George Eliot (E. Montégut)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 77-99).
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ESQUISSES LITTÉRAIRES


GEORGE ELIOT


I.

L’ÂME ET LE TALENT.


I.

Certes les louanges n’ont pas manqué à la femme éminente que l’Angleterre a perdue il y a deux ans, cependant il me semble qu’il en est une, et la mieux méritée peut-être, qui a été omise généralement : c’est qu’il lui a été donné d’obtenir un des triomphes les plus rares qu’il se puisse remporter, le triomphe sur l’esprit de système. Ce triomphe, elle l’a doublement obtenu, car elle est parvenue à sauver, et son talent, et sa nature morale, de la tyrannie de ce monstre qui a fait en littérature tant d’œuvres mortes ou avortées, et dans le monde social tant de malfaisans fanatiques et de néfastes sectaires. George Eliot avait des doctrines fort tranchées, et qui, sans être aussi dangereuses que quelques-uns le prétendent, ne s’accordent pas précisément avec celles qui sont, et seront encore longtemps, la base et l’appui de nos sociétés. Ce qui est certain, c’est que, dangereuses ou non, hétérodoxes ou non, ces doctrines n’ont pas fait commettre à George Eliot la plus petite erreur contre l’art et le moindre paradoxe contre la morale. C’est merveille de voir comme ces idées systématiques, qui ont par elles-mêmes raideur et dureté, se sont assouplies de manière à se modeler comme la plus molle vapeur sur les contours de la réalité, et subtilisées de manière à pénétrer comme les plus fines essences dans les actes et les caractères qu’il lui a plu de représenter. Étroitement subordonnées à l’art, leur rôle reste tout secret : nul désir affiché de propagande, aucun même de ces mensonges involontaires que l’ardeur de la conviction ou l’excès du zèle fait commettre si fréquemment aux disciples des nouvelles doctrines. C’est chose rare que cette heureuse harmonie entre l’art et de sèches et tyranniques abstractions ; il y a mieux et plus rare encore cependant chez George Eliot. Ces doctrines nouvelles, si incertaines pour les uns, si antipathiques à la bonne hygiène des sociétés pour les autres, George Eliot a réussi à leur faire rendre les mêmes bienfaisans effets qu’à la vieille morale et à donner aux vertus qu’elle en tire, ou dont elle recommande l’usage, la physionomie des vieilles vertus, et cela elle l’a fait sans effort ni ruse d’artiste, simplement par le souci constant du vrai et l’inquiétude scrupuleuse de lui rester fidèle jusque dans le moindre détail. Elle était philosophe dans le sens le plus accentué ; mais si on ne vous en avait averti, dites-moi si vous l’eussiez deviné à la lecture de ses romans ? Lisez-les, vous qui avez rompu avec toute chaîne traditionnelle, et vous parviendrez peut-être à force de pénétration à y retrouver les doctrines qui vous sont chères ; mais lisez-les aussi, vous qui êtes d’âme plus timorée et chez qui les idées de l’éducation ont conservé leur puissance, vous n’y trouverez pas d’autres règles morales que celles qui vous sont prescrites par les catéchismes de vos confessions respectives et d’autres vertus que celles que vous avez appris à aimer sur les genoux de vos parens. George Eliot est la preuve la plus récente et l’une des plus irréfutables d’une vérité dont l’importance n’est pas assez reconnue, c’est que ce qui met la différence entre les esprits, c’est beaucoup moins ce qu’ils pensent que la manière dont ils le pensent, beaucoup moins leurs idées que la nature avec laquelle ils les reçoivent. Il n’y a pas de doctrine si froide, si mesquine, si incertaine, qui, acceptée par une âme chaude, large et droite, ne s’y réchauffe et ne s’y complète ; il n’y a pas de doctrine si chaude, si vivante et si large qui, emprisonnée dans une âme froide, mesquine et sans véracité, ne s’y glace, ne s’y rapetisse et n’y devienne menteuse. Que m’importe que vous soyez chrétien si tous ne me communiquez pas la moindre étincelle de charité, et en quoi peut-il m’intéresser que vous soyez positiviste, si vous êtes impuissant à faire passer en moi le plus petit atome d’altruisme ?

La femme écrasera la tête du serpent ; ah ! que ce mot de l’écriture est vrai, et de combien d’applications il est susceptible dans la vie intellectuelle ! Le serpent a bien des formes, et l’une des plus détestables, c’est précisément cet esprit de système qui, si l’on n’y prend garde, arrive si vite à priver l’intelligence de toute liberté, à l’écraser de formules tyranniques sous lesquelles elle perd toute spontanéité et tout ressort, à la faire respirer dans une atmosphère artificielle où elle étouffe et s’étiole, à la morigéner de pédantisme, et à lui faire reproche de toute grâce et crime de toute fantaisie. Notre trop logique sexe masculin se défend mal contre ces usurpations de l’esprit de système ; mais c’est merveille de voir comme les femmes, lorsqu’elles sont douées de génie, résistent avec aisance et souplesse à ce tyran que toute notre force est impuissante à dominer. Quel que soit ; le système qu’elles adoptent, fût-ce le plus faux, toujours elles trouvent en elles-mêmes une force secrète qui en corrige les erreurs, qui en comble les lacunes, qui les met en accord avec la vie et la nature. Cette force féminine innée, irrésistible dont nulle contrainte ne peut comprimer l’élasticité et qui fait sauter les formules trop étroites comme la vapeur fait sauter les chaudières qui ne lui ménagent pas une issue, s’est appelée de noms fort divers, — enthousiasme chez Mme de Staël, passion chez George Sand sympathie chez George Eliot, — mais quel que soit le nom qu’elle porte, vous y reconnaissez cet attribut de nature pour lequel il a été promis à la femme qu’elle serait victorieuse du serpent, c’est-à-dire de tout ce qui fait obstacle à l’expansion de la vie et en tarit en nous les sources, qui sont la liberté, la justice et l’amour.

Cette force féminine a été assez puissante chez George Eliot pour résister à toutes les pressions auxquelles elle a été soumise et quelques-unes étaient énormes. Au fond, c’est à cette force seule que l’auteur d’Adam Bede et de Silas Marner est redevable de ce qu’elle a été. Elle avait acquis une instruction des plus étendues et s’était élevée à un rare degré de culture, mais ce n’est pas dans les influences de cette culture qu’il faut chercher le secret de son talent. Tout ce que nous savons d’elle et de ses origines nous montre, en effet, que ce talent s’est formé naturellement par l’exercice naïf et lent de la sensibilité, et non artificiellement par voie d’étude et de travail.

