vie nouvelle où ses anciennes erreurs seraient oubliées. Rappelez-vous ou lisez les admirables scènes où cet appel au secours adressé à une âme choisie pour l’estime qu’elle inspire et la sûreté qu’elle promet est poussé avec une si douloureuse insistance. Mais l’exemple de Félix Holt et d’Esther Lyon est peut-être celui où l’auteur s’est le plus longuement complu à montrer les bienfaits de cette sorte de direction de conscience. Esther Lyon est une jeune fille éprise d’un faux idéal, qui gâte une sensibilité vraie par une sentimentalité prétentieuse et corrompt de rêveries romanesques un esprit qui pourrait devenir sérieux. Ce faux idéal, Félix Holt s’est imposé pour tâche d’en sauver Esther Lyon, et il le bat en brèche sans ménagemens, avec l’opiniâtre acharnement d’un vrai fanatique pour qui le Compelle intrare est supérieur à tous les devoirs qu’ordonnent les vertus mondaines de la politesse, de la discrétion et du tact. Esther Lyon résiste d’abord, mais peu à peu son cœur est touché par la brutale franchise de ce singulier amour qui ne craint pas de déplaire, et, un jour, elle met sa main dans celle de cet impitoyable iconoclaste qui a renversé toutes les idoles chères à son imagination. Comme il est improbable que George Eliot acceptât les doctrines métaphysiques et théologiques d’aucune des religions qui font figure dans ses écrits et que cependant la religion s’y présente comme très distincte de la philosophie, il faut en conclure qu’il se rencontrait chez elle quelque chose de la célèbre contradiction de la philosophie kantienne, qui, après avoir détruit toute certitude par les antinomies de la raison pure, retrouvait les principales vérités morales par l’élan de la raison pratique. Elle aussi avait sa raison pratique qui lui faisait retrouver la religion au moment même où sa raison critique en repoussait les diverses expressions systématiques.

De tous les romans de George Eliot, Middlemarch est à notre avis le plus défectueux et le plus confus. Nous déclarons ne pas en saisir nettement le sens, bien qu’elle ait fait précéder le livre d’une préface afin que le lecteur ne s’y méprît pas. Elle a voulu, dit-elle, représenter une sainte Thérèse en germe, étouffée par la vie provinciale, mais avec la meilleure volonté du monde, il nous est impossible d’apercevoir entre son héroïne Dorothée Brooke et sainte Thérèse, d’autre analogie que celle-ci : c’est que Dorothée s’éprit du vieux ministre protestant Casaubon parce que sa face parcheminée lui rappelait celle du sage Locke, et que sainte Thérèse, dans son admiration pour l’état de maigreur où saint Pierre d’Alcantara avait été réduit par ses austérités, raconte que, lorsqu’elle le vit pour la première fois, il lui parut ressembler à une racine d’arbre desséchée. N’en déplaise à George Eliot, elle s’est méprise complètement sur la nature de son héroïne : ce n’est pas à sainte Thérèse, c’est bien plutôt à Desdémona qu’elle ressemble, avec cette énorme différence cependant, que l’amour de Desdémona pour le vieil Othello est fondé sur des motifs héroïques, tandis que le sien est fondé sur des motifs de pédantisme qui, pour être naïfs et ingénus, n’en sont pas moins déplaisans à l’excès. La pensée première de l’auteur ne ressort donc pas naturellement et avec évidence de la fable de son roman ; mais si, au lieu de vouloir peindre une sainte Thérèse avortée, elle avait voulu démontrer par l’exemple de Dorothée Brooke que l’instinct du dévoûment peut avoir ses erreurs comme l’égoïsme, elle aurait en revanche complètement réussi, et il n’est pas impossible que ce soit cette pensée-là, restée obscure et inconsciente dans son esprit, et sur laquelle elle a pris le change lorsqu’elle a cherché à se la représenter clairement, qui l’ait provoquée à écrire son livre. De même que, dans l’amour de Desdémona pour Othello, il y a dans la passion de tête de Dorothée pour ce vieux faux savant, décoré de l’illustre nom de Casaubon, une véritable perversion de nature. C’est presque une déviation du sens moral qu’un dévoûment qui sort à ce point des conditions normales de la vie et de l’amour. Au fond, je crains bien qu’il n’y ait un attrait secret pour la souffrance dans le sentiment qui la pousse vers ce cuistre caduc ; elle va vers lui absolument comme