Geneviève, histoire d’une servante/Geneviève

Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 30p. 197-383).


I


L’imagination est le miroir de la nature, miroir que nous portons en nous, et dans lequel elle se peint. La plus belle imagination est le miroir le plus clair et le plus vrai, celui que nous ternissons le moins par le souffle de nos inventions, celui que nous colorons le moins par les teintes artificielles et trop souvent fausses de notre propre fantaisie que nous appelons notre génie. Le génie ne crée pas, il retrace ; Dieu s’est réservé en tout la création. Homère, la plus vaste et la plus pathétique imagination qui ait jamais décrit la nature et fait palpiter le cœur humain, n’est qu’un copiste parfait. Ces couleurs qu’il délaie avec nos larmes sur sa palette ne sont que les couleurs que nous voyons tous et les larmes que nous versons tous. Son génie, c’est de les avoir mieux vues et mieux senties. Les poëtes, qu’on accuse d’être des assembleurs de fictions et des récitateurs de mensonges, sont les plus vrais de tous les hommes. Ils observent, ils sentent et ils écrivent ; ils changent les noms de leurs personnages : voilà toute leur invention ; mais si ces personnages n’étaient pas réels dans la nature, ils ne les auraient pas conçus, et s’ils ne les avaient pas conçus réellement dans leur imagination, ils ne les enfanteraient pas, ou ils n’enfanteraient que des monstres et des fantômes. Tout poëme est donc une vérité.

J’ai raconté, dans les Confidences, quelle était l’aventure vraie que j’avais récitée ou chantée à demi-voix dans ce poème domestique de Jocelyn. Les lecteurs des Confidences connaissent le pauvre et intéressant vicaire de village à qui j’ai donné, dans mes vers, le nom de Jocelyn ; ils connaissent la belle et touchante enfant du château de ***, à qui j’ai donné le nom de Laurence. Je ne me suis guère permis d’autre altération de la vérité dans ce petit drame, tableau de cheminée qu’on suspend à un clou de laiton dans sa chambre ou dans sa mansarde, et qu’on regarde par distraction, quand on a envie de se rappeler sa jeunesse, de rêver, de pleurer ou de prier.

Beaucoup d’oisifs, de jeunes hommes, de jeunes filles, m’ont écrit, de tous les coins du monde, à l’occasion de ce poëme qui a eu le seul succès qu’il pouvait avoir, un succès de cœurs malades, une gloire d’intimité, une immortalité de coin de feu, musa pedestris ! Tous ces cœurs touchés, toutes ces voix émues, toutes ces plumes tremblantes, me demandaient si ce drame était vrai, si Jocelyn avait vécu, si Laurence avait aimé et était morte ainsi, si je les avais connus, si j’avais eu en moi ou autour de moi les tristes et saintes confidences de leurs amours et de leurs malheurs ; s’il fallait s’y intéresser seulement comme à des personnifications imaginaires de sentiments nés de mes rêves, ou s’il fallait véritablement pleurer et prier sur leurs deux tombeaux, et s’y attacher comme à deux êtres qui avaient réellement vécu parmi nous, et qu’on pouvait espérer retrouver un jour aimants, aimés, heureux, dans une autre vie. Ô sainte naïveté des cœurs sensibles ! Ils ne veulent pas perdre leur sensibilité sur une fiction, et ils ont raison. Les larmes sont trop précieuses pour qu’on les répande ainsi sur des chimères, et sans qu’une ombre réelle au moins les entende tomber et les recueille là-haut. Tromper ces cœurs-là, c’est le crime sans rémission des poëtes, car c’est outrager la nature ; c’est tendre un piége à la mélancolie pour lui rire au visage ensuite ; quand elle pleure, c’est faire pleuvoir des larmes sur le sable pour arroser une illusion. C’est mal, et cela fait souvent un mal réel aux imaginations tendres que vous trompez ainsi. Car les âmes neuves et simples, et ce sont les plus belles, prennent souvent à cœur et au sérieux les sentiments avec lesquels le poëte joue ainsi. On connaît les sept ou huit suicides que Werther, cette ironie de Gœthe, fit accomplir en Allemagne après l’apparition de ce beau livre.

On sait que Bernardin de Saint-Pierre fut obsédé toute sa vie par des interrogations épistolaires sur Paul et sur Virginie, et que les pélerinages ont tracé un sentier au tombeau imaginaire sous les lataniers. Moi-même, dont les écrits sont bien loin d’avoir sur l’imagination de l’Europe cette contagion, j’ai eu cependant ma part de cette correspondance avec les âmes désœuvrées et méditatives de mon temps. J’ai reconnu à des signes certains que j’avais touché quelquefois juste et fort. Le contre-coup a été souvent jusqu’à la passion et la colère. C’est ainsi qu’après avoir publié, l’année dernière, l’épisode de Graziella, histoire véritable où je me peins avec l’impartiale sévérité de la distance et du temps, j’ai reçu une foule de lettres signées ou anonymes, pleines de reproches sanglants, de malédictions et d’imprécations contre la dureté, la sécheresse et la légèreté de cœur dont je m’accuse moi-même dans ce récit envers cette belle et malheureuse enfant.

Après que les Confidences eurent répondu sur Laurence et sur Jocelyn, on m’a interrogé sur les détails accessoires du drame, sur les paysages, sur les personnages secondaires, sur le tisserand, sur l’évêque, sur l’ami, sur la servante, sur le chien enfin, et sur les oiseaux ; on a voulu savoir d’où venait cette pauvre Marthe, et où elle était allée après la mort du curé ; et si Marthe était son vrai nom ; et si sa bonté et son dévouement pour son maître n’étaient pas une invention aussi du poète, une couleur grise et douce à l’œil dans le tableau, une harmonie calculée avec cette nature alpestre et cette vie sans espoir. J’ai répondu vingt fois en causant ; voici l’occasion de répondre plus explicitement, et à un plus grand nombre de curieux de sentiments. Non, Marthe n’était pas le vrai nom de la servante de Jocelyn, pas plus que Jocelyn n’était le vrai nom du curé de B…, pas plus que Valneige n’est le nom du village. Elle s’appelait et s’appelle encore Geneviève, car elle n’a pas suivi son jeune maître au tombeau, et je la vois encore de temps en temps dans la cour, sous les tilleuls, les jours d’été, quand je passe devant la grille de C… Voici son histoire uniforme, courte et pâle comme une journée d’hiver qui n’a qu’une heure de soleil entre deux longs crépuscules.

Je me souviens de l’entretien dans lequel elle me la raconta, comme si c’était hier. J’ai reçu du ciel une mémoire des lieux, des visages, des accents de voix, pour laquelle le temps n’existe pas. Vingt ans, pour moi, c’est une nuit. Cette mémoire est celle des choses extérieures. Mais, pour les attachements, les sentiments, les coups ou les contre-coups reçus une fois au cœur, je n’ai pas besoin de mémoire. Cela ne cesse pas de retentir en moi. Cela n’a pas été, cela est ; cela n’est pas un temps dans ma nature, tout y est présent. Une secousse donnée à ma faculté de sentir se perpétue, se répercute et se renouvelle à tout jamais sans s’affaiblir. Le balancier de mon souvenir, sans avoir besoin d’être remonté, a toujours la même oscillation. C’est cela qui m’a donné de bonne heure la conviction et comme la sensation de l’immatérialité de l’âme et de l’infini. Je suis sûr que je ne me tromperai pas d’une circonstance, pas d’un détail, pas d’un mot, pas d’un son de voix, en me rappelant aujourd’hui pour vous ma conversation avec Geneviève. Mais, d’abord, faisons son portrait. Cela est plus difficile, car les mots disent, mais le pinceau seul peint. Je n’ai qu’une langue et point de pinceau.


II


CONVERSATION AVEC GENEVIÈVE


Je passai quelques jours au presbytère de Bussières, après la mort et la sépulture de l’abbé Dumont, que j’ai nommé Jocelyn dans mes vers. J’avais à y remplir les devoirs bien tristes, mais bien faciles, d’exécuteur testamentaire, et même d’héritier, car le mourant m’avait chargé de payer ses petites dettes sur la terre pendant qu’il irait en recevoir l’intérêt au Ciel. Elles avaient toutes été contractées pendant l’année de l’épidémie et de la disette, pour acheter des médicaments chez les pharmaciens, et du riz et du sucre chez les épiciers de la petite ville voisine, pour les malades. Mais il y avait un inventaire à dresser, des livres à trier, des papiers à parcourir, quelques pauvres meubles et un peu de linge à vendre ou à distribuer, la servante, le chien, l’oiseau à recueillir, la maison enfin, et le jardin à mettre en ordre et en culture, afin que tout présentât un air de décence, de soin et de propreté aux yeux du vicaire qui viendrait occuper sa place, et qu’aucune mauvaise herbe, aucun brin de paille ou aucune plume oubliés par la négligence ne souillassent le nid d’où le cygne des neiges s’était envolé.

Pendant ces journées employées à ces soins pieux pour la mémoire de mon ami, je n’avais d’autre compagnie que Geneviève. Elle allait et venait tout le jour, de la cour au jardin, du puits au bûcher, de la cave au grenier, de la cuisine à la salle, de la niche du chien au pigeonnier, à la cage des poules, des colombes et des oiseaux. Elle prenait la bêche et le râteau dans les carrés du jardin, pour sarcler quelques choux et les laitues, ou pour niveler un peu les allées dont le sable s’était incrusté de mousse verdâtre pendant la maladie de Jocelyn ; elle jetait bientôt ces outils de jardinage pour prendre le balai et pour nettoyer de la moindre poussière les recoins les plus reculés de l’escalier ou des corridors ; puis elle déposait le balai pour prendre la brosse et pour brosser et frotter les meubles et les jambages de pierre des cheminées, jusqu’à ce que le noyer des armoires et l’épiderme ciré des tables de sapin devinssent des miroirs où son bras se réfléchissait ; puis elle laissait encore les meubles et reprenait le fil et l’aiguille pour faire des reprises aux chasubles, aux nappes d’autel, aux petites serviettes fines avec lesquelles le prêtre essuie les bords du calice après qu’il a bu le vin mystique ; puis elle se relevait comme en sursaut de sa chaise, jetait sur le bras le linge de la sacristie et allait rallumer le feu, écumer la marmite de terre du foyer, ouvrir la porte de la cour et regarder du côté de la sacristie pour voir si son maître ne revenait pas comme à l’ordinaire pour l’heure du repas. Le chien, qui sortait avec elle, allait en flairant jusqu’à la fosse fraîchement recouverte de terre. Il jetait deux ou trois hurlements au bord de la fosse pour éveiller son maître. Il revenait lentement, en s’arrêtant et en se retournant souvent, la tête basse, l’œil consterné, les oreilles dressées, l’une en avant, l’autre en arrière, comme étonné de ne pas ramener derrière lui quelqu’un qu’on attendait toujours. Geneviève alors appelait le chien, d’un accent de triste impatience, le faisait rentrer dans la cour, et remontait elle-même, les yeux rouges, l’escalier extérieur.

Pendant quelques minutes on n’entendait plus son pas dans la maison. Elle pleurait seule dans la cuisine, puis elle ressortait pour aller faucher de l’herbe à la chèvre. On eût dit qu’un esprit inquiet la chassait d’une place à l’autre comme pour chercher malgré elle quelque chose qu’elle ne trouvait plus nulle part. Oh ! Dieu seul connaît le vide que la disparition d’un solitaire creuse dans le cœur d’une pauvre femme, d’un seul ami, d’un chien, d’un oiseau, et dans le petit cercle qui l’environnait, son jardin et la nature même ! Pendant que personne ne se doute qu’il manque un souffle au monde, il manque l’air et la vie à deux ou trois êtres qui vivaient de l’être évanoui. Tout se tient dans ce ciment de vieilles et chères habitudes ; ôtez un grain de sable, le mur s’écroule ; le mur écroulé, que devient la mousse qui le drapait ? la mousse séchée, que deviennent le nid de l’insecte et la fente du lézard ? Autour du cœur de l’homme le plus isolé il y a un monde invisible qui vivait de lui. Quand ce cœur est froid, que devient-il ?… Ce que devenait la servante, une âme en peine, un regard sans voir, un pas éternel sans but, une activité sans repos, une vie machinale, une morte qui vit. Telle était Geneviève.


III


J’ai toujours contemplé avec un pieux respect et avec un sourire d’attendrissement ce qu’on appelait l’esclave ou l’affranchi dans l’antiquité, la nourrice en Grèce, ou dans le moyen âge le domestique, c’est-à-dire la partie vivante de la maison en France, la famille en Italie et en Espagne, véritable nom de la domesticité, car le domestique n’est, au fond, que le complément, l’extension de cette chère et tendre unité de l’association humaine qu’on appelle la famille ; c’est la famille moins le sang, c’est la famille d’adoption, c’est la famille viagère, temporaire, annuelle, la famille à gages, si vous voulez ; mais c’est la famille souvent aussi aimante, aussi désintéressée, aussi payée par un salaire de sentiments, aussi dévouée, aussi incorporée à la considération, à l’honneur, à l’intérêt, à la perpétuité de la maison, que la maison même ; que dis-je ? souvent bien plus. J’ai été frappé de bonne heure de cette phrase de l’historien des proscriptions sanglantes du triumvirat romain d’Octave, d’Antoine et de Lépide. Il raconte les spoliations, les massacres, les fuites nocturnes, les refuges cherchés dans les antres, dans les forêts, chez les amis ; les ingratitudes, les lâchetés, les perfidies, les ventes des proscrits par ceux chez qui ils imploraient l’hospitalité, le secret, le salut ; les victimes attirées aux piéges, marchandées, vendues, livrées par les délateurs au glaive des bourreaux d’Octave, et il termine cette énumération de ces trois ou quatre mille assassinats par ce résumé, qu’on n’a pas assez lu quand on apprécie la nature humaine, non au cœur, mais à la condition sociale :

« Chose éternellement notable, dit Velléius Paterculus, pendant ces proscriptions, la fidélité des mères et des femmes fut complète et sublime ; celle des affranchis, douteuse et médiocre ; celle des fils, nulle : beaucoup trahirent par cupidité leurs pères ; celle des esclaves domestiques, admirable et presque générale. »

Ainsi fut-il pendant les proscriptions françaises de 1793 et 1794 ; sur dix proscrits, neuf furent cachés par les dévouements domestiques. La famille fut sauvée par les serviteurs. L’humanité devrait un monument éternel à la domesticité. Et le cœur des familles, des enfants, des vieillards, que ne lui doit-il pas ? Et la politique elle-même, que ne lui devrait-elle pas, si elle savait considérer le domestique à sa vraie place dans la civilisation ?

Aussi, pendant le peu de jours que j’ai passés au pouvoir, quand il a été question, dans les conseils de gouvernement, de donner ou de retirer le droit électoral aux domestiques, j’ai été bien loin d’imiter à leur égard le stupide rigorisme de la Convention, qui excluait du droit de citoyen et de suffrage les individus en état de domesticité : législation brutale et aveugle qui refaisait des esclaves là où la nature a fait plus que des hommes libres : des enfants, des fils, des frères, des amis d’adoption. J’ai dit : « Honorez le domestique, vous fortifierez la famille, ce pivot de toute démocratie morale ; car le domestique est à la famille ce que la cour intérieure est à la maison. Voulez-vous donner des millions de voix à la sainte influence de la famille ? voulez-vous que vos élections soient inspirées par l’esprit de famille ? voulez-vous que les intérêts de conservation prévalent sur l’esprit de désordre ? voulez-vous contre-balancer par un suffrage réfléchi, religieux, coïntéressé au sol et aux murs, les suffrages irréfléchis, turbulents, tumultueux de ces masses flottantes qui fermentent ou divaguent sur la surface de vos populations ? Voulez-vous faire plus ? voulez-vous mettre du cœur dans vos institutions électorales, et donner au sentiment le rôle qu’il a dans la nature humaine et qu’il doit avoir dans une législation populaire ? Donnez le suffrage aux domestiques ; vous donnerez ainsi dix voix pour une au père de famille ; vous donnerez une voix aux femmes, aux vieillards, aux enfants, à la propriété, aux mœurs, aux habitudes ; une voix à la maison ! C’est le suffrage électoral donné aux habitués du foyer qui sera le salutaire correctif des abus et des égarements du suffrage universel dépaysé. Si l’aristocratie antique ne l’a pas compris, c’est qu’elle n’avait que des esclaves ; si la féodalité ne l’a pas compris, c’est qu’elle n’avait que des serfs, et que nous, nous avons une domesticité libre, c’est-à-dire des serviteurs, des hommes et des femmes greffés sur le tronc de la famille par la cohabitation, par l’attachement mutuel, par la fidélité, égale souvent à celle des filles ou des fils. Car, s’il y a des liens dans le sang, il y en a de presque aussi forts dans la flamme du même foyer. »

La domesticité, dans le moyen âge, donna les mêmes preuves de parenté et de dévouement à la famille que le vieux serviteur Eumée en donne, dans Homère, au fils de la maison, Ulysse, visitant ses foyers usurpés. Il y a dans la belle et pathétique histoire de Marie Stuart, par M. Dargaud, œuvre inédite et qui paraîtra bientôt, un récit d’une servante ou nourrice, comme on les appelait alors, que je n’ai jamais lu sans bénir et sans glorifier dans mon cœur la domesticité. Le voici :

Le duc de Norfolk, parent et héritier du trône de la reine Élisabeth, se prend d’amour pour la Cléopâtre moderne, pour la captive d’Holyrood, pour la belle et infortunée Marie Stuart, reine d’Écosse. Il conspire avec ses vassaux pour l’enlever de son cachot et pour lui rendre un trône. Élisabeth découvre le mystère de ces amours, rompt la trame, arrête Norfolk et le fait condamner à avoir la tête tranchée sur un échafaud dressé dans la Tour de Londres. Le duc, accompagné de ses amis, à qui il était permis alors de faire cortége au mourant, s’avance fièrement vers le lieu du supplice. Arrivé au pied de l’échafaud, il a soif et demande à boire. « Une femme âgée et voilée, qui l’avait suivi tout en pleurs, dit l’historien, lui présenta une coupe que le duc reconnut aussitôt. C’était sa propre coupe, celle de ses ancêtres ; et cette femme, prévoyante et attentive jusqu’à la mort était sa nourrice, la servante de ses châteaux. Elle versa de l’ale dans la coupe, le mourant y trempa ses lèvres. Lorsqu’il rendit la coupe vide à la pauvre femme, elle saisit et baisa en pleurant la main de son maître. « Que Dieu te bénisse ! lui dit le duc, et que nos enfants te vénèrent à cause de ce que tu as fait ! » Puis, comme il sentit qu’il s’attendrissait à l’heure où l’homme a besoin de sa force, il monta rapidement les degrés de l’échafaud, appuyé sur le bras du doyen de Saint-Paul. »

L’antiquité n’a rien de plus naïf et rien de plus touchant que cette coupe reconnue à l’heure où on laisse tout sur la terre, et cette main de servante tendant au Seigneur le coup de l’échafaud.


IV


Geneviève paraissait avoir trente-cinq ou quarante ans à l’époque de la mort de Jocelyn. L’âge n’était pas lisible sur ses traits usés par la fatigue. On sentait que la misère avait soufflé là de bonne heure, comme la bise qui gèle une plante au printemps, et qui la laisse plutôt languir que vivre le reste de sa saison. Elle était grande, mais un peu voûtée, et la poitrine très enfoncée et très creuse par l’attitude habituelle d’une fille qui coud du matin au soir. Ses bras étaient maigres, ses doigts longs et effilés ; bien que ses mains fussent d’une blancheur et d’une propreté parfaite, l’ongle du troisième doigt de la main droite était cerné à l’extrémité par une tache bleuâtre : c’était la trace du dé de cuivre qu’elle portait presque toujours, et qui avait déteint sur sa peau. Elle portait le costume des paysannes de ces montagnes : une robe de grosse laine bleue galonnée sur les coutures d’un passe-poil de velours amarante. Une coiffe blanche, bordée de dentelles très larges qui battaient ses joues, laissait à peine apercevoir les racines de ses cheveux, relevés sur les tempes et cachés sous sa coiffe. Ses traits délicats et maladifs n’avaient aucune carnation. Sous sa peau fine et transparente, on ne voyait ni rougir ni circuler aucun sang ; les petites veines bleues qui se ramifiaient sur ses tempes étaient aplaties comme des canaux que la séve, un peu tarie, n’a pas la force de gonfler. Ses joues étaient à peine revêtues d’un épiderme imperceptiblement ridé par le frisson habituel de la peau dans cet air des neiges. Ses yeux, frangés de très-longs cils noirs, étaient largement fondus, quoique profondément enchâssés sous la paupière. Ils étaient bordés d’un ourlet noir, comme des yeux qui ont beaucoup veillé et beaucoup pleuré. Leur couleur était un bleu pâle sans aucun éclat ; ils se laissaient regarder sans mouvements, comme de l’eau à l’ombre ; on en voyait jusqu’au fond, mais l’on n’y pouvait lire que simplicité, sensibilité et langueur. Ces beaux jeunes yeux de femme de haute et fine race avaient l’air dépaysés dans le cadre d’un visage déjà vieilli et fané. Ses lèvres un peu grosses et déprimées vers les coins étaient légèrement plissées quand elle les fermait ; mais, dès qu’elles les ouvrait, soit pour parler à ses oiseaux, soit pour saluer les pauvres femmes du village qui passaient en l’appelant sous sa fenêtre, ses lèvres détendues laissaient voir des dents blanches comme les cailloux de la fontaine, et un sourire où la mélancolie se fondait dans la bonté.

Toute l’expression de ce visage était dans cette bouche par où son cœur semblait s’ouvrir et se répandre sur tous les traits. Le timbre de sa voix révélait ce tremblement intérieur d’une fibre brisée par une perpétuelle émotion. C’était une complainte d’accents qui semblait toujours chanter en parlant.

Cette voix reposait et touchait à la fois. Je n’en ai jamais entendu de pareille que dans les chalets du Valais, en demandant autrefois mon chemin ou du lait aux vieilles femmes des montagnes. Les passions et les continuels commérages des villes donnent quelque chose de dur et de rauque à la voix des femmes ; la solitude et la sérénité des montagnes la rendent douce comme un soupir, accentuée comme un sentiment, sonore et timbrée comme une cloche dans le lointain à travers les bois. Telle était la voix de Geneviève. Pendant que je lisais dans le jardin, sans qu’elle me vît, je ne me lassais pas de l’entendre parler à ses poules, ou chanter à demi-voix en tricotant près de la fenêtre, pour distraire les oiseaux, qui lui répondaient.


V


Au bout de huit ou dix jours, elle s’était tellement accoutumée à ma présence dans la maison, que je ne lui inspirais plus aucun embarras. Elle savait que j’avais été l’ami le plus cher de son maître. Elle reportait tout naturellement sur moi l’attachement respectueux qu’elle avait pour lui. D’ailleurs elle avait besoin de servir quelqu’un et d’aimer celui qu’elle servait. Tout son service n’était qu’inclination naturelle et satisfaite à obliger. Elle se rendait heureuse elle-même en prévenant les moindres désirs de ceux auxquels son état de servante la dévouait moins encore que son cœur. Ma jeunesse aussi l’intéressait ; elle était fière de remplacer autant qu’elle pouvait son maître mort dans l’accueil qu’il aurait fait vivant à ce jeune homme pour qui elle connaissait sa tendresse. Elle tenait à l’honneur de la maison et à la grâce de l’hospitalité, même après que la maison était vide et que l’hôte était parti pour un autre séjour. Elle s’empressait à tout. Elle savait par son maître la simplicité de mes goûts. Jamais, chez ma propre mère, ils n’avaient été si complétement et si gracieusement prévenus par les bonnes femmes du ménage ou du jardin. Jamais les livres et les papiers n’avaient été plus religieusement retrouvés à leur pli ou à leur page marquées sur ma table de bois ; jamais les tisons dormant le jour sous la cendre n’avaient été plus soigneusement rapprochés le soir, pour donner une douce tiédeur à la veillée ; jamais mes chiens n’avaient eu une natte de paille plus épaisse pour se coucher au pied de mon lit, ni une eau plus limpide pour boire dans leur jatte de terre vernie ; jamais je n’avais trouvé plus exactement, au retour de mes longues chasses dans les bois, la farine de maïs bouillottant à petit feu dans la marmite sous sa croûte dorée, la pomme de terre sous la cendre, le chou, la rave, la courge du jardin cuits au four ni le pain de seigle plus savoureux et plus frais sous la serviette de chanvre écru dans la huche ; jamais le beurre ou le miel de la plaine n’avaient été si jaunes, si onctueux, si attentivement battus dans l’étable ou si proprement servis dans le rayon de cire. C’était le régime auquel j’avais été habitué à la campagne, pendant mon enfance, chez une mère sobre et tendre, le régime des chartreux assaisonné par la tendresse et par la grâce de la femme.


VI


Selon l’habitude de ces montagnes, nous prenions nos repas du soir dans la cuisine, sur la seule table de noyer massif longue et étroite qu’il y eût dans la maison. À l’une des extrémités de cette table, Geneviève, comme du temps de son maître, étendait la nappe, mettait mon assiette, mon couvert d’étain, et posait les plats, le pain et le vin. Je m’asseyais sur un des bancs de bois qui règnent des deux côtés de la table. À l’autre bout, il n’y avait point de nappe, il n’y avait qu’une écuelle et une assiette de terre dans lesquelles la servante prenait sa soupe et sa portion de lard, de courge, de salade ou de choux en même temps que moi ; mais, selon les rites du pays, elle mangeait debout, son écuelle à la main, continuant à me servir, allant et venant, comme le reste du jour, dans la cuisine, attisant le foyer, battant le beurre, grillant des châtaignes, jetant des morceaux de son pain au chien qui l’épiait, assis devant son tablier, et qui ne perdait pas sa main de l’œil. Je ne cherchais nullement à la contraindre dans ses habitudes respectueuses et familières à la fois de ménagère, je l’aurais plutôt embarrassée et humiliée en la forçant de s’asseoir vis-à-vis de moi. Seulement, je causais avec elle, tout en soupant lentement, les coudes sur la table, à la façon des montagnards désœuvrés.

Après le souper, je me rapprochais du foyer, où elle jetait de moment en moment des équarrissures pétillantes de sapin. Je faisais sécher à la flamme le canon et les bassinets huilés de mon fusil entre mes jambes ; je détachais mes guêtres de cuir, je les ramollissais au feu pour le lendemain. Geneviève levait le couvert, distribuait le fond des plats à ses chiens ou à ses poules, repliait la nappe, remettait, soigneusement enveloppé, le pain dans la huche, allumait la lampe au bec de fer suspendue à côté de l’âtre, au manteau de pierre de la haute cheminée, puis elle s’asseyait un peu en arrière de moi pour tricoter des bas de grosse laine blanche qu’elle avait filée dans l’autre saison.

Nous causions alors plus longuement et plus familièrement que le reste de la journée, au seul bruit de la cascade qui mugissait au dehors et du feu qui pétillait au dedans ; nous parlions du mort, de ses vertus, de ses charités, de sa pauvreté, de sa résignation dans ce désert où on l’avait relégué comme pour cacher son éclat naturel et ses talents enfouis à tout autre œil qu’à l’œil de Dieu et des pauvres ; de ses habitudes, de ses méditations, de ses prières, du mystère de sa jeunesse à demi révélé par les pèlerinages qu’il faisait de temps en temps au tombeau ou à la grotte des Aigles ; de sa dernière maladie, de ses suprêmes paroles, de sa joie quand il avait senti que Dieu consentait enfin à abréger sa pénitence et à le rappeler à lui ; puis, de la douleur inconsolable de ses paroissiens, des femmes et des vieillards qui venaient déjà de loin s’agenouiller sur sa fosse comme sur celle d’un saint ; de la nudité de son presbytère ; de ce qu’allaient devenir les colombes, le chien, les oiseaux, les arbres qu’il taillait, la source qu’il dirigeait, les pots de fleurs qu’il soignait, l’été, au jardin, et qu’il abritait, l’hiver, dans sa chambre ; des hirondelles même, dont il respectait les nids sous les corniches du chœur, et qui ne les retrouveraient peut-être plus au printemps prochain.