Ce pseudonyme de George Eliot est devenu si célèbre qu’il a presque fait oublier le véritable nom de notre auteur. Elle se nommait Mary Evans et était née aux environs de 1820 dans le Warwickshire, au centre de l’Angleterre. Notez cette circonstance particulière du milieu, il vous expliquera en grande partie le tour du talent de George Eliot, et tout à fait le caractère et le choix de ses peintures. En tout pays, c’est dans les régions du centre qu’il faut chercher la moyenne de la vie nationale ; le Warwickshire et les comtés avoisinans, qui sous la plume de George Eliot nous apparaissent comme les analogues de ce que sont chez nous le Poitou, le Berry et le Limousin, ne font pas exception à cet égard. Il n’y faut chercher ni la facilité de mœurs relative des habitans du Sud, dégrossis ou altérés par un contact plus fréquent avec les étrangers et par les visites plus nombreuses de leurs propres compatriotes, ni les caractères en relief et l’indépendance quasi républicaine de ces comtés du Nord qui ont fourni naguère à miss Brontë les élémens de ses puissans tableaux. C’est aux extrémités de la barre aimantée que les fluides ont leur vivacité propre ; c’est au milieu qu’ils se neutralisent et que leurs activités séparées expirent. Toute pondération entraîne un certain effacement, et toute situation centrale crée nécessairement une force d’inertie qui s’exprime par le repos. Ajoutez le réel isolement qui naît précisément de cette situation centrale. Ce n’est jamais aux extrémités d’un pays que l’on se sent éloigné de tout, c’est au centre, parce que là toutes les influences n’arrivent qu’émoussées, toutes les opinions qu’alanguies, toutes les passions qu’apaisées. Combien cet isolement devait être fort à l’époque de l’enfance de miss Evans, avant l’ère des railways et la réforme de lord Grey ! Envoyer quelqu’un à Coventry est une vieille expression proverbiale encore usitée aujourd’hui pour dire rompre avec quelqu’un de manière à ne plus en entendre parler, ou le parquer dans une sorte de quarantaine mondaine en l’entourant de silence et de solitude, ce qui laisse supposer que, dans la pensée des auteurs anonymes de cette expression, Coventry était une ville d’où il était difficile de revenir et de faire tenir de ses nouvelles une fois qu’on était allé s’y perdre. Dans de telles circonstances, il faut vivre plus qu’ailleurs sur le capital moral traditionnel, capital qui est moins exposé aux chances de diminution, mais qui ne peut que difficilement s’augmenter, et plus difficilement encore se renouveler. Aussi l’habitude devient-elle l’unique règle de toute action et la vie prend-elle du haut en bas de l’échelle sociale une tournure conservatrice. Toute dissidence religieuse, tout whiggisme trop accentué, tout radicalisme trop enflammé sont donc ici hors de lieu ; il n’y a place que pour le vieux torysme, pour un torysme tempéré et patriarcal fait de déférence populaire et de familiarité seigneuriale. La nature est là comme les hommes, sans grands aspects, mais non sans grâce, une plaine verte et fertile, avec un horizon de gaies collines, une région faite à souhait pour la vie et les intérêts agricoles. Certes voilà un milieu bien peu bruyant, bien monotone même, mais que de douceur dans cette monotonie qui donne un charme aux plus petits détails et un sens aux moindres actions I que de moralité dans cette torpeur morale qui rend les honnêtes mœurs faciles ! Dans cette eau dormante tout caillou fait bruit, toute brise fait ride, tout arbuste fait ombre. C’est dans cette moyenne de la vie anglaise que George Eliot est née et qu’elle a été élevée, et c’est cette moyenne dont elle a présenté le tableau.

Quoique les romans de George Eliot soient avant tout impersonnels, il en est un cependant que l’on peut considérer à beaucoup d’égards comme une autobiographie : le Moulin sur la Floss. Nul doute qu’elle n’ait mis beaucoup d’elle-même et de son enfance dans sa peinture du caractère et de l’enfance de Maggie Tulliver. Comme son héroïne, ce fut une enfant ardente, curieuse, imaginative, éveillée de bonne heure à la vie intellectuelle et possédée d’un irrésistible besoin d’affection. Les livres que Maggie enfant dévore dans le moulin de son père et ceux que Maggie jeune fille emprunte à Philippe Wakem nous disent quelles furent les lectures qui eurent le privilège d’excité ses premiers enthousiasmes et d’assouvir ses premières curiosités ; la vieille Bible de famille, le Pilgrim’s Progress avec les gravures qui permettent de suivre le voyage de Chrétien à travers tant de contrées périlleuses, l’Histoire du diable de Daniel de Foë. Dans les émerveillemens et les admirations de Maggie elle nous a, selon toute probabilité, décrit ses propres impressions. Cela est tout à fait certain pour Walter Scott, dont le roman de Waverley, lu par elle à l’âge de huit ans, la captiva à tel point qu’elle fut capable de le retenir par cœur et d’en faire une sorte de transcription à son usage pour se dédommager de ne pouvoir garder le livre, qui avait été prêté à sa sœur aînée par un ami du voisinage. Un autre contemporain eut le privilège de partager avec Walter Scott l’enthousiasme de sa première adolescence, Charles Lamb, et cette apparente singularité ne nous cause aucune surprise, car elle confirme ce que nous avions soupçonné depuis longtemps, c’est que les Essais d’Elia avaient dû être au nombre des livres favoris de George Eliot. Il y avait plus d’un rapport de nature entre le charmant humoriste et la célèbre romancière, il y avait particulièrement celui-là, qui est capital, c’est que l’un et l’autre n’ont tout leur talent que par la sympathie et la sensibilité. Certes, il y a loin du petit monde microscopique de personnages et de sentimens de Charles Lamb aux larges peintures de George Eliot ; ils n’en ont pas moins ceci en commun qu’ils peignent tous deux selon les mêmes méthodes, avec le même soin méticuleux du détail, la même tendresse pour l’atome ; les cadres sont de dimensions différentes, mais les procédés sont identiques. Elle lui est certainement redevable de bien des subtilités charmantes, de bien des finesses profondes, de bien des petits secrets d’art pour mettre en œuvre les mouvemens les plus cachés de la sensibilité, pour conduire adroitement l’analyse d’un sentiment presque insaisissable. Il y a telle de ses pages qui n’existerait pas sans les Essais d’Elia, celle sur le loisir d’autrefois, dans Adam Bede, pour prendre un seul exemple, page merveilleuse de rendu minutieux, qu’on ne s’étonnerait pas de rencontrer dans les miettes exquises de Lamb, entre le Vieux Bateau côtier et les Souvenirs de Christ’s Hospital[1].

Cette précoce activité intellectuelle trouvait un contrepoids hygiénique dans cette vie en plein air qui est si chère aux Anglais de toute condition et qui donnait un aliment quotidien à ses besoins de sympathie. Son père exerçait la profession de land surveyor, ce que nous appelons géomètre-arpenteur, et aussi, je le crois bien, celle d’entrepreneur de constructions ; et cette double qualité, il était souvent hors du logis. Il emmenait l’enfant dans ses tournées d’affaires et lui donnait ainsi la joie de voir de nouvelles figures, d’entrer dans de nouvelles maisons, de visiter de nouvelles fermes, d’entendre parler d’autres paysans et d’autres bourgeois que ceux de son voisinage, de faire connaissance avec d’autres vicaires que celui de sa paroisse. Ces petits voyages, sous l’aile paternelle, n’étaient pas ses seules distractions ; elle avait un frère aîné qu’elle semble avoir beaucoup aimé ; elle l’accompagnait dans ses promenades et l’aidait dans ses exercices de dénicheur d’oiseaux et de jeune pêcheur. Dans une suite de charmans petits tableaux idylliques intitulés Frère et Sœur, écrite vers 1866, elle a évoqué avec sensibilité les émotions de ces journées heureuses de l’enfance. C’est l’abrégé même des sentimens qu’elle a si longuement décrits dans sa peinture des enfances de Tom et de Maggie ; il n’y manque pas même ce souvenir des gypsies qui jouent un rôle si particulier dans l’histoire de Maggie, d’où nous pouvons induire avec une quasi-certitude que toute cette histoire n’est qu’un calque exact et ému d’une réalité passée, pieusement gardée présente par la persistance des affections.

Lorsqu’il s’agit de lui donner une instruction plus régulière, on l’envoya à Coventry, dans une institution tenue par des dames méthodistes. C’est dire que les exercices de piété y étaient en grande faveur, mais il paraît bien que, sans s’y dérober, la jeune miss Evans n’y prit jamais part qu’avec tiédeur. Ce n’était cependant ni par légèreté d’esprit, ni par vice d’irrévérence ; elle était déjà si sérieuse que la gravité de sa tenue l’avait fait surnommer par ses compagnes la petite maman. Ce n’était pas davantage par sentiment de révolte et velléité de libre pensée ; elle lisait beaucoup, paraît-il, particulièrement les livres de théologie, et elle avait fait des Évidences de Paley un de ses livres de chevet. Il est probable que cette tiédeur tenait à une cause plus profonde : pour avoir leur plein effet sur l’enfance, les émotions de la piété demandent peut-être des natures plus charnelles qu’intellectuelles et plus passives que curieuses. Sa précoce vie morale avait déjà comme émoussé en elle les sentimens que les exercices de la piété sont chargés de faire naître. Premier sentiment de l’invisible, premier besoin du merveilleux, première conscience de la dépendance où nous sommes d’un pouvoir mystérieux dont les lois règlent nos destinées et réclament notre obéissance, tout cela avait déjà chez elle reçu satisfaction par ses lectures, et elle n’arrivait plus novice aux choses de la religion. Rien donc d’étonnant qu’elle fut déjà à leur égard dans cet état d’âme que certains mystiques ont défini comme un état de sécheresse et que sainte Thérèse a si bien décrit pour l’avoir ressenti. C’est par des voies plus détournées et moins ordinaires que la sève religieuse devait opérer chez George Eliot sa frondaison d’amour et de charité.