sainte Elisabeth allait de préférence vers les lépreux, ou, puisque l’auteur y tient, comme la petite Thérèse et son jeune frère allaient se faire martyriser par les Maures lorsqu’ils furent arrêtés par leurs parens sur le pont d’Avila ; mais cette charité, qui est sublime s’il s’agit du service de l’humanité, n’est plus que ridicule s’il s’agit du choix d’un mari, et cette exaltation, qui est héroïque si la foi religieuse y est intéressée, n’est plus que platement romanesque si elle s’abaisse à la vie étroite d’un ménage. Ce qui nous fait croire que la pensée latente de George Eliot a bien été de montrer les erreurs, es fautes et les péchés possibles des sentimens altruistes, c’est qu’elle nous en a présenté un second exemple dans un autre personnage du livre, le médecin Lydgate, homme de valeur et de caractère, qui épouse l’égoïsme incarné sous la forme d’une sotte sentimentale, laquelle le fait dévier de sa voie et finalement l’éteint dans les catacombes d’une maussade médiocrité, par pure stupidité et sans le moindre profit pour elle-même. Pour peindre le milieu dans lequel avortent les aspirations bizarres de Dorothée, George Eliot a eu l’idée ingénieuse et compliquée de représenter la vie entière d’une petite ville de province avec ses enchevêtremens de relations, ses entre-croisemens d’intrigues, ses ramifications infinies de menus incidens ; mais un autre défaut naît de cette peinture vaste comme une fresque italienne et minutieuse comme une miniature hollandaise, c’est que ce milieu est tellement considérable que l’héroïne y disparaît et qu’on l’oublie quelquefois pendant tout un volume. Il n’y a pas, en effet, moins de quatre romans parfaitement distincts dans ce livre, quatre romans dont l’auteur quitte et reprend chacun à tour de rôle, et rien n’est singulier comme ces histoires bourgeoises qui s’interrompent et se succèdent à la manière des histoires chevaleresques de l’Arioste. Mais il faut bien vite ajouter que, si l’ensemble du livre est mal conçu, les épisodes en sont souvent admirables de vérité et de pénétration. Les scènes du lit de mort du vieux Featherstone et de la lecture de son testament méritent tout particulièrement d’être citées. Pour l’abondance des figures et le sentiment caricatural indulgent et fin avec lequel elles sont tracées, cela est à placer à côté des meilleures peintures de Wilkie.

Daniel Deronda est le dernier grand ouvrage de George Eliot. Ce livre se compose de deux romans qui se déroulent parallèlement sans jamais se mêler intimement, à la manière de deux fleuves qui coulent dans un même lit et se traversent sans mêler leurs eaux parce qu’ils courent en sens inverse l’un de l’autre. D’un côté, le monde de l’égoïsme élégant, de l’autre, le monde de l’enthousiasme ; si par cette composition en quelque sorte manichéenne, l’auteur a voulu dire qu’il n’y aura jamais fusion entre les enfans de la lumière et les enfans des ténèbres, aussi rapprochés qu’ils vivent les uns des autres, elle a pleinement réussi, et c’est en toute vérité ce qu’elle a voulu dire. De ces deux romans celui qui est consacré aux en ans d’Ahriman, l’histoire de Gwendolen Harleth et de Grandcourt, est cependant le meilleur. Cette partie du livre, — celle-là seulement, — est à mon avis la production la plus remarquable qui soit sortie de la plume de George Eliot depuis les romans de sa première manière. Les qualités qu’elle semblait avoir en partie perdues après Silas Marner et le Moulin sur la Floss, lorsqu’elle n’avait plus eu pour la soutenir les souvenirs des impressions de ses jeunes années, elle les a retrouvées à la veille de sa fin pour donner forme aux observations amassées à un âge où l’âme est moins perméable aux émotions et dans un monde qui ne permet pas sans les contrarier l’exercice des dons qui lui étaient propres. Elle aurait pu dire d’elle-même en parodiant un vers célèbre de Victor Hugo que la vie lui avait refait une virginité d’observatrice. Cette réalité élégante et mondaine que sa vie d’écrivain lui avait permis d’approcher a été peinte avec une irréprochable impartialité, sans un ton faux, sans un détail hors de place, sans une nuance hasardée. La figure de Grandcourt en particulier mérite toute admiration. Cet être au visage blêmi par la débauche, au