Dans ces conversations la pauvre fille ne me parlait jamais d’elle. Elle paraissait s’inquiéter bien plus de ce que deviendraient le chien, les oiseaux, les meubles, les plantes, que de ce qu’elle deviendrait elle-même. Peut-être pensait-elle que le nouveau curé la prendrait à son service, comme le sonneur ou l’enfant de chœur de Jocelyn, ou que quelqu’une des familles du village la recueillerait pour être sarcleuse, et lui donnerait le pain et l’asile gratuits dans l’étable des vaches ou des moutons. Elle avait un petit mobilier à elle, consistant dans un coffre à tiroirs en bois de noyer, que je la voyais ouvrir quelquefois, et qui contenait un peu de linge, ce trésor des servantes ; sa robe des dimanches et une petite écuelle de porcelaine cassée, pleine de petite monnaie d’argent, de gros sous, d’un collier de grains de jais enfilés par un fil de cuivre, de deux ou trois bagues d’or qui lui venaient de sa mère, et d’un beau chapelet de noyaux de cerises, sculpté à jour par un chartreux, que l’évêque lui avait donné en passant quelques jours dans la cure pendant sa visite pastorale. Le tout pouvait bien valoir six écus. C’était là toute sa richesse. Elle la regardait souvent avec une complaisance visible dans la physionomie. Mais, depuis que Jocelyn était mort, et qu’elle n’avait plus la bourse et le pain du prêtre à donner en son nom, elle puisait assez souvent dans sa coupe, et les gros sous diminuaient sensiblement.

Le sort de cette pauvre fille m’inquiétait, car je n’étais pas riche alors, et je voyais bien qu’une fois le mobilier vendu pour payer les dettes, la maladie, la sépulture, l’héritage se réduirait à deux charges : le chien et les oiseaux. Mais Geneviève n’y pensait pas ; elle était, au contraire, sans cesse occupée à rechercher bien loin dans sa mémoire si monsieur le curé ne devait pas une mesure d’orge à celui-là, un char de fagots à celui-ci, une poignée de foin pour la chèvre à l’un, un disque de pain de seigle emprunté le dernier hiver et non rendu à l’autre. Elle ne voulait pas laisser un brin de paille ou un grain de sel sur la conscience ou sur la mémoire de son maître.

Mais moi, j’y pensais pour elle. Je l’avais toujours vue depuis mon enfance au presbytère, je ne m’étais jamais informé comment elle y était venue, encore moins comment elle en sortirait ; le curé, la servante et la maison se confondaient à mes yeux en un seul être et en un seul tout indivisible qui me paraissait avoir existé ainsi toujours et devoir toujours de même exister. La mort venait de me poser un problème auquel je n’avais jamais réfléchi : D’où vient la servante, et que deviendra-t-elle ?

À la fin, il fallut bien lui en parler. C’était un soir après souper, à la clarté de la lampe, au petillement du foyer ; j’avais le coude encore appuyé sur la table, la tête sur la main ; elle avait fini de ranger le pain et la nappe, elle était assise à l’ombre dans l’angle que forme le jambage noir de la cheminée avec le mur de la cuisine, place où les paysans mettent le coffre à sel. Elle remuait en tricotant avec un léger cliquetis de fer, l’un contre l’autre, en relevant la maille, les deux bouts luisants de ses aiguilles de bas. Ce bruit vivant, paisible et monotone comme celui du balancier d’une pendule au coin du feu, me tira de ma rêverie et m’enhardit à lier une conversation sérieuse avec elle.


VII


« Geneviève, lui dis-je, vous ne vous reposez donc jamais ?

« — Oh ! monsieur, me dit-elle, je n’ai pas été faite par le bon Dieu pour me reposer. J’ai commencé à travailler le jour où j’ai pu me tenir sur mes jambes, et je travaillerai jusqu’au jour de ma mort. Nous avons bien le temps de nous reposer là-bas, ajouta-t-elle en me faisant un geste de la tête et du coude vers le cimetière pour ne pas perdre une des mailles de son tricot en dérangeant sa main.

« — Comment ! repris-je, vous avez travaillé si jeune ! Vous n’avez donc jamais été enfant, jamais joué avec les autres, jamais perdu le temps dans la rue, à la fenêtre, le long des buissons ? Votre mère était donc bien dure ou bien avare de badinage et de désœuvrement pour ses enfants ? Mais, alors, comment avez-vous, vous-même, l’air si doux et enjoué avec les enfants du village, que vous laissez jouer tous les jours dans la cour, arracher vos fleurs et tirer vos aiguilles sans les gronder ?

« — Ah ! monsieur, ceux-là, c’est différent, voyez-vous ; ils ont leur père et leur mère qui leur cuisent le pain ; mais moi, je n’étais pas comme eux. Je n’ai eu un peu de bon temps dans ma vie qu’ici et depuis que monsieur le curé a consenti à me prendre et son service. Jusque-là, je ne savais pas ce que c’était que de s’asseoir et de regarder le soleil, le feu ou les passants.

« — Comment, répliquai-je, avez-vous mené si jeune une vie si rude ?

« — Oh ! monsieur, elle n’était pas rude ; elle était pénible et toujours debout, c’est vrai ; mais elle était bien douce, au contraire, et, si Dieu voulait ressusciter ma mère, je la recommencerais bien cette vie, et je serais bien heureuse encore de la recommencer.

« — Contez-moi donc cela, puisque vous n’avez rien à faire, que j’ai fini de lire mon livre, et que nous avons une longue veillée devant nous. Je voudrais savoir l’histoire de tout le monde, lui dis-je en souriant ; car voyez-vous, Geneviève, l’esprit n’est qu’une grande curiosité comme la science. Il y a un enseignement, pour celui qui comprend, dans la vie de chacun.

« — Mais je ne suis qu’une pauvre servante, et je n’ai jamais été autre chose : que voulez-vous que je vous dise ? Cela vous ennuierait comme le bruit de mes aiguilles de bas ennuie les enfants.

« — Vous seriez la fourmi du plancher, le grillon de la cheminée, l’araignée de la poutre, que cela m’intéresserait, répondis-je, et que j’aimerais à connaître leur histoire, d’où ils sortent, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent, ce qu’ils veulent, ce qu’ils deviendront. Il y a un commencement, une fin, un sens à toute chose vivante. Si l’on connaissait tout, on ne serait indifférent à rien.

« — Oui, on serait comme Dieu, me dit-elle en éclairant son sourire d’un rayon de claire et tendre intelligence. Monsieur le curé le disait bien, quand il recommandait de ne pas maltraiter les animaux et de ne pas s’impatienter contre les mouches. « Vous n’avez pas le droit de rien mépriser et de dire : Ce n’est rien, puisque Dieu l’a fait, » qu’il disait.

« — Précisément, ma pauvre Geneviève, repris-je en retrouvant dans ces paroles toute l’âme de Jocelyn ; tout est intéressant, tout est respectable dans les moindres destinées du plus obscur et du plus insignifiant de tous les êtres. Les orgueilleux sont des sots, le dédain n’est qu’une ignorance ; voilà pourquoi je serais reconnaissant si vous vouliez bien me raconter ce que je ne sais pas de votre vie, où vous êtes née, ce que vous avez fait, comment vous êtes venue ici, et où vous comptez aller après.

« — Je vous obéirai, monsieur, dit-elle en rougissant, si cela vous amuse. Vous vous moquerez peut-être de moi ?

« — Ah ! Geneviève, répondis-je d’un accent fâché, est-ce que Jocelyn se moquait jamais de la plus naïve confidence d’une vieille femme ou d’un enfant ? Est-ce que je ne suis pas son ami ?

« — Oui, c’est vrai, dit-elle en se repentant, j’ai tort, je vais tout vous dire. »

Je me rapprochai du feu ; elle ne releva pas ses yeux de ses aiguilles ; elle ne perdit pas une maille ; elle me dit en continuant de travailler :


VIII


« Je suis de Voiron en Dauphiné. C’est une belle bourgade au pied des montagnes ; les eaux y sont douces pour blanchir les toiles ; le pain y est bon ; les châtaignes n’y sont pas chères pour les pauvres gens ; le peuple y est gai, remuant, entendu au commerce et un peu rieur comme en Dauphiné ; les filles et garçons y ont de belles couleurs sur les joues, comme si le froid des neiges voisines les pinçait. On ne dirait pas que j’en suis, moi, quand on voit comme je suis pâle ; mais c’est que, voyez-vous, je n’ai jamais été à l’air, j’ai toujours vécu à la maison ; cela enlève les couleurs : c’est comme ces plantes que monsieur le curé tenait à l’ombre sous l’escalier…

« — Ses hortensia ? achevai-je.

« — Oui, dit-elle, c’est comme les hortensia ; cela reste violet comme une lune sur la neige ; cela ne devient jamais rouge comme le soleil, parce que cela ne le voit pas. Mais pourquoi ne voyiez-vous pas le soleil comme les autres enfants de Voiron ?

« — Vous allez voir, monsieur ! »

Et elle continua :

« Mon père était menuisier-vitrier ; il allait en journée ici et là pour raccommoder les tables, les croisées, les vitraux d’église. Il n’était pas riche ; il avait cinq enfants, un garçon de douze ans, qui travaillait déjà à l’établi avec lui, qui l’accompagnait en ville et dans les villages de la montagne, portant les outils légers, les vitres, le mastic, le petit couteau pour l’étendre. Il avait quatre filles : deux d’une première femme, plus âgées que moi de quelques années, moi qui avais huit ans à l’époque dont je me souviens, et une petite sœur de trois ans qu’on appelait Josette. Ma mère était blanchisseuse en gros, c’est-à-dire qu’elle blanchissait des toiles écrues pour les tisserands du pays avant de les mener aux foires. Nous avions pour cela, derrière la maison, le long de la rivière, un grand morceau de pré qu’on ne fauchait pas, mais qui était toujours couvert de pièces de toile qu’on trempait pour que le soleil les séchât et que la rosée amollît le fil. C’était si joli au milieu du jour de voir de notre fenêtre toutes les jeunes filles, les pieds nus, dérouler ces longs rubans gris et blancs sur l’herbe humide, et y jeter des gouttes d’eau qui reluisaient au soleil, qui leur retombaient sur les cheveux et qui leur trempaient les pieds ! Ah ! j’aurais tant désiré de courir comme elles sur les toiles.

« — Et qui est-ce qui vous en empêchait ? lui dis-je.

« — Ah ! vous allez savoir, monsieur. Mais laissez-moi dire.

« Ma pauvre mère, quoiqu’elle n’eût encore que trente-deux ans, ne quittait pas le lit depuis la naissance de ma petite sœur. Elle n’avait point de maladie apparente, point de toux, point de fièvre, point de mal d’estomac ou de mal de tête ; elle avait le visage aussi frais, l’œil aussi vif, la peau aussi blanche qu’une jeune fille ; mais elle ne pouvait plus se servir de ses jambes, même pour se retourner dans son lit. On disait que son lait s’était tourné par quelque peur en nourrissant Josette, ou bien qu’elle était sortie trop tôt après son accouchement pour aller mouiller ses toiles, et que c’était l’humidité du pré qui avait fait cela. Si vous l’aviez vue assise sur son lit, au soleil, appuyée sur son oreiller, travaillant de ses mains librement tout le jour à ourler, à plier, à raccommoder ses toiles ou à éplucher les herbes pour la soupe du père et des enfants, vous auriez cru que c’était une jeune accouchée qui allait se lever dans deux jours, ou une femme paresseuse qui restait au lit jusqu’à midi. Ah ! monsieur, ce n’était pas cela ; elle n’était jamais sans un ouvrage à la main, elle pensait à tout, elle veillait sur tout, elle travaillait encore entre ses rideaux à la lueur du crésieu suspendu à la colonne du lit quand tout le monde dormait déjà dans la maison ; elle essayait chaque matin de se lever quand tout le monde dormait encore, espérant toujours que les forces lui seraient peut-être revenues dans les jambes pendant la nuit ; et puis, quand elle sentait que c’était comme la veille, elle pleurait un peu ; mais elle se consolait vite et faisait semblant d’être gaie pour ne pas attrister mon père et mon frère sortant pour l’ouvrage.

« Mes deux grandes sœurs sortaient aussi pour aller aux toiles le matin et à la fabrique après. On ne les revoyait qu’à midi pour le dîner et le soir pour souper. Elles étaient mises comme des demoiselles ; elles aimaient bien ma mère, qui avait eu soin d’elles comme de ses propres enfants ; mais elles avaient du bien du côté de leur mère, et elles nous méprisaient un peu parce que nous étions petits et que notre mère, à nous, n’avait rien eu que sa beauté, sa bonté et ses dix doigts. Je les entendais quelquefois, le dimanche matin, dire dans le cabinet où elles s’habillaient pour aller à l’église : « Je ne veux plus de ce fichu ; cette robe est trop usée ; donnons cela pour la petite ; c’est bien bon pour elle. » Elles n’étaient pas méchantes pourtant, mais elles étaient un peu fières pour les filles d’un vitrier.


IX


« Notre père était trop pauvre pour donner une servante à ma mère, et j’étais trop petite pour faire toute seule le ménage. Les voisines venaient bien de bon cœur, quand je les priais, tirer pour nous le seau du puits, mettre la grosse bûche au feu et pendre la marmite à la crémaillère ; mais ma mère et moi nous faisions tout le reste. Aussitôt que j’avais pu marcher seule dans la chambre, j’avais été la servante-née de la maison, les pieds de ma mère, qui n’en avait plus d’autres que les miens. Ayant sans cesse besoin de quelque chose qu’elle ne pouvait aller chercher au jardin, dans la cour, dans la chambre, au feu, sur l’évier, sur la table, sur un meuble, elle s’était accoutumée à se servir de moi avant l’âge, comme elle se serait servie d’une troisième main ; et moi j’étais fière, toute petite que j’étais, de me sentir nécessaire, utile, serviable comme une grande personne à la maison. Cela m’avait rendue attentive, mûre, sérieuse, raisonnable, avant l’âge de huit ans. Elle me disait : « Geneviève, il me faut cela, il me faut ceci ; apporte-moi Josette sur mon lit, que je lui donne à teter ; remporte-la dans son berceau et berce-la du bout de ton pied jusqu’à ce qu’elle dorme ; va me chercher mon bas, ramasse mon peloton ; va couper une salade au jardin ; va au poulailler tâter s’il y a des œufs chauds dans le nid des poules ; hache des choux pour faire la soupe à ton père ; bats le beurre ; mets du bois au feu ; écume la marmite qui bout, jettes-y le sel ; étends la nappe ; rince les verres ; descends à la cave, ouvre le robinet, remplis au tonneau la bouteille de vin. » Et puis, quand j’avais fini, qu’on avait dîné et que tout allait bien, elle me disait : « Apporte-moi ta robe que je te pare, et tes beaux cheveux que je les peigne. » Elle m’habillait, elle me parait, elle me peignait, elle m’embrassait, elle me disait : « Va t’amuser maintenant sur la porte avec les enfants des voisines ; qu’ils voient que tu es aussi propre, aussi bien mise et aussi bien peignée qu’eux. » Et j’y allais un moment pour lui faire plaisir, mais je n’allais jamais plus loin que le seuil de la cour, pour pouvoir entendre si ma mère me rappelait, et je n’y restais pas longtemps, parce que les enfants se moquaient de moi et disaient entre eux : « Tiens, la sérieuse, elle ne sait jouer à rien, laissons-la. » J’aimais mieux rentrer et me tenir debout auprès du lit de ma mère, épiant dans ses yeux ce qu’elle pouvait avoir à demander. Tous les jours se passaient ainsi ; je me levais la première, je me couchais la dernière. Je ne respirais l’air que par la fenêtre, je ne voyais le soleil que sur le seuil de la porte, et voilà pourquoi, monsieur, j’avais le visage blanc. On disait à ma mère : « Votre petite a donc les pâles couleurs ? — « Oh ! non, répondait-elle ; mais c’est qu’elle a la pâle vie ! » Je n’allais pas même à l’école.


X


« Cette longue infirmité de ma mère, en la retenant tant d’années ainsi immobile et désœuvrée du corps dans son lit, l’avait rendue instruite comme une dame et dévote comme une sainte ; les fils de nos voisines, qui allaient en classe ou qui revenaient en vacances chez leurs parents, prêtaient leurs vieux livres par charité à la pauvre vitrière infirme, par l’entremise de mon jeune frère, pour lui abréger le temps.

« Le soir, à la veillée, quand mon père, mon frère, mes deux grandes sœurs étaient rentrés à la maison de leur ouvrage, elle nous rassemblait tous autour de son lit pour nous lire à haute voix les belles histoires qu’elle avait lues tout bas dans la journée, et qui étaient propres à instruire mon petit frère, à amuser mes sœurs et à consoler mon père. C’étaient des chapitres de la Bible où il était parlé de pauvres gens exerçant honnêtement des états pénibles, comme nous, et cependant aimés et visités du Seigneur ; des paraboles de l’Évangile avec des réflexions par des savants pour en faire comprendre la beauté aux simples ; les histoires de l’enfant Jésus étonnant sa mère, devant les docteurs, par sa science ; lui obéissant ensuite humblement à la maison, et maniant les outils et le bois autour de l’établi d’un charpentier ; puis ses conversations et ses amitiés avec les jardiniers et les pauvres femmes des faubourgs de Jérusalem ; c’étaient, d’autres fois, des livres en mots qui faisaient voir les choses comme des images ou des tableaux devant les yeux, et qui chantaient dans l’oreille comme une musique.

« Ces livres racontaient les histoires d’un fils nommé Télémaque, qui cherchait son père d’île en île, et qui était toujours arrêté par des naufrages, des aventures, des tentations et des malheurs qui faisaient pleurer, et qui pourtant faisaient plaisir ; ou bien encore, c’était l’histoire d’un pauvre malheureux, appelé Robinson, qui était jeté par la tempête dans un désert, au milieu de la mer, seul avec un chien et un oiseau, et qui trouvait dans son esprit et dans la grâce de Dieu les moyens de se bâtir une maison, de se faire un jardin, de s’attacher des troupeaux apprivoisés et de bénir la Providence dans sa solitude.

« Ces histoires nous divertissaient, pendant que mon père aiguisait ses varlopes sur une pierre imbibée d’huile, et que mon frère coupait ses vitres, comme nous déchirions de la toile, avec son poinçon de diamant. Quand l’Angelus sonnait dans le clocher, on fermait le livre et on allait se coucher pour se lever de grand matin, et on regrettait toujours que l’histoire ne fût pas finie.

« Voilà comment nous passions les soirées d’hiver. Mais dans le jour, quand tout le monde était sorti, que la chambre et l’escalier étaient balayés et que la marmite bouillait à petit feu dans les cendres chaudes, ma mère me lisait, à moi toute seule, des passages plus sérieux et plus saints, qui lui plaisaient bien davantage, puisqu’ils ne parlaient rien que de Dieu et rien qu’à Dieu. C’était l’Imitation de Jésus Chríst, des Méditations sur les maladies, sur les afflictions, sur la mort, sur le ciel, et des livres de prières dont les pages étaient tachées de ses larmes et usées de ses doigts. C’est dans ces pages qu’elle m’apprenait à lire et à prier. Toute petite que j’étais, j’aimais mieux ces livres que les autres, parce que ma mère prenait un visage bien plus recueilli et bien plus consolé quand elle les recevait de ma main, et que dès que je la voyais s’attrister ou pleurer tout bas sur son état, un de ces livres ouvert séchait ses larmes et lui rendait son sourire. Cela me faisait faire mes prières avec bien plus de componction et bien plus de plaisir au pied de son lit. Je m’imaginais toujours que Dieu était là, qu’il nous entendait, et qu’en relevant mon front appuyé sur ses couvertures, j’allais voir ma mère, soulagée et guérie, me demander sa robe et marcher comme moi à travers la maison. Mais la volonté de Dieu n’était pas ma volonté d’enfant. Ma mère continuait à languir et je grandissais.

« Elle priait pourtant avec une ferveur qui aurait fait envie aux anges. Elle jouissait surtout quand elle me voyait prier du bout des lèvres avec elle. Quelquefois elle me disait : « Geneviève, Dieu aime les enfants parce qu’ils n’ont pas encore péché. Je ne puis aller à l’église ; je suis sûre que, si je pouvais y aller, je le toucherais et reviendrais guérie : vas-y pour moi ; demain, tu te lèveras de grand matin, tu iras entendre à ma place la première messe que le vieux prêtre dit avant le jour, pour les pauvres gens qui n’ont qu’une demi-heure à perdre au pied des autels, celle qu’on appelle la messe des servantes ; tu réciteras mon chapelet que voilà, comme si c’était moi. Le bon Dieu prendra peut-être la présence et la prière de l’enfant pour la présence et la prière de la mère. Va, mon enfant. »

« Et j’allais, monsieur, je me levais sans faire de bruit ; je prenais mes sabots à la main pour qu’on ne m’entendît pas jusqu’au bas des escaliers ; j’entrais dans l’église, où il faisait encore nuit. Les servantes et les vieilles dames se disaient tout bas : « Voyez donc, que cette petite est sage. — C’est la fille de la vitrière malade, disaient les autres ; elle vient pour sa mère : pauvre enfant ! Elle apprend de bonne heure la misère ; elle a bien besoin de la grâce de Dieu. » Moi, je ne m’arrêtais pas pour les écouter ; j’allais à la place que ma mère m’avait indiquée vers un pilier au coin de la grille du chœur, où il y avait une chapelle qu’on appelait la chapelle des guérisons ; j’entendais la messe dans l’église froide et sombre, éclairée seulement par les deux petits cierges de l’autel, je récitais sept ou huit fois le chapelet de ma mère, espérant toujours que ce serait le dernier grain qui serait le bon ! Je pleurais dessus d’impatience et d’ardeur comme un enfant. Puis je reprenais mes sabots et je rentrais en courant à la maison. « Merci, Geneviève, me disait ma mère ; je ne suis pas guérie, mais je me sens mieux ; l’heure de Dieu n’est pas notre heure, vois-tu ; mais toutes les heures que nous lui consacrons nous sont comptées, ou pour ceci, ou pour cela ! Attendons patiemment son moment. Celui qui nous donne les jours ne nous les compte pas. Peut-être qu’il m’en garde un qui en vaudra mille contre celui qu’il n’a pas voulu me donner aujourd’hui. » Et nous reprenions toutes deux plus contentes le petit trafic de la journée. C’est cela, je pense, monsieur, qui m’a donné, tout enfant et plus tard, un grand goût pour les églises, une grande envie de servir les ministres de Dieu, et qui m’a fait faire mon vœu, comme je vais vous le raconter. Mais je vous ennuie, n’est-ce pas, monsieur ? Dites-le-moi naturellement, et je vais tout vous dire en un seul mot.

« — Non, non, lui dis-je, rien ne m’ennuie de ce qui sort avec vérité et simplicité du cœur ; racontez-moi tout, comme cela vous revient en mémoire à vous-même ; les détails, ma pauvre Geneviève, ne sont que les morceaux dont Dieu a fait l’ensemble. Qu’est-ce que serait notre vie si vous en retranchiez les jours ?

« — Ah ! c’est vrai, dit-elle, monsieur le curé le disait bien. Un million de brins d’herbe, ça fait un pré ; des millions et des millions de grains de sable, ça fait une montagne. L’océan est fait de gouttes d’eau, la vie est faite de minutes… Je vais tâcher de me souvenir. »

Et elle réfléchit un moment, en suspendant le mouvement de ses aiguilles de bas et en fermant les yeux. Puis elle les rouvrit et reprit à la fois la conversation et le tricot ; mais son visage avait pris tout à coup une expression plus grave et plus mélancolique. On voyait qu’elle allait rouvrir quelque coin fermé, et peut-être saignant, de sa mémoire.


XI


« Nous vécûmes ainsi, monsieur, environ dix ans sans qu’il survînt aucun grand changement dans la maison de mon père. Mes deux demi-sœurs s’étaient mariées avec des employés de la fabrique ; elles avaient emporté toute l’aisance et une partie des meubles de la maison, qui leur appartenaient par leur mère. Elles ne venaient quasi plus nous voir ; elles étaient honteuses de notre pauvreté ; elles nous méprisaient. Mon frère avait atteint l’âge du service militaire. C’était le seul ouvrier de mon père : un bon et gentil ouvrier qui travaillait comme deux, qui ne se dérangeait jamais et qui servait sans gages. Nous avions accumulé toutes nos économies, vendu nos chaînes et nos croix d’or, depuis cinq ou six ans, pour lui acheter un remplaçant à l’armée s’il venait à tomber au sort ; nous avions fait dire bien des messes à Voiron et à la chapelle de la Grande-Chartreuse pour qu’il tirât un bon numéro et que notre seul soutien ne nous fût pas enlevé ; mais il avait tiré un numéro partant ; Dieu voulait nous affliger ; il est le maître, et il est plus sage que le sort. Les hommes, cette année-là, coûtaient seize cents francs ; nous ne pûmes jamais en réunir que quatorze cents : faute de ces deux cents francs, le pauvre garçon partit. Ce fut une désolation dans la maison ; mon père en perdit le courage, ma mère en maigrit et en pâlit de tristesse ; ma pauvre petite sœur Josette, qui n’avait que onze ans et demi, était sa seule consolation, mais c’était aussi son mortel souci.

« Cette petite, monsieur, que ma mère avait un peu plus gâtée que nous, comme les mères gâtent toujours davantage leur dernier enfant, méritait bien cette préférence. Elle était jolie comme un ange, vive comme un oiseau, gaie et capricieuse comme un cabri. C’était bien la plus fine enfant de tout Voiron. Nous l’habillions, ma mère et moi, avec complaisance, comme une vraie demoiselle, du peu que nous avions : coiffe, robe, dentelles, souliers à boucles, bas blancs. Quand je la menais ainsi, le dimanche, à l’église, les dames s’arrêtaient et disaient :

« Voyez donc, quelle belle enfant ! dirait-on que c’est la fille de la pauvre vitrière malade ? » La petite entendait tout cela, elle en prenait un peu de vanité, elle le répétait en rentrant à sa mère ; elle aimait à sortir et à se faire belle pour être ainsi admirée : c’était naturel. C’était comme le petit paon qui regarde traîner et briller ses plumes sur l’herbe au soleil ; mais elle avait si bon cœur, si bon cœur, qu’elle ne nous méprisait pas pour cela ; au contraire, elle nous embrassait, ma mère et moi, pendant des heures entières ; elle disait qu’elle était bien heureuse, bien heureuse, parce que les autres petites filles, nos voisines, n’avaient qu’une mère et qu’elle en avait deux ! Ah ! je l’aimais bien ! je l’aimais tant, monsieur ! c’était comme ma fille ; elle couchait avec moi depuis qu’elle était sevrée. J’étais comme notre père, je lui passais tout. »

Ici, Geneviève s’attendrit visiblement, sa voix se brisa dans sa gorge, ses yeux brillèrent d’une légère humidité où le rayon de la lampe se trempa un peu comme une étoile dans l’eau. Moi-même je soupirai involontairement, car je pressentais quelque malheur.


XII


« Hélas ! monsieur, continua Geneviève, notre pauvre mère avait bien raison d’avoir du souci pour Josette, car elle se sentait dépérir tous les jours. Son infirmité n’était pas douloureuse, mais l’ennui la tuait ; et puis elle voyait vieillir mon père et venir la misère depuis que mon frère ne gagnait plus que sa paye de soldat. Quelquefois elle m’appelait la nuit, pendant que le père et la petite dormaient, sous prétexte de me demander à boire, ou de rallumer la lampe, ou de retourner son oreiller sous sa tête, ou de lui dire une prière dans son livre d’Heures. Mais je voyais bien que ce n’était pas pour cela ; c’était pour parler avec moi, et pour ne pas pleurer seule, monsieur. Elle me disait : « Pardonne-moi, ma pauvre Geneviève, de troubler ton sommeil, que la misère fait déjà si court ; je n’ai que toi à qui ouvrir mon cœur, je le sens éclater comme cela dans la nuit. Est-ce qu’il ne fait pas bientôt jour ?… Et puis elle me parlait comme quelqu’un qui a la fièvre, les yeux brillants, les joues rouges, les lèvres sèches, la parole précipitée ; elle me parlait de mon frère, des inquiétudes qu’elle avait de mourir avant qu’il eût son congé et qu’il pût suffire à notre existence par son état ; de mon père, qui devenait moins actif, moins adroit à son ouvrage, dont la vue baissait, qui tailladait et perdait les vitres, et que ses pratiques de la campagne abandonnaient ; mais surtout, surtout de la petite, qui était plus de la moitié de sa pensée ; Je cherchais à la consoler, en lui disant que j’étais jeune, que j’étais forte, bien que je n’en eusse pas l’air ; que j’étais accoutumée à la peine ; que je me mettrais en condition ou à la journée chez les blanchisseuses de toile ; que peut-être je me marierais avec un honnête garçon du pays ; que nous prendrions la petite chez nous, et que nous en aurions soin comme de notre propre enfant.