Depuis l’âge de seize ans, époque de sa sortie du pensionnat jusqu’en 1849, elle résida à Foleshill auprès de son père, pour lequel elle avait une profonde tendresse. Ce père semble avoir été à tous égards digne de cette affection. « Aujourd’hui encore, dit Mrs Edith Simcox, c’est pour ainsi dire un titre de respectabilité personnelle que de pouvoir dire dans la partie du comté qu’il habita : « Le vieux M. Evans de Griff, oui, je l’ai connu. » Dans son dernier livre, les impressions de sir Theophrastas Such, qui doit être considéré à beaucoup d’égards comme une série d’esquisses de mémoires psychologiques, George Eliot a tracé de son père, sous des traits déguisés, un portrait d’où ressort une honnête figure bourgeoise, pleine de bonhomie, sans prétention ni vanité, avec une pente de caractère en accord très prononcé avec l’esprit de ces comtés du centre dont nous parlions il y a un instant, c’est-à-dire fortement conservatrice. La famille de George Eliot, on le voit, était des plus honorables, mais des plus modestes ; cependant elle a déclaré plusieurs fois que, le choix lui en eût-il été laissé, elle n’aurait pas voulu naître dans une autre condition que celle où le sort l’avait placée, et la raison qu’elle en donnait est trop caractéristique de sa nature pour être omise. C’est le malheur des hautes naissances, pensait-elle, d’isoler les hommes qui leur appartiennent de l’exercice de cette sympathie qui seule peut conduire à l’intelligence positive des diverses classes d’hommes, de leurs véritables besoins et de leurs véritables aspirations. Celui, au contraire, qui appartient à une condition moyenne est mieux placé qu’aucun autre pour avoir accès auprès des diverses classes et, par suite, pour éviter les erreurs de jugement qui sont la conséquence presque forcée d’une vie trop parquée dans des relations de caste ou trop emprisonnée dans les nécessités étroites d’une existence besogneuse.

Sur ce chapitre de la naissance, George Eliot pensait à peu près comme Goethe, qui, dans quelques pages magistrales de son Wilhelm Meister, pose le bourgeois comme l’homme libre par excellence. Seulement elle faisait à la pensée de Goethe une correction des plus importantes. Le bourgeois était l’homme libre par excellence, non pas parce qu’il ne dépend de personne et que tous, au contraire, dépendent de lui pour peu qu’il ait un art ou une profession où il soit habile, mais pour une raison directement tirée de la morale de l’altruisme, c’est que, n’apportant dans ses relations avec les autres classes aucun de leurs préjugés ni de leurs sentimens d’antagonisme, il lui est plus facile de les aimer et de s’en faire aimer. Nul ne résiste à être aimé, et si je sens que celui qui m’approche est désintéressé de ces motifs que je redoute chez les hommes de condition autre que la mienne, je ne songerai pas à contraindre ma nature et à mettre un bâillon à ma langue. C’est parce que j’étais une simple bourgeoise, aurait pu dire George Eliot, que j’ai pu entrer si profondément dans cette connaissance de nos paysans et de nos petites gens des comtés du centre, dont l’intimité vous étonne ; c’est parce que j’étais une bourgeoise que leurs fermes et leurs cottages, leurs laiteries et leurs granges m’étaient ouvertes à toute heure. Tous ces honnêtes rustres parlaient à cœur ouvert devant moi, qui ne leur inspirais ni la méfiance qui commande le silence ni le respect du haut rang qui impose la réserve au langage et l’apprêt au maintien. Et c’est par la même raison que j’ai pu connaître tout aussi bien nos squires et nos clergymen, parce que je pouvais les approcher, non pas à la dérobée, comme les enfans des classes populaires, mais de longues heures et de longues journées, et qu’ils se révélaient devant moi avec une franchise d’autant plus entière qu’ils n’avaient pas besoin de ma soumission et n’avaient envie de m’imposer aucune obéissance.

On ne peut pas dire que la nature et la fortune eussent été pour elles dures ou cruelles ; elles avaient été quelque chose de pis peut-être, avares, chiches. Petite condition, et elle était d’une âme élevée ; absence de richesse, et elle était intelligente avec excès ; absence de beauté, et elle était femme. Eh bien ! mais, dans toutes ces privations, il y a, me semble-t-il, de quoi beaucoup souffrir. Cependant il n’est jamais arrivé à George Eliot de se plaindre de cette avarice du destin. Non-seulement elle sut s’accommoder aux circonstances qui lui étaient faites, mais elle les accepta toujours comme étant les meilleures pour elle, comme celles qu’elle aurait choisies elle-même. C’est là le principal secret du bonheur, mais combien peu le connaissent ! et, dans ce petit nombre même, à combien peu il est donné d’en tirer profit ! les personnes les plus nobles n’y réussissent pas toujours. Tout ce qu’elles peuvent, la plupart du temps, c’est de subir stoïquement ces circonstances déplaisantes ou de leur échapper en ouvrant leurs ailes et de s’en sauver d’un vol hardi. Oui, mais les subir ne les attendrit et ne les réconcilie pas, s’en sauver ne les détruit pas. Au contraire, elles résistent d’autant plus que vous leur faites mauvais visage, et, si vous leur échappez, votre séparation d’avec elles vous laissera comme étranger partout où vous irez ; de là cet air d’aventurier désorienté que tout wertherien porte presque nécessairement avec lui dans les sphères nouvelles où il s’est élevé ou introduit. Ce n’est donc pas assez de subir ou de supporter ces circonstances déplaisantes, il faut les aimer. Voilà qui semble presque paradoxal, et quelques-uns même diront peut-être révoltant ; cependant la vie ne comporte guère d’autre chance de bonheur. C’est le bonheur en un double sens, négativement pour ainsi dire, car aimer les circonstances ou les personnes auxquelles notre sort est uni, c’est diminuer d’autant leur tyrannie et nous exempter des souffrances du regret ou du dépit. Et c’est le bonheur dans le sens le plus positif, car le bonheur est expansion, et le plus énergique agent d’expansion est l’amour. Qu’importe que ceux qui m’entourent ne soient pas égaux à ce que je suis, puisque l’essentiel est d’aimer ! Leur refuser mon amour est un tort que je me fais à moi-même, car, si je les aime, mon âme atteindra par eux son extension, et, si je ne les aime pas, je me rétrécis et me diminue volontairement. Voilà ce que George Eliot comprit admirablement et observa toute sa vie avec une rectitude parfaite ; tous ses écrits ne sont que des applications diverses de cette vérité, dont elle fit la loi de son être moral et le stimulant de son intelligence.