cœur flétri par le vice, à l’âme effacée par la nullité intellectuelle et ces lois du bon ton qui proscrivent les manifestations extérieures des passions, formidable cependant sous cette absence de relief et inéluctable sous tant de faiblesses, compose certainement le portrait de dandy le plus étonnant qui ait été encore peint. Et Gwendolen, comme on la sent vraie et qu’elle est vivante avec ses chimères d’enfant gâtée, ses ambitions de fille pauvre, ses insolences de jolie femme, ses humilités de chienne fouettée sous les cinglantes remontrances de Grandcourt, ses emportemens soudains de haquenée pur sang incomplètement dressée et capricieusement rebelle au frein ! Il y a dans ces peintures du monde de l’égoïsme élégant une franchise et en même temps une retenue, une vérité et en même temps une justice qui font paraître les pages les plus célèbres des Balzac et des Bulwer grossières ou calomnieuses ; c’est que ce monde a été observé avec une indignation où la sympathie avait encore sa place, et que cette dose de sympathie a suffi pour sauver l’auteur de l’enthousiasme puérilement immoral du premier et de l’amertume pessimiste du second.

Si des deux romans dont se compose Daniel Deronda, le plus parfait est celui qui est consacré aux enfans des ténèbres, le plus important est celui qui est consacré à la glorification des fils de la lumière, et cette appellation n’est pas une simple métaphore philosophique, car les personnages dont il s’agit dans ce roman appartiennent au peuple qui, dès la plus haute antiquité, porta ce nom d’élu que les temps modernes, par la plus singulière des contradictions, lui ont conservé tout en le persécutant. Dans ses dernières années, en effet, George Eliot s’éprit pour la race juive d’un enthousiasme que rien dans ses écrits antérieurs ne faisait prévoir et qui, pour ce motif, n’a pas laissé de surprendre quelque peu. Cet enthousiasme n’avait rien que de très explicable, son objet étant donné ; mais pourquoi avait-il été si tardif ? Fallait-il l’attribuer à quelque amitié des dernières années qui, reconnaissant en elle un admirable instrument de propagande, lui aurait communiqué cette ardeur de prosélytisme que Mordecaï insuffle à Daniel Deronda ? ou bien fallait-il croire que le cours de ses études l’ayant portée à examiner de plus près l’histoire du long exil de la race juive, elle s’était sentie prise d’admiration pour l’invincible fermeté dont cette histoire porte témoignage ? L’une ou l’autre de ces deux causes, pensait-on, devait être la vraie, car pour des raisons pressantes de politique et d’humanité on ne pouvait en apercevoir aucune. Il n’y avait à l’époque où fut composé et publié Daniel Deronda aucune menace de persécution dans aucun pays du monde ; les juifs d’Angleterre et de France faisaient socialement assez bonne figure pour qu’il fût superflu d’attirer sur eux l’intérêt des gentils ; les massacres récens de Russie et de Pologne étaient encore profondément cachés dans les mystères de l’avenir, et les prédicateurs ordinaires de la cour de Berlin n’avaient pas encore découvert dans la croisade antisémitique le plus ingénieux moyen de venger M. de Bismarck de l’opposition persévérante du député Lasker. Aussi, crois-je bien qu’aucune des raisons qu’on s’ingéniait à découvrir n’est la véritable, et que, s’il est permis de conjecturer, l’on trouverait peut-être l’origine de Daniel Deronda dans certain personnage d’un drame d’Alexandre Dumas fils, qui a précédé de quelques années le roman de George Eliot, la Femme de Claude, ce juif pieux et enthousiaste qui gémit sans relâche sur les destinées de sa race et nourrit en son âme fervente l’espoir de la reconstitution de la Palestine. La pièce, si l’on s’en souvient, n’eut à Paris qu’un médiocre succès, beaucoup par la faute de ce personnage ; mais les sympathies des artistes sont déterminées par des raisons fort différentes de celles du public, et ce néo-prophète, presque sifflé des Parisiens, légèrement transformé, devint, selon toute apparence, le personnage de Mordecaï, comme la femme de Claude, par une transformation analogue, devint Gwendolen Harleth. Dans ce drame mal accueilli, George Eliot découvrait la synthèse la plus large possible de la doctrine morale qu’elle avait prêchée toute sa vie.