« — Oh ! oui, me disait-elle, Geneviève, promets-moi bien, jure-moi, par la croix de ton chapelet, que tu lui serviras de mère, et que tu feras pour elle tous les sacrifices qu’une mère ferait à sa fille. »

Et je n’avais pas de peine à le lui jurer, monsieur, car je ne mentais pas ; c’était mon idée, c’était mon cœur ! Cette petite, voyez-vous, c’était notre folie à toutes deux.

« Ensuite, ma mère m’embrassait, et j’allais me recoucher plus contente auprès de ma sœur, qui ne se doutait seulement pas que nous venions de parler d’elle et de pleurer.


XIII


« Quand l’automne fut venu, à la chute des feuilles, aux premières neiges qui tombèrent sur les toiles, dans les prés, ma mère m’appela, une nuit, d’une voix que je ne reconnaissais pas et qui me fit toute tressaillir. Je courus, les pieds nus, vers son lit. « Geneviève, me dit-elle, va chercher le vicaire quand il fera jour ; éloigne ton père et Josette sous un prétexte quelconque ; je ne veux pas qu’ils voient mon agonie ; je sens là, ajouta-t-elle en prenant ma main et en l’approchant de son cœur, que je vais mourir dans la journée ! Ne crie pas, ne pleure pas, mon enfant, tu les réveillerais ; ferme mes rideaux, et dis-leur, quand ils se lèveront, que je vais dormir ! »

« Je descendis dans la cour pour sangloter contre le mur sans qu’on m’entendît. Je fis ensuite comme elle avait dit. J’emmenai Josette chez une voisine qui lui enseignait à faire la dentelle sur un coussinet de soie verte ; je dis à mon père que ses pratiques de là-haut l’avaient fait demander, parce que la dernière grêle devait avoir cassé bien des croisées ; il prit son étui de vitres derrière son dos, et il s’achemina vers les montagnes. Le vicaire vint, il confessa et communia ma mère ; elle n’eut point d’agonie, sa vie en était une depuis si longtemps ! elle s’éteignit tranquillement, seule avec moi dans la chambre, en me recommandant encore Josette. « J’aurais bien voulu la voir, me dit-elle, mais tu l’embrasseras pour moi. » Puis, je lui mis le crucifix sur les lèvres ; en l’embrassant, elle m’embrassa les doigts. Quand je ne sentis plus de souffle sur ma main, je tombai à terre au pied du lit : elle était morte ! Je veillai et je l’ensevelis seule aussi dans la maison.


XVI


« Les voisins retinrent Josette et mon père jusqu’après l’enterrement. Je remis tout en ordre dans la maison, comme nous faisons à présent. Puis ils rentrèrent. Ah ! que ce fut triste de voir toujours là ce lit de serge verte, avec ces rideaux fermés, et de ne plus entendre sortir cette douce voix qui disait à tout moment : « Geneviève ! » Je ne l’aurais pas dit à d’autres, monsieur ; mais je vous le dis : en vérité, bien des fois, pendant les premiers mois, quand j’étais seule dans la chambre, j’allais m’entr’ouvrir ces rideaux et crier tout bas : « Me voilà, ma mère, que désirez-vous ? »

La pauvre Geneviève, à ces mots, n’y put plus tenir, elle sanglota un moment ; puis elle s’essuya les yeux avec le bas de laine qu’elle tricotait. Je sentis moi-même une larme rouler de mes yeux sur le canon de mon fusil, que j’essuyais au feu entre mes jambes.


XV


« Mon père, reprit la servante, ne résista pas à cet isolement. Ma mère était sa conscience, son intelligence et sa volonté. Quand elle ne fut plus là, ce ne fut plus qu’un corps sans âme. Il ne se tint plus à la maison, le soir, pour veiller auprès de ce lit vide. Il sortit après son travail pour aller se distraire ailleurs. Il fit de mauvaises connaissances : il fut entraîné, le pauvre homme ! dans les cafés et chez les marchands de vin ; il s’adonna au jeu, il se livra à la boisson ; il rentrait tard, il n’avait plus de cœur au métier ; il mangea où il perdit les quatorze cents francs que nous avions épargnés dans le temps pour racheter mon frère ou pour marier plus tard moi et Josette ; il ne tarda pas à s’abrutir par l’eau-de-vie. Quand je lui faisais quelque représentation respectueusement à son réveil : Bah ! me disait-il, tu as raison, mais c’est plus fort que moi. Depuis que je n’ai plus ton frère avec moi à l’établi, et ta mère dans la chambre, l’atelier et la maison me pèsent ; je ne suis content que quand je ne me sens plus ; j’ai mon âme dans le verre ! Allons, laisse-moi boire la lie, ça ne sera pas long, va ; le tonneau baisse et tant mieux ! la vie est amère ! » Quelquefois il nous disait : « Soyez bien sages, je vais prier aujourd’hui au cimetière, à la croix de votre mère ; je reviendrai de bonne heure, et je travaillerai demain. » Et il sortait. Il était souvent trois ou quatre jours sans rentrer. Une fois, il resta huit jours sans reparaître. Nous apprîmes qu’il avait été trouvé mort sous la neige, dans le ravin de Saint-Laurent qui mène au couvent, son étui de vitres encore sur le dos, et des sous dans sa poche. On ne savait pas s’il était tombé endormi sur la route, en sortant de l’auberge des colporteurs, à Saint-Laurent, ou s’il avait été surpris par la nuit et enseveli par l’avalanche. Nous restâmes seules, Josette et moi. Les voisines nous appelaient, en riant, la mère et la fille.


XVI


« Ma mère ne m’avait point fait apprendre d’état, et pourtant il fallait vivre et faire vivre et élever Josette. Je pris une boutique de mercerie, je m’y installai avec ma sœur, qui tenait le comptoir à côté de moi en apprenant à faire des dentelles noires pour les paysannes du haut Dauphiné et du Valais. On m’avança à crédit une petite quantité de marchandises que je vendais aux colporteurs des montagnes : des boutons d’os, des boucles de souliers et des jarretières, des guêtres de grosse laine blanche qui montent jusque par-dessus les genoux, comme vous les voyez ici ; du papier, de l’encre, des plumes, des sabots et quelques aunes de grosses étoffes rouges, blanches et bleues dont les montagnardes se font leurs robes. Comme j’étais prévenante et que la petite était jolie, nous ne manquions pas tout à fait de pratiques. Les villageois d’en haut, qui connaissaient anciennement mon père, venaient s’approvisionner de préférence chez nous avant les neiges. Une fois l’hiver venu, par exemple, nous ne vendions presque plus rien. Nous avions peine à vivre ; mais pour gagner quelque petite chose, je faisais le ménage de pauvres voisines absentes, malades ou en couches, pour la nourriture et trois ou quatre sous par jour, ce qu’on voulait me donner. On aimait mon service, parce que j’avais si bien appris autour du lit de ma mère comment on désennuie une malade et comment on la retourne dans son lit ! Je rentrais plusieurs fois par jour, pour voir ce que Josette faisait toute seule à la maison, et pour la faire souper et coucher ; puis, je retournais veiller toute la nuit mes malades, assise sur une chaise.


XVII


« Cela dura deux ans ainsi, et tout allait bien ; mais je commençais à me sentir triste sans savoir pourquoi. C’est que j’avais vingt ans, monsieur, et que je voyais toutes les filles de mon âge courtisées par de jeunes garçons du pays, puis fiancées, mariées avec celui qu’elles avaient préféré parmi tous les autres. J’étais souvent appelée dans les maisons pour habiller l’épousée ou préparer le repas des noces ; pendant que les autres jeunes filles de mon âge allaient à l’église, jasaient à table avec leurs connaissances, ou dansaient dans les granges, je raccommodais les robes, je cuisais les galettes, ou j’étendais la nappe, seule avec les vieilles femmes à la maison. Cela me faisait rêver pourtant de voir le bonheur sur les visages de ces jolies filles toutes rouges du bal, qui s’en allaient chuchoter avec leurs fiancés auprès du puits de la cour ou contre le buisson en fleur du jardin. Je me disais : « Elles auront bien du mal dans la vie, c’est vrai ; mais elles ne seront pas seules à la maison, seules à l’ouvrage, seules dans leur jeunesse, seules sur leurs vieux jours, comme moi, quand j’aurai élevé et marié Josette ; elles auront autour d’elles de jolis enfants comme ma petite sœur, qui chaufferont leurs mains l’hiver à la cendre du foyer, qui se pendront à leurs tabliers, qui les appelleront vers leur berceau le soir et le matin pour les embrasser !… Mais moi ! je n’aurai rien, quand Josette sera partie, que les quatre murs blancs de la chambre, le bruit du tison, l’hiver, se consumant dans l’âtre, et le bourdonnement des mouches, l’été, contre les vitres ! » Cela me faisait respirer quelquefois plus fort que pour avoir mon souffle ; la petite, qui me voyait rêver et qui m’entendait soupirer, me disait : « Qu’est-ce que tu as donc, Geneviève ? Est-ce que je t’ai fait du chagrin ? — Non, que je lui disais en l’embrassant, ma petite ; bien au contraire, tu me fais trop de plaisir, je t’aime trop ; mais c’est que je pense au temps où tu ne seras plus là. — Et pourquoi plus là ? me répondait-elle ; est-ce qu’il y aura un temps où tu ne m’aimeras plus ? — Oh ! non, répondais-je ; mais c’est qu’il viendra un temps où tu en aimeras d’autres. » Elle ne comprenait pas, la pauvre innocente, et nous reprenions notre ouvrage, elle en regardant par la fenêtre et en folâtrant, moi en regardant mon aiguille et mon fil, et en cachant une larme ou deux sous mes cils baissés.


XVIII


« Ces tristesses devenaient toujours plus fréquentes et plus longues vers la fin de l’automne, monsieur, au moment où les jeunes colporteurs de la montagne, qui venaient s’approvisionner pour l’hiver de petites marchandises à la maison, d’aiguilles, d’épingles, d’étuis, de dés, remontaient dans leurs villages, pour ne plus redescendre avant le printemps. Vous me demanderez pourquoi. Je ne le savais pas moi-même au commencement ; je l’ai bien su plus tard, pour mon malheur ; je vais vous le dire franchement. »

Elle fit une courte pause ; elle respira plus fort qu’à l’ordinaire, comme elle respirait à côté de Josette, et elle reprit :


XIX


« Voici, monsieur ; je vais vous le dire comme à mon confesseur. Il n’y a pas de mal, du reste ; mais ça fait toujours de la peine de toucher au cœur, où il a saigné. Excusez-moi ; mais si je ne vous avouais pas cela, vous ne comprendriez pas le reste, ni pourquoi je suis restée fille et j’ai servi monsieur le curé.

« Eh bien, monsieur, poursuivit Geneviève avec un certain effort, c’est qu’il y avait un jeune colporteur qui me plaisait.

« — Et à qui vous plaisiez, lui dis-je en souriant ; toute sage et toute frileuse, et toute vêtue de noir que vous êtes vêtue aujourd’hui, on voit bien à votre physionomie que vous avez dû avoir votre mois de mai aussi et votre floraison.

« — Eh bien, oui, monsieur ; je lui plaisais. Depuis la mort de ma mère, que j’avais moins de peine, que je n’étais pas réveillée vingt fois par nuit, que je voyais le soleil, que j’allais et que je venais au grand air, j’étais devenue comme les autres, j’avais repris des couleurs, j’avais un peu engraissé ; il y avait des rayons de soleil dans mes yeux, qui jusque-là avaient toujours été à l’ombre. Cela ne dura pas, je le sais bien ; mais il y eut deux ou trois ans ou je ne fus pas trop déplaisante. Les garçons de Voiron s’arrêtaient pour me regarder à travers la vitre de la devanture, le dimanche, et j’entendais qu’ils se disaient : « Tiens, regarde donc Geneviève ; on dirait qu’elle fleurit comme son œillet rouge sur sa fenêtre, et qu’elle ose enfin être jolie. » Que voulez-vous que je vous dise, monsieur ? Il y a un coup de soleil d’été pour toutes les plantes, même sur les Alpes, où l’été ne fait que passer. C’est ce coup de soleil qui dore les orges pâles au moment de la moisson. J’étais comme ces pailles d’orge, et j’avais eu, comme elles, mon court soleil de beauté. Mais il ne brilla pas plus de deux ou trois saisons sur mon visage ; et je ne le regrette pas, ajouta-t-elle bien vite, oh ! non, je ne le regrette pas : j’ai trop souffert.


XX


« Il y avait donc un jeune colporteur d’ici, monsieur, de ce village, où je vous raconte si mal tout cela, parce que cela vous désennuie ; il y avait un jeune colporteur, fils de l’instituteur du pays et ainsi de cette vieille femme qui demeure là-bas, dans le hameau des Trois-Mélèzes, que vous voyez venir quelquefois causer avec moi à la porte de l’église. Il s’appelait Cyprien ; il devait remplacer son père comme instituteur, pour apprendre à lire et à écrire aux enfants, et, en attendant, il était enfant de chœur et chantait à l’église, et il courait les montagnes et les chalets pendant la semaine pour vendre des almanachs, du fil, des aiguilles, des miroirs et des livres d’heures aux villageois. Mon père l’avait connu tout petit, en venant raccommoder les châssis et les vitraux de l’église de Valneige ; il se fournissait chez nous de tous les objets de son petit commerce, et quand il descendait de sa montagne, il s’arrêtait toujours à la maison, comme si nous avions été ses parents. Mes grandes sœurs riaient de lui, parce qu’il était simple comme un montagnard et qu’il n’était pas vêtu à la mode de Voiron. Mais ma mère l’aimait bien, parce qu’il était rangé et modeste comme une jeune fille, qu’il rougissait au moindre mot, et qu’au lieu d’aller courir aux fêtes et se déranger aux auberges avec les autres, il restait toute la soirée auprès de notre feu, à écouter lire ma mère quelques-unes de ces belles et honnêtes histoires, ou à m’aider à tirer l’eau au puits, à pétrir le pain, à porter les grosses bûches au feu. Je m’étais accoutumée à le regarder comme un frère plus âgé que le mien. Il était de deux ans plus vieux que moi, grand, élancé, un peu mince, comme les sapins de ces montagnes maigres ; il avait les yeux plus noirs que les miens, mais aussi doux que des yeux de femme ; un visage plus long et plus délicat que ceux des enfants de la plaine, une bouche qui ne riait pas, des couleurs comme du velours rouge, des cheveux noirs qui lui tombaient carrément le long des joues et sur le cou ; il était vêtu d’une longue veste de gros drap blanc qui descendait jusqu’à ses jarretières de cuir, d’une large ceinture à petites poches où il mettait sa monnaie, et de longues guêtres boutonnées au-dessus du genou. Il avait aux pieds de gros souliers, dont les clous luisaient devant le feu comme des diamants, et quand il marchait dans la chambre, on entendait sonner les dalles. Il mettait son bâton et son havre-sac derrière la porte, comme s’il eût été chez lui. Il avait une voix douce et forte et un peu traînante, comme un orgue dans l’église de Grenoble.

« À mesure que je grandissais, il venait plus souvent à la maison, je ne savais pas pourquoi, ni lui non plus, le pauvre garçon. Il ne me disait jamais plus haut que mon nom, je ne lui disais jamais plus haut que le sien ; seulement, ça me faisait plaisir à voir son ombre sur le mur de la chambre, à la lueur de la flamme du fagot, quand j’allumais le feu pour préparer le souper de la famille. Ce jour-là, il y avait toujours quelque chose de plus qu’à l’ordinaire sur la table, comme des gaufres de froment ou des crêpes de sarrasin, et quand, le lendemain, je ne voyais plus son sac et son bâton derrière la porte, j’étais fâchée sans savoir de quoi ; voilà tout.


XXI


« La mort de mon père et de ma mère n’avait pas interrompu ces voyages de Cyprien à Voiron ni ses relations avec moi. Au contraire, il y venait un peu plus souvent, et il y séjournait un peu plus de temps ; seulement, il ne logeait plus à la maison ; il allait demander asile pour la nuit à un de ses pays, qui sciait du bois les hivers, aux portes des messieurs, pour les maisons riches, et qui tenait chez lui des petits garçons de la montagne pour ramoner les cheminées.

« Mais les deux ou trois jours que Cyprien passait chaque voyage chez son pays, il ne faisait que passer et repasser, sous un prétexte ou sous un autre, toute la journée, devant notre échoppe, et il trouvait toujours une raison pour y entrer, pour y revenir, pour y rester un ou deux moments. Tantôt il avait oublié sa provision de boutons de manches, tantôt des épingles, tantôt des écheveaux de fil ; d’autres fois, il avait une commission à me faire de la part de son père ou de sa mère, qui lui avaient recommandé de me rappeler les ornements d’église ou les almanachs qu’il fallait faire venir de Grenoble pour Noël prochain ; tantôt il était fatigué d’avoir tant marché dans Voiron depuis le matin, pour marchander du chanvre ou des étoupes, et il me demandait la permission de s’asseoir un moment devant le comptoir, pendant que je causais ou que je pesais aux petits enfants pour deux liards de sel ou du pain d’épices dans mes balances de laiton poli. Ce moment durait des heures, et nous ne nous en apercevions ni lui ni moi.

« Les voisins qui passaient et qui le voyaient assis, son coude sur mon ouvrage, ses cheveux luisants comme des ailes de corneille déroulées sur le comptoir, son bâton ferré entre ses jambes, son sac sur ses genoux, disaient : « Voilà un beau montagnard qui s’apprivoise avec les filles de la plaine. Regardez donc, on dirait toujours qu’il va parler, et il ne fait rien que regarder le bout de ses souliers. »

« C’est qu’en vérité, monsieur, il ne me disait quasi rien, ni moi non plus ; ou bien il me parlait de choses qui étaient à mille lieues de ses vraies pensées et des miennes : du temps qu’il faisait, de l’heure qu’il était, des vaches de sa mère qui avaient vélé, du mulet de son père qui s’était égaré dans les sapins, des fromages qui ne s’épaississaient pas bien dans les métairies de cette année, des orges qui avaient verdi trop vite et qui avaient été mordues à la pointe par les précoces gelées, enfin de tout, excepté de lui et de moi. Et moi, monsieur, je faisais tout de même ; ou je ne disais rien, ou je répondais oui et non, ou je lui disais des choses qui n’avaient aucun intérêt, ni pour moi ni pour lui. Mais c’était égal, il suivait des yeux ma main, qui allait de mes genoux et mon front, en ourlant un mouchoir ; je regardais ses cheveux roulés là à côté de moi comme un écheveau de fil noir sur le comptoir ; il avait l’air d’être content, et moi je me sentais si bien, que j’aurais voulu passer des années dans ce silence ou dans ces entretiens insignifiants. Quand il se levait pour retourner aux montagnes, qu’il passait ses bras dans les bretelles de cuir de son sac, et qu’il dessinait à terre des zigzags pensifs avec la pointe de fer de son bâton, nous nous disions simplement : « À revoir, et la saison prochaine ! » Il se retournait deux ou trois fois avant de tourner la rue ; je le suivais des yeux comme une sœur suit un frère qui part, et je rentrais seule à la maison. Seulement, je m’apercevais bien plus que j’étais seule, et jusqu’à ce que la petite fût revenue le soir de chez la voisine, où elle apprenait la dentelle, je ne faisais qu’aller et venir, je ne pouvais pas tenir sur ma chaise, je n’avais pas de repos, mais je ne savais pas pourquoi.

« Je ne pensais pas qu’il m’aimait, je ne pensais pas que je l’aimais moi-même ; seulement je commençais à prendre un peu de vanité ; je m’habillais à l’air de mon visage ; je me peignais devant un petit miroir où je ne m’étais jamais regardée auparavant ; je portais des bas blancs et des souliers fins : je me voyais passer avec contentement les dimanches devant les devantures en vitres des magasins qui faisaient glace pour les pauvres filles comme moi, et qui retraçaient depuis les pieds jusqu’à la tête leur taille, leur démarche et leur toilette des jours d’oisiveté. Ah ! monsieur, nous avons été toutes pécheresses, plus ou moins, dans notre jeune temps. Je m’en suis bien confessée depuis. Pourtant je n’avais aucune envie de plaire à personne. Mais j’étais comme le serin de mon maître qui se lisse les plumes, qui se lave dans son eau, qui se caresse le cou avec son bec et qui se regarde dans le miroir, bien qu’il soit seul dans sa cage. Que voulez-vous ? le péché a rejailli sur toute la création ; les bêtes mêmes ont de la vanité ! Hélas ! oui, monsieur, j’en avais dans ce temps-là.


XXII


« Le moment approchait où j’avais l’habitude de voir descendre Cyprien à Voiron. Je m’étais fait moi-même une belle robe ; je m’étais acheté une chaîne de jais noir avec une croix d’or que j’ai toujours là, ajouta-t-elle en me faisant un geste de la main gauche vers son armoire ; je ne sais pas pourquoi je tenais plus qu’à l’ordinaire à être un peu belle ; je les portais tous les jours, de peur que, par hasard, Cyprien n’arrivât un jour où je serais moins bien mise et où je ne flatterais pas tant ses yeux. « Ma sœur, me disait la petite, c’est donc tous les jours dimanche, cette semaine ? » Je ne savais que lui répondre, et ça me faisait rougir.


XXIII


« Toute la semaine se passa ; les jours m’en parurent plus longs que ceux des autres mois. Le samedi arriva, la nuit vint, et il ne vint pas. C’était le lendemain le saint jour de Pâques fleuries ; il n’avait jamais laissé passer cette semaine, les autres années, sans venir à Voiron chercher les cierges d’église, les fleurs de papier pour l’autel, les fichus de printemps, pour la saison. Je ne savais pas ce qui se serait passé de nouveau là-haut. Je vis venir quelques-uns de ses pays que je connaissais au costume. Je les arrêtai sous un prétexte ou sous un autre, je leur demandai : « Cyprien est-il malade ? — Non, qu’ils me dirent ; nous l’avons vu dimanche qui relevait son mur autour de la fontaine du pré. — Est-ce qu’il ne viendra pas à la plaine cette année ? — Nous ne savons pas, » qu’ils me répondirent. Je me couchai bien triste ; je ne dormis pas de la nuit, excepté le matin un moment, et, en me réveillant, je sentis une place mouillée sur mon traversin : j’avais pleuré en rêvant, sans me dire à moi-même pourquoi.


XXIV


« Je rentrais toute pâle et toute brisée de la messe, la petite jouait avec d’autres enfants dans la rue, je venais de serrer mon livre d’Heures dans le tiroir, et je me tenais la tête lourde entre les mains, accoudée sur le comptoir en ne pensant à rien. Un montagnard que je ne connaissais pas de vue entra dans ma boutique et me demanda des petits miroirs à acheter. Je les lui donnai poliment, il me les paya au-dessus du prix que je lui avais demandé, et il sortit. En comptant les sous pour les mettre au tiroir, je vis qu’il y en avait douze de trop ; je les pris dans ma main et je courus après lui. « Père, lui dis-je, vous vous êtes trompé, vous n’avez acheté que deux miroirs, et vous m’en avez payé trois ; voilà douze sous de trop, reprenez-les, ou bien prenez un miroir de plus. » Il me regarda de la tête aux pieds avec un fin rire que je ne comprenais pas, et qui me fit honte, parce que je crus qu’il se moquait de moi. « Eh bien ! mademoiselle, qu’il me dit, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; vous êtes une jolie fille, ma foi ! aussi honnête que brave ; mon fils n’a pas menti, vous ne tromperiez pas un enfant pas encore sevré ; ça me fait plaisir. — Votre fils ! lui répondis-je en rougissant jusqu’au blanc des yeux, parce qu’à la ressemblance et au son de voix je me doutais de quelque chose ; votre fils, qui est-il donc ? je ne le connais pas. — Oh ! que si, que vous le connaissez, reprit-il, et que lui il vous connaît bien ! Vous ne connaissez donc pas Cyprien, le beau montagnard, et le bon montagnard, que je dis, moi ? Eh bien ! c’est mon enfant ! — Ah ! vous êtes le père de Cyprien ? » lui répondis-je en tremblant, les yeux baissés, et je n’en pus dire davantage, tant je me sentais toute tremblante, toute froide, toute de bois, devant ce vieillard. C’était pourtant un vieillard bien comme il faut, monsieur, pour sa condition ; le visage grave, la voix douce, le bonnet à la main, les cheveux blancs, l’air honnête, les paroles de son âge, me parlant comme il aurait parlé à sa fille ou à une dame.

« — Oui, c’est moi qui suis son père, continua-t-il en me reconduisant jusqu’à la porte, un vieil ami de votre père, une ancienne et fidèle pratique de la maison ; il ne logeait jamais ailleurs que chez moi, quand il montait pour travailler, l’été, sur nos hauteurs ; nous parlions ensemble de sa pauvre femme malade et des trois enfants qu’il en avait. Le brave homme, il a trop pris le chagrin à cœur ; il s’est noyé lui-même ; mais cela n’empêche pas que c’était un brave homme, allez, et dont le nom ne fera pas honte à porter à ses enfants. »

En parlant ainsi, il entra sans façon derrière moi, et s’assit sur la chaise où Cyprien s’était assis si souvent tout près de moi.

« — Eh bien, mademoiselle, me dit-il, en me voyant asseoir, toute rouge et toute troublée, devant le comptoir, vous croyez donc qu’à mon âge je ne sais pas compter jusqu’à trente-six, et que je donne mes pauvres liards pour une révérence de jeune fille ? N’en croyez rien, continua-t-il d’un air bon et fin. Mon fils me disait toujours : Il n’y a pas une fille plus honnête dans Voiron, elle ne surferait pas d’un sou ses pratiques, pas même un passant, pas même un inconnu. — Ah bah ! que je lui disais, Cyprien, tu ne connais pas le beau monde ; je ne m’y fierais pas tout de même. — Eh bien ! allez-y voir, qu’il me dit. Je ne la préviendrai pas ; je ne lui ferai rien dire, et si elle vous trompe… eh bien ! je ne m’arrêterai plus jamais devant sa porte, ça sera fini, quoi ! car toute jolie qu’elle est, si elle n’était pas honnête, je ne l’aimerais plus, voyez-vous. »

« Il m’aime donc ? » que je me dis tout bas, dans le cœur, sans oser lever les yeux.

« Le vieillard continua :

« — Alors j’ai dit : « Allons-y voir nous-même. » J’ai mis mes guêtres ; j’ai laissé Cyprien chanter à ma place au chœur ; j’ai demandé la boutique de Geneviève ; je suis entré chez vous, j’ai marchandé pour avoir le temps de vous bien regarder ; j’ai fait semblant de me tromper de douze sous dans le compte, vous m’avez couru après comme si j’avais été le voleur et vous la volée, pour me rapporter mes douze sous, et voilà !

« — Je n’ai fait que mon devoir, père Cyprien, lui dis-je ; il n’y a pas de quoi être fière.

« — C’est vrai, dit-il, mais il n’est pas moins vrai que si vous voulez m’entendre, ces douze sous m’auront acheté une belle-fille, et à vous, Geneviève, vous auront acheté un bon mari. »

J’étais tellement secouée, monsieur, par les paroles de ce vieillard, que je n’ouvrais pas la bouche et que je n’osais pas seulement remuer le pied. Il avait l’air embarrassé, dans ce moment, lui-même, de ce qu’il allait dire. Il retournait sa langue sur ses lèvres, il balbutiait un peu, il se levait, il s’asseyait, il toussait. À la fin, comme s’il avait pris son courage à deux mains :

« — Bah ! dit-il, autant vaut un mot dit que cent mots à dire. Je vous dirai donc tout : Cyprien vous aime depuis sept ans. »

« Il me sembla qu’on m’ouvrait le cœur avec des paroles, et qu’on y faisait couler une chose douce qui ne tarissait plus, comme la félicité éternelle.