Elle n’était pas jolie, ce qui est certainement pour une femme un très légitime sujet de chagrin. Cependant elle accepta ce désavantage de la nature comme elle avait accepté les désavantages de la fortune. Cela lui était bien facile, après tout, direz-vous, intelligente comme elle l’était et entourée d’admirateurs sympathiques qui ne voyaient en elle que le talent. Sans doute, seulement on aurait peut-être tort de croire que l’intelligence soit toujours une compensation de l’absence de beauté. Combien de fois ne sert-elle qu’à nous rendre plus cuisant le chagrin de cette privation en nous la représentant plus vivement ! et c’est d’ordinaire le cas pour les personnes aimantes et ardentes comme George Eliot. Et puis, cette cour d’admirateurs n’avait pas toujours existé, car il y avait eu un temps où son intelligence n’avait pas pour se faire reconnaître et saluer l’appui d’un Adam Bede et d’un Moulin sur In Floss, et ce temps est précisément celui où l’absence de beauté est le plus sensible. George Eliot fit mieux cependant que prendre son parti de n’avoir pas reçu ce don ; elle s’en félicitait hautement, considérant qu’en le lui refusant, la nature l’avait délivrée du plus grand obstacle qui pût s’opposer au développement de son être. Rien de plus caractéristique de la morale qu’elle professait que ses opinions sur la beauté. Quelque nombreux que soient les privilèges de la beauté, pensait-elle, ils sont plus que balancés par un certain vice de constitution qui, si l’hygiène morale n’est pas excellente, favorise nombre de maux mortels ; il suffit d’en nommer un qui les résume tous, l’égoïsme. La beauté ramène sans cesse la personne qui en est douée à elle-même ; elle lui inspire l’orgueil de se suffire à elle-même ; elle lui inspire l’ingratitude de tenir en oubli tout ce qui n’est pas elle ; elle lui inspire l’avarice de retenir sans échange les affections qui se portent vers elle. Elle crée ainsi le contraire de ce désintéressement de soi où se reconnaît l’amour véritable, en sorte que ce don fatal, qui a pour objet de créer l’amour, va trop souvent contre ses propres fins. C’est penser excellemment ; toutefois, pour être absolument exact, il nous faut ajouter que, sur ce sujet de la beauté, George Eliot porte une disposition très particulière dont nous laisserons au lecteur la libre interprétation. Voyez-la dans ses peintures de ses belles pécheresses, Hetty Sorrel, Rosamund Lydgate, Gwendolen Harleth, même la charmante Maggie Tulliver : n’est-il pas vrai que vous y sentez une certaine joie de l’auteur à dénoncer et à mettre en relief cet égoïsme qui est le vice presque inévitable de la beauté ? Oh ! sans doute, ce ne sont point des peintures vengeresses et amères ; il n’y a là ni invective, ni satire, ni colère : il n’y a qu’une sévérité attristée et une compassion qui s’exprime sur un ton d’affectueux reproche ; mais cette sévérité n’est pas exempte d’une pointe de mépris et ces reproches ne sont pas exempts d’insistance. On peut aussi découvrir la trace de cette disposition dans le très ingénieux correctif qu’elle recommande, à plusieurs reprises pour combattre ce penchant à l’égoïsme qui est propre à la beauté. Il y avait, selon elle, quelque chose de déplaisant et presque de ridicule dans l’union de deux belles personnes. La beauté, disait-elle, n’a tout son prix que pour ceux qui ne la possèdent pas. Donnez-moi cette belle fille à ce garçon dont la bonne figure n’a d’attrait que la franchise, et ce beau jeune homme à cette plain girl dont le visage n’a d’attrait que la bonne envie d’être aimée qui s’y lit. Ce n’est qu’une nuance, et il faudrait se garder d’en conclure que George Eliot regrettait plus qu’elle ne le disait de n’avoir pas reçu le don dont elle a si bien montré tous les dangers, mais la nuance est visible et l’analyste doit la noter.

C’est pendant les longues années de son séjour forcé auprès de son père, à Foleshill, qu’elle acquit en grande partie cette vaste instruction dont ceux qui l’approchaient restaient étonnés. Langues anciennes et langues modernes, littératures classiques et littératures romantiques, philosophie et théologie, tout y passa. La philosophie surtout eut le privilège de passionner sa jeunesse à un tel point que, dans un accès d’enthousiaste ferveur, on l’entendit prononcer ce vœu légèrement bizarre : « Oh ! puissé-je vivre assez pour réconcilier la philosophie de Locke avec celle de Kant ! » Cette époque d’enthousiasme scolastique a trouvé sa place dans ses écrits, car il y faut, je crois, chercher le germe de son roman de Middlemarch. Il y a certainement dans la peinture du personnage de Dorothée Brooke plus d’un trait qui est dû au souvenir de sa jeunesse studieuse, et peut-être bien aurait-elle été capable, à cette époque, de penser comme Dorothée que le vieux M. Casaubon, avec sa face parcheminée qui lui donnait une ressemblance avec Locke, était un être digne de tout dévoûment. Probablement aussi elle a mis beaucoup de son père dans le personnage du probe Caleb Garth, chez qui la passion du travail est arrivée à une telle perfection qu’elle en est désintéressée. Deux traductions, l’une de la Vie de Jésus, de Strauss, l’autre de l’Éthique, de Spinoza, exécutées dans ces années de jeunesse, témoignent de l’étendue de son labeur philosophique. Ce ne fut pas par choix, nous dit son amie Edith Simcox, qu’elle entreprit ces traductions, mais pour répondre à deux reprises aux appels de l’amitié ; la première fois pour achever le travail qu’un ami ne pouvait pousser plus loin, la seconde pour satisfaire la curiosité d’un phrénologue de son intimité qui ne savait pas le latin. L’excuse, — si tant est qu’il soit besoin d’excuse, — est bonne pour la première de ces traductions, elle est plus difficilement acceptable pour la seconde. Que George Eliot n’eût qu’un goût fort modéré pour la Vie de Jésus de Strauss, nous en croyons volontiers son amie ; nous n’oserions en dire autant de l’Ethique. Il est de toute évidence, en effet, que la lecture de Spinoza a exercé sur elle une influence considérable, et que c’est chez lui bien plutôt que chez Auguste Comte, dont elle n’eut connaissance que plus tardivement et lorsqu’elle était engagée déjà dans la vie littéraire, bien plutôt que dans l’influence nécessairement plus tardive encore d’Herbert Spencer, influence qu’on a d’ailleurs exagérée faute de porter attention à la date où elle a pu s’exercer, qu’il faut chercher la source de la morale particulière qui remplit ses écrits. On peut tirer de Spinoza plus d’une morale, selon le degré de noblesse ou de bassesse de celui qui l’en tire, et la plus haute de ces morales n’est-elle pas précisément ce désintéressement de soi-même que George Eliot considérait comme le principe de tout bonheur, la fin de toute sagesse, et qui est l’idée mère de toutes ses créations ?

Après la mort de son père, arrivée en 1849, elle vint à Londres pour essayer de tirer parti, non de son talent de conteur qu’elle ne semble pas avoir plus pressenti que La Fontaine n’avait pressenti son talent de fabuliste, mais des provisions considérables d’impressions intellectuelles qu’elle avait amassées durant ses années de solitude. La Westminster Review, dirigée par le docteur Chapman, organe influent de toutes les hétérodoxies à tendances libérales et de toutes les dissidences éclairées, lui ouvrit ses portes avec empressement. Elle écrivit plusieurs articles pour cette intéressante publication : sur une édition des Nuits d’Young, sur les femmes auteurs de la Grande-Bretagne, sur la Madame de Sablé de M. Cousin, etc. Elle s’ennuya vite, paraît-il, de cette tâche de reviewer, ce qui ne nous étonne que médiocrement. Quelle que soit l’étendue de sa culture littéraire et philosophique, il est remarquable que lorsqu’elle s’attaque au développement d’une idée abstraite, elle n’a plus la même supériorité que lorsqu’elle s’attaque aux faits de la vie objective. Certaines parties essentielles du talent d’exposer lui manquent, ses pensées sont déduites les unes des autres plutôt par fine dialectique que par ferme logique, et son style devient alors facilement obscur, ou tombe à force de subtilité dans une sorte de préciosité métaphysique. Cependant il est probable que, malgré son peu de goût pour les travaux critiques, elle se fût longtemps résignée à porter ce joug, si dans le milieu littéraire où elle était entrée elle n’eût rencontré l’homme à qui était réservé le privilège de la révéler à elle-même, George Henri Lewes. Le phénomène de sympathie qu’elle devait si souvent décrire plus tard se passa alors entre eux ; leurs atomes intellectuels se reconnurent et s’accrochèrent, et la force d’attraction se trouvant plus considérable que la force de répulsion, ils s’unirent d’une étroite amitié que quelques années plus tard ils resserrèrent encore légalement. Maigre, un peu malingre, le visage disgracieusement troué de petite vérole, Lewes n’était certainement pas un Apollon, et certainement aussi il n’y avait dans son caractère timide et modeste aucune de ces qualités d’aplomb qui s’imposent ; mais, malgré ces désavantages, il était difficile d’approcher sans l’aimer cet homme au cœur excellent, car on le trouvait toujours disposé à être utile et on le pressentait capable d’un entier dévoûment. Romancier, critique, historien littéraire, controversiste philosophique, polémiste politique, il était doué d’une activité effrénée qui pouvait prendre d’autres formes qu’intellectuelles ; il mit cette activité au service de George Eliot. C’est lui qui écrivait ses lettres, — ce qui n’est pas un avantage pour ses correspondans, disait-il, au rapport d’Edith Simcox, avec une modestie enjouée, — lui qui traitait pour elle avec les éditeurs et libraires, qui faisait pour elle sollicitations et requêtes auprès des journaux et revues ; en un mot, il la dispensait de ces démarches et négociations d’affaires qui sont toujours si déplaisantes aux femmes, même les moins mièvres. Il lui rendit un service plus signalé que tous ceux-là, car ce fut lui qui l’engagea à essayer ses forces dans le genre du roman et la poussa ainsi dans la voie où elle devait trouver la célébrité. Cependant cette amitié si dévouée ne laissa pas que de leur créer plus d’une contrariété, comme pour justifier la vérité de ce vers célèbre de Shakspeare :