Cette synthèse, invisible pour d’autres yeux que les siens, elle s’en empara et lui donna corps par ce roman de Daniel Deronda, qui fut dans tous les sens son chant du cygne, non-seulement parce qu’il a été sa dernière grande œuvre, mais parce qu’il résume et couronne sa carrière de la manière la plus vaste et la plus exacte à la fois. Sa doctrine du désintéressement, du sacrifice volontaire, n’apparaît-elle pas ici dans son intégrité absolue, prêchée non plus par un individu isolé, ou par quelqu’un de ces groupes humains qui s’appellent familles, ou par une crise passagère d’une société, mais par toute une race d’hommes et par de longs siècles d’une rigoureuse observance ? Et s’il faut juger d’une vertu par ses fruits, où et quand cette vertu du sacrifice en a-t-elle porté d’aussi beaux et d’aussi nombreux ? Cet asservissement volontaire n’avait-il pour but que la conservation d’Israël et la protection de ses intérêts distincts ? Non, il avait pour but la protection de quelque chose d’éternel et d’infini ; aussi ses résultats importaient-ils à l’humanité entière et se sont-ils étendus à l’humanité entière. Au fond, ce que défendait le juif sous le nom de patrie, ce n’était rien de local, rien de matériel, rien de visible, car la représentation vraie de cette patrie, c’était le temple, et lorsque le temple eut été détruit, cette patrie idéale, dont il n’était que le signe et que la destruction ne pouvait toucher, suivit le juif partout où il alla et n’en obtint que plus d’attachement et d’obéissance. Or cette patrie idéale que le juif avait défendue dès ses origines, c’était une certaine conception, simple, noble, rationnelle sous forme mystique, d’unité morale, sociale et politique, également vraie pour les hommes de toutes les races et pouvant s’étendre un jour à la terre entière, en sorte que, lorsque ce dévoûment acharné, exclusif et en apparence étroit, semblait mettre Israël en antagonisme avec tous les autres peuples et poursuivre un but de séparation, il poursuivait, au contraire, un but d’unité et d’universelle fraternité en conservant à l’humanité son plus précieux bien et en luttant avec une opiniâtreté sans relâche afin d’atteindre le jour incertain « où l’esprit de Dieu se serait assez répandu sur toute chair » pour qu’Israël pût transmettre aux peuples, sans crainte de le voir méconnaître, l’héritage dont il était dépositaire.

Le personnage de Daniel Deronda fait le lien de ces deux romans. C’est tout à fait un personnage selon le cœur de George Eliot et en tout la contre-partie parfaite du Tito Melema de Romola. Fils d’une cantatrice juive, élevé par un grand seigneur anglais, pas plus qu’à Tito Melema les circonstances du berceau ne lui ont été favorables ; mais, tandis que Tito ne trouve dans ces circonstances que prétextes sophistiques pour justifier son égoïsme, Daniel Deronda, au contraire, n’y découvre que motifs pour s’élever toujours davantage vers le bien pour lequel son âme est née. Parvenu à l’adolescence, il a soupçonné qu’il y avait un mystère dans son origine, mais, loin d’en concevoir aucune crainte, il n’a ressenti qu’une généreuse impatience de le pénétrer. Quelle que fût cette origine, le malheur était pour lui de l’ignorer, le bonheur de la connaître, puisqu’elle avait droit, dans tous les cas, à ce qu’il y avait de meilleur en lui, grande et noble, à son amour et à son respect, humble ou même basse, à son