« — Oui, il y a sept ans qu’il vous aime, et nous n’avons jamais pu lui en faire aimer une autre, ni dans les montagnes, ni dans la plaine. Il aura du bien : les sapins, la maison et le pré de la fontaine sont à lui après moi ; il est doux et humble comme une jeune fille ; il est aimé des garçons, il plaît aux filles, et il n’est pas plus fier qu’un enfant. Et malgré cela, il nous a toujours dit : Je n’épouserais que Geneviève, si j’osais jamais être son courtisan. — Eh bien ! lui disions-nous, sa mère et moi, contente-toi, descends à la plaine, fais la cour à Geneviève, puisque ton bonheur est là ; mais enfin il faut que tu te maries, l’ouvrage est large et nous nous faisons vieux. » Alors il partait bien résolu de s’expliquer avec vous, mademoiselle ; et puis, quand il remontait et que nous lui demandions : « Que lui as-tu dit, et qu’est-ce qu’elle t’a répondu ? — Rien, disait-il ; je n’ai jamais osé ; c’est une fille de la plaine, et moi, je suis un garçon des montagnes ; c’est une demoiselle de la ville, et moi, je suis un paysan du village. J’ai eu peur d’être méprisé, et puis, si on m’avait dit non, je serais tombé de chagrin sur la route. Je n’ai pas parlé, mais je serai plus hardi la saison qui vient, laissez-moi faire. » La saison qui vient s’en allait toujours de même, et le pauvre garçon séchait sur pied, et nous le voyions dépérir de l’été et l’automne. À la fin, je lui ai dit : « Veux-tu que j’y aille, moi ? Ta mère est boiteuse, elle ne pourrait jamais descendre si bas et remonter si haut. Je suis vieux, mais je suis hardi, va ; je chercherai une chose ou l’autre à acheter dans sa boutique, je serai un rusé montagnard pour lier la conversation avec elle ; je m’informerai dans Voiron, je saurai si c’est une brave fille, je verrai si elle est avenante, si elle est jolie, si elle est bonne pour le pauvre monde, et je lui dirai : « Cyprien vous aime ! » J’ai fait comme j’avais dit, mademoimoiselle Geneviève ; ne m’en voulez pas ; et maintenant, vous, dites-moi franchement, à votre tour, aimez-vous Cyprien ? »


XXV


« Je ne répondis que par un gros soupir, et il le comprit.

« — Eh bien ! c’est bien, dit-il ; puisque vous l’aimez, voulez-vous l’épouser et être notre fille là-haut ? »

« Je ne répondis pas davantage ; mais je me mis à pleurer.

« — Eh bien ! c’est bien, dit-il encore, nous ferons la noce à la Saint-Jean. Je vais remonter là-haut et réjouir le cœur de mon fils. Cyprien viendra à présent vous faire la cour librement, jusqu’au jour des fiançailles ; il n’aura pas l’embarras de vous dire que vous lui plaisez, ni de vous demander si vous êtes contente. J’ai parlé pour lui, tout est dit. Adieu, mademoiselle Geneviève, je ne prendrai pas même un verre de vin à Voiron, de peur de retarder le bonheur de Cyprien. Je suis sûr qu’il m’attend à moitié chemin, et qu’il compte mes pas dans sa pensée. »

« Et le vieillard partit, aussi leste que s’il avait emporté pour lui-même le premier aveu de sa fiancée.


XXVI


« Le dimanche suivant, monsieur, je vis revenir Cyprien à la maison, comme à l’ordinaire. Il avait l’air bien heureux et bien honteux tout ensemble, et moi de même. Il me prit la main en tremblant, par-dessus le comptoir, où je repliais une aune de serge, et il me la serra doucement en regardant sur mon visage si j’étais fâchée. Je ne dis rien et je n’eus pas l’air en colère ; ça l’encouragea : « Vous n’êtes donc pas fâchée contre moi, qu’il me dit, Geneviève ? Je lui répondis seulement : « Non, » d’une voix très-douce, et je ne retirai pas ma main. Alors nous restâmes comme cela tous les deux longtemps, longtemps, sans rien nous dire ; mais mon cœur battait si fort, et le sien aussi, contre le comptoir, qu’on les entendait comme des balanciers d’horloge.

« — Geneviève, dit-il enfin, mon père vous a donc parlé ?

« — Oui, que je lui répondis ; et rien de plus.

« — Eh bien, alors, il faut nous fiancer le mois qui vient.

« — Le mois qui vient, dis-je.

« — Vraiment ? qu’il me dit, en se levant et en retirant sa main pour la battre de joie contre l’autre.

« — Vraiment ! répliquai-je avec gravité, comme si j’avais fait un serment.

« — Eh bien, alors, allons nous promener dans les prés, me dit-il, car je ne peux pas me tenir en place. Les plantes des pieds me font mal du désir de sortir avec vous, Geneviève, et de dire à tous mes pays que nous rencontrerons et qui se demanderont : « Avec qui donc est Cyprien ? — C’est ma promise. »

« Et nous sortîmes.

« Nous nous promenâmes tout le soir, bien loin, bien loin, dans les prés, sur le bord de la rivière. La petite était avec nous, qui n’y comprenait rien et qui jouait devant ou derrière avec les papillons sur l’herbe et les petits poissons sous l’eau. Nous ne disions guère plus qu’à la maison ; mais nous nous tenions les mains tout le temps, par le bout des doigts, comme des enfants qui vont à l’école. Ça lui faisait plaisir et à moi aussi, et nous soupirions si fort, si fort, que la petite me disait par moments tout bas : « Tu as donc du chagrin, Geneviève ? Pourquoi ce vilain monsieur Cyprien est-il venu te faire de la peine ? »

« Cela faisait rire Cyprien, à qui je le redisais quand la petite était loin, et je me mettais les bords de mon tablier sur les yeux, comme si j’avais pleuré ; mais c’était pour sourire et pour regarder, en souriant, Cyprien, qui me serrait le doigt. Puis la petite venait me tirer mon tablier de dessus les yeux et disait : « Ah ! vous riez ; c’est un badinage ! »


XXVII


« Nous ne rentrâmes que bien tard à la maison, ce jour-là, après être convenus de tout. Cyprien repartirait la même nuit ; il ferait ses foins pendant les deux semaines ; il viendrait me chercher à Voiron pour que les fiançailles se fissent dans le village et dans la maison de son père, à cause de sa mère boiteuse qui ne pouvait pas descendre ; il me ramènerait le même jour à Voiron, et nous nous marierions après les orges rentrées, la semaine d’avant l’Assomption.

« Il est parti content comme si nous eussions été déjà l’un à l’autre. Il croyait à ma parole, le pauvre garçon, comme si c’eût été parole d’Évangile. Ah ! monsieur, que j’ai été traître ! dit-elle en se frappant la poitrine avec ses aiguilles de bas, comme si elle eût voulu se les plonger dans le cœur ; mais c’était pour un bon motif pourtant, reprit-elle avec un accent de conviction qui parut la consoler elle-même.

« — Comment, Geneviève ! lui dis-je avec étonnement, vous avez été traître, vous ?

« — Ah ! monsieur, quand je dis traître, je veux dire étourdie ; mais bien malheureusement étourdie, vous allez voir. Mais avant de commencer à vous conter tout cela, laissez-moi jeter quelques éclats de sapin sur le feu qui va s’éteindre, et regarder dans la marmite si les pommes de terre que j’ai promis de porter avant le jour aux enfants de la pauvre Marguerite cuisent bien. »

Elle jeta des éclats sur le feu, elle ouvrit le couvercle d’étain, elle remit une poche d’eau sur les pommes de terre, qui brûlaient un peu, et elle vint se rasseoir sous la lampe. Je profitai de l’interruption pour délier le cordon de mon chien qui faisait du bruit avec ses grelots en prenant des mouches, et pour étendre une goutte d’huile de plus sur les bassinets de mon fusil. Geneviève continua ainsi :


XXVIII


« L’histoire des douze sous, que le père Cyprien avait racontée aux cabarets et sur la route en s’en allant, pour se vanter de sa finesse, et la promenade que j’avais faite dans les prés avec son fils le dimanche d’après, avaient fait du bruit dans Voiron. Les voisines et les jeunes filles mes amies faisaient semblant de se moquer de ce que j’allais épouser un jeune homme de la montagne, qui portait des guêtres de cuir et des cheveux longs ; mais au fond elles me portaient envie toutes ; je le comprenais bien quand on me disait qu’elles disaient entre elles : « Tiens ! puisque le beau montagnard voulait se marier en plaine, il aurait bien pu en trouver d’aussi jolies et de plus riches que Geneviève ! » Les plus sages me faisaient compliment ; elles me disaient : « Tu as bien fait, Geneviève, l’habit n’y fait rien, va ; tu entres dans une bonne famille : le bon Dieu te devait ça pour toutes les peines que tu t’es données avec ta mère. Elle sera bien contente, dans le paradis, de te savoir établie avec un si beau, si riche et si honnête garçon. » Moi, j’écoutais tout cela, et je songeais à me faire la plus belle que je pourrais le jour de nos fiançailles, pour faire honneur à Cyprien.


XXIX


« J’avais amassé une petite économie en petites pièces, après avoir vécu et payé l’apprentíssage de la petite chez la dentellière ; j’avais mis cela dans le coffre à sel, à côté de notre lit. Je me dis : « Il faut acheter du linge, une robe neuve, une coiffe, des souliers de peau de chèvre et une bague d’or pour Cyprien, des boîtes de dragées pour les parents et les voisines. » Je dépensai tout à me faire un trousseau, puisque ma mère n’avait pas pu m’en faire un avant de mourir. Mais aussi, j’étais aussi bien nippée qu’une fille qui aurait eu père et mère. Tout cela était étalé sur le coffre à sel, à la tête du lit. J’y allais bien vingt fois par jour pour le regarder et pour me dire : « À quoi ressembleras-tu, Geneviève, quand tu seras là-dedans ? Vraiment, monsieur, je n’osais pas l’essayer, tant j’avais peur de ne pas me reconnaître. J’aurais rougi de me parer ainsi, même devant la petite Josette.

« À la fin, il fallut bien m’endimancher, car c’était le matin du jour où Cyprien devait venir me prendre pour les fiançailles. Je menai Josette de grand matin chez sa maîtresse, je priai cette femme de la garder deux jours et de la faire coucher avec ses enfants. Je lui recommandai d’être bien sage, je l’embrassai et je revins m’habiller.

« À peine avais-je fini de boucler mes souliers et d’épingler mon fichu rouge devant et derrière ma robe de soie verte, que j’entendis le pas d’un mulet qui s’arrêtait devant la porte. On frappa, j’ouvris : c’était Cyprien en habits neufs, en souliers neufs, en chapeau neuf à grands bords tombant sur les épaules, presque aussi longs et aussi noirs que ses cheveux. Il ne faisait pas encore bien jour, bien que ce fût trois semaines après Pâques. Il n’y avait personne encore aux fenêtres ni dans la rue.

« Cyprien avait marché de nuit pour m’emmener dès le point du jour, afin d’arriver à l’heure de la messe au village. Le mulet mangeait sur la porte, dans une résille de chanvre cordé qui lui passait autour du cou et qui lui rapprochait son herbe de la bouche. Il avait un panache rouge sur le front, un collier de grelots qui sonnaient gaiement à chaque mouvement de son encolure, un poitrail de cuir garni de plaques luisantes comme de l’or, une selle large, rembourrée, couverte d’un beau tapis de laine de couleur sur le dos, avec un gros pommeau de cuir et de cuivre pour s’appuyer sur le devant, et deux étriers de fer suspendus à des courroies courtes, au milieu de la selle, pour qu’une femme y pût mettre ses pieds.

« — Allons, Geneviève, me dit Cyprien, ne perdons pas un coup de l’horloge ; la route est longue, le soleil marche vite une fois qu’il sort des sapins, la famille nous attend. »

« Je fermai la porte, je lui donnai les clefs comme s’il eût été déjà mon mari. Il me prit dans ses bras tout comme si j’avais été une javelle d’orge verte ; il m’assit sur la selle, il passa mes pieds dans les étriers, il me mit la bride dans une main, il me dit de me tenir de l’autre main au pommeau de la selle :

« — N’ayez pas de crainte, Geneviève, qu’il me dit, je vais marcher à côté, un peu en avant, en tenant le mulet par le licou, et s’il fait un faux pas, ou si vous avez peur, criez librement, et jetez-vous de mon côté, je ne vous laisserai pas tomber à terre, allez ! »


XXX


« J’avais bien peur ; mais je ne dis rien et je me rassurai en regardant les épaules et les cheveux de Cyprien, qui touchaient presque à mon genou. Je me dis : « Je n’ai rien à craindre si près de lui. » Il n’était pas tout à fait jour encore quand nous traversâmes le petit pont au milieu des prés et que nous commençâmes à gravir le sentier qui mène aux montagnes.

« Cyprien, sans me regarder et sans me rien dire, se mit à chanter de toute sa force, et avec une si belle voix que les rochers de la route en sonnaient, la chanson des fiançailles dans la montagne. Vous savez bien, monsieur, cette chanson qui dit :

Belle, ouvrez-moi la porte,
À l’heure de minuit.

« Les grelots et les fers du mulet sur les roches luisantes accompagnaient la chanson de Cyprien, et les rossignols qui s’éveillaient, et les alouettes qui partaient, et la chute des cascades qui bruissaient, et les jeunes filles qui sortaient du lit et qui se mettaient sur les portes de leurs chalets pour nous voir passer, tout cela était si gai, monsieur, que je ne me sentais plus le cœur de contentement, et qu’il me semblait qu’on m’enlevait au troisième ciel. Je me souvenais d’avoir vu dans la Bible, sur le lit de ma mère, la figure d’une sainte Vierge, assise avec l’enfant Jésus sur un mulet qu’un ange menait par la bride, pour voir sa cousine. Je me disais : « Tu es comme une sainte Vierge, mais qu’as-tu fait de l’enfant ? » Et je me sentais un petit moment le cœur triste en pensant que j’avais laissé Josette en arrière ; mais ça ne durait pas. Cyprien tournait un autre rocher, tournait dans un autre bois, traversait un autre torrent à gué, ses jambes nues dans l’eau ou bien en croupe derrière moi sur le mulet, et tout redevenait surprise, joie et rire comme auparavant.


XXXI


« J’étais si neuve à la vue des pays, monsieur, du ciel, des montagnes, des bois, des eaux, de toutes ces choses qui couvrent la terre ! Je n’étais jamais sortie de Voiron et presque jamais de ma chambre ; tout cela m’entrait dans les yeux comme un feu d’artifice. J’admirais tout, j’interrogeais Cyprien sur tout, je criais de tout, et cependant je n’avais peur de rien, parce que j’étais avec lui. Mais, s’il faut vous l’avouer, monsieur, deux ou trois fois je fis semblant d’avoir trop peur au bord des ravins et au bruit du torrent ; je poussai un cri et je me jetai, ma main sur son épaule, autour de son cou, pour qu’il me soutînt à demi et qu’il m’entourât de son bras robuste, sous lequel je ne craignais plus rien.

« — Et il n’en profita pas pour vous embrasser une seule fois, Geneviève ?

« — Oh ! non, monsieur, je vous le jure, dit-elle, il était trop honnête homme pour cela ; il ne m’embrassa pas plus que mon ange gardien sur la route. Il était plus rouge de honte que moi ; il ne me toucha pas du bout des lèvres jusqu’à ce qu’il fût devant tout le monde, à table, dans la maison de sa mère, et que son père lui dit : « Allons, Cyprien, embrasse ta fiancée ! »


XXXII


« Nous nous arrêtâmes bien quelquefois pour faire souffler le mulet à l’ombre, dans le creux du rocher, au bord des eaux qui écumaient. Il cassait des branches de jeunes sapins qu’il me donnait pour m’éventer ou pour chasser les mouches de mes joues ; même, une fois que j’avais soif, il alla me chercher de l’eau au torrent dans le creux de ses deux larges mains, qu’il arrondit comme une coupe ; il les éleva vers moi, et j’y bus en me penchant comme à la source. Je ne pouvais pas me rassasier d’y boire ainsi ; il me semblait que ça me familiarisait avec celui qui devait être mon mari, et que je buvais véritablement sa sueur et sa vie. Je prolongeais le jeu au delà de ma soif, et lui riait et me disait : « Bien, mademoiselle Geneviève, ne vous pressez pas ; c’est comme cela que nous buvons à la montagne quand nous fanons le foin. » Puis, quand j’avais fini, il buvait après moi, ouvrait les mains et me jetait quelques gouttes au visage pour me rafraîchir le front. Voilà tout ce qui nous arriva en chemin.

« Mon Dieu ! que je trouvais donc tout cela beau ! les gorges dans lesquelles il semblait que le mulet ne pourrait jamais passer, tant les rochers et les sapins se rapprochaient comme pour murer la route ; les neiges fondues qui bondissaient, comme des agneaux qui se noient, de rocher en rocher, en jetant des cris, en hurlant, en sifflant comme des personnes ; les bras des sapins qui s’étendaient sur le chemin et qui me forçaient à baisser la tête sur le cou de la bête, de peur d’y laisser ma coiffe et mon peigne ; les précipices tout garnis de fleurs rouges, bleues, jaunes, que je n’avais jamais vues dans les jardins de Voiron ; l’écume blanche qu’on voyait au fond, comme des écluses de lait qui auraient coulé du ciel ; les arcs-en-ciel qui forment des ponts d’un des côtés du précipice à l’autre, et qu’on voyait en bas au lieu de les voir en haut ; par moments, de petits brouillards qui sortaient en fumée des sapins, qui devenaient nuages, qui éclataient en éclairs, en tonnerres, en ondées d’un quart d’heure, et puis qui se dissipaient, comme les bulles d’air de Josette, en soufflant dessus, et qui laissaient revoir après un ciel sans tache, aussi bleu que l’eau du lavoir quand les blanchisseuses y ont délayé le savon ; je ne pouvais pas me lasser de regarder, je me disais : Que le monde est grand ! » J’aurais voulu ne jamais arriver et toujours attendre. Cyprien avait vu cela toute sa vie, monsieur, lui ; eh bien, il n’avait pas l’air plus pressé que moi. Il me disait : « Geneviève, vous allez croire que je mens, eh bien, le pays ne m’a jamais paru aussi beau que cette fois avec vous. Je ne sais pourquoi, mais c’est comme ça. » Et il trouvait toujours que la monture allait trop vite, parce qu’il sentait le pré, disait-il, et il trouvait toujours une raison pour l’arrêter, tantôt pour resserrer les sangles, tantôt pour lui enlever un taon sur le cou, tantôt pour lui ôter un caillou du pied. Ah ! il aimait bien son mulet, allez !


XXXIII


« Voilà que quand nous fûmes arrivés à un long pont de bois peint en rouge, sur le gave qui sépare les bois de Montagnol des bois de Valneige, nous entendîmes des coups de fusil qui roulaient dans le ravin comme des tonnerres. Ne bougez pas, me dit Cyprien : ce sont les parents qui viennent au-devant avec les garçons et les filles du pays pour vous faire fête. »

« Nous les rencontrâmes au milieu du pont. Ils étaient bien trente, tant garçons que filles, tant d’hommes d’âge que petits enfants. Le père Cyprien était en avant, son fils lui donna la bride du mulet. Les enfants jetaient des grains de blé et des coquelicots sous les pieds de la bête, que les planches du pont en étaient toutes rouges ; mais j’étais plus rouge que les coquelicots moi-même, de honte de me voir ainsi honorée comme une reine qui ferait son entrée dans Jérusalem ! moi pauvre servante, qui n’avais pas vingt ans, voyez-vous ; n’est-ce pas pour m’humilier ?

« On me conduisit ainsi de porte en porte jusqu’à l’église, où le curé, avec l’enfant de chœur, nous attendait pour bénir les fiançailles, et de là au chalet du père Cyprien, pour saluer la mère et goûter le pain. Devant toutes les maisons disséminées que nous rencontrions, il y avait auprès de la porte une petite table couverte d’une nappe de chanvre, avec des beignets, des crêpes sucrées, des gâteaux, du vin blanc et des bouquets dans un pot à l’eau, dessus. Les mères et les filles étaient sur le pas de leur porte : il fallait goûter de tout en passant, c’était la coutume. Après cela, on était du pays.

« La mère de Cyprien me présenta le banc de sapin à trois pieds pour descendre du mulet. Elle me prit par la main, toute boiteuse qu’elle était, et me mena gravement d’abord à l’étable, puis à la grange, au grenier à blé, à la laiterie, à la fontaine, au lavoir, au four, enfin dans la maison. Il y avait une longue table couverte de pain de brioche, de plats cuits au four et de brocs de vin. Elle me conduisit près du foyer ; on y voyait une quantité de marmites fumantes ; elle me fit toucher la crémaillère et les chenets, puis elle m’embrassa et me dit deux ou trois mots du pays que je ne compris pas.

« Je n’osais lui répondre, et, si je n’avais pas vu Cyprien, qui était avec ses parents, toujours derrière moi, je me serais sauvée. Les hommes se mirent à table ; la mère, les femmes et moi nous les servions ; seulement, de temps en temps le père me faisait asseoir sur le banc, manger un morceau sur le pouce et boire une tasse de vin blanc avec lui ; le reste du temps, je relevais ma robe de soie à l’agrafe de ma ceinture, je retroussais mes manches, j”ôtais ma coiffe, et j’allais dans l’évier à côté, avec les femmes, pétrir les galettes, récurer les plats et emplir les bouteilles pour les invités. « Elle n’est pas fière et elle est ouvrière, disaient les vieilles à la mère Cyprien ; vous avez du bonheur, ça fera une bonne servante à la maison. »


XXXIV


« Quand le dîner fut fini, et qu’il ne resta que les pères à table, devisant de choses et d’autres en buvant, Cyprien me mena promener dans le domaine, dans les sapins et dans le pré de son père. Les vaches paissaient dans l’herbe, qui leur montait jusqu’aux genoux. Il me les nommait l’une après l’autre, en me disant leurs défauts et leurs qualités : « Celle-là, c’est la Rousse, me disait-il ; elle vient d’elle-même tendre son pis deux fois par jour pour qu’on la soulage de son lait ; celle-là donne deux pintes par soleil ; celle-là laboure comme un bœuf, mais elle est toujours maigre et ne broute guère au râtelier : nous l’appelons la Servante ; celle-là est bariolée de noir et de blond, c’est la plus belle, mais elle est fière et capricieuse comme une chèvre ; celle-là a la corne de travers : il faudra prendre garde, Geneviève, jusqu’à ce qu’elle vous connaisse, elle vous regardera de mauvais œil. » Il m’avertissait de tout, monsieur, et me disait comme il fallait faire pour être agréable à sa mère et pour me faire aimer à la maison. Je le remerciais et je lui disais : « Soyez tranquille, Cyprien ; n’ai-je pas servi toute ma vie ? » Puis j’admirais les sapins, les orges, les arbres fruitiers, les ruches couvertes de leurs toits pointus de paille grise pour que la neige glissât dessus ; les canards dans la mare, les poules dans le verger, enfin tout, quoi ! et je pensais : « Je n’aurais pas besoin de tant avec Cyprien ! » Il me ramena toute contente à la maison, où les vieillards buvaient encore, quoique le soleil fût déjà haut dans le milieu du ciel, et me fit voir la chambre que j’aurais avec lui au-dessus de l’étable : on y montait par une échelle de sapin, et il y avait une petite galerie devant, toute tapissée de maïs luisant, comme si la muraille eût été de l’or. La chambre était basse et petite, tout en bois de sapin poli comme un coffre. « Ah ! que nous serons bien là ! que je me dis ; c’est bien assez grand pour deux. » Je pensais laisser la petite en apprentissage à Voiron, parce que Cyprien m’avait dit en route que sa mère ne voulait absolument que moi. « Et puis, me disais-je, cette pauvre enfant-là a toujours été dorlotée ; ça ne connaît pas la peine, ça souffrirait trop d’être paysanne dans sa vie, après avoir été quasi demoiselle étant enfant. »

« Nous redescendîmes l’échelle sans en avoir plus dit. Le mulet tout harnaché nous attendait en bas. Le père Cyprien me remit dessus. Tout le pays me fit la conduite jusqu’au pont rouge, et nous redescendîmes, Cyprien et moi, fiancés et contents, par où nous étions montés le matin.


XXXV


« Nous étions plus gais, monsieur, et plus accoutumés ensemble, parce que maintenant nous ne pouvions plus nous dédire, et que nous avions bu et mangé ensemble et mis notre main dans notre main. Le temps nous durait, en idée, jusqu’au grand jour ; mais Cyprien me promettait de venir tous les dimanches me conduire à la messe de Voiron et me promener dans les prés ; ça nous ferait patienter.

« Ah ! mon Dieu, que j’étais heureuse ! et lui aussi, qu’il était content ! Ce n’était plus le même garçon que le matin, voyez-vous ; il me regardait, il me regardait, nous nous regardions ! Il cassait des branches à tous les buissons en fleur pour en ombrager la tête du mulet ; il parlait à tous les passants d’un air de joie et de bonne grâce, comme un homme qui aurait voulu ouvrir son cœur où il y aurait trop de contentement, pour en donner une part à tout le monde. Et quand on lui demandait : « Qu’est-ce que tu mènes donc là si joyeux à la ville, Cyprien ? veux-tu vendre la charge de ton mulet ? — Oh ! que non, qu’il disait ; c’est mon cœur : je ne le vends pas, mais je le laisse prendre. » Et puis on riait ensemble en buvant un coup à sa gourde, et les passants disaient en s’en allant : « Voyez donc Cyprien, il ramène sa fiancée, la Geneviève, la fille du vitrier. Un beau brin et bon brin de fille, ma foi ! » C’est ainsi qu’on disait, monsieur. Pardonnez-moi si je me vante ; mais il y a si loin, si loin de cela !


XXXVI


« Nous nous amusâmes si longtemps en route, qu’il était nuit close depuis deux grandes heures, qui ne nous avaient pourtant pas duré, quand nous arrivâmes au bas des montagnes, sur le pont des prés de Voiron. Cyprien, que la nuit rendait plus hardi, s’arrêta sur le pont, tout près de la maison de la ville : « Nous voilà arrivés, Geneviève, me dit-il tristement ; il faut nous dire adieu avant d’entrer dans la rue, où tout le monde vous écoute. — Eh bien, oui, Cyprien, disons-nous adieu là, lui répondis-je, et quand vous m’aurez descendue du mulet sur ma porte, où vous m’avez prise, vous n’entrerez seulement pas ; vous repartirez sans me dire plus haut que mon nom, pour que les mauvaises langues n’aient rien à dire. »

« Alors, monsieur, il mit ses deux bras sur le cou du mulet arrêté, comme un homme qui prie Dieu les deux coudes sur son banc à l’église ; il tourna la tête de mon côté, j’approchai mon visage du sien ; il me dit : « Adieu donc, mademoiselle Geneviève ! » Je lui dis : « Adieu donc, monsieur Cyprien ! » Et puis il soupira bien fort, je soupirai bien fort aussi, et puis il répéta : « Adieu, mademoiselle Geneviève ! » Et je répétai : « Adieu, monsieur Cyprien ! » et nous répétâmes bien cinquante fois chacun : « Adieu, Geneviève ! adieu, Cyprien ! » et autant de fois nous soupirâmes sans en dire ni plus ni moins ; et à la fin il releva le bras gauche pour le passer autour de mon corps et m’attirer un peu vers lui, et il m’embrassa en me serrant un peu sur son cœur, et ça fut dit. Il reprit la bête par la bride, marcha sans plus se retourner et sans souffler jusque devant ma porte, me descendit sur le banc de pierre, retourna la tête de son mulet et partit sans s’arrêter ni se retourner. Mais j’avais bien vu qu’il pleurait en dedans, et moi je restai un moment toute seule assise sur le banc de pierre dans l’ombre près de la porte, à pleurer aussi tout bas.


XXXVII


« Quand je n’entendis plus le bruit des fers du mulet sur le pavé, je pris la clef de la maison que j’avais dans la poche de mon tablier, et j’entrai en refermant la porte derrière moi. J’allumai du feu, et j’entrai, ma lampe à la main, dans l’arrière-boutique, où étaient mon armoire et mon lit, pour me déshabiller. Je ne faisais point de bruit en marchant, parce que je croyais que la petite, que la voisine avait dû venir coucher, était déjà endormie, et que je ne voulais plus bavarder ce soir-là, ayant le cœur trop gros.