Le cours d’une véritable affection ne fut jamais paisible.


« Ce que font les grands, les petits en parlent, » dit encore un personnage de Shakspeare dans le Soir des rois. Ce que font les gens en vue, le monde en babille, et pendant plusieurs années le monde se plut à interpréter cette amitié avec la malignité banale qu’il permet à tout oisif et le cant hypocrite qu’il permet à tout indifférent. Une de ces méchancetés de la malveillance, invention probable de quelque Trissotin anglais, consistait à attribuer à chacun des deux amis les ouvrages de l’autre, et comme leur culture littéraire et philosophique était à peu près de même nature et de même étendue, le mensonge prenait ainsi une apparence de vérité. Ainsi miss Evans écrivait des romans, n’était-il pas de toute évidence que ces romans étaient l’œuvre de Lewes, qui en avait écrit lui-même de remarqués ? De son côté, Lewes écrivait une biographie étendue de Goethe, mais qui pouvait douter que cette biographie ne fût du fait de miss Evans, dont personne ne contestait le vaste savoir littéraire ? Ces insinuations stupides eurent plus d’une fois le privilège d’irriter George Eliot, et on trouve un écho encore fort sonore de ses indignations dans son roman de Middlemarch, écrit de longues années après, et alors que ces commérages n’avaient plus aucune portée. Eh bien ! le monde ne mentait qu’à demi lorsqu’il prétendait que les romans de George Eliot étaient dus à Lewes, car sans ses conseils il est très possible que nous ne les eussions jamais eus. En ce sens, il est, en effet, l’auteur de ces trois chefs-d’œuvre d’Adam Bede, le Moulin sur la Floss, Silas Marner, et de la demi-douzaine d’œuvres remarquables à des titres divers qui sont signées de George Eliot, et ce n’est que justice de lui rendre la part qui lui revient dans la célébrité de l’amie qui a fini par porter son nom.


II.

Parler de George Eliot est une tâche qui offre plus d’une difficulté. Une première difficulté, c’est que ses œuvres, comme toutes celles qui valent plus par la finesse du rendu et le naturel des caractères que par la vigueur des conceptions et l’intérêt de la fable, ne supportent pas l’analyse ; on peut analyser un Faust ou un Hamlet, on n’analyse pas un Adam Bede ou un Moulin sur la Floss. Il est autrement embarrassant de parler d’un Gérard Dow ou d’un Van Ostade que d’un Rubens ou d’un Rembrandt, et cet embarras vient surtout de ce que chez les premiers l’intérêt du sujet est loin de valoir la manière dont il est traité. Une difficulté plus grosse encore, c’est que le talent de George Eliot appelle la dissertation ; innombrables sont les thèmes de discussions dont ses écrits contiennent le germe, et le critique qui s’en occupe, sentant à chaque instant l’ébauche de quelque thèse naître sous sa plume, se voit forcé de s’arrêter, si son dessein, comme c’est le nôtre, est de faire un portrait, et non une suite de dissertations qui pourraient avoir leur intérêt, mais auraient le tort grave d’expulser pour ainsi dire l’auteur de son propre terrain et de le sacrifier aux questions qu’il soulève. On dirait, en vérité, que l’âme de la morale altruiste que George Eliot professait l’a prise au mot pour faire échec à sa personnalité et que, passant de ses écrits dans l’esprit du lecteur, elle lui conseille de moins songer à son génie qu’aux idées et aux sentimens dont elle a été l’interprète. Nous n’écouterons pas ce conseil, et nous éviterons avec soin toute discussion trop générale, même sur le sujet du réalisme, qui cependant s’impose presque, tous ses écrits étant fondés sur ce système littéraire, et leur substance, à quelques exceptions près, étant prise exclusivement dans la réalité. Cette discussion générale, nous l’avons d’ailleurs épuisée par avance. Lorsque parut Adam Bede, nous essayâmes d’expliquer l’origine vraiment sacrée de cette doctrine dont la source première doit être cherchée dans le grand mouvement religieux de la réforme ; encore aujourd’hui nous ne dirions ni mieux, ni autrement, et nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à ce que nous avons écrit alors[2]. À cette origine religieuse j’attribuais l’esprit moral qui n’a cessé de distinguer le roman anglais, même dans ses productions les plus hardies ou les plus cyniques, et j’avançais que le réalisme, parfaitement acceptable lorsqu’il est fécondé par cet élément, ne pouvait, s’il en était privé, produire que des œuvres inférieures, puériles ou immorales ; je n’ai pas non plus varié d’avis à cet égard[3]. Encore moins rouvrirons-nous le débat sur la vieille querelle de l’idéal et de la réalité, estimant que sur ce point les réalistes ont cause gagnée et que dans l’état actuel de l’opinion cette querelle offre à peu près autant d’intérêt littéraire que la querelle des universaux offre aujourd’hui d’intérêt philosophique. Nous éviterons donc toute généralité, et nous ne prendrons de chaque question que ce qui s’en rapporte directement à notre auteur et peut servir à mettre en relief sa personnalité.

Le système de George Eliot n’est pas une découverte. Outre qu’il n’est, autre que celui qui, sous le nom de réalisme, fait tant parler depuis trente ans, on peut dire qu’il est connu depuis qu’il existe une Littérature et un art. En tout temps et en tout pays, il y a eu des esprits qui ont été plus portés à prendre leurs inspirations dans le monde extérieur que dans les combinaisons subjectives de leur pensée ou les rêves de leur imagination. Dans la pairie de George Eliot en particulier, ce système a toujours eu droit de cité littéraire et a toujours été pratiqué d’instinct, tant il est dans le génie même de ses concitoyens. C’est en nombre infini que se comptent les réalistes en Angleterre, et il n’est pas un talent de quelque renom qu’on ne puisse, pour une cause ou pour une autre, ranger dans cette vaste catégorie, où le mystique Wordsworth ne mérite pas moins de figurer que le prosaïque Crabbe, et où un Walter Scott même peut tenir sa place comme peintre des mœurs populaires à côté d’un Charles Dickens. Ce qui constitue l’originalité de George Eliot, ce qui la sépare de tous ses devanciers, c’est d’avoir introduit dans l’étude de la réalité un certain perfectionnement qui n’entraîne rien moins qu’une esthétique et une morale au complet et qui donne à ce système du réalisme la portée d’une philosophie sociale, presque d’une religion.