amour et à son dévoûment. Tout lui est matière à perfectionnement moral, et son cœur s’épanouit et se dilate là où ceux des autres hommes se contractent et se refroidissent. Le mystère est enfin levé ; sa mère, en l’abandonnant à l’adoption du bon sir Hugo Mallinger, a voulu le sauver de la flétrissure que l’opinion attache à sa race et lui donner les avantages que leur naissance donne aux gentils ; mais Daniel Deronda ne l’entend pas ainsi, et puisqu’il était juif par cette fatalité du sang que sa mère a voulu effacer, il le sera maintenant par le choix libre de son cœur et en renonçant à sa qualité de gentleman gentil. Ces traits de noblesse, si beaux qu’ils soient cependant, sont faits pour toucher plus particulièrement les juifs ; en voici un qui est fait pour intéresser plus directement le vaste peuple des gentils. Le soupçon que Deronda a eu de bonne heure du mystère de sa naissance a eu pour résultat de le délivrer de toutes les attaches de caste, de famille, de rang et de parti qui s’imposent aux esprits des autres hommes pour les façonner, leur imprimer leurs directions et leur assigner la cause qu’ils devront défendre. Deronda est donc orphelin au sens spirituel aussi bien qu’au sens temporel du mot, condition dangereuse entre toutes, car nous l’avons vu par l’exemple de Tito Melema, c’est celle qui fait les véritables aventuriers. Cette liberté d’esprit a laissé Deronda maître de se promener à sa guise à travers les doctrines philosophiques, religieuses et politiques, et, comme il était assez naturel, il est resté flottant entre les manifestations contraires de la pensée humaine et sans envie de se prononcer. Mais cette indécision ne l’a conduit ni au scepticisme ni à l’indifférence ; elle ne l’a conduit qu’à un accroissement de sympathie. Comme il ne trouve pas en lui de raisons de haïr aucune doctrine, il découvre aisément dans chacune le point par lequel elle est digne de l’amour et du respect d’une âme qui n’a souci que du vrai. Oh ! que voilà un caractère que nous connaissons bien, et que, dans un autre temps que celui où nous sommes, nous aurions aimé à écrire son apologie ! Deronda est le parfait représentant d’une classe d’esprits aussi noble que peu heureuse, née de ce conflit de doctrines qui caractérise notre siècle et qui est le plus énorme dont l’histoire morale fasse mention. Placés au milieu de cette lutte plus confuse encore qu’elle n’est ardente, ils avaient peine à se prononcer pour aucune opinion, parce qu’ils répugnaient à en accepter les étroitesses, et, peine encore plus grande à se séparer d’aucune, parce qu’ils en avaient pénétré par impartialité la raison d’être ou la légitimité. Véritables martyrs de la sympathie, ils restaient ainsi exposés aux coups de tous les camps, chacun les récompensant de la part d’amour qu’ils lui portaient par la haine dont il poursuivait ses adversaires. Ils n’en allaient pas moins au milieu de leurs rangs ennemis, cherchant à les réconcilier en les amenant à se mieux comprendre et en leur présentant des images d’eux-mêmes qui ne fussent pas calomnieuses. C’en est fait aujourd’hui du rôle de ces bienveillans intermédiaires ; le temps actuel ne leur est pas favorable, il le deviendra de moins en moins, et nous annonçons la mort de ces bons clives sans croire qu’à l’exception de M. Renan, leur patron naturel, il y ait encore quelqu’un que cette funèbre nouvelle puisse toucher.