XXXVIII


« J’entrai donc à pas de loup, sans faire craquer mes souliers ; mais en m’avançant vers le lit, monsieur, je vis deux beaux yeux bien ouverts, qui me regardaient en s’ouvrant toujours davantage par l’étonnement, à mesure que ma lampe m’éclairait mieux. C’était Josette, qui était sur son séant, appuyée contre la têtière du bois de lit, en chemise, mais qui ne dormait pas et qui me regardait sans rien dire, tout effrayée, la pauvre enfant, monsieur, comme si elle avait vu un fantôme ou une vision ! Mais elle me reconnut à la voix.

« — Tiens ! c’est toi, Geneviève ? » qu’elle s’écria en m’ouvrant ses petits bras et en déplissant son front et ses lèvres, qui passèrent tout à coup de l’effroi au sourire.

« — Eh ! oui, que c’est moi, lui dis-je ; qu’as-tu donc à me regarder comme ça ? Est-ce que je ne suis pas la même qu’hier ? »

« J’avais oublié, monsieur, d’ôter mes beaux habits qui me changeaient toute.

« — Eh ! non, que tu n’es pas la même, dit-elle en boudant un peu des lèvres, est-ce que tu veux te moquer de moi ? Est-ce que tu avais hier cette belle robe de soie qui brille, qui luit et qui change comme les gorges des pigeons sur un toit au soleil, ces souliers qui craquent comme ceux des dames à l’église, ce fichu de dentelles, cette ceinture de ruban, cette coiffe dont les ailes te battent sur les joues, ces boucles d’oreilles qui pendent comme deux poires d’or, ce beau collier avec cette croix sur la poitrine ? Est-ce que nous sommes en carnaval entrant en carême ? Ou bien est-ce qu’il est venu une fée avec sa baguette, comme dans le livre où tu m’apprends à lire, qui t’a changée, dans ton voyage, en demoiselle, et qui t’a donné de si belles nippes que je n’oserais pas seulement t’embrasser ? »

« Tiens ! c’est vrai, que je pensai en moi-même ; cette pauvre enfant, elle ne m’a jamais vue comme ça ; ça doit l’étonner tout de même. »

« Je n’avais pas songé que j’avais ma robe de noces !

« — Pourquoi donc, continua-t-elle, as-tu fait faire de si beaux habillements ? »

« J’étais embarrassée :

« — C’est que je viens de me fiancer, lui dis-je, et que je vais me marier. »

« Et je me mis à me déshabiller tout en parlant, à ôter les agrafes de mes souliers fins, à dénouer les nœuds de ma ceinture, à désépingler ma coiffe de dentelles, à détacher mes boucles d’oreilles et mon collier, à dénouer mon fichu de mes épaules, à dépouiller ma robe de soie, à replier tout cela avec soin et à le ranger dans l’armoire pour la noce. La petite me regardait faire en s’émerveillant de tant de belles choses. Puis, quand j’eus fini et fait ma prière et que je fus en chemise, les pieds nus, pour me coucher :

« — Oh ! à présent, dit-elle, je t’aime bien mieux et j’oserais t’embrasser ! »

« Elle me fit place, je soufflai la lampe, et je me couchai à côté de l’enfant.

« — Oh ! bien, à présent, c’est bon, » dit-elle en me passant ses deux bras autour du cou, comme elle avait l’habitude de faire quand elle allait s’endormir. Mais elle était si agitée par la vue de mes beaux habits, par mon absence de toute la journée, et moi j’étais si éveillée par l’impression de tout ce que j’avais vu et fait dans la journée et par l’image de Cyprien, que nous nous empêchions de dormir l’une et l’autre.

« — Eh bien, me dit la petite malicieuse, je ne m’endormirai pas et je ne te laisserai pas dormir que tu ne m’aies tout dit. Tu vas donc te marier, Geneviève ?

« — Oui.

« — Et avec qui ?

« — Avec M. Cyprien, que tu connais bien, et qui te tient, quand il vient, sur ses genoux.

« — Oh ! tant mieux ! dit-elle ; mais M. Cyprien, il est de la montagne. Est-ce qu’il va demeurer avec nous ? »

« Je me sentis toute honteuse devant l’enfant, et je m’embarrassai pour répondre. À la fin je pensai : « Bah ! il vaut autant lui dire tout de suite. »

« — Non, que je lui dis, il reste à la montagne.

« — Mais toi, reprit-elle, tu ne resteras donc pas avec lui ?

« — Si ! lui dis-je.

« — Tu resteras à la montagne ?

« — Eh ! oui, puisque j’y serai mariée.

« — Et moi, ajouta-t-elle en desserrant ses mains d’autour de mon cou et les battant l’une contre l’autre, j’irai donc rester à la montagne ? Oh ! que je suis aise ! J’aime tant M. Cyprien, son chien et son mulet, le lait, les pommes, les oiseaux, les papillons ! On dit qu’il y en a tant là-haut ! Quand est-ce que nous y allons ?

« — Mais toi, répondis-je de plus en plus embarrassée de répondre, toi, tu n’y viendras pas, mon enfant ; tu resteras à Voiron, chez ta maîtresse, qui t’apprend la dentelle. Elle t’élèvera avec ses enfants ; elle aura bien soin de toi ; je viendrai te voir souvent, souvent ; tu seras bien heureuse !

« — Méchante ! s’écria l’enfant, tu me laisserais ? tu aurais bien le cœur de t’en aller sans moi, sans moi, qui ne t’ai pas plus quittée que ta chemise depuis que je suis venue au monde ; sans moi, qui ai toujours vécu, mangé, couché avec toi, comme si j’étais ta fille ; sans moi, qui n’ai pas seulement pu m’endormir une heure aujourd’hui, parce que je n’étais pas couchée là avec toi ? Méchante ! répéta-t-elle avec un accent de colère et en me frappant le sein avec sa petite main, si tu avais bien le cœur de me faire cela, tu n’aurais pas besoin de revenir ni souvent ni une fois à Voiron, va ! tu ne me retrouverais pas : je serais bientôt au cimetière, à côté de ma mère, et je lui dirais que tu m’as laissée, comme une menteuse, toi qui disais toujours que tu lui avais promis, quand elle est partie pour l’église, de tenir sa place auprès de moi ! »

« Et puis elle se mit à pleurer.


XXXIX


« Vous sentez, monsieur, que je n’étais pas à mon aise en écoutant cette simple petite parler ainsi ; je commençais à me douter que j’avais agi légèrement et par emportement d’amour avec Cyprien ; car, enfin, l’enfant avait raison. Je lui avais servi de mère, je ne l’avais jamais quittée que ce jour-là dans toute sa vie ; je lui avais dit cent fois ce que j’avais dit à notre mère : que je mourrais plutôt que de l’abandonner ; et voilà que j’allais me marier et la laisser comme une orpheline aux soins d’une étrangère ! Oh ! le remords me serrait la gorge, que je ne pouvais ni parler, ni respirer, ni sangloter. Je commençais à me repentir de ce que j’avais promis à Cyprien ; et puis, cependant, je l’aimais tant, que je ne pouvais me repentir de l’aimer. D’un côté la petite, de l’autre mon fiancé, puis mes promesses à l’église le matin, en face de tout le village, et puis ma promesse à ma mère là-haut en face de la mort et de Dieu ! Je me retournais en moi-même et je me retournais dans le lit sans pouvoir trouver une bonne place, ni échapper à l’enfant, ni échapper à l’image de Cyprien, ni échapper à l’ombre de ma mère, ni échapper à mon propre cœur !… Ah ! monsieur, la terrible nuit !… Il n’y en a pas de pire, j’en suis sûre, dans l’enfer. Je rougissais, je pâlissais, j’avais la sueur froide sur les membres, je brûlais, j’étais transie, j’avais la fièvre, et la petite se retournait pour m’éviter, et continuait à me reprocher toujours.

« — Mais, que je lui disais en l’embrassant et en lui prenant les mains dans les miennes, tu seras si bien chez la dentellière ! bien couchée, bien nourrie, bien parée, bien instruite comme ses propres enfants. Elle est à son aise, elle ; ce n’est pas comme chez nous : il y a des meubles, il y a des chambres, il y a une servante qui fait tout le gros ouvrage. Que veux-tu de mieux ? Est-ce que je peux te nourrir avec du pain blanc, moi ?

« — Qu’est-ce que ça me fait, ton pain noir ou blanc, répondit l’enfant, la robe vieille ou neuve, la chambre, les meubles, la servante ? Ne me nourris qu’avec du pain de paille si tu veux, mais emmène-moi partout avec toi ; loin de toi je serai si malheureuse, si malheureuse ! Tu parles de la dentellière ; elle les nourrit bien, oui, mais si tu savais comme elle les bat, ses enfants ! Ah ! je ne resterais pas seulement trois jours chez elle qu’elle m’aurait battue, et que je me serais sauvée dans les prés et jetée, comme la petite de la bohémienne, dans la rivière, où on l’a retrouvée hier ! Qu’est-ce que tu dirais quand tu apprendrais ça ? Serais-tu bien contente là-haut avec ton Cyprien ? Ah ! je le déteste maintenant. Et qu’est-ce que ma mère penserait de toi dans son lit de terre ? »

« Je me mis à pleurer plus fort à ces mots ; alors elle redoubla de parler de ma mère. Les enfants, voyez-vous, c’est plus fin que ça n’en a l’air. Elle s’apercevait de l’impression que faisait sur moi ce reproche au nom de notre mère. Elle y revenait toujours. Ça m’attendrissait, et, quand elle vit que je pleurais bien et que j’étais ébranlée, alors, monsieur, elle s’entortilla autour de moi comme un serpent, les bras à mon cou, la bouche sur ma poitrine, en m’embrassant avec fureur, en se collant à moi comme ma peau et en criant tout bas : « Non ! non ! non ! tu n’auras pas le cœur de m’abandonner et de me jeter là comme une guenille, pour qu’on marche dessus ! Non, Geneviève, ma sœur, ma nourrice ! mon autre mère ! Non ! Je serai si sage, si bonne, si obéissante ! Je t’aimerai tant, je t’embrasserai tant, le jour et la nuit ! Oh ! dis-moi, dis-moi que tu ne me quitteras pas ! »

« J’allais le dire, monsieur, tant cette enfant me remuait jusqu’au fond du cœur en m’étouffant dans ses petits bras, quand je vins à penser à Cyprien, qui venait de me quitter si joyeux et qui n’était pas encore peut-être au pied des montagnes. « Oh ! Dieu ! me disais-je, il m’a été fiancé ce matin, il m’a embrassée il n’y a pas une heure, il a encore l’odeur de la rose de mon front sur les lèvres, et déjà sa maîtresse est traîtresse ! Non, non, Josette, que je lui dis en lui dépliant les bras de mon cou et en me dégageant pour me retourner de l’autre côté du lit et pour réfléchir ; non, une honnête fille doit tenir sa parole, et j’ai fait serment à Cyprien. Laisse-moi !

« — Un serment ! qu’elle me dit en se levant toute droite sur le lit ; tu n’en as donc point fait à ma mère ! Eh bien, oui, laisse-moi tout de suite ; je ne veux plus coucher avec toi : je veux aller coucher sur sa pierre et lui demander si c’est Cyprien ou moi qu’elle t’a mis dans les bras en mourant ! Nous verrons ce qu’elle répondra !… »

« En disant ces mots, monsieur, cette petite fille, folle de tendresse et de colère, fit un pas pour me passer par-dessus le corps à travers le lit et pour sauter sur le plancher ; mais, s’étant embarrassé les pieds dans les plis du drap qui était déjà tout tordu par ses convulsions, elle tomba la tête la première sur le carreau, jeta un cri et resta sans mouvement au pied du lit !

« Ah ! j’entendrai toute ma vie ce cri et le coup sourd de sa chute sur le plancher. Je m’élançai, je la pris dans mes bras, je l’appelai : « Josette ! Josette ! » Je la portai vers la fenêtre pour lui faire respirer l’air de la nuit ; rien n’y fit, elle était comme morte dans mes bras ! Je l’étendis sur le lit, je lui jetai de l’eau sur les tempes, je pris ses mains dans les miennes, je mis ma bouche contre sa bouche ; elle ne respirait toujours pas ; elle devenait froide, comme j’avais senti ma mère en l’ensevelissant.

« — Malheureuse que tu es ! m’écriai-je en me parlant à moi-même, tu as tué ta sœur ! »

« Et je tombai sans connaissance sur le plancher.

« Je ne sais pas combien de temps j’y restai ; mais, quand je repris mes sens, ma sœur était encore immobile et sans souffle sur le lit ! Je me remis à genoux devant, la tête sur son corps, priant Dieu, priant tous ses anges et tous ses saints, priant ma mère surtout de la ressusciter et de me prendre à sa place ! J’étais comme dans un rêve, monsieur, et cependant j’étais éveillée ! C’est alors que j’entendis là, comme je m’entends, la voix de ma mère dans mon oreille ; mais sa voix plus sévère que je ne l’avais jamais entendue pendant sa vie, qui me dit : « Caïn, Caïn ! qu’as-tu fait de ta sœur ? » comme elle m’avait lu ces mots dans sa Bible !

« On m’a bien dit depuis que c’était une illusion, un écho de ces paroles que j’avais entendues d’elle autrefois, et qui sonnait de loin dans ma tête troublée par le désespoir ; mais j’entendis pourtant si bien ces paroles, que j’y répondis tout de suite, comme je réponds quand on m’appelle.

« — Ma mère ! ma mère ! répondis-je, ne me condamnez pas ! Je jure que, si vous rendez le souffle et la parole à la petite, je ne me marierai pas, et que je me sacrifierai entièrement à votre enfant ! »

« Et je fis un vœu, monsieur, un vœu irrévocable, en dedans de moi.

« La preuve que ma mère m’avait bien parlé, monsieur, et qu’elle avait bien entendu ma réponse, c’est qu’à peine mon vœu était fait dans mon cœur que la petite commença à respirer, à étendre les bras, à ouvrir les yeux aussi doucement que si elle sortait d’un sommeil, et qu’elle me dit, sans plus de colère :

« — Geneviève, tu ne te marieras plus, tu ne me laisseras jamais, n’est-ce pas ?

« — Non, jamais ! jamais ! jamais ! dis-je en la couvrant de baisers, en me recouchant à côté d’elle et en la chauffant dans mes bras. Mais comment le sais-tu ? lui dis-je.

« — Quelque chose me le dit dans le cœur, » dit-elle. Alors elle m’embrassa de nouveau, et nous nous embrassâmes tout le reste de la nuit, elle en riant, moi en pleurant.

« Le malheureux Cyprien, il n’était pas encore au pont rouge, et il n’avait plus de maîtresse ! et il chantait peut-être, avec son mulet, sans se douter de rien !…

« Ce que c’est que de nous pourtant, monsieur ! Ah ! ne m’en parlez pas ! le monde est une marche les yeux bandés : on croit aller à droite, on va à gauche. C’est Dieu seul qui voit clair pour nous !


XL


« Josette finit par dormir aussi tranquillement que dans son berceau quand elle était petite et que je la berçais du pied en chantant de la voix ; moi, non. Le jour commençait à glisser sur le lit ; j’étais contente en la regardant si jolie, si jolie, avec ses beaux cheveux, où il y avait un peu de sang, tout déroulés et tout mêlés sur le traversin par l’agitation de la nuit ; et puis, quand je revenais à penser à Cyprien, le cœur me fondait, et je devenais tout eau dans mes yeux.

« Je n’aurai jamais le courage de lui dire : « Cyprien, votre Geneviève est une traîtresse ! » Les paroles m’étoufferaient de chagrin et de honte ! Non ; il faut pourtant l’avertir, le pauvre garçon ! Je vais le lui écrire, le papier ne rougit pas ; allons !

« Je me levai doucement, doucement, pour ne pas réveiller Josette, qui avait besoin de se refaire, et je me mis à écrire à Cyprien vers la fenêtre d’où l’on voit la montagne. Ah ! j’usai bien des feuilles de papier ce jour-là, monsieur ; car, je pleurais tant, je pleurais tant, que chaque fois qu’une ligne était faite, il fallait en faire une autre, parce que le papier était tout mouillé, je dus bien recommencer dix fois ; tant que j’eus de l’eau dans les yeux. Enfin, à la fin des fins, j’en fis une qui était à moitié lisible.

« — Pauvre Geneviève ! dis-je en l’interrompant. Mais, que pouviez-vous dire à Cyprien dans cette lettre pour vous justifier ? Je voudrais bien le savoir. Vous en souvenez-vous ?

« — Ah monsieur, si je m’en souviens ! Je n’ai jamais écrit que celle-là dans toute ma vie, et même je l’ai conservée, ajouta-t-elle en me montrant du coin de l’œil son armoire ; c’est-à-dire le brouillon, car la lettre, c’est la mère Cyprien qui l’a avec les effets de son fils.

« — Je voudrais bien la lire alors, si ça ne vous fait pas de peine, Geneviève ; car cette lettre est une partie principale de votre histoire, et puis elle n’était pas facile à écrire celle-là, et moi qui en écris tant, comme vous dites, j’aurais été bien embarrassé à votre place pour écrire celle-là.

« — La voilà, monsieur, » me dit-elle après avoir fouillé un moment dans son armoire et tiré un papier caché entre deux chemises de femme.

Elle me remit la lettre et reprit sa chaise et son tricot.


XLI


C’était du gros papier, un peu gris, avec lequel les détaillants et les merciers enveloppent les boîtes de dragées ou les joujoux des enfants qu’ils vous vendent. On voyait qu’il avait été trempé d’eau à sept ou huit places, car l’eau avait délayé et élargi les lignes de la plume. L’écriture était ronde, à grands traits, à lignes très-espacées, mais peu horizontales. Elle était pliée d’une trentaine de plis compliqués, bizarres, inextricables, comme les lettres des pauvres gens qui ne savent pas comment fermer une lettre simplement quand elle est écrite, et qui se torturent l’esprit pour inventer un pliage inusité. Elle n’avait jamais été cachetée. Je la lus tout bas pour ne pas faire de la peine inutile à la pauvre fille. La voici :


« Monsieur Cyprien,

« Celle-ci est pour vous dire que vous ne pensiez plus à moi pour votre femme… Pourtant, si vous pensez comme j’y pense, ça me fera toujours plaisir, attendu que nous n’avons rien à nous reprocher, du moins vous, ni moi non plus ; mais tout est dit. Le bon Dieu ne veut pas que je me marie avec vous. Je n’en épouserai jamais d’autre. Je vais vous dire pourquoi. Allez, je vous plains bien ; mais ce n’est pas ma faute.

« Cette nuit, la petite est tombée du lit par terre. Elle a été morte pendant je ne sais combien de temps. Pour lors, je l’ai ramassée et j’ai été morte aussi. Ma mère est revenue ; elle m’a dit comme ça : « Caïn, qu’as-tu fait de ta sœur ? »

« Pour lors, la petite m’a dit : « N’est-ce pas, que tu ne te marieras pas avec monsieur Cyprien ? » J’ai dit : Non, ma mère, » et j’ai fait le vœu ; c’est fini, il n’y a plus à y revenir. Ah ! mon Dieu, monsieur Cyprien, qu’allez-vous penser de moi ?… Moi qui aimais tant toute votre famille, et vos vaches et le mulet ! Allez, je suis bien malheureuse. Parlez-leur de moi. Renvoyez-moi le bouquet et la bague ; voici votre ganse de chapeau, en fil de tresse, que vous avez oubliée sur le comptoir. Mon Dieu ! que j’ai de chagrin !… Non, je n’y survivrai pas… Mais vous, ne vous faites pas d’ennui pour cela, ça n’en vaut pas la peine.

« Je suis bien aise de vous dire que tout va bien à la maison. Dites-en de même chez vous. Votre père et votre mère ont été bien honnêtes vis-a-vis d’une pauvre fille comme moi. C’est dommage qu’il n’y eût pas deux chambres au-dessus de l’écurie. La petite n’aurait pas coûté beaucoup à votre mère. Ça se nourrit de rien. Tout le malheur vient de là. Faites-leur bien mes compliments. Je suis fâchée de la dépense. Excusez-moi.

« Adieu, monsieur Cyprien, n’y pensez plus et portez-vous bien !

« Geneviève.


« Quand vous viendrez à Voiron, ne passez plus jamais par notre rue, ça me ferait trop de peine rien que d’entendre les pas de votre mulet.

« Adieu, monsieur Cyprien… » (Une pluie de larmes et d’encre délayées. On lit encore, à travers ce brouillard, deux ou trois fois : « Adieu, monsieur Cyprien… »)


XLII


Je lui rendis la lettre, sans rien dire, et elle la serra de nouveau dans son armoire, entre les deux chemises.

Pauvre fille ! voilà pourtant le résumé écrit d’un monde d’impressions d’amour, de souvenirs, d’espérances vivantes et anéanties dans un cœur ! Le sentiment existe ; mais il est muet dans l’âme illettrée du peuple.


XLIII


Geneviève continua :

« Après avoir écrit la lettre à Cyprien, je la remis à un des petits ramoneurs de la montagne qui logeaient chez le pays de mon fiancé, et je le chargeai de la porter à Valneige. Je lui donnai pour cela une paire de sabots garnis. Quand je lui remis la lettre dans sa poche, le pauvre enfant, je sentis bien que tout était dit, et il me sembla que mon cœur me tombait des mains avec la lettre.


XLIV


« Puis je rentrai sans savoir ce que je faisais ; la petite dormait encore. J’allai droit à l’armoire. Je pris mes souliers fins, mes boucles, ma ceinture à nœuds de ruban, ma coiffe de dentelle, mes boucles d’oreilles, mon collier de grains de jais, ma belle robe de soie gorge de pigeon, j’en fis un paquet bien plié dans une serviette blanche qui n’était pas marquée, j’emportai tout cela à l’église de Voiron pendant qu’il n’y avait personne, et je le déposai, sans avoir été aperçue par le sacristain, sur l’autel de la sainte Vierge. J’avais attaché sur la serviette, avec une épingle, un petit morceau de papier où j’avais écrit : Vœu ! On savait que cela voulait dire, dans le pays, une offrande pour habiller la sainte ou la madone. Je me disais : « Il ne faut rien garder à toi de ces habits trompeurs de fêtes et de fiançailles ; ça te rappellerait ta traîtrise avec M. Cyprien et ton malheur ; ça te ferait penser à revenir au mariage, peut-être à abandonner ta sœur, à rompre ton vœu. Jamais tu ne serais tranquille avec ces nippes à toi dans la maison. Donnons-les à Dieu, à qui on ne reprend rien, et que ça soit fini ! »

« Quand la petite, à mon retour, me demanda à les voir, je lui dis ce que j’en avais fait. Elle ne pleura pas, monsieur, ces beaux habits ; elle me sauta au cou et elle me dit :

« — Eh bien ! tu as bien fait, Geneviève ; j’aime mieux toi toute nue, que tout ton cocon de soie dans lequel je ne te reconnaissais quasi pas cette nuit. Tant que j’aurais su tes habits de noce là, dans l’armoire, j’aurais toujours cru que tu allais te marier une fois ou l’autre. À présent, je t’en défie bien ; qui est-ce donc qui te prendrait dans ta robe de bouracan et dans tes sabots de noyer ? »

« Cette enfant s’attacha à moi comme ma chemise depuis ce jour-là, monsieur. Elle n’avait que douze ans et demi, mais elle avait de l’esprit comme les autres de quinze ans ; elle me faisait souvent pleurer et rire tout à la fois. Elle devint sage comme un ange et jolie, jolie comme une petite sainte Vierge de cire ! Seulement elle avait de la vanité, ça c’est vrai ; quand je ne trouvais pas mon miroir à la fenêtre, je n’avais pas besoin de le chercher, je savais bien où il était ; et puis, il faut être juste aussi, tout le monde dans la rue et dans Voiron lui répétait sans cesse qu’elle était la plus fine du pays, et on l’appelait déjà la belle dentellière. C’est mauvais pour les jeunes filles, ça, monsieur, voyez-vous, surtout quand elles n’ont ni père ni mère.


XLV


« Voilà donc comment ça se passa, monsieur. La famille de Cyprien me fit dire par le ramoneur que c’était bon, et que le garçon ne reviendrait plus à Voiron. « Et qu’est ce qu’il faisait, lui ? demandai-je au ramoneur.

« — Oh ! mam’selle, qu’il me dit, il ne faisait rien ; il étrillait son mulet contre le mur de l’étable, et il tombait de grosses larmes de ses yeux sur le poil de sa bête. »

« Voilà tout ce que j’en ai su pour le moment.


XLVI


« Nous restâmes deux ans et demi comme cela sans entendre plus parler l’un de l’autre que si nous étions morts tous les deux. S’il m’avait revue, il ne m’aurait pas reconnue, car ma beauté d’un printemps n’avait pas tenu à mon chagrin, mes couleurs avaient passé comme une teinture de mauvais teint sur une étoffe ; je travaillais tard, je me levais matin, je pleurais la nuit, je me nourrissais pauvrement pour gagner le trousseau de Josette et pour payer ses apprentissages ; je n’allais plus dans les prés, je ne voyais plus le soleil que contre le mur de la chambre un moment le soir : j’avais maigri, que mes robes me tombaient des épaules et que ma bague me glissait du doigt ; je m’étais voûtée, comme vous le voyez, à force de coudre ; je pensais toujours à Cyprien en cousant, et je me disais malgré moi : « Qu’est-ce qu’il fait à présent ? Hélas ! s’il me rencontrait, que dirait-il ? croirait-il bien qu’il a jamais pu être amoureux de cette pauvre fille qui tiendrait tout entière dans l’écorce d’un sapin de douze ans ? »

« Les voisines me disaient : « Tu fonds, Geneviève, comme un cierge qui brûle la nuit ; ne travaille donc pas tant, mon enfant ! » Mais ce n’était pas tant le travail, c’était la joie qui n’y était pas.

« Je croyais bien pourtant que je n’aimais plus M. Cyprien, parce que je n’entendais plus personne me dire son nom. Mon petit commerce de mercerie, auquel j’avais ajouté l’état de tailleuse en gros, n’allait pas mal pourtant. Les jours de foire et de marché, il y avait bien des paysannes de la montagne qui se servaient chez nous. Je leur vendais des rubans de fil, des dentelles pour les coiffes, je leur coupais des robes à la mode de leur pays, je leur détaillais des rubans, des collerettes, des boucles d’oreilles de pierres fausses, des bagues de laiton, des chaînes d’acier luisant pour pendre leurs ciseaux sur leur tablier, un peu de mille choses, quoi ! Elles disaient : « Allons chez Geneviève ; elle n’est pas chère et elle a tout. Et puis on n’a pas honte chez elle comme chez ces riches marchandes de la Grand’Rue ; elle n’est pas fière, elle accommode le pauvre monde. »

« Voilà ce qu’on disait, et c’était vrai.


XLVII


« Un samedi, monsieur, un samedi matin de la dernière semaine du mois de novembre, que j’étais seule à la maison à finir une robe pour Josette, qui devait danser le lendemain aux noces d’une de ses amies, voilà que je vois entrer une jeune fille de la montagne, si belle, si belle, qu’excepté Josette je n’en avais jamais vu de si avenante. Deux vieilles femmes avec un garçon de quinze ans, qui paraissaient sa mère, sa tante et son frère, étaient restés dehors sur le pas de la porte ou assis sur le banc, pendant que la jeune fille marchandait ceci et cela. Ils avaient deux mulets avec des paniers, d’où le garçon avait tiré du pain, du vin, des châtaignes, que les paysannes et lui mangeaient dans la rue.

« La jeune fille regardait, touchait, essayait tout dans la boutique : bagues, pendants d’oreilles, chaînes de cuivre doré, dentelles, fichus, soierie, souliers de peau de chèvre, il n’y avait rien de trop beau pour elle, qu’on aurait dit. « Combien ceci ? combien cela ? Je prends tant d’aunes de l’une, tant d’aunes de l’autre ; et puis ces joyaux ! et puis ces boucles ! et puis ces rubans ! et encore ceci, et encore cela ! » Et la bourse sur le comptoir, pleine de pièces de trois francs et de trente sous ; je croyais qu’elle allait acheter tous les cartons !

« Et le frère venait, et il emportait et rangeait tout à mesure, bien proprement, dans le panier d’un de ses mulets.