Elle a changé les conditions ordinaires d’observation de la réalité en y portant le sentiment contraire à celui qu’on y porte d’habitude, et que la réalité semble d’ailleurs appeler et exiger. Passez en revue les peintures qui ont été tracées de la réalité dans les littératures de tous les pays, et dites-moi s’il n’est pas vrai que l’ironie et l’énergie brutale sont invariablement l’âme de ces peintures, depuis les picaresques espagnols jusqu’à Flaubert et aux derniers romans de M. Zola ? Elle naît fatalement, cette ironie, du contraste énorme qui existe entre les notions que les hommes ont des choses et la distance où ils restent de ces notions par leur conduite, par exemple entre l’idée qu’ils ont de la vertu et le peu de vertu dont ils sont munis, ou encore du contraste entre le sentiment qu’ils ont de l’harmonie et la désharmonie criarde dont le monde présente le spectacle. Cette ironie est tellement inévitable que, fait curieux, ses expressions les plus nombreuses et les plus fortes doivent être cherchées dans les pays mêmes où la réalité a été le plus sincèrement aimée, c’est-à-dire la Hollande et l’Angleterre. L’esprit caricatural est le génie même de la moitié des peintres hollandais. Quant à l’Angleterre, voyez le mépris et le sans-façon avec lesquels les maîtres du roman, un Richardson, un Fielding, un Smollett, un Thackeray, un Dickens, traitent la réalité. Pour tous elle est un sujet de risée et d’indignation, pour tous elle appelle la réprobation et le châtiment. Richardson la condamne avec une sévérité inflexible comme la loi morale dont il s’est fait le prédicant : Fielding la flagelle à tour de bras avec un entrain cordial où se reconnaît le plaisir que lui donne son office de satiriste ; Smollett, la traitant en gourgandine, lui demande des occasions de divertissement équivoque, des spectacles qui appellent le crachat, et autres manifestations d’une bonne humeur insoucieuse de charité ; Thackeray promène sur elle un regard misanthropique et sent, à mesure qu’il l’observe, l’amertume d’une bile froide s’amasser dans son cœur ; Dickens la fouille avec la fougue d’un amoureux perpétuellement déçu qui s’étonne d’y rencontrer tant de sujets d’indignation et de tristesse. Ironie, mépris, exécration, voilà tout ce qu’elle mérite et tout ce qu’elle peut mettre en mouvement chez celui qui s’occupe d’elle, semblent-ils nous dire à l’envi les uns des autres. En vérité, si par ce temps de rationalisme quelque chose pouvait ramener à la croyance au dogme du péché originel et de la déchéance de la nature, ce serait bien le roman moderne, et je m’étonne que quelque prédicateur puritain ne se soit pas encore avisé de cet argument qui en vaut bien d’autres.

Cette déchéance de la nature, le cœur intelligent de George Eliot refusait absolument d’y souscrire. Elle se donna pour mission d’établir que les vices reprochés à la réalité étaient peut-être le fait de la méthode de l’observateur, et à cette ironie brutale, indignée ou amère, elle substitua la sympathie, une sympathie clémente, attentive, fraternelle. Votre observation de la vie et du monde, dit-elle à ses émules, a le tort d’imiter ce qu’elle condamne et se sent vraiment des vieux âges barbares. Comme leur justice, votre ironie venge la cruauté par la cruauté ; comme leur vertu, votre morale punit la corruption par le cynisme ; comme leur médecine, votre science traite les égarés avec la rigueur qui conviendrait aux scélérats, enchaînant un fou comme un forçat et châtiant un malade comme un révolté contre les lois de la santé. Votre psychologie, semblable à la physique des quatre élémens, ne tient compte dans ses analyses que des faits sommaires et excessifs, et néglige avec une robuste ignorance toutes les transitions qui les relient entre eux, les expliquent en les reliant, et souvent les absolvent ou les justifient. Oh ! que je sais bien quel aurait été votre verdict si j’avais livré à votre jugement les héros, et surtout les héroïnes, dont j’ai écrit les biographies avec conscience et charité ! Mon Hetty Sorrel serait une catin criminelle, ma Rosamund Lydgate une sotte sans le moindre soupçon de cœur, ma Dorothée Brooke une folle romanesque, ma Gwendolen Harleth une aventurière de haute volée, mon Tito Melema un émule de Lazarille de Tormes et de Guzman d’Alfarache, mon Félix Holt un démagogue lunatique, mon Grandcourt un scélérat endurci au crime par la certitude de l’impunité. J’entends d’ici votre conclusion générale : à Newgate la plupart d’entre eux, quelques-uns à Tyburn, et les plus innocens à Bedlam ! Mais la nature ne connaît pas la simplicité de caractère que supposent vos jugemens absolus et tout d’une pièce ; ses combinaisons sont infinies en même temps qu’incessantes, et négliger de les suivre dans leurs métamorphoses, c’est s’enlever le droit de juger les actions humaines et d’être cru dans l’opinion que l’on en porte. Ah ! que vous verrez avec d’autres yeux cette réalité si bafouée et si méprisée si vous l’abordez avec cet esprit d’amour qui est au fond la seule justice véritable ! Alors vous reconnaîtrez que cette pauvre humanité, quoique toujours bien digne de pitié, est cependant plus digne d’estime que vous ne la peignez, qu’il y a peu de scélérats résolus dans ses rangs et que les monstres y sont une exception, mais qu’il y a aussi peu d’innocens absolus, peu de justes sans reproche qui aient le droit de crier raca à leurs frères, peu de vertus sans quelque mélange, peu de droitures sans quelque duplicité.

Il a été donné à George Eliot de faire revivre de nos jours (sans trop y songer peut-être) la philosophie morale qu’Adam Smith formula au dernier siècle ; il n’y a pas irrévérence à dire que cet unique disciple de la philosophie aujourd’hui fort délaissée de l’illustre Écossais en vaut beaucoup de ceux que son économie politique conserve encore en sj grand nombre. Pour George Eliot comme pour Adam Smith, la sympathie est le principe moral et social par excellence ; elle est mieux qu’un agent de bonheur individuel, elle est un devoir envers autrui. Si c’est un devoir social, son champ d’activité est donc l’humanité, mais quelle humanité ? Ce ne peut être l’humanité des saints et des vertueux accomplis, car celle-là est si exceptionnelle et si restreinte que la vie pourrait s’écouler sans que ce devoir trouvât à s’exercer ; ce ne peut être davantage, pour des raisons analogues, l’humanité du vice et du crime ; il n’y en a donc qu’une seule, l’humanité telle quelle, celle que l’écriture appelle de ce mot notre prochaine celle qui nous entoure et nous presse de toute part, qui laboure nos champs, construit nos demeures, apprête nos repas, tisse le linge de nos corps, soigne nos malades, instruit nos enfans. Ainsi, par la sympathie, non-seulement George Eliot change les conditions d’observation de la réalité, mais elle change la nature et surtout l’étendue de cette réalité même. Plus donc de ces héros picaresques ou semi-picaresques à la manière de Fielding et de Smollett, pas davantage de cette humanité triée avec soin dont le bon Goldsmith nous présente l’image, encore moins de cette réalité recherchée pour ses élémens dramatiques et romanesques comme celle dont Dickens s’est presque toujours servi. Non, l’humanité qu’il faut peindre, c’est surtout et avant tout celle là qu’il est en notre pouvoir d’aimer, parce qu’elle est la seule qui soit toujours à notre portée, c’est-à-dire cette foule anonyme des petits, des humbles, des obscurs, plus encore des vulgaires, que la littérature dédaigne pour leurs actes trop effacés et leurs vertus trop peu en relief. Prêchant d’exemple, George Eliot mit sa théorie en pratique. Longtemps avant que, dans un pays voisin, on eût proclamé l’avènement nécessaire de nouvelles couches sociales, George Eliot avait proclamé l’avènement littéraire de ces mêmes couches. Ce ne fut pas, quoi qu’on en ait dit, par opinion démocratique que George Eliot donna aux petits droit de cité en littérature, car elle ne vit jamais en eux des déshérités ou des parias, et elle a. déclaré presque à chaque page de ses livres qu’elle ne les voudrait pas autres qu’ils ne sont. Non, ce fut par un sentiment plus personnel et plus haut, par conviction philosophique et respectueuse déférence envers la doctrine qu’elle professait. Cette morale altruiste du désintéressement de soi-même qui lui est si chère, elle en fit l’application à son propre talent. Cette culture littéraire dont elle avait le droit d’être fière, elle la mit noblement au service des petits et des humbles et châtia son esprit de tout orgueil intellectuel qui aurait pu l’empêcher de s’unir intimement à leur vie. Elle songea non pas à les exhausser jusqu’à elle, mais à descendre jusqu’à eux ; elle n’eut pas l’orgueil de vouloir leur prêter son génie, elle ne voulut avoir d’autre génie que le leur et de génie que par eux ; elle voulut que ce fût elle qui leur fût redevable de la perfection de ses peintures et non pas eux qui lui fussent redevables de l’intérêt que ces peintures pouvaient exciter en leur faveur. S’il y avait service rendu, elle estimait que c’était à elle, puisque par eux elle était rappelée aux sentimens de la commune humanité, dont elle redoutait de s’écarter, professant que toute chaleur vitale en émane, et que toute culture qui nous en éloigne nous condamne au froid mortel de la solitude morale ou à la trompeuse chaleur des illusions et des rêves de l’égoïsme.