C’est un lieu-commun habituel de se plaindre de la mort et de déplorer les coups qu’elle frappe sur les illustres, toujours trop tôt au gré de leurs admirateurs ; mais elle est en son genre très grande artiste elle aussi, et il est remarquable qu’elle vient bien souvent apporter le dénoûment à l’heure précise où le poème de la vie ne pourrait que se gâter en se prolongeant. Nous osons dire que tel a été le cas pour George Eliot. Avec Daniel Deronda, l’évolution de sa pensée était réellement parfaite, et l’on ne voit pas ce qu’elle eût pu y ajouter sans tomber dans les redites ou les entreprises excentriques. La preuve en est dans les quelques écrits qu’elle publia encore, écrits qui sont comme les excès de festons et de figures que l’artiste peut ajouter à son gré à la décoration d’un édifice ou en retrancher, mais qui ne sont pas nécessaires à cette décoration et encore moins à l’édifice. Deux nouvelles et un petit volume d’esquisses morales composent ces derniers écrits. Nos lecteurs se souviennent certainement du Voile soulevé, conte ingénieux où l’auteur semble s’être souvenu d’Edgar Poë et où elle a réussi presque à son égal à saisir le fantastique qui résulte des désordres nerveux et de la perversion qu’un état de faiblesse maladive apporte dans les habitudes de la sensibilité. La seconde nouvelle, Frère Jacob, est une spirituelle bouffonnerie morale, quelque chose comme l’opérette comique des mêmes sentimens dont tel de ses romans, Romola, par exemple, est l’opéra sérieux. Quant aux Impressions de sir Théophrastus Such, malgré bien des pages fines et piquantes, c’est un livre décidément inférieur. La mort n’a donc, selon toute apparence, rien empêché d’essentiel à l’œuvre de notre auteur, et tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est de ne pas avoir laissé George Eliot jouir assez longtemps de la célébrité qu’elle s’était conquise.

L’étude que nous avons maintenant, achevée nous dispense de longues conclusions. Il est un point cependant que nous ne pouvons éviter et sur lequel nous nous expliquerons brièvement. Quelle place l’avenir garde-t-il à George Eliot ? La réponse à cette question est quelque peu différente selon qu’on envisage son œuvre au point de vue littéraire ou au point de vue philosophique. Littérairement cette place sera à coup sûr considérable, mais encore plus originale. Nous ne pouvons nous empêcher de croire, en effet, que George Eliot restera dans le roman anglais un phénomène isolé et qu’elle n’aura pas de successeurs et encore moins de disciples. L’impartialité qui est la qualité dominante de son intelligence est rarement propre à faire école. Il faut pour cela une violence de parti-pris sur la vie et le monde, un déséquilibre de sentimens, une exagération de principes, une tyrannie ou une injustice d’imagination qui ne se rencontrent à aucun degré chez l’auteur d’Adam Bede. Un Thackeray peut, à la rigueur, faire école, parce qu’un misanthrope a cet avantage qu’il partage toujours son public en deux camps et qu’il se conquiert tous ceux qu’il ne révolte pas ; un Dickens peut faire école, et même mieux qu’école, parce qu’en ameutant la sensibilité publique autour de certains phénomènes sociaux, il peut créer quelque chose comme un parti du sentiment. Mais son impartialité n’est pas encore la seule raison qui assure George Eliot contre la concurrence posthume des disciples et des rivaux. Il ne se peut pas que vous n’ayez entendu parler de ces médecins et de ces chirurgiens consommés dont le talent est tellement inséparable de leurs personnes qu’ils ne peuvent former de disciples, parce que leur science, qui seule pourrait se transmettre, est de beaucoup inférieure, quelque sérieuse qu’elle soit, à leur art qui ne peut se léguer ni s’enseigner ; Nélaton et Trousseau étaient ainsi, dit-on. On transmet une doctrine, un principe, une méthode, une découverte, on ne transmet pas les dispositions de l’œil, la finesse du tact, la légèreté ou l’adresse de la main, la sûreté de la diagnostication, la pénétration rapide des obscurités de la nature, l’intuition prompte des cas isolés qui ne peuvent être jugés par des régies générales. George Eliot fut semblable à ces inimitables praticiens. Elle n’a été un si grand peintre de la nature que par des qualités absolument inhérentes à sa personne et qui protègent son originalité contre les efforts les plus habiles de l’imitation ou le zèle de l’admiration la plus enthousiaste. La réalité est ouverte à tout le monde et d’autres pourront s’en inspirer comme George Eliot, mais ils ne relèveront pas d’elle pour cela, car ils ne pourront retrouver ni le même tact, ni la même mesure, ni la même probité d’observation, ni cette même curiosité patiente qui n’abandonne un phénomène que lorsqu’il a été suivi dans toutes ses phases et décrit avec une absolue précision.