« — Ce n’est pas tout, me dit en rougissant gracieusement la belle paysanne, mam’selle Geneviève, on nous a dit que vous étiez tailleuse pour femme, il faut encore que vous me preniez mesure de trois robes, de six collerettes, de deux coiffes en dentelle, d’un tablier, d’une demi douzaine de ceintures, et que vous n’essayiez mes boucles d’oreilles et mes colliers.

« — Bien volontiers, que je lui dis, mam’selle ; venez avec moi dans la chambre, pour que le monde ne vous voie pas déshabiller à travers la vitre. »

« Et elle vint avec moi dans la chambre, où je la déchaussai pour lui essayer ses souliers, et où je la déshabillai pour lui approprier ses collerettes, ses fichus et ses robes neuves. Ah ! monsieur, la belle créature que ça faisait ! Comme elle avait de beaux pieds, de belles mains, de belles épaules, un cou comme du satin blanc, des cheveux qui lui tombaient jusqu’aux genoux ! un visage plein, rouge, velouté comme la pêche ; des yeux, une bouche, des dents… et avec cela un air si doux, si modeste, un son de voix qui remuait tout le cœur ! Je ne me lassais pas de la regarder pendant qu’elle baissait les yeux, et je disais en moi-même : « En voilà un d’heureux ! Elle doit en avoir eu des prétendants, celle-là ! Mais qui sait ? c’est peut-être un vieux qui est riche, un veuf qui regrettera sa première femme avec elle ; ou bien un parent, un cousin, jeune, mais laid et indifférent, qui ne l’aime pas. Le monde est si hasard, que l’envers et l’endroit, ça ne se rencontre jamais bien ! C’est dommage tout de même ! »

« Puis, pendant que j’étais à genoux pour lui attacher ses boucles d’argent sur le cou-de-pied :

« — Vous allez donc vous marier, mam’selle, sans être trop curieuse ? que je lui dis.

« — Oui, me répondit-elle avec un son de voix fier et empressé, comme si elle avait attendu ma question, impatiente d’y répondre ; je suis fiancée du printemps dernier, et je me marie la semaine qui vient.

« — Ah ! repris-je en continuant et en la flattant de la voix, comme vraiment je la flattais du cœur en moi-même, tant je la trouvais prévenante ; ah ! et en êtes-vous contente de vous marier ?

« — Je crois bien, dit-elle, que j’en suis contente ! Demandez plutôt à toute la montagne si mon fiancé n’est pas le plus honnête garçon du pays ? »

« J’avais fini d’attacher les boucles, je me relevai toute rouge et tout heureuse de servir cette belle enfant : je la fis asseoir sur mon lit, je lui agrafai son collier, je lui relevai ses longs cheveux sous sa coiffe, je lui passai ses boucles d’oreilles, je lui épinglai la plus fine de ses collerettes sur la poitrine, je pris le miroir à la fenêtre, je le lui mis dans la main et je lui dis :

« — Regardez-vous maintenant, et voyez si votre fiancé serait content.

« — Oh ! ce n’est pas pour lui, dit-elle, il m’aime tant ! il n’a pas besoin de tous ces attifements pour être bien aise ! C’est pour le monde, à l’église, voyez-vous ; c’est pour faire honneur au pays, c’est pour qu’on ne dise pas que les filles de Montagnol ne sont pas aussi reluisantes, le jour de leurs noces, que celles de Valneige.

« — Vous êtes donc de Montagnol, lui demandai-je, sans vous offenser ?

« — Oui, j’épouse un garçon de Valneige ; il est bien connu de tout Voiron, allez ! je parie que vous le connaissez de vue et de nom, car c’est lui qui nous a dit d’aller faire nos emplettes chez vous…

« — Le fils du père Cyprien ! » lui dis-je.

« Je tremblais tellement des doigts à ce nom, que je lui piquai sa belle poitrine jusqu’au sang avec la pointe de l’aiguille de la collerette, en essayant de la faufiler. Je devins plus rouge qu’elle, et puis plus pâle, aussitôt après, que mon drap.

« — Qu’avez-vous, mam’selle Geneviève, que vous tremblez tant ? me dit-elle en essuyant sa goutte de sang, mais sans se fâcher.

« — Rien, mam’selle, que je lui dis ; mais c’est que, voyez-vous, je suis si honteuse de vous avoir piquée ainsi sans le vouloir ! »

« Oh ! Dieu, disais-je en moi-même en continuant de l’attifer, mais d’une main maladroite et avec un brouillard sur les yeux, qui aurait dit jamais que ce serait moi qui parerais la fiancée de mon amant pour son jour de noces, et que, quand il déferait ses boucles d’oreilles et son agrafe de collier après la messe, ce serait l’ouvrage de ma main qu’il toucherait sur le cou de son épousée ! »

« J’essayai bien de reparler encore une fois ou l’autre, je ne pus rien dire que oui et non ; pourtant je pris plaisir et peine à garder longtemps, longtemps, cette belle enfant dans ma chambre, pour une raison ou pour une autre, et à la faire aussi belle que je pouvais pour Cyprien. « Tu souffres, que je pensais tout bas en moi-même ; eh bien, tant mieux. Pourquoi l’as-tu trompé ? Il est juste qu’il en aime à présent une plus belle que toi, et que tu contribues de tes propres mains à le venger de toi ! »

« Quand tout fut fini, elle partit en disant à son frère de revenir chercher les robes et les tabliers le samedi suivant, et je me mis à travailler nuit et jour, en pensant, à chaque point de fil, que c’était pour Cyprien.

« Pour le moment, monsieur, je n’en sus pas davantage de lui ; mais c’était bien dur. Qu’en pensez-vous, n’est-ce pas, monsieur ?


XLVIII


« Cependant, il faut être juste : la petite, qui voyait bien mon chagrin sans que je lui dise jamais un mot plus haut que l’autre sur Cyprien, me reconsolait tous les jours davantage par sa gentillesse, par sa tendresse pour moi et par sa beauté. J’étais comme sa mère ; elle était comme ma fille, si ce n’est qu’elle n’avait pas vis-à-vis de moi ce respect pour l’autorité d’une mère qui impose toujours à l’amitié. J’étais pour Josette comme une mère qu’elle aurait choisie volontairement, et vis-a-vis de laquelle elle n’aurait eu aucune réserve, aucune froideur de respect : sa mère, sa sœur et son amie tout à la fois, voilà. Vous jugez si c’était doux pour moi, monsieur, qui avais élevé cette enfant depuis le maillot ; c’était mon nourrisson, c’était mon caprice, c’était ma vanité, c’était ma poupée, c’était mon idole, quoi ! Et puis, si vous saviez, monsieur, combien on s’attache par les sacrifices que l’on a faits à quelqu’un ! On s’y attache, monsieur, comme un avare s’attache à l’intérêt de son argent. On se dit : « J’ai mis là mon trésor ; il faut qu’il me rende tout ce qu’il m’a coûté. » C’est comme ça que l’homme est fait, c’est comme ça que j’étais. Allons, il faut l’avouer, j’étais avare du cœur de Josette. »


XLIX


« Quelle philosophie, me disais-je en moi-même en écoutant Geneviève, il y a dans le cœur simple et même dans les expressions de cette pauvre fille ! La Bruyère ou Pascal n’auraient pas senti plus juste et n’auraient pas dit mieux. »

L’intervalle qu’elle laissa écouler entre la fin de son récit et le commencement du récit qu’elle allait reprendre me permit de faire cette réflexion, car elle s’arrêta longtemps, comme incertaine si elle continuerait, et elle respira deux ou trois fois plus fortement qu’à l’ordinaire, comme si elle eût remué avec effort dans sa mémoire un poids qui retombait toujours sur son cœur.

À la fin elle dit : « Bah ! je vous ai promis de tout dire ; je vous dirai tout, quand même ça me ferait pleurer.


L


« Le temps avait coulé ; elle allait avoir seize ans à la Saint-Martin. Elle était mûre pour son âge, comme une plante qui n’a jamais souffert et qu’on a toujours tenue au chaud sur une cheminée, avec de la mousse sur le pot de fleurs. Vous ne lui auriez donné guère moins de dix-huit ans. Son âme s’était développée comme son visage ; elle savait lire, écrire, calculer, chanter, danser, coudre, broder, faire des dentelles, comme la première demoiselle du pays ; elle se mettait comme une petite reine. Les bourgeoises en étaient jalouses ; elles disaient : « Voyez donc cette petite Josette ! ça est pimpant parce que ça se sait jolie ; ça a l’insolence de se coiffer en cheveux, d’avoir un peigne d’écaille, des boucles d’oreilles en perles fausses, un collier de corail et des gants longs sur les bras ! Ne diriez-vous pas que c’est la fille d’un confiseur ou d’un drapier pour le moins ? Vous savez ce que c’est, ce sont les filles d’une vitrière ; ça n’a pas de pain tout son soûl à la maison, et ça fait des insolences au soleil en s’habillant de jaune et de vert, et en portant la tête droite comme un tournesol ! Qu’est-ce donc que nous mettrons à nos filles, si les mercières portent leurs propres boutiques sur leurs épaules ? »

« J’entendais redire tout cela, monsieur, par les voisines qui me le rapportaient ; et pourtant cela n’était pas juste, car ce n’étaient pas ses robes ni ses fichus qui la faisaient regarder, c’étaient ses agréments. Elle était bien habillée, mais sans luxe et sans effronterie. Mais elle avait tant d’éclat qu’elle éclairait vraiment toutes ses robes ; vous l’auriez mise en noir que vous n’auriez pas pu éteindre la lumière qui sortait d’elle. C’était dans ses yeux, c’était sur sa bouche, c’était dans sa peau, c’était dans sa taille, dans sa démarche, dans sa pose, dans tout ! C’était comme le ver luisant, tant plus vous mettiez ça à l’ombre, tant plus ça brillait. Que voulez-vous ? elle n’y pouvait rien, la pauvre enfant, ni moi non plus. Quelquefois elle rentrait de la promenade dans les prés, où elle allait avec ses cousines, toute confuse, et elle ne voulait plus sortir de la soirée. Elle me disait en boudant : « Ça m’ennuie. — Et quoi, que je lui disais, Josette ? — Que tout le monde me suit comme si j’étais une bête curieuse, et que tout le monde se retourne en chuchotant quand j’ai passé. »

« Moi, monsieur, ça ne me fâchait pas, et, au fond, j’en tirais vanité. Le bon Dieu m’a bien punie de cette complaisance que je mettais dans cette jolie enfant ! Nous y voilà !


LI


Elle était bien sage et bien modeste cependant. Seulement elle aimait un peu la danse, et, quand ses cousines venaient la chercher les dimanches soir ou les jours de noces dans le voisinage, elle ne se contenait pas de joie. Elle n’y entendait pas de malice ; mais le mouvement, la musique, la chaleur, la valse, le tourbillon, ça l’enivrait. Quand elle revenait de là, à minuit, ramenée à la porte par ses tantes ou par ses cousines, je ne pouvais pas l’endormir, elle valsait encore en rêve à côté de moi. Voilà tout son défaut ; je ne lui en ai jamais connu d’autres. C’était bien innocent, monsieur, n’est-ce pas ? Car, enfin, quand le cœur est vide, les pieds sont légers, et, quand le vent souffle, la poussière s’élève.

« Eh bien ! monsieur, c’est pourtant ce qui l’a perdue !

« — Comment, perdue ? m’écriai-je.

« — Hélas ! oui, vous allez voir ; et moi aussi, » reprit elle.

J’écoutai plus attentivement.


LII


« C’était au printemps de 18.., monsieur ; un escadron de chasseurs était en cantonnement à Voiron pour surveiller la frontière. Ah ! le beau corps que ça faisait donc ! C’étaient tous des jeunes gens comme vous êtes à présent, monsieur, grands, élancés, bien pris dans leur taille, des couleurs fraîches, des moustaches noires, avec des ceintures de cuir verni, des chaînes de fer sous le pied ; des vestes vertes galonnées de noir, des casques luisant au soleil comme le coq du clocher de Voiron ; des crinières qui leur pendaient sur le cou et que le vent faisait flotter en les soutenant, quand ils couraient, comme les queues de leurs chevaux blancs.

« — C’était superbe de les voir manœuvrer les jours de revue dans les prés, allant, venant, courant, galopant le sabre à la main, au bruit des trompettes, à la voix de leur commandant. On aurait dit une rivière d’acier fondu qui aurait débordé dans les prés. Tout le monde y allait pour les voir. On les aimait dans la ville, parce que les militaires, c’est bon pour l’habitant, quoique ça soit terrible contre l’ennemi ; ils étaient logés chez les artisans et chez les bourgeois, qui ne s’en plaignaient pas ; au contraire, chacun se disait : « Mon enfant est peut-être comme ça chez de pauvres gens d’une autre frontière. Il faut avoir bien soin de mon soldat, pour que les autres aient bien soin de mon fils aussi. » C’est juste. Le logement, le feu, la chandelle et le vin blanc, et l’amitié par-dessus, on leur donnait tout de bonne grâce.

« Nous, monsieur, on ne nous en avait pas donné, parce que, disait-on, nous n’étions que deux jeunes filles, et que nous n’avions qu’une chambre derrière la boutique. La mairie avait des égards, quoi !


LIII


« Voilà qu’un jour, en revenant de la manœuvre (on a bien raison de dire, cette fois, que faute d’un clou le monde serait boiteux)… voilà donc qu’un jour, en revenant de la manœuvre, passe un jeune maréchal des logis à la tête de son peloton au grand trot, le sabre à la main. Le clou d’un des fers de devant de son cheval s’en va je ne sais comment, le fer se tourne sens dessus dessous ; le cheval, embarrassé par son fer qui lui pend au pied, fait un faux pas sur le pavé ; il s’abat, il jette le cavalier à dix pas devant lui contre le banc de pierre de notre boutique, il lui roule sur le corps ; nous jetons un cri. Le peloton, lancé à grande course, ne peut pas s’arrêter court, les chevaux sautent par-dessus leur chef renversé ; on le relève, il était tout en sang, il ne donnait plus signe de vie, on le croit mort, on l’étend sur le banc de pierre. Josette et moi, monsieur, nous en avions pitié que nous en pleurions, bien que nous ne le connussions pas ; c’était un si beau jeune homme ! il ne paraissait pas avoir vingt ans ; les yeux fermés, le front coupé en deux endroits, par deux cicatrices d’où le sang coulait sur ses joues blanches, des cheveux noirs comme la crinière de son casque, mais plus fins ; des traits délicats comme une jeune fille, un enfant de famille, quoi ! qui servait pour son agrément, et qu’on avait fait maréchal des logis tout de suite pour le faire officier en quelques mois ! Ah ! il fallait voir comme ses soldats l’aimaient. Ils pleuraient tous ! ils lui déboutonnaient sa veste, ils lui enlevaient son casque tout bossué, ils lui ôtaient sa cravate, ils lui ouvraient sa chemise sur la poitrine, du linge superbe ! monsieur ; ils lui jetaient de l’eau sur son visage pâle, ils couraient chercher le chirurgien-major, que ça faisait la chair de poule à Josette et à moi. Le chirurgien-major accourut, il lui tâta le pouls, il dit : « Ça n’est rien ; portez le maréchal des logis, bien doucement, dans cette maison, sur un lit ; je vais le panser. »

« Je n’osais pas le dire de peur de faire affront aux soldats ; mais j’en fus bien aise et Josette aussi ; ç’aurait été notre frère que nous n’aurions pas été plus tristes de la chute, de l’évanouissement, de la pâleur et du sang de ce beau jeune militaire. Nous ouvrîmes la porte de notre chambre, et deux cavaliers le portèrent sur le lit. « Ça ne sera qu’une paire de draps à changer, » dis-je à Josette. Nous nous retirâmes toutes tremblantes dans la boutique pendant le pansement. Nous écoutions pourtant à la porte, et quand nous entendîmes respirer et dire au chirurgien major : où suis-je ? » nous entendîmes aussi le chirurgien major lui répondre : « Chez de braves femmes, mon cher Septime ! (Il s’appelait Septime de ***.) Restez-y quelques jours ; vous avez l’épaule démise et quelques égratignures à la tête, avec un peu d’ébranlement qu’il faut calmer par une immobilité complète. Il y aurait danger à vous transporter en ce moment ; mais dans quinze jours vous serez à cheval. Je vais faire mon rapport. Adieu ! »

« Il vint me prier d’éviter tout bruit au malade et me défendre de lui donner autre chose que de l’eau avec quelques gouttes d’une liqueur qu’il me laissa. Je me sentais portée de cœur à soigner ce jeune homme que la Providence m’avait envoyé. Je dis à Josette : « Tu iras coucher chez ta tante Mariette, avec ta cousine ; moi, je resterai à la maison à veiller avec la garde et le planton. » Ce fut fait comme j’avais dit. Je servis pendant huit jours avec plaisir de garde au pauvre blessé ; il était si doux et si reconnaissant !


LIV


Josette revenait de grand matin, de chez sa tante, travailler avec moi à la maison et tenir le comptoir. De temps en temps elle demandait au maréchal des logis la permission de traverser sa chambre pour aller prendre son linge, son fil, ses ciseaux, son dé, dans son armoire. Le jeune homme la regardait et lui demandait bien pardon de la déranger ainsi de son logement ; elle baissait les yeux et lui disait : « Du tout, monsieur, nous sommes trop contentes que vous vous trouviez bien chez nous ; guérissez-vous tranquillement à votre loisir ; nous voudrions seulement que la chambre fût plus propre et le lit meilleur ! » Puis elle me disait : « Il est bien, M. Septime ; il a repris des couleurs. — Tu l’as donc regardé ? que je lui disais. — Non, répondait-elle ; mais je l’ai vu. » Et à chaque instant elle avait oublié quelque chose qu’il fallait qu’elle allât de nouveau chercher dans l’armoire. C’était un sort, quoi ! Je lui disais : « Que tu es donc étourdie, Josette ! tu vois bien que tu déranges pour rien le blessé ! — Oh ! non, disait elle, ça n’a pas l’air de lui faire de la peine ; il ne s’est pas plaint une seule fois ; il a l’air si bon même qu’il m’a dit tout et l’heure : « Mademoiselle, j’ai une sœur qui vous ressemble ; quand vous passez, ça me fait illusion, je me crois chez ma mère ! Pourtant, qu’il a ajouté, elle n’est pas encore si belle que vous ! »

« Ça commençait à m’inquiéter, mais je me disais : « Ça va finir, dans dix jours le malade sera guéri ; le régiment va partir, et elle n’y pensera plus. Un officier, ça n’est pas fait pour elle ; l’aiguille, c’est trop petit pour l’épée, ça ne va pas de pair. » Tout de même j’aurais autant aimé que le cheval se fût abattu devant une autre porte.


LV


« Le jeune homme guérit au bout de quelques semaines, pendant lesquelles ce manège d’aller et de venir, de se regarder, de se parler, avait toujours duré, entre la petite et le blessé. À la fin, il fut assez remis pour qu’on pût le transporter à l’hôpital. Nous le vîmes partir avec peine, nous nous étions habituées à lui comme des sœurs. Il nous remercia bien : il avait les larmes dans les yeux en nous disant adieu ; il nous promit de venir nous revoir de temps en temps, dès qu’il pourrait marcher. Je m’en doutais bien ; j’aurais bien autant voulu qu’il ne revînt pas, mais je n’osais pas le lui dire, ce n’est pas honnête, et puis j’aurais trop fait pleurer Josette.


LVI


« Il ne fut pas plutôt sorti de la maison que je ne reconnus plus cette pauvre enfant. C’était comme un corps sans âme. On aurait dit que son visage était là et que sa pensée était ailleurs. Elle ne faisait qu’entrer et sortir, qu’aller chez sa cousine et en revenir, pour avoir l’occasion de passer vingt fois par jour devant le jardin de l’hôpital, où l’on voyait les malades assis sur des chaises au soleil, par-dessus le mur. Quand elle était à la boutique, elle regardait plus souvent à la vitre qu’à son ouvrage, et elle devenait toute rouge et toute pâle quand elle entendait seulement les bottes éperonnées d’un militaire sur le pavé. Elle rêvait, elle laissait à chaque instant effiler sa dentelle sur ses genoux ; elle oubliait d’épingler son coussinet ; elle se levait comme pour aller chercher quelque chose dans notre chambre ; elle rentrait sans rien rapporter. Elle ne mangeait guère, elle ne dormait pas, elle soupirait la nuit. Je lui disais : « Qu’as-tu donc ? — Rien, qu’elle me répondait. — Je vois bien que si, peut-être ! Ah ! que tu es bête de penser à celui-là ! Est-ce que c’est fait pour des pauvres filles comme nous ? Est-ce que ce n’est pas un enfant de famille qui n’épousera jamais qu’une demoiselle de sa condition ? Est-ce qu’il t’emportera de garnison en garnison et à la guerre derrière son cheval, dans son porte-manteau ? Allons donc ! sois raisonnable et pense à tes dentelles ! — Est-ce qu’on pense à ce qu’on veut ? » me répondait-elle avec humeur. Je voyais bien que ces jeunesses, ça s’était parlé sans se rien dire, comme moi et Cyprien. Mais je pensais : « Bah ! c’est une idée folle, c’est une fleur d’avril ; ça gèle sur pied, ça partira avec le régiment ! »


LVII


« M. Septime, le maréchal des logis, était guéri : il venait de temps en temps à la maison pour remercier ses hôtesses. Il fallait voir alors comme Josette était contente ! Il semblait vraiment que le soleil était entré dans la boutique avec lui. Il s’asseyait devant le comptoir ; il jouait avec la poignée de son sabre ; il posait son casque sur la chaise ; elle peignait sa crinière, elle raccommodait ses aiguillettes ; il lui ramassait ses écheveaux de fil à dentelle, il lui tenait sa pelote d’épingles pendant qu’elle marquait son dessin sur le coussinet ; et puis, « monsieur Septime, » par-ci, « mademoiselle Josette » ou « mademoiselle Joséphine par-là ; car elle commençait à aimer mieux qu’on l’appelât Joséphine : et puis on riait, et puis les demi-mots, les soupirs, les silences, et puis les conversations tout bas. Je ne pouvais pas me fâcher, monsieur, parce que le maréchal des logis était si réservé, si honnête ! et que Josette était si heureuse, si tendre, et de plus si affable et si obéissante pour moi ! « Mais quand est-ce donc que le régiment partira ? » disais-je au bon Dieu.


LVIII


« Il ne partait toujours pas. Le monde n’entendait pas malice aux visites fréquentes du maréchal des logis chez nous, parce que, quoique pauvres, nous avions bonne réputation dans l’endroit ; et puis, vous ne le diriez pas, monsieur, on croyait dans le quartier que c’était à moi que le maréchal des logis faisait la cour. On disait : « La cadette est trop jeune, c’est une enfant, ça ne pense à rien ; c’est. Geneviève qui est en âge, et c’est une fille avenante sans être belle, tout de même. Eh bien, tant mieux, elle aura un gentil mari, ma foi ! »

« Voilà ce qui donnait lieu à cette méprise : les amoureux, c’est si fin, voyez-vous ! Le maréchal des logis ne parlait jamais qu’à moi dans la rue ; il ne parlait jamais que de moi aux voisins et aux camarades ; quand il frappait à la vitre, il n’appelait jamais que mam’selle Geneviève ; quand il venait nous chercher, les jours de congé, pour nous mener ici et là, il ne donnait jamais le bras qu’à moi ; il était plein d’égards, d’attention et de respect pour moi, comme s’il avait voulu me flatter et me prendre par l’amour-propre. Je me doutais bien pourquoi : pour que je fusse mieux disposée en sa faveur et plus indulgente pour ses visites ; ça ne me trompait pas ; mais j’étais bien bonne, monsieur ; il n’y avait pas de mal, ça me faisait de la peine d’en faire à ces jeunesses ; je laissais aller. Je pensais toujours : Un bon coup de trompette, un soir ou un matin, ça me délivrera de ces politesses ! » Mais les voisines prenaient ça pour tout de bon.


LIX


« Un soir, en effet, un soir du mois de mai, on dit dans Voiron : « Le régiment part demain ! » Ah ! la pauvre Josette, monsieur ! ses bras lui tombèrent le long de sa chaise ; elle devint plus pâle que sa dentelle. J’aurais voulu que le régiment ne partît plus jamais.

« Le malheur voulut qu’au même moment, monsieur, on vînt me chercher vite, vite, pour aller veiller une voisine qui était en mal d’enfant, et qu’on disait qui ne passerait pas la nuit. Ses petits enfants criaient après moi et me tiraient par mon tablier pour me mener assister leur mère. J’y courus, monsieur ; je recommandai bien à Josette de fermer la boutique de bonne heure et de se coucher. « Le régiment ne part qu’à huit heures du matin, lui dis-je ; nous irons le voir partir et faire nos adieux à M. Septime. Je ne veux pas que tu le voies sans moi ce soir ; ça te ferait du chagrin, tu ne pourrais pas dormir, — Ah ! je n’ai pas envie de le voir, qu’elle me répondit ; je ne l’ai que trop vu ; ça me déchirerait là, en montrant son cœur ; j’aime mieux que tu me dises demain : « Il est parti ; que veux-tu ; c’est fini ! » Je vais faire ma prière pour qu’il fasse un bon voyage et qu’il pense à moi jusqu’au retour.

« — Bien ! » que je lui dis ; et je l’embrassai en m’en allant.


LX


« Le lendemain, monsieur, quand je rentrai, je trouvai Josette endormie, ou faisant semblant de dormir encore. Ça m’étonna. Je lui dis, pour tenir ma promesse : « Allons voir partir le régiment. — Non, dit-elle, j’aime mieux rester et me rendormir ; j’ai trop pleuré, on verrait mes yeux, ça me ferait honte. Je ne me sens pas le cœur à la promenade. — Eh bien, lui dis-je en fermant la fenêtre par laquelle le soleil donnait sur sa tête en feu, reste au lit, dis ton chapelet, dors, reconsole-toi ; je vais travailler. »

« Il n’y eut ni plus ni moins entre nous deux à l’occasion du départ du régiment. Seulement, ça m’étonnait que M. Septime ne fût pas venu nous dire adieu. Mais je pensai qu’il avait mieux aimé nous écrire de la première étape.

« Ça alla bien pendant trois ou quatre mois. Josette était sage, raisonnable et rangée comme une religieuse ; elle ne sortait plus que pour aller à l’église ou pour aller à la poste prendre une fois par semaine les lettres du maréchal des logis. Ils s’étaient promis mariage, monsieur ; elle ne disait ni oui ni non, mais je m’en doutais bien. Elle écrivait aussi tous les dimanches de longues lettres dans la chambre ; mais elle ne l’avouait pas, je le reconnaissais au papier qui manquait à la rame, dont je comptais les feuilles. Je ne faisais pas semblant. « Il faut que l’amour se passe, me disais-je ; il s’est bien passé pour moi et M. Cyprien, il se passera bien pour la pauvre enfant. Quand elle ne pensera plus à M. Septime, ou quand M. Septime l’aura oubliée, eh bien, il ne manquera pas de braves ouvriers dans le pays ; elle fera une connaissance, je la marierai ; je resterai avec eux, je ferai le ménage et j’aurai soin des enfants. Voilà ! »


LXI


« Pas du tout, monsieur ! Voilà qu’un soir on apporte une lettre avec un cachet noir, pendant que Josette était chez sa tante. Je l’ouvre, et qu’est-ce que je lis ?… Je l’ai encore là, monsieur, avec l’autre ; tenez, lisez voir. » Je pris la lettre et je lus :


« Mademoiselle Geneviève,

« Le maréchal des logis Septime de *** a été tué à la première affaire que nous avons eue en débarquant à ***. En mourant il m’a dit : « Tu écriras à mademoiselle Geneviève, à Voiron, que je lui fais mes adieux, ainsi qu’à sa sœur. Je suis bien coupable ; mais je suis plus malheureux que coupable… Je la prie de me pardonner. Si j’avais survécu, j’aurais réparé mon tort involontaire. Je n’étais pas pervers ; non : l’adieu, la nuit et le désespoir de nous quitter nous ont enivrés… Je l’ai épousée secrètement devant un prêtre de Savoie… Fatale nuit !… il faudra envoyer l’enfant à… »

« La mort lui a coupé la parole. Voici une boucle de ses cheveux que je vous envoie de sa part. Il m’avait dit : Si je meurs, tu feras tenir cela à Voiron. »


LXII


« La boucle de cheveux tomba à terre avec la lettre, monsieur, car je n’avais fait attention qu’à la mort de ce pauvre brave jeune homme, et à ce mot terrible qui me révélait tout le mystère de leur amour et toute la honte de notre famille : « Tu lui diras d’envoyer l’enfant à… »

« Dieu ! me dis-je, quoi !… ma sœur !… Est-ce bien possible !… Elle, si sage et si pieuse… Elle m’a pourtant trompée ainsi ! Ah ! elle est trop punie ! pensai-je aussitôt. Malheureuse enfant ! que va-t-elle devenir en apprenant la mort de celui… dirai-je son séducteur ou son époux ? le père, hélas ! de l’enfant qu’elle portait à mon insu dans son sein !… Et que devenir ? et comment avouer ?… et comment cacher cette honte ? Où nous enfuir ? où nous ensevelir dans la terre ?… Mon Dieu ! mon Dieu ! venez à notre secours. »

« Je sentis un mouvement de colère contre ma sœur : Comment, me dis-je, moi qui ai été sa mère… moi qui ai renoncé, pour la garder, à mon amour, à ma fortune, à mon bonheur, à Cyprien !.… moi qui ne la quittais pas plus que son ombre le jour, pas plus que la muraille de sa chambre et le chevet de son lit la nuit ! elle a pu me tromper ainsi !… elle a pu me cacher tout : l’amour, le prêtre appelé de Savoie, la nuit, le mariage secret, les angoisses, les terreurs, les suites terribles de cette union mystérieuse… Ah ! est-ce traître !… est-ce caché ! est-ce défiant de sa sœur !… Je ne veux plus lui parler, je ne veux plus la revoir, je veux me sauver !…

« Mais si je ne lui parle pas, si je ne la revois pas, si je me sauve, que va-t-elle devenir ? Non, il faut rester ; et si je lui montre un mauvais visage au moment où il faut lui dire la mort de son amant et où elle a besoin de se jeter dans les seuls bras qui lui soient ouverts sur la terre pour cacher son désespoir et sa honte, son enfant mourra de ses angoisses et de ses convulsions dans son sein !… Et puis, enfin, n’est-ce pas ma sœur, ma petite, ma Josette toujours, mon enfant que j’ai élevée et qui n’a de mère que moi, comme je n’ai de fille qu’elle ici-bas ! »

« Et je me mis à pleurer, à sangloter, à fondre en eau, si fort, monsieur, que ma tête se troubla, que mes sens s’égarèrent, et que je glissai de ma chaise, sans connaissance, sur le plancher !