Ge n’est là que l’origine tardive et philosophique de ce réalisme ; il en avait une autre plus lointaine et plus naïve. George Eliot n’avait qu’à un faible degré cette force constructive d’imagination qui d’un fait isolé ramassé dans la réalité sait tirer de toutes pièces un drame ou un roman ; elle avait au contraire au plus haut point cette imagination passive qui se laisse pénétrer de toutes les impressions avec une aimante docilité. Nulle circonstance n’a été plus favorable à son succès. Lorsqu’elle se fut décidée à tenter la carrière de romancier, en effet, n’osant se fier à ses facultés d’invention, elle se trouva forcément rejetée vers ses souvenirs, particulièrement vers ceux de son enfance. Or, qui ne connaît les merveilleux privilèges de cet âge ? Tout pour lui est poésie parce que tout est nouveau, tout est objet de sympathie parce que rien n’est venu encore l’avertir que tout n’est pas également digne d’être aimé. Il y a dans l’enfance une impartialité d’amour qui ne se rencontre à aucun autre âge et ne tient compte d’aucune distinction de caste et de rang. Les quatre premiers livres de George Eliot, exclusivement empruntés aux souvenirs de cet âge, ne sont si vrais que parce qu’ils ont gardé les caractères des premières impressions de la vie. On sent que leur matière a été tirée toute vivante des serres chaudes et des silos de la mémoire, où elle avait été emmagasinée par la tendresse réceptive de l’enfance. La réalité dont elle nous présente l’image a donc été comme baignée dans cette sympathie surabondante de l’âme novice qui s’essaie à l’amour. C’est tellement à cette source première qu’est dû ce sentiment si vibrant et si fidèle à la fois de la réalité que, lorsqu’elle eut épuisé dans ses premiers romans ses souvenirs d’enfance, elle ne le retrouva jamais plus, au moins au même degré d’intensité et d’exactitude. Elle restera toujours très grand peintre, mais dans les tableaux de sa seconde manière il y aura toujours un je ne sais quoi où l’artifice d’auteur se laissera reconnaître, et où l’on devinera que la sympathie n’a plus été ni aussi entière, ni surtout aussi naïve qu’autrefois.

Elle semble avoir hésité quelque peu au moment de se lancer dans la carrière, et son premier livre, les Scènes de la vie cléricale, porte la marque de ces hésitations. Elle y essaie discrètement ses forces, propose avec prudence sa doctrine littéraire, et tâtonne avec une indécision visible pour arrêter le choix de la forme qu’il conviendra de donner à ses observations. Les trois nouvelles qui composent le volume sont écrites selon trois systèmes différens. La seconde, l’Histoire des amours de M. Gilfin, est un récit à l’ancienne mode, d’un ton à demi classique, sans trop de lenteur ni d’abus des nuances, assez exceptionnel pour mériter le nom de roman et trop fidèle à la nature pour mériter le reproche d’être romanesque. La troisième et la plus longue, le Repentir de Janet, inaugure véritablement le roman tel qu’elle l’a compris et pratiqué toute sa vie, c’est-à-dire ce réseau à la fois flexible et serré de causes et d’effets, d’actions premières et de conséquences forcées dont elle aime à nous faire suivre l’enchaînement délicat et compter toutes les mailles. Mais la plus curieuse des trois est incontestablement la première, l’Histoire d’Amos Barton. On ne peut mieux la comparer qu’à ces feuilles de dessins composées de croquis divers où les grands maîtres se plaisent à noter, sans autre but que d’en conserver le souvenir, telle attitude, tel profil, telle expression passagère de passion, tel coin de paysage. C’est beaucoup moins une nouvelle qu’une étude d’après la réalité écrite dans le silence du cabinet pour l’auteur lui-même plutôt que pour le lecteur, une recherche et en même temps un essai des procédés d’art qu’il se propose d’appliquer. Voyons, semble s’être dit George Eliot, si cette réalité à laquelle je veux demander exclusivement mes inspirations possède par elle-même un intérêt assez puissant pour s’imposer à l’imagination et au cœur, et, pour que l’expérience soit complète, prenons dans cette réalité nos élémens avec le moindre choix possible. Figurez-vous une histoire où il n’y a pas le plus petit bout de roman et des caractères où il n’entre pas le moindre atome qui les tire de l’ordinaire le plus habituel, nous pourrions presque dire le plus plat. Le héros est un pauvre ministre de campagne d’une nullité désespérante, dont les facultés sont absolument inférieures à sa profession, dont la nature vulgaire est incapable de lui attirer le respect que ses fonctions exigent. L’héroïne, sa femme, la douce Milly, est vraiment charmante, mais malgré la sympathie que lui méritent ses vertus, il est permis de croire que ces vertus sont celles de bien des femmes et des filles de clergymen et qu’elle ne peut être présentée comme une exception éclatante à la règle commune. Ces vertus d’ailleurs sont de celles qui s’accordent merveilleusement avec la nullité de son mari. C’est la Lenette de Jean-Paul qui, au lieu de tomber sur l’enthousiaste Firmian, a rencontré un époux assorti à sa nature. Et cependant voyez le miracle : cette réalité plus qu’ordinaire, ce roman qui est celui de tous ceux qui n’en ont pas, ces sentimens que nous ne songerions pas à remarquer tant ils sont d’ordre commun, présentent dans les pages de George Eliot un attrait extraordinaire, et s’élèvent au pathétique, presque à la grandeur. Jamais on n’a mieux fait toucher du doigt qu’une des conditions de fécondité de la nature est cette puissance de transformer les choses qui de qualités en quelque sorte négatives peut créer un modèle de parfaite union conjugale comme celle du ménage Barton, et qui du témoignage d’une douleur sincère chez le plus médiocre des hommes peut faire jaillir un large courant de sympathie comme celui dont la mort de Milly est l’occasion pour le pauvre Barton. La nature a été surprise et révélée dans ses voies indirectes d’opérer et de créer le bien, justifiée de ses apparentes ironies, excusée de ses injustices momentanées ; toute la confiance qu’un cœur généreusement optimiste peut mettre en elle est là tout entière, sans une ombre de doute, sans une velléité de sarcasme, sans un accent de colère ou d’indignation.