Il n’en est pas de même de son rôle philosophique et moral. L’influence qu’elle a exercée sous ce rapport est considérable, et il faut faire des vœux pour qu’elle le devienne toujours davantage. Je ne sais pas quel avenir est réservé aux sociétés démocratiques, mais si elles le veulent long et prospère, leur principal souci doit être de travailler à se créer leur morale propre ; or, la première condition pour accomplir cette tâche immense, c’est de découvrir l’accord nécessaire entre les élémens nouveaux qu’elles apportent et ce qu’il y a d’éternel dans la nature des choses. Le problème, il est vrai, est de difficile solution, mais il importe de savoir qu’il emportera infailliblement toute société qui ne saura pas ou ne voudra pas en venir à bout. Pour résoudre ce problème d’où dépend leur salut, les démocraties ont jusqu’à présent pris le plus court en tranchant dans le vif des institutions que le passé nous a léguées, ou bien elles l’ont éludé en se flattant du chimérique espoir que le fond des choses disparaîtrait avec leurs formes, parce que, comme elles, il pouvait être atteint de caducité ou de vieillesse. Elles n’ont jamais voulu se demander sérieusement s’il n’y a pas pour les sociétés certaines conditions d’existence marquées d’un signe de nécessité et aussi immuables que le sont les lois de la vie et de la mort ; de là tant de mécomptes et tant d’emportemens, tant de témérités et tant de défaillances, tant d’agitations et tant de lassitudes. Cependant dix justes suffirent autrefois, selon l’antique légende, pour sauver la ville coupable, et il se rencontre aussi dans les démocraties modernes une élite d’esprits droits, pénétrans, sages et véridiques, qui, ne consentant pas à se payer d’illusions ou rougissant de s’emporter contre les conditions fatales des choses, ne s’étonnent pas que l’ordre du monde ne soit pas en tout conforme à leurs désirs. C’est à cette élite qu’appartenait George Eliot. Qu’est-ce qui subsistera des sociétés du passé dans les sociétés de l’avenir ? À cette question sa réponse est nette et catégorique : tout ce qui est essentiel. Nous vous l’avons montrée retrouvant et rajeunissant au nom d’une nouvelle morale toutes les vieilles vérités qui sont nées en même temps que l’âme et toutes les institutions qui sont nées en même temps que l’homme social s’est dégagé de l’homme de la nature. Devoirs de l’homme envers lui-même, envers ses semblables, envers l’état, envers l’humanité ; nécessité du règne de la règle morale, famille, patrie, religion, rien ne manque au catalogue de ce que réclament les lois conservatrices des sociétés. Tout ce qui a été sera et rien ne sera que ce qui a été, nous dit-elle ; on ne verra point un nouveau ciel et une nouvelle terre, et aucun des miracles millénaires que beaucoup d’entre vous espèrent ne s’accomplira ; il en est un cependant auquel vous ne pensez pas et que vous pouvez opérer vous-mêmes si vous le voulez, celui que contempla le prophète lorsque les ossemens blanchis se réveillèrent sous le souffle de l’esprit et se revêtirent à sa vue de chairs jeunes et florissantes. Soufflez, vous aussi, sur toutes les choses du passé un esprit nouveau, l’esprit de sympathie, de charité et de justice, et soudain vous les verrez reverdir comme les plantes se relèvent sous l’action des pluies bienfaisantes après les longues sécheresses ou le sommeil de mort de l’hiver. La puissance de transformation est en vous, rien qu’en vous, mais elle y est avec une absolue certitude, et vous serez étonnés de voir combien les choses s’accorderont facilement avec vos désirs, si vos désirs sont inspirés par l’amour, guidés par l’intelligence, approuvés par la raison. Tout l’avenir du monde est dans vos âmes pourvu qu’elles soient dépouillées de mensonge, tout le salut de l’humanité est dans vos cœurs pourvu qu’ils soient purifiés d’égoïsme. Voilà la leçon morale suprême qui sort des écrits de George Eliot, et bien des fois, pendant que je l’écoutais nous la donner avec cette sagacité lumineuse et cette intelligence émue qui la distinguent, ma pensée s’est reportée vers cette scène sublime du vieux tragique grec où le jeune dieu Apollon descend sur l’autel de Minerve, la déesse dispensatrice de toute sagesse, pour opposer à la morale vengeresse des antiques déesses la morale de la justice, de la pitié et de la raison.


EMILE MONTEGUT.