LXIII


« Je restai ainsi pendant je ne sais pas combien de temps, monsieur, bien longtemps, sans doute, car c’était nuit quand je me reconnus. Je fus réveillée par un cri terrible qui semblait sortir d’un cœur qu’on aurait percé, un cri de mort ! un cri qui retentira éternellement dans mon oreille. Dieu ! quel cri ! J’ouvris les yeux ; je vis Josette qui tenait de la main gauche la boucle de cheveux et la lettre, et qui, de l’autre main, s’arrachait les cheveux et les jetait à flocons dans la chambre, comme une folle qui déchire sa coiffe et qui jette ses plus belles dentelles au visage de ses gardiens. La porte était heureusement fermée, et une seule petite lampe éclairait notre chambre ; Josette ne m’avait pas vue glisser de ma chaise, derrière le comptoir, et accroupie dans l’ombre, dans un coin du mur.

« À son aspect, à son cri, à son geste égaré et furieux, je compris qu’elle savait tout, monsieur. Je m’élançai vers elle, je l’entourai de mes deux bras et je la jetai sur son lit. Je n’eus pas le courage de lui faire un reproche. Hélas ! la pauvre enfant ! elle était bien assez malheureuse ! Elle ne me voyait seulement pas ; elle croyait que j’étais M. Septime. Elle m’embrassait, elle me parlait comme si j’eusse été lui. « Oh ! tu n’es pas mort, disait-elle en riant d’un rire étrange ; oh ! dis-moi que tu n’es pas mort ! N’est-ce pas, c’est ta main qui passe sur mon front si doucement ?… » Enfin, que sais-je ? Toutes sortes de tendresses, de badineries et de caresses de mots que le délire peut mettre sur les lèvres. Puis elle me reconnaissait par moments, elle mettait son doigt sur ma bouche, et elle me disait : « Chut ! tu ne diras rien de ce que tu sais ; c’est un secret. Nous sommes mariés, vois-tu ; mais il ne veut pas qu’on le sache jusqu’après la campagne, où il le dira à sa mère et où il me mènera dans sa maison. »


LXIV


« Pauvre enfant ! elle croyait tout cela ! C’était si jeune, si simple, si innocent, voyez-vous !

« Puis, tout à coup, elle se levait sur son séant, tout échevelée, avec les yeux plus luisants que la lampe ; elle me repoussait du bras, loin du lit : « Va-t’en, va-t’en, criait-elle ; je ne veux voir personne ; il est mort ; il est couché froid dans la terre ; je veux qu’on m’enterre avec lui ; je veux qu’on m’ensevelisse dans mon drap et qu’on plante trois croix demain sur ma tombe au cimetière ! » Puis elle s’enveloppait, en effet, la tête sous son drap, et restait là, immobile comme une morte. J’avais beau l’appeler, elle ne répondait pas, ou bien elle répondait : « Non, je suis morte ! » C’était une fièvre terrible : mais je n’osais pas appeler le médecin ni les voisines, de peur que la chose ne fût connue. Je lui donnais à boire entre ses dents, qui claquaient ; je lui parlais, je l’embrassais, je la reconsolais comme je pouvais, je pleurais avec elle et sur elle. Je priai Dieu au pied de son lit, ses pieds froids dans mes mains et sous mon souffle ! Ah ! quelle nuit !… Depuis celle où j’avais pleuré Cyprien, je n’en avais pas encore eu une pareille !

« Vers le matin, les convulsions, les cris, les délires cessèrent, et elle s’assoupit, les paupières pleines d’eau. Je remerciai Dieu. Elle se réveilla tard, tard, et elle avait repris la raison ; mais ce n’était plus la même enfant ; elle avait bien vieilli de cinq ans en une nuit ; on n’entendait quasi plus sa voix, son visage était devenu pâle comme le mien. Elle était sur le lit, les yeux fixés sur la boucle de cheveux qu’elle tenait dans ses mains jointes sur la couverture. Je m’étais lavé les yeux et habillée proprement pour servir les pratiques comme à l’ordinaire dans la boutique, pour que personne ne se doutât de rien. On me disait : Où est donc Josette ? — Elle est là qui dort plus tard que moi, répondais-je aux voisines ; ces jeunesses, c’est plus délicat que nous ! » Ou bien : « Elle est allée travailler chez sa tailleuse. » Ou bien : « Elle est allée à l’église entendre une messe pour sa mère. » Enfin, mille raisons.

« Cela dura comme cela plusieurs jours, pendant lesquels la pauvre fille, tantôt sur le lit, tantôt debout, dans la petite chambre, ou assise sur la chaise, la tête sur son bras, pleura toute l’eau de son cœur et but ses larmes jusqu’à ce que son cœur fût noyé dedans ! J’allais, je venais, j’entrais chez elle, vingt fois par jour, et toute la nuit. Oh ! que tu es bonne ! me disait-elle ; je t’ai trompée, je t’ai déshonorée, et c’est toi qui me consoles ! » Elle avait été si imprudente, c’est vrai ; mais elle avait si bon cœur, monsieur ! Je crois que depuis son malheur je l’aimais encore davantage.

« Au bout de huit ou dix jours elle reprit sa vie ordinaire avec moi dans la boutique, et son ouvrage sur ses genoux. Seulement elle ne jasait plus, elle ne riait plus avec l’un et avec l’autre comme autrefois. Quand elle n’était pas là, les voisines me disaient : « Votre petite sœur devient sérieuse, mam’selle Geneviève ; ça commence à réfléchir, il faudrait penser au mariage ; quand le fruit mûrit, la fleur tombe ; quand le vin a son temps, il ne mousse plus. » Vous jugez si ça me faisait mal d’entendre ça ; mais personne ne se doutait de rien. La maison paraissait tout comme à l’ordinaire. Seulement on disait dans le quartier : « Geneviève devrait penser à marier sa sœur, voilà que c’est temps. » Et les garçons de Voiron passaient le dimanche devant la vitre, et disaient à leurs parents : « Je l’aimerais bien tout de même ! »


LXV


« Pourtant, monsieur, jugez si nous étions tristes toutes deux ! Voilà que le temps passait et qu’il y avait près de sept mois que le régiment était parti. Josette ne sortait plus, et, comme elle travaillait toujours à côté de moi, derrière le comptoir, on ne voyait que son joli visage, et l’on n’avait aucun soupçon de son malheur. Je disais depuis longtemps aux voisines que j’avais fait un vœu, et que je comptais aller dans deux mois, avec ma sœur, en pèlerinage à la chapelle de Saint-Bruno, et la Grande-Chartreuse ; c’est la coutume du pays, et personne n’y trouva à redire ; au contraire, on disait : « Ces deux jeunes filles sont bien sages ; elles ne craignent ni la route ni les neiges pour aller prier le saint. » Je les accoutumais comme ça à l’idée de notre absence, et je leur disais : Vous tiendrez bien la boutique pour nous pendant quelques jours ? — Oh ! oui ! » qu’elles me répondaient.

« C’était une finesse. Ma vraie pensée, monsieur, était de prendre quelques sous que je ramassais pour cela en vendant à perte mes merceries, et de mener, une nuit, ma sœur à Lyon ou à Grenoble, dans un hospice où elle serait délivrée secrètement ; de confier l’enfant, en le marquant bien, pour le reprendre après le sevrage, et de ramener Josette avec moi à la maison, sans qu’aucune tache portât sur notre nom. Je m’en rapportais, du reste, au bon Dieu. Je disais : « Si elle ne se console jamais, eh bien, elle restera fille et élèvera l’enfant comme si c’était un orphelin déposé la nuit à notre porte ; et si elle se console après quelques années, et que l’enfant vienne a à mourir, eh bien, elle n’aura pas sa réputation perdue pour une faute qu’on ne pardonne jamais aux filles ; et plus tard, eh bien, plus tard, si elle rencontre quelque brave garçon qui lui plaise, qui lui pardonne un mariage qu’elle a cru légitime, et qu’elle consente à se marier, elle se mariera, et tout sera oublié. » Voilà ce que je me disais. Ça déplaisait à Josette de se cacher, elle aurait voulu dire à tout le monde : « Oui, j’ai été sa femme et je serai la mère de son enfant ! » Les filles qui aiment éperdument, ça s’honore de son amour au lieu d’en rougir ! Mais je lui disais : « Le nom et l’honneur de la famille ne t’appartiennent pas ; veux-tu me déshonorer et me perdre avec toi ? Veux-tu avilir la mémoire de notre pauvre mère, la réputation de notre bon frère dans son régiment ? Veux-tu qu’on dise : « Voilà comme sa mère l’a élevée ! voilà comme sa sœur l’a gardée ! voilà le frère de deux mauvaises filles de Voiron ! » Elle comprenait cela, monsieur, et elle disait alors comme moi, elle me promettait tout ce que je voulais.


LXVI


« Mais l’homme propose et Dieu dispose ; il y a longtemps qu’on le dit.

« Voilà, monsieur, qu’une nuit terrible, ah ! plus terrible que toutes les autres, juste sept mois après le mariage secret de ma sœur, le malheur arrive ! Je n’ai que le temps de courir pieds nus appeler tout bas une sage-femme, aussi secrète et aussi sûre qu’un cadenas ; je lui fais jurer le silence. Elle se glisse sous l’ombre des murailles, elle reçoit l’enfant dans ses bras ; un garçon, monsieur. Dieu ! que faire ? rien de prêt, tous mes plans renversés, un enfant à cacher, à nourrir, à emmailloter, la publicité, la honte, le déshonneur, la mort ou la perte de Josette ! Jugez de ma confusion, de mon désespoir ! Je n’avais pas le temps de la réflexion. La sage-femme était heureusement discrète comme la tombe : « Que faire ? que je lui dis. — « Mam’selle Geneviève, qu’elle me dit, c’est un malheur ; mais j’en ai vu d’autres, et avec le silence et le temps on avance plus, voyez-vous, qu’avec le bruit et la presse. Il faut vous donner le temps de combiner les moyens de sauver l’honneur de la petite, d’avertir le père, de préparer la famille, d’avouer la naissance et de la légitimer. Pour tout cela il faut des jours ; fiez-vous à moi, remettez-moi le nouveau-né, nous allons le marquer par un signe qui le fasse toujours reconnaître ; je le porterai cette nuit, dans mon tablier, autour de l’hospice où on les dépose ; je sonnerai, une sœur viendra, je me retirerai à l’écart jusqu’à ce que j’aie vu la sœur prendre l’enfant inconnu dans le tour, et le porter à une des nourrices des montagnes qui couchent à l’hospice pour attendre des nourrissons. Personne que Dieu et ses étoiles ne nous verront. C’est saint Vincent de Paul qui a inventé ça, voyez-vous, mam’selle, qu’elle me dit, pour aveugler la charité, pour couvrir la honte des pauvres mères et pour sauver la vie à des milliers d’enfants. »


LXVII


« Je n’avais pas le choix, monsieur, continua Geneviève ; je marmottai une prière à ce grand saint ; je mis un bracelet des cheveux de son père, avec une S et un J sur un morceau de papier, au bras de l’enfant, qui ne criait pas encore ; la bonne femme l’emporta dans son tablier, et je revins soigner ma sœur, qui ne se doutait de rien. Peu à peu je lui dis ce que j’avais fait, en lui faisant entrer doucement les raisons dans l’esprit. Elle pleura bien, la pauvre petite ; mais elle comprit cependant la nécessité de cette séparation momentanée de son enfant, quand je lui eus prouvé qu’il serait aussi bien soigné par la charité du bon Dieu que chez nous.

« En trois jours elle fut sur pied, monsieur ; on la vit, comme à l’ordinaire, assise à côté de moi, à son ouvrage dans la boutique. Je lui dis de chanter et de rire quand les voisines passaient devant ; personne ne se douta qu’elle eût seulement eu un mal de tête. Je remerciai Dieu et la bonne femme dans mon cœur.


LXVIII


« Ah ! monsieur, l’homme ne sait jamais de quoi il pleure et de quoi il rit ! Pendant que je me réjouissais ainsi en moi-même de la protection que la Providence nous avait accordée dans notre malheur, vous ne devineriez jamais le malheur plus affreux que les autres malheurs qui tombait sur nous. Non, vous ne le diriez pas en cent, mon pauvre monsieur ! Eh bien voici. »

Je redoublai d’attention.

« Eh bien, voilà, reprit-elle en parlant plus bas, comme dans une confidence, et comme si elle avait craint d’être entendue de quelqu’un, bien que nous fussions seuls ; voilà qu’après cinq grands jours et cinq longues nuits passés, je ne voyais pas revenir la brave sage-femme, pour me rendre compte de ce qu’elle avait fait de l’enfant. Josette se tourmentait. Je me dis : « Elle a peur de nous compromettre en venant de jour chez nous ; mais la nuit, pourquoi n’y vient-elle pas ? la rue est déserte, personne n’y passe une fois le pauvre monde couché ; qu’est-ce qui est donc arrivé ? Il faut que j’y aille. » Je mis mon manteau, toute tremblante, comme si j’avais fait un crime, quand la nuit fut brune, et j’allai, sans savoir si j’oserais bien entrer, jusqu’à la porte de la vieille maison isolée où demeurait la sage-femme.

Voilà qu’au moment où je tourne la rue pour prendre la ruelle qui menait chez elle, j’entends un murmure de gens autour de sa porte, et je vois deux gendarmes qui conduisaient la pauvre femme, comme une voleuse, entre eux deux !


LXIX


« Qu’est-ce que je devins à cette vue, monsieur ? Je n’en sais rien ; il me semblait qu’on m’arrachait la peau du visage et qu’on m’exposait toute nue aux rayons d’un soleil brûlant. C’était la honte intérieure, voyez-vous, qui me montait au front et qui me disait : « Ça te regarde peut-être ; tu vas être découverte et ta pauvre sœur déshonorée ! » Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! le pressentiment n’était que trop juste. C’était le dernier coup !

« L’un disait à l’autre, dans la foule qui suivait la sage femme en prison : « Qu’est-ce donc qu’elle a fait, la brave mère Bélan ! — On dit qu’elle a tué un enfant. — Oh ! la monstre ! que disaient des vieilles femmes. — Non, que disaient les autres, elle les a seulement vendus à des bohémiens, et trois francs la pièce. — Bah ! que disait un troisième, vous ne savez pas ce que vous dites ; elle n’est pas capable de cela, la sainte bonne mère de femme. On la mène en prison parce qu’elle a été surprise par un espion du commissaire, pendant qu’elle venait de porter au tour, qui est surveillé en attendant qu’on le ferme, un enfant, un nourrisson ; qu’elle a reçu, dit-on, de l’argent pour cela de la mère, et qu’elle n’a jamais voulu dire d’où venait l’enfant. — Eh bien donc ! elle a bien fait, disaient les voisines ; ne vouliez-vous pas peut-être qu’elle allât crier sur les toits les secrets et les malheurs des maisons ? »

« Vous jugez si j’avais la petite mort et la sueur froide sur la peau en écoutant ça, cachée dans l’ombre d’une porte, et dans quelle agonie je revins à la maison !


LXX


« J’étais si pâle, si pâle, que Josette s’en aperçut. « Tu as quelque chose, Geneviève ! s’écria-t-elle. Il est arrivé un malheur. Mon pauvre enfant ! je veux le voir ; je veux l’embrasser ! je veux me lever, je veux aller chez la mère Bélan ! Je veux qu’elle me dise ce qu’elle en a fait ! » Elle se levait comme une folle, monsieur, tout en disant cela ; elle mettait sa robe et sa coiffe ; elle allait sortir malgré moi ; elle allait rencontrer la foule qui était encore sur les portes, dans la ruelle de la sage-femme ; son désespoir et ses cris allaient tout trahir ; elle était perdue. Je fus obligée de me jeter devant elle, de lutter de toutes mes pauvres forces avec ma sœur, tout en tremblant de lui faire mal pour la recoucher dans son lit, et de lui tout avouer de ce que je venais d’apprendre.

« — Et l’enfant ! mon enfant ! le fils de mon Septime, qu’en ont-ils fait ? où est-il ? Je veux le ravoir ; je veux l’arracher à ces monstres ! »

« Elle criait comme ça, si haut, monsieur, en se débattant, que j’étais obligée de lui mettre la main sur les lèvres pour qu’on ne l’entendît pas de la rue.

« — L’enfant ? que je lui dis, il n’y est plus, on l’a envoyé à une nourrice dans un pays loin d’ici. Mais sois tranquille, nous lui avons mis une marque, avec un chiffre qui le fera bien toujours reconnaître. »


LXXI


« Mais j’avais beau lui répéter que l’enfant était bien, qu’il était marqué, qu’il avait un bracelet de ses propres cheveux, à elle, et des cheveux de son père ; elle n’entendait plus raison, elle se jetait sur son oreiller, elle l’embrassait comme si c’eût été son fils, elle l’approchait de son sein comme pour lui donner à téter ! Elle riait, elle pleurait, elle était folle, quoi ! c’était fini, ce coup lui avait tourné son lait, qui n’était pas encore tari, la fièvre la prit, le délire augmenta ; avant le jour, elle était morte !… Oui, morte, monsieur, là, dans mes bras, seule, froide, morte ! bien morte !

« Quand le médecin vint, il tâta le bras en regardant de l’autre côté. Il dit que c’était une fièvre pourprée, avec un transport à la tête, et puis il s’en alla. « Ce sont des maladies, dit-il à la famille rassemblée dans la boutique, qui ne laissent pas de temps à l’art ; quand le médecin arrive, la malade n’y est plus ! »

« Moi, monsieur, je ne disais rien. J’étais là comme une mère qui a perdu sa fille unique, mais je me contenais, pour sauver au moins son honneur, n’ayant pu sauver sa vie ; je ne voulus pas que personne autre que moi veillât le jour et la nuit, à la lueur du cierge, auprès du lit ; je l’ensevelis de mes propres mains et je la couchai, après lui avoir baisé le front, dans sa bière, que lui fit un de ses cousins. Je me disais, en l’enveloppant dans son linceul comme un enfant dans son maillot : « Voilà donc pourquoi j’ai renoncé à me marier avec Cyprien ! C’était pour me marier avec la mort ! »

« J’étais reconsolée pourtant, autant que je pouvais l’être, par l’intérêt que les parents, les voisins et les voisines me montraient dans mon affliction. C’était un cri dans tout Voiron ; on venait en foule à la porte de la boutique ; on disait : « Quel malheur ! quel dommage ! une si belle enfant, une fille si laborieuse et si sage ! Jamais la rue n’en reverra de pareille ! C’était la rose du pays ! Le bon Dieu l’a cueillie ! Pauvre Geneviève ! »

« Quand le matin du second jour fut venu, les cloches sonnèrent comme pour une vraie dame ; les jeunes filles de la ville, riches ou pauvres, vinrent, vêtues de blanc, épingler des bouquets blancs aussi sur le drap de sa bière et accompagner le cercueil à l’église et au cimetière ; on y planta une belle croix de fer, toute couverte de rubans blancs, de couronnes d’immortelles, blanches aussi, symbole et honneur des jeunes filles mortes dans leur innocence baptismale. La croix ressemblait à un cep de vigne tout chargé de grappes, ou à un pommier nain, couvert de fleurs sur toutes les branches. C’est la mode du pays, monsieur ; et quand une jeune fille n’a pas cela sur son tombeau au cimetière, ça n’est pas bon signe pour sa mémoire et pour sa famille.

« J’y allai aussi le soir moi-même, quand la nuit fut quasi tombée, et j’y vis ces fleurs et ces rubans ; ça me fit encore davantage pleurer que s’il n’y avait rien eu ! Je me disais : « Ça trompe les hommes ! mais ça ne trompe pas les anges. Pauvre enfant ! il faut que la tombe garde ton secret ! il faut que la croix mente pour conserver la pureté de ta famille dans Voiron ! »

« Ah ! que je pleurai ! que je pleurai, toute seule sur cette terre fraîche, toute seule dans mon lit, toute seule dans la boutique, pendant ces trois jours !


LXXII


« Et puis j’avais bien un autre poids sur le cœur ! c’était comme un reproche qui ne me laissait pas un moment de repos, comme un remords qui me mordait le cœur, toutes les fois que j’avais envie de dormir à force d’avoir pleuré ! Je me disais : « Que fais-tu là, dans ta maison, pendant que la pauvre mère Bélan est en prison pour cause de toi ? As-tu bien le cœur de laisser souffrir une brave femme et courir des propos sur son honnêteté, pendant que tu sais son innocence et qu’elle n’est dans la peine que pour n’y pas mettre les autres ? »

« Au bout de trois jours, je n’y pus plus tenir. Je m’habillai de mes plus beaux habits, sans rien dire à personne, j’allai à l’église et sur la fosse de ma sœur faire ma prière ; puis je montai dans une carriole qui menait les pauvres gens à Lyon pour trente sous. C’était la même dans laquelle les gendarmes avaient mené la sage-femme en prison. Je m’informai de tout du conducteur, et quand je fus arrivée à Lyon, je me fis conduire par un petit ramoneur, pour deux sous, à la porte de la prison des femmes, sur la côte de Fourvières. Je demandai au concierge de me laisser parler à la sage-femme de Voiron, disant que je lui apportais des nouvelles de ses petites et un peu de linge et d’argent. Le concierge et sa femme me regardèrent bien entre les deux yeux, refusèrent ; puis, quand ils virent que je restai là tout humiliée, à la porte, et que je pleurais à chaudes larmes, mon mouchoir sur les yeux, devant les soldats, ils prirent pitié de moi, ils me rappelèrent, et m’ayant fait entrer dans un guichet à côté de leur loge, où il y avait une grille de fer et des bancs de bois, ils firent venir la sage-femme et me laissèrent seule avec elle autant que je voulus.

« Ça me fit bien honte de la revoir, vous pouvez le croire, monsieur ; mais surtout de la revoir là à cause de nous.


LXXIII


« Elle me dit, sans me faire aucun reproche, qu’au moment où elle portait l’enfant au tour elle avait été espionnée par des surveillants cachés aux abords de l’hospice ; que ces surveillants l’avaient dénoncée au commissaire de police, que le commissaire de police, d’après les ordres qu’il avait reçus de ses chefs, l’avait désignée comme une femme qui portait, par intérêt ou par complaisance, des enfants trouvés dans le tour, au préjudice du département, obligé de les nourrir ; que les gendarmes étaient venus la prendre ; qu’on l’avait menée interroger d’abord à Grenoble, pour qu’elle justifiât d’où venait l’enfant qu’elle avait déposé et qu’elle avouât la mère ; qu’elle s’y était refusée pour ne pas nous faire de la peine ; qu’elle mourrait plutôt dans un cachot que de trahir la confiance que de jeunes filles dans l’embarras mettaient dans sa probité, que, là-dessus, le juge lui avait dit : « Eh bien, vous resterez en prison jusqu’à ce que vous ayez dit où vous avez pris cet enfant, » et qu’on l’avait envoyée à Lyon, dans cette maison de correction, pour y rester, tant qu’il plairait à Dieu, en prévention d’avoir exposé des enfants légitimes ou illégitimes, pour mettre leur entretien aux frais de l’État, et pour les faire rendre ensuite à leurs mères sur les signes de reconnaissance qu’elle leur mettait au cou ou au bras. « Mais, soyez tranquille, ajouta-t-elle, allez, mam’selle Geneviève, je sais souffrir, mais je ne sais pas trahir. J’aime mieux que mes petits enfants mendient leur pain aux portes, j’aime mieux vieillir comme ces murs et sécher comme ce bois, que de dénoncer votre sœur. Pauvre chère petite, dites-lui qu’elle ne se fasse pas de chagrin ! »

« Alors je lui appris, tout en larmes, la mort de ma sœur.

« — Eh bien donc, dit-elle, que craint-elle là-haut ? Elle est dans le paradis où le bon Dieu en pardonne bien d’autres, comme la Madeleine !

« — Oui, lui dis-je, mais les méchantes langues ne pardonnent jamais ici, ni pendant leur vie, ni après leur mort, au nom et à la mémoire des pauvres innocentes qui ont été trompées par un faux mariage et qui ont fait une faute involontaire. La mémoire et l’honneur de ma sœur me sont aussi chers et plus sacrés que pendant sa vie, voyez-vous ; jurez-moi par votre salut que vous ne direz jamais à personne qui vive, excepté à votre confesseur, que Josette ait péché. » Elle me le jura.

« Alors je lui dis adieu en l’embrassant, et je lui promis qu’elle serait délivrée le lendemain, et que je viendrais prendre sa place à la prison.

« Elle me comprit, et elle essaya de me détourner de mon dessein. « Comment, mam’selle Geneviève, me dit-elle, vous auriez bien le cœur de prendre le malheur sur vous et de laisser croire que la faute est de vous, pour délivrer une pauvre créature comme moi et pour détourner les mauvaises paroles de la tombe d’une morte ! Mais vous ne savez donc pas comme le monde est cruel et comme il va vous prendre, toute votre vie, pour ce que vous allez dire que vous êtes ? Ah ! mam’selle, ne le faites pas ; gardez votre honneur ! on n’en a pas deux ! vous êtes perdue !

« — C’est plus fort que moi, mère Bélan, lui dis-je, c’est plus fort que moi. Je ne peux pas me faire à l’idée de vous savoir ici entre quatre murs pour nous avoir voulu rendre service ; je ne puis me faire à l’idée de voir le nom de la pauvre Josette, de mon enfant à moi, de mon ange à présent au ciel, mêlé avec un sourire de mépris sur les lèvres de tout Voiron, d’entendre chuchoter, toute ma vie, quand on parlera d’elle, des demi-mots qui feront rougir sa pauvre et chère âme dans le paradis, et puis de voir les paroissiens et les paroissiennes, dimanche prochain, quand ils sauront la vérité, arracher en passant les rubans blancs, les couronnes virginales, les branches de sa croix au cimetière, et balayer du pied les bouquets de fleurs blanches que les jeunes filles de son âge viennent renouveler tous les jours de fête sur sa fosse ! oh ! non, non, jamais je ne pourrais supporter cela, de voir ma sœur méprisée dans son cercueil, devant moi, et sa terre devenue une place nue et un signe de mépris parmi les jeunes filles, dans le cimetière où nous passons tous les jours pour entrer à l’église ! Il me semble que son âme n’aurait jamais de repos, malgré toutes les messes que je ferais dire, et que son fantôme viendrait toutes les nuits me tirer par les pieds et me reprocher de l’avoir laissé humilier dans sa terre ! Non ! non ! jamais ! j’aime mieux tout prendre sur moi. Eh bien, je puis supporter les soupçons et le mépris pour elle, moi, parce que j’ai ma conscience qui ne me reproche rien ! »

« Elle eut beau faire et beau dire, monsieur, mon parti était pris ; je suis obstinée, c’est mon défaut, comme me disait quelquefois en riant monsieur le curé ; je ne voulus rien entendre, et je sortis de la prison avec plus de hardiesse que je n’y étais entrée.