Si l’Histoire d’Amos Barton est la plus curieuse comme œuvre d’art des trois nouvelles qui composent les Scènes de la vie cléricale, le Repentir de Janet est celle dont la donnée est la plus philosophique. Bornons-nous pour l’instant à cette mention sommaire ; les œuvres de George Eliot ont entre elles des correspondances étroites et multipliées de sentimens et de pensées, et nous retrouverons partout cette donnée, avec Romola, avec Félix Holt, avec Middlemarch et Daniel Deronda. Mais, avant de quitter les Scènes de la vie cléricale, il nous faut saluer la haute, impartiale et intelligente tolérance dont ce livre témoigne. Qu’un philosophe pratique la tolérance, cela n’a rien que de fort naturel, bien qu’en réalité il n’en soit pas toujours ainsi ; mais ce qui mérite d’attirer l’attention dans le cas de George Eliot, c’est que cette tolérance, qui aurait le droit d’être simplement négative, est, au contraire, fondée sur l’estime et la sympathie. Scènes de la vie cléricale ! sur ce seul titre, si l’on vous dit que l’auteur est en dehors de toute orthodoxie et libre penseur avéré, vous imaginerez assez logiquement une série de malins pamphlets ou de caricatures, mordantes et fines si l’auteur est homme d’esprit, outrées et méchantes s’il ne l’est pas. Il n’y a rien de cet esprit de satire chez George Eliot, et l’on n’y rencontre pas davantage les singulières exigences de l’incrédulité en fait de ministres et de pureté de doctrines. Les personnages de clergymen remplissent non-seulement les deux volumes des Scènes de la vie cléricale, mais sont nombreux dans ses autres écrits ; je ne crois pas qu’il y ait un seul caractère où l’auteur fasse sentir une intention d’ironie, pas un n’est représenté comme inférieur à ses fonctions, pas même le pitoyable Amos Barton, pas un n’est représenté comme une pierre de scandale, pas même les ecclésiastiques mondains de Félix Holt et de Middlemarch. Il y a mieux ; si elle a une préférence, c’est pour ces derniers, et cette préférence est fondée précisément sur les raisons pour lesquelles l’esprit de secte ordinaire les condamne. Son idéal d’ecclésiastique, c’est le ministre chez qui le clergyman n’a pas effacé le gentleman, M. Gilfin des Scènes de la vie cléricale, M. Irwine d’Adam Bede, M. Gascoigne de Daniel Deronda, Elle avoue hautement regretter le clergé anglican à l’ancienne mode, où abondaient les types de ministres qui n’avaient pas d’aspirations sublimes à la pureté des doctrines, comme les clergymen du moderne parti évangélique, pas de vaste érudition théologique ou d’habileté de controversistes, comme les clergymen issus du tractarian movement, mais qui se contentaient d’enseigner à leurs paroissiens une morale chrétienne assortie à leur intelligence et de les diriger avec une charité sans emportement compatible avec leur faiblesse. Bien loin d’avoir envie de reprocher à ses clergymen le latitudinarisme de leurs doctrines, elle avait une antipathie marquée pour cette ferveur cléricale et ce zèle dogmatique qui sont de date assez récente dans l’église anglicane et les considérait comme un obstacle presque invincible à la communication du vrai sentiment religieux et, en un certain sens, comme quelque chose de très différent de ce sentiment. Le successeur de M. Irwine dans la paroisse d’Hayslope, M. Reed, était un prédicateur d’une rigoureuse orthodoxie qui avait surtout souci que ses paroissiens fussent instruits dans la vraie doctrine ; « mais, disait sur ses vieux jours l’honnête Adam Bede, plus j’ai réfléchi sur ces sujets de prédestination et de salut, de grâce et de nature, plus j’ai compris que la religion est quelque chose de très différent de tout cela. » Adam Bede est ici l’interprète même de la pensée de George Eliot.

Selon elle, toute doctrine qui n’avait pas d’abord été à l’état de sentiment était absolument stérile et parfois nuisible, et c’était le cas de ces doctrines théologiques qui s’adressaient à l’intelligence exclusivement et n’avaient jamais été mêlées à la vie du cœur. De cette opinion découlait l’idée nette et simple qu’elle s’était formée de la religion. Quoiqu’elle ne l’ait jamais dit expressément, il est évident que, pour elle, la religion était la plus haute expression de la sympathie humaine. C’était cette disposition qui nous porte à sortir hors de nous-mêmes pour nous unir dans une pensée faite à l’image de l’infini et de l’invisible avec la masse de nos semblables. Il s’ensuivait, par conséquent, que, plus la doctrine religieuse était large, et plus ce sentiment de sympathie avait le moyen de se répandre ; plus, au contraire, la doctrine était stricte et étroite, et plus elle refoulait l’individu sur lui-même et l’empêchait de prendre part à cette large communion des âmes. De là sa préférence marquée pour l’église anglicane sur les autres églises protestantes. S’il y a dans ses portraits de personnages religieux une velléité d’ironie, c’est dans le personnage de M. Rufus Lyon, ministre de l’église indépendante, du roman de Félix Holt. Cette ironie semble d’abord un peu étrange de la part d’un esprit philosophique que l’on supposerait devoir être d’autant plus porté vers une doctrine religieuse qu’elle est plus nue et plus dépouillée de culte ; mais George Eliot n’avait pas plus de goût pour les congrégations étroites que pour les doctrines étroites, ayant observé justement que les congrégations nombreuses étaient autrement favorables à la naissance et à la multiplication des précieuses émotions de cette sympathie qui constitue le véritable sentiment religieux. Plus une congrégation est étroite, et plus on y est porté à exclure et à dire raca à son frère ; plus elle est vaste, au contraire, et plus on y est porté à la bienveillance envers le prochain. Les congrégations nombreuses ont enfin cet avantage suprême d’empêcher cet isolement social, qui est un grand mal, puisqu’il nous rend suspect à autrui et défiant envers autrui. Le pauvre tisserand Silas Marner appartenait à l’église indépendante, et lorsque les malheurs de sa vie l’eurent obligé à se réfugier dans le village de Raveloe, dont tous les habitans appartenaient à l’église nationale, n’ayant plus aucun moyen de prier selon les coutumes de sa secte, il cessa de donner aucune marque extérieure de religion ; mais lorsque l’adoption d’Eppie eut commencé à changer en estime l’opinion malveillante qu’inspirait sa sombre humeur, Dolly Winthrop profita de cette occasion pour lui reprocher son abstention de toute démonstration religieuse et l’engagea à aller à l’église comme s’il en avait toujours fait partie. « Ceux d’en haut ne vous entendront pas moins bien, lui dit-elle, et les gens de Raveloe, en vous voyant prier avec eux, vous aimeront autant qu’ils vous ont détesté jusqu’à présent. » Ce conseil fut suivi et eut le succès prédit. Silas Marner, en fréquentant l’église nationale, cessa d’être un étranger pour les gens de Raveloe et devint un concitoyen. Ces deux mots nous disent pourquoi la libre philosophie de George Eliot, loin de la rendre hostile, l’avait, au contraire, rendue favorable aux cultes extérieurs, où elle voyait une image sensible de ce qui constituait moralement et idéalement la patrie. C’est le sentiment qu’elle n’a cessé d’exprimer dans tous ses romans sous les formes les plus diverses et par les bouches des personnages les plus opposés, par celle de l’incrédule Félix Holt, qui cesse d’aller à la chapelle des indépendans, parce qu’il lui semble qu’en la fréquentant il s’éloigne de ses concitoyens, par celle de Savonarole, qui identifie la religion et la patrie, par celle de Mordecaï, de Daniel Deronda, qui identifie l’existence même de la race juive avec la forme de la religion judaïque. Telles étaient les conclusions auxquelles la tolérance philosophique avait conduit sa pensée ; je n’oserai dire qu’elles rencontreront aujourd’hui beaucoup de partisans, mais elles sont de nature peu commune et constituent une fort curieuse exception au courant qui entraîne les esprits à l’heure présente.


EMILE MONTEGUT.

  1. L’anecdote sur Walter Scott, ainsi que plusieurs des détails biographiques qui suivent sont empruntés aux intéressans souvenirs qu’une amie de George Eliot, Mrs Edith Simcox a publiés peu de temps après sa mort dans le Nineteenth Century
  2. Voir, dans la Revue du 15 juin 1859, le Roman réaliste en Angleterre ; Adam Bede.
  3. C’est à l’influence, persistante à travers mille transformations, de la monade religieuse première déposée dans les âmes anglaises par le protestantisme qu’il faut attribuer la supériorité des romanciers anglais sur les nôtres et à nulle autre cause. Un jeune ami, qui écrit tout près de nous et qui sur tout sujet qu’il traite trouve un mot plein de justesse, a publié sur ces différences entre les réalistes anglais et les réalistes français des pages excellentes que nous voulons signaler à l’attention de nos lecteurs. Voir, dans le Roman naturaliste de M. Ferdinand Brunetière, le chapitre sur le Naturalisme anglais.