LXXIV


« Le lendemain, à midi, je me fis conduire chez le juge ; on me fit entrer dans son cabinet. C’était un monsieur qui avait l’air sévère et soupçonneux en vous regardant. Je perdis un moment la parole devant lui. Il écrivait.

« — Que voulez-vous, mon enfant ? me dit-il d’une voix rude en relevant la tête.

« — Monsieur le juge, lui dis-je en balbutiant et en tremblant malgré moi, comme quelqu’un qui aurait fait un crime, il y a dans votre prison une femme de Voiron qu’on appelle la mère Bélan. C’est la sage-femme du faubourg de l’endroit ; chacun l’estime et l’aime dans le quartier et dans la campagne. On l’a accusée d’avoir porté un enfant légitime au tour, pour épargner la dépense de son entretien à un père et à une mère mariés, qui voudraient ainsi voler la charité. On lui a dit qu’on la retiendrait en prison jusqu’à ce qu’elle eût avoué d’où vient le nourrisson.

« — Eh bien ? qu’il me dit en se levant et en me regardant avec des sourcils plus froncés qu’auparavant.

« — Eh bien, monsieur, puisqu’il faut vous le dire, le nourrisson n’a ni père ni mère légitimes ; la sage-femme est innocente, elle est punie pour la faute d’autrui ! L’enfant vient…

« — De chez qui ?

« — De chez moi, répondis-je bien bas en baissant la tête et en rougissant jusqu’au blanc des yeux.

« — Si jeune, dit-il après un moment de silence, et déjà mère dénaturée ! Comment ! vous avez eu la barbarie d’exposer votre enfant pour vous éviter un moment de juste honte, et de violer la nature plutôt que de supporter le respect humain ? »

« Et ceci et cela. Enfin, il me fit un discours aussi long et aussi menaçant qu’un curé dans sa chaire quand il parle, au nom de la justice de Dieu, aux pécheurs !

« Je ne répondais rien et je regardais toujours la pointe de mes souliers. Bien que je me sentisse humiliée jusqu’au bout des ongles, j’étais contente en moi-même, qu’il me crût si bien coupable qu’il se fâchât si fort contre moi.

« Il me demanda ma condition, mon état, mes moyens d’existence. Je ne me fis ni plus riche ni plus pauvre que j’étais.

« — Voulez-vous le reprendre, si on le retrouve, ajouta-t-il, votre enfant ?

« — Ah ! monsieur le juge, que je lui dis en me jetant à genoux, devant lui, je ne demande pas autre chose. Au nom du ciel ! faites-le-moi rendre ! je l’ai marqué d’un bracelet de cheveux. À présent que tout est découvert et que je n’ai plus de honte à boire, je lui payerai de mon travail les mois de nourrice, et je l’élèverai comme s’il était mon fils… » Je sentis que je me coupais : « Comme s’il était mon fils légitime ! » me hâtai-je de reprendre.

« — Eh bien, me dit-il en se radoucissant, vous n’avez pas l’air d’une fille perverse ; je vais écrire à Grenoble pour qu’on fasse des recherches pour trouver votre enfant ; on vous le rendra, vous payerez l’amende. En attendant, je vais ordonner qu’on mette en liberté la sage femme, et je vais vous faire conduire à sa place, pour quelques jours, en prison. On aura égard à votre repentir et à votre aveu. »

« Il écrivit. Il sonna une sonnette qui était là sur ses papiers, comme la sonnette du prêtre sur le coin du marchepied de l’autel. Il entra un homme noir avec une chaîne d’argent sur son gilet. « Huissier, dit-il, conduisez cette fille en prison ; voilà son écrou. Attendez, dit-il encore, voici la mise en liberté de la sage-femme de Voiron. » Le monsieur noir prit les deux papiers, me fit monter dans une voiture qui était sur la place, et me conduisit poliment en prison.

« La pauvre sage-femme, monsieur, pleura plus en en sortant que je ne pleurai en y entrant. Elle avait plus de compassion pour moi que d’elle-même.


LXXV


« Je restai environ six semaines en prison. On m’avait mis, au commencement, dans le même dortoir et dans le même préau qu’un tas de mauvaises femmes et de filles perdues qui faisaient horreur à voir et à entendre. Ah ! monsieur, le fumier de la cour est plus propre que ce préau de prison ! j’en ai mal au cœur rien que d’y penser, quoi !

« — Qu’est-ce que tu as fait, toi ? qu’elles se disaient les unes aux autres. — Moi, j’ai pris des enfants égarés et je les ai fait pâlir de faim, transir de froid, et je les ai torturés sous leurs habits pour les faire crier et pour exciter l’aumône des passants. — Moi, j’ai fait ceci. — Moi, j’ai fait cela. — Moi, j’en ferais bien davantage si j’étais dehors. »

« — Toutes, à l’enchère les unes des autres, parlaient du libertinage et du crime. Puis, des éclats de rire qui auraient fait pleurer les anges dans le paradis.

« — Et toi, qu’as-tu fait pour mériter d’être en notre compagnie ? me disaient-elles.

« — Moi ! je n’ai rien fait, grâce à Dieu !

« — Oh ! la niaise ou l’hypocrite ! qu’elles disaient en me montrant du doigt ; va, tu en sais plus long que nous toutes, avec ton air de sainte dans sa niche ; ou bien, si tu es aussi innocente que tu le dis, nous t’aurons bientôt déniaisée ! »

« Je me mettais à pleurer, monsieur, de honte, et j’allais m’asseoir toute seule sur les marches du cloître, qui descendaient dans le préau, sous les murs de la chapelle, priant dans mon cœur le bon Dieu, mais sans remuer les lèvres, de peur qu’elles ne me disent trop d’injures. Ah ! quelle écume, monsieur, il y a dans les grandes villes ! Toute la boue ne va pas dans les égouts, allez !

« Quand le concierge et sa femme virent cela, au bout de deux ou trois jours, cette brave femme, ayant besoin d’une aide pour tirer de l’eau, pour balayer et faire les lits dans les dortoirs, me prit chez elle le jour, et me fit coucher, la nuit, dans une soupente, au-dessus de sa loge. Ah ! que je fus contente et que je servis bien. J’avais l’habitude, ça ne me coûtait rien. Je soignais aussi ses enfants tout petits ; ça me faisait penser à celui de ma sœur. Cette brave femme s’accoutuma si bien à mon service, qu’elle me dit : « Quand vous sortirez de prison, si vous voulez rester, je vous donnerai des gages.

« — Ce n’est pas de refus, lui répondis-je ; on ne sait pas ce qui peut arriver. »


LXXVI


« Après deux mois ainsi passés dans la prison, mais prison adoucie par l’humanité de la geôlière, le magistrat me fit appeler dans son cabinet, où je fus conduite par le même homme noir qui m’avait consignée dans le guichet.

« — Vous êtes libre, me dit sévèrement le juge, allez où vous voudrez, et ne retombez plus dans de pareils égarements. La loi sera inflexible contre ces expositions. »

« Je ne m’en allais toujours pas.

« — Qu’attendez-vous donc ? reprit-il avec un air d’impatience et de rudesse.

« — Et l’enfant, monsieur ? lui demandai-je timidement, parce que je croyais qu’on allait me le rendre.

« — Votre enfant, malheureuse ! s’écria-t-il en colère, est-ce que vous croyez qu’on vous le rendrait si on l’avait, afin que toutes les mères coupables et dénaturées comme vous se donnassent le plaisir de faire nourrir les fruits de leurs vices par le pays, pour n’avoir que la peine de les reprendre après, bien élevés et bien portants ? Non, non ; la loi doit prévenir à tout prix de pareils abus, qui ruineraient le département. D’ailleurs, ajouta-t-il, c’est inutile à discuter dans le cas présent, on n’a pas pu le retrouver, votre enfant ! En les recevant dans les hospices de Grenoble, les religieuses ont ordre de leur enlever les marques de reconnaissance qu’on pourrait leur avoir attachées au cou ou au bras.

« — Ah ! est-il bien possible ! m’écriai-je en levant les deux mains vers lui comme si je l’avais supplié ; on lui a ôté le bracelet ! l’enfant est perdu ! Ô mon Dieu, qu’ai-je fait ? »

« Et je fondis en larmes.

« Mon geste, mon désespoir, mes larmes et mes cris ne servirent qu’à confirmer le magistrat dans la conviction que j’étais bien véritablement la mère.

« — Oui, dit-il, perdu, perdu pour jamais ! et c’est votre punition. Celles qui exposent ne méritent pas qu’on leur restitue leur crime ! Allez, vous dis-je, et tâchez d’être honnête ; la police aura les yeux sur votre conduite. »

« Je sortis comme une malheureuse que la police vient de relâcher après sa peine accomplie, que les passants regardent sortir avec dégoût du tribunal, et que sa honte suit dans la rue.


LXXVII


« Je pris machinalement le quai qui mène à la place où j’étais descendue de la carriole de Voiron. Je montai pour mes trente sous, avec mon paquet sous le bras, dans la même voiture, qui allait justement partir. Le conducteur, qui avait été humain en m’amenant, me fit mauvaise mine au retour. Il parla tout bas, tout le long de la route, avec les gens du pays et des environs qu’il avait sur son siège et dans sa voiture. On me regardait de mauvais œil avec des airs moqueurs ; personne ne me parlait. J’entendis deux ou trois fois mon nom suivi d’éclats de rire et d’expressions de lèvres méprisantes :

« — Elle vient d’une auberge où on loge et on nourrit gratis, disait le conducteur ; demandez-lui voir si la table est aussi bonne que le lit. — On n’y reçoit pas les enfants de deux mois, disait un autre en ricanant. — Est-elle hypocrite ! disait une vieille femme ; qu’est-ce qui ne lui aurait pas donné le bon Dieu sans confession ? »

« Et puis on riait, on riait tout autour de moi, comme si on avait parlé de quelqu’un qui n’était pas là. Moi, monsieur, je comprenais bien la malice, je baissais les yeux, je faisais semblant de tricoter, je brouillais mes mailles ; la confusion m’aveuglait les yeux et mêlait les doigts. J’aurais voulu être dans un cachot pour le reste de ma vie, à vingt pieds sous terre. Les murs, voyez-vous, c’est moins froid, moins dur et moins offensant que les hommes ! Je me disais : « Que vas-tu devenir dans la rue et sur la grande place de Voiron ? Les enfants vont te suivre comme un carnaval ! Tu n’oseras pas seulement aller de jour prier le bon Dieu sur la fosse de ta sœur, et lui demander d’intercéder là-haut pour l’enfant ! » Ah ! Seigneur Dieu ! que la journée fut longue ! J’avais peur d’entendre ma propre respiration.


LXXVIII


« Heureusement qu’il y a une Providence, monsieur : la carriole cassa à quelques lieues de Voiron ; chacun continua, de son côté, ce bout de chemin à pied. La nuit tomba ; je me glissai seule par le derrière de la ville, mon petit paquet à la main, jusqu’à la porte de ma maison. J’entrai ; personne ne me vit ; j’avais un morceau de pain dans ma poche. Oh ! j’aurais voulu qu’il ne fît plus jamais jour !

« — Mais, ma pauvre Geneviève, lui dis-je là en l’interrompant, c’était de l’enfantillage ; car, enfin, vous pouviez lever le front devant les hommes, devant les femmes, et même devant les anges.

« — C’est vrai, monsieur ; mais j’avais tellement pris le malheur et la honte pour moi, qu’il me semblait véritablement que j’étais coupable de tout ce que les autres avaient le droit de penser de moi.

« — Et le jour d’après, que fîtes-vous ? voyons.


LXXIX


« — Le jour d’après, monsieur, je nosai jamais ouvrir les volets de la boutique, de peur que les voisins et les passants ne vinssent me regarder aux vitres. Je restai tout le jour dans l’obscurité à prier Dieu et à penser à Josette. Quand la nuit fut venue, j’ouvris la porte avec tremblement, je sortis pour acheter ma nourriture.

« — Ah ! vous voilà donc sortie de prison ! que me dit la marchande.

« — Oui, » que je lui répondis.

« Je vis que tout le monde savait d’où je venais et croyait à ma faute. On me regardait avec répugnance, mais sans offense pourtant ; on me plaignait des yeux. J’allai, en mangeant mon pain, au cimetière ; je m’assis sur la tombe de ma sœur, auprès de la croix tout ornée de fleurs renouvelées du dimanche d’avant ; j’y fis ma prière, et j’y mangeai mon pain dans les larmes.


LXXX


« Après cela, je rentrai chez moi, et le lendemain, voyant qu’il n’y avait plus que quelques pauvres liards dans le tiroir, je me dis : « Tu dois pourtant gagner ton pain ; tu ne peux pas mendier à ton âge. Allons, coûte que coûte, il faut rouvrir la boutique, chercher de l’ouvrage, travailler et vendre pour vivre. »

« J’eus le courage d’ouvrir, monsieur, d’étaler mes petites marchandises et de m’asseoir au comptoir, comme à l’ordinaire, de supporter les regards, les sourires et les chuchotements des passants, comme si rien n’était arrivé à la maison ; mais personne n’entra plus, monsieur, excepté un ou deux mendiants pour me demander l’aumône. J’entendis des méchantes langues dans la rue qui disaient : Faut-il avoir du front ! Ah ! si sa pauvre belle petite Josette avait vécu, aurait-elle été humiliée de voir la honte de sa sœur aînée ! Elle était jolie au moins, celle-là ! Le bon Dieu a bien fait de la prendre pour lui ! »

« Et puis, il y avait dans la rue, en face, une mauvaise femme qui, me voyant partie, et me croyant hors du pays ou en prison pour longtemps, s’était dépêchée de prendre ma place, m’avait soutiré toutes mes pratiques, et ne cessait pas de me montrer au doigt en disant aux uns et aux autres : « Qui est-ce qui oserait maintenant acheter pour deux liards de savon seulement dans une pareille boutique ? Ça tacherait les doigts au lieu de les laver. »

« Dieu ! en ai-je souffert pendant cette malheureuse semaine ! Mes sœurs de père et mes cousines me reniaient les premières et ne mettaient plus les pieds à la maison.


LXXXI


« Enfin, monsieur, personne, personne ne venait plus. Les mères disaient à leurs filles, quand elles leur remettaient un sou pour acheter des pommes : « Vous n’irez pas chez Geneviève ! » On ne m’apportait point d’ouvrage non plus, et je n’osais pas en aller demander ; on m’aurait dit : « Nous n’en avons pas pour vous. » Ah ! monsieur, on parle de la peste ; mais la honte est une pire peste aussi, allez, pour une pauvre fille. Si ma mère ne m’avait pas élevée chrétiennement, je ne sais pas ce que j’aurais fait ; mais je vous le dis, en vérité, que je n’y pensais pas seulement, je serais morte de faim plutôt que de mal faire.


LXXXII


« Mais attendez, monsieur, ce n’est pas tout. Voilà que malheureusement j’avais acheté, le printemps d’avant, pour cinquante écus de marchandise à crédit chez les gros marchands de la Grande-Rue, pour les payer en automne, après la saison de la revente. Personne n’achetant plus chez moi, je ne pouvais pas payer mes marchands en gros. Je ne pouvais pas rendre non plus les marchandises ; car, pendant les deux mois que j’avais été en prison et que ma boutique avait été fermée avec la clef dans ma poche, le chat ne trouvant plus rien à manger sous le comptoir et s’étant sauvé par la lucarne, vous jugez si les rats avaient fait un beau tapage dans le magasin. Et les hardes donc ! c’était une pitié à voir, monsieur. On voyait le jour à travers une pièce de gros drap ; le sel avait fondu, le savon avait moisi, les pains d’épice étaient dentelés comme des scies, les dentelles ressemblaient à de la charpie, les miroirs étaient en bribes sur le carreau. Personne n’aurait voulu reprendre ses fournitures. Tout le monde me demandait ce que je lui devais. On disait : « Elle va lever le pied un beau matin, tirons-en ce que nous pourrons. » Le loyer n’était pas tout payé ; le propriétaire ne voulait plus renouveler son bail, parce que ma boutique donnait, disait-il, mauvaise renommée à sa maison. Enfin, monsieur, lui et les gros marchands de la Grande-Rue s’entendirent pour faire vendre chez moi.

« Oui, monsieur, je vis tout vendre à l’encan devant ma porte, sur le pavé de la rue ! Un homme, monté sur le banc où Cyprien m’avait tenue si joyeuse dans ses bras pour m’asseoir sur le mulet, criait en dépliant des pièces de drap, des mouchoirs, des fichus, et jusqu’à mes robes et aux robes et aux collerettes de la pauvre Josette : « À deux sous ! à trois sous ! à six sous ! qui en veut ? Voilà le tablier de soie de mam’selle Josette ! Voilà les robes du trousseau de mam’selle Geneviève ! Adjugé pour ce que ça vaut ! » Et de grands éclats de rire venaient retentir jusque dans la chambre de l’arrière-boutique, où je me tenais cachée, assise sur la paillasse, au bord du bois de lit dont on vendait les matelas à la porte !

« Et personne ne venait me consoler, monsieur, pas même le commissaire-priseur, qui venait prendre brutalement, sous mes yeux, dans l’armoire, tantôt un objet et tantôt un autre, pour les crier et pour les vendre, et qui, en vérité, m’aurait, je crois, par distraction, criée et vendue moi-même, tant il était échauffé par le tumulte et par le vin ! et, en vérité aussi, je crois que je l’aurais laissé faire, tant j’étais bouleversée et tant les jambes me manquaient sous moi !

« Pourtant, le soir, la sage-femme vint et me dit avec un coup d’œil de reproche et d’intelligence :

« — Est-il possible, mam’selle Geneviève, que vous portiez si injustement tant d’affronts que vous ne méritez pas, et que vous ne me rendiez pas le serment que je vous ai fait ?

« — Non, lui dis-je, mère Bélan, je ne vous le rendrai jamais, jamais, à aucun prix.

« — Et pourquoi cette obstination ? reprit-elle.

« — Parce que les vivants, voyez-vous, que je lui dis, ça peut supporter ; mais les âmes des morts, ça ne peut se défendre !

« — Et qu’allez-vous faire maintenant ? me dit en croisant ses mains sur son tablier la pauvre femme.

« — Je vais aller, quand il sera nuit, demander asile à ma sœur de père. »

« Elle hocha la tête et s’en alla. Puis elle revint et me dit :

« — Quand vous n’aurez plus de pain, mam’selle Geneviève, souvenez-vous qu’il y en a toujours pour vous à la maison ! »


LXXXIII


« — En effet, monsieur, quand la rue fut déserte et aussi vide que la boutique, et qu’il fit tout à fait nuit, j’allai sonner à la porte de ma sœur de père, la seule qui me restât ; l’autre était partie de Voiron ; elle n’était pas méchante ; mais, je vous l’ai dit, ces deux sœurs-là, du premier lit, nous avaient toujours un peu regardées de haut, à cause de la fortune de leur mère, qu’elles avaient, et que nous autres, d’une autre mère, nous n’avions pas. Ça ne leur faisait pas plaisir d’avoir des parents pauvres, des filles de vitrier ambulant, dans Voiron.

« Elle me reçut bien, m’offrit à manger et à boire, et même elle me fit un lit dans le grenier pour coucher à côté de la servante. « Mais nous avons des enfants, des jeunes filles qui seront bientôt à marier, me dit-elle en me raisonnant d’amitié ; tu sais ce que l’on dit de toi dans le pays ; ça ne me regarde pas, je n’ai rien à y voir ; je te crois honnête. Pourtant, si on voyait mes filles avec une mauvaise tante, que ne dirait-on pas ?… Et puis tu as mal fait tes affaires ; tu as été vendue en public, par contrainte. Ça nuit au crédit ; mon mari est dans le commerce, vois-tu ; tu comprends ? Tu ne peux pas rester ici ; nous allons te garder quelques jours, mais il ne faut pas qu’on le sache par la ville. La semaine écoulée, il faudra chercher ; il faut te mettre en condition un peu loin d’ici. Nous te donnerons pour faire la route. »

« Je compris cela et je ne la blâmai pas, monsieur ; chacun pense pour ses enfants. C’était pénible, mais ce n’était que juste. Je la remerciai, je mangeai un morceau avec la famille, le soir, sur le bout de la table, et j’allai me coucher avec la servante, après l’avoir aidée à approprier la maison et à relaver les assiettes.


LXXXIV


« La difficulté n’était pas pour moi d’entrer en condition et de servir celui-ci ou celle-là ; au contraire. J’y étais faite, et ça me plaisait, à moi, de rendre service, même pour rien. Je n’avais pas de fierté dans mes habits, et je ne craignais pas la peine, comme vous voyez. Mais qui est-ce qui me prendrait à Voiron, où ma renommée était connue, et qui est-ce qui me prendrait ailleurs sans certificat ? Une pauvre fille qui a eu un malheur, qui a exposé un enfant au tour, qui a pourri deux mois dans les prisons de Lyon ! ça n’est pas flatteur, n’est-ce pas ? Non. Eh bien donc, il n’y avait qu’une seule personne, dans tout Voiron, qui pût me donner un certificat en conscience ; et cette personne avait besoin de certificat pour elle-même dans mon affaire, et il n’y avait aussi que moi qui pouvais le lui donner, en vérité : c’était la sage-femme, la mère Bélan. Voyez un peu les hasards des choses humaines ! Nous étions toutes deux suspectes, et il n’y avait que nous qui pussions certifier l’innocence et la moralité l’une de l’autre. Mon Dieu, que la vie est un écheveau mal débrouillé ! »

Cette réflexion me fit sourire, quoique je fusse véritablement attendri par l’embarras singulier de cette pauvre fille.


LXXXV


« Eh bien, c’est égal, dis-je le matin en me réveillant, j’irai chez la sage-femme. » Et j’y allai avant qu’il y eût du monde dans les rues.

« La sage-femme me fit un certificat comme quoi j’étais, moi, Geneviève, une fille probe et honnête, qui n’avait jamais fait de tort à personne dans le pays, et qui méritait la confiance de tous et de chacun, soit pour la cuisine, soit pour le ménage, soit pour garder les enfants à la maison ; et elle signa. Ça n’était pas bien écrit ni sur du papier bien propre, mais elle l’écrivit de bon cœur, et même, quand ça fut fini, elle alla à son armoire et elle me força d’accepter quinze francs en petite monnaie qu’il y avait dans un de ses meilleurs mouchoirs de cou pour me présenter avec décence dans les maisons. « Vous me rendrez cela quand vous aurez économisé sur vos gages, mam’selle Geneviève, » me dit-elle. Je le lui dois encore, monsieur. Mais elle me dit aussi : « Si vous ne pouvez pas me le rendre, eh bien, vous me le rendrez en paradis ! »


LXXXVI


« Ma sœur de père me donna aussi quelques nippes et quelques pièces de monnaie pour mon voyage, et je partis pour chercher une place à Grenoble. La sage-femme m’avait recommandée là à une de ses amies qui exerçait la même profession qu’elle à Voiron. Je servis là sans gages pendant quelques semaines ; mais la profession de cette femme, la vue des femmes en mal d’enfant, et les cris des nourrissons dans la maison me rappelaient tellement et toujours ma pauvre sœur et l’origine de notre malheur, que je ne pouvais pas m’y accoutumer. Il fallut sortir, bon gré, mal gré, car je ne faisais que pleurer et je tombais malade. Une pauvre bourgeoise, veuve d’un épicier, qui avait une jeune demoiselle de seize ans, me prit pour faire la cuisine et les lits, et pour enseigner la dentelle à sa fille. J’avais dix écus de gages par an, douze aunes de toile et deux tabliers au jour de l’an. La mère était honnête, mais un peu regardante ; elle m’accompagnait elle-même au marché pour voir si je marchandais bien, et pour s’assurer si je ne prenais pas pour moi une pomme ou un pruneau dans le panier de la provision. Ça m’humiliait bien, moi qui n’ai jamais été sur ma bouche.

« Mais la demoiselle était si jolie, si gentille, si affable, si complaisante, qu’elle me reconsolait de tout. Une fois mon ouvrage fini à la cuisine, et il n’était pas long, nous travaillions, elle et moi, dans la salle, les pieds sur un chauffe-pied, tout le jour, pendant que sa mère allait causer de maison en maison, avec ses anciennes connaissances. Au bout de trois mois nous étions comme deux sœurs. Elle me rappelait Josette, monsieur, et j’étais heureuse, heureuse, que je serais bien restée là toute ma vie !

« Mais voilà qu’au moment où nous nous aimions le mieux et où elle me promettait de me prendre avec elle quand elle se marierait, pour ne plus jamais nous quitter, un marchand ambulant de Voiron, que je ne connaissais pas même de vue, mais qui me connaissait, lui, entra, avec son sac de coutil sur le dos, dans la maison, pour vendre de la toile à la bourgeoise. On m’envoya chercher un verre de vin à la cave pour faire rafraîchir cet homme après qu’il fut payé, parce qu’il avait retenu qu’on lui donnerait un coup à boire et un morceau à manger par-dessus le marché. Ah ! le vilain homme ! je ne lui en veux pas de mal pourtant, mais il aurait bien pu retenir sa langue et ne pas perdre une payse comme moi pour le plaisir de bavarder.

« Voilà que, quand je remontai, ma bouteille à la main, j’entendis que cet homme parlait tout bas avec les deux dames ; ils se turent en me voyant entrer, mais je vis je ne sais quoi d’extraordinaire et de soupçonneux sur le visage de la mère et de la demoiselle. La mère avait l’air en colère, la fille tout affligée. Elles ne me parlèrent pas avec la même voix ; elles ne me regardèrent plus avec le même œil ; elles ne m’appelèrent pas pour veiller comme de coutume avec elles à mon rouet dans la salle. Je passai une nuit de souci, cherchant en moi-même ce que j’avais fait pour leur déplaire. Le matin, la dame vint dans la cuisine ; elle me dit : « Voilà votre compte. Vous êtes bien hardie d’oser mettre les pieds dans une honnête maison, après ce que le marchand de toile nous a dit de vous ! Faites votre paquet devant moi, afin que je m’assure que vous n’y mettez rien qui ne vous appartienne, et sortez ! »

« Hélas ! mon paquet, monsieur, il n’était pas bien embarrassant, il tenait dans un de mes bas. Je n’osai rien répondre ; je rentrai dans ma chambre pour prendre mes souliers. La demoiselle vint en cachette me dire adieu ; elle pleura en me quittant et me glissa un petit écu dans la poche de mon tablier. J’allai de porte en porte chercher une condition dans toute la ville ; mais tout le monde me disait : « D’où sortez-vous ? Avez-vous des répondants ? Avez-vous un bon certificat de vos maîtresses ? Nous prendrons des informations. » Quand je revenais le soir ou le lendemain, on me disait : « Nous n’avons pas besoin de servante. » Je me retirais en m’essuyant les yeux avec le coin de mon tablier.

« À la fin, la femme du cordonnier de ces dames consentit à me prendre pour soigner ses enfants et pour border des souliers dans l’arrière-boutique. J’avais mon lit et ma nourriture et deux sous par paire de souliers que j’ourlerais. Eh bien, monsieur, j’étais contente, parce que le cordonnier et sa femme ne me méprisaient pas, et qu’ils me disaient quelquefois : « Tout le monde est fautif ; mais ce n’est pas une raison pour se rebuter comme ça les uns les autres ; les enfants sont bien soignés, les souliers sont bien bordés ; il n’y a jamais un mot plus haut que l’autre dans la boutique. Restez avec nous tant que vous voudrez ; nous n’avons pas honte de vous, nous ! »

« Oui, c’est vrai, ils n’avaient pas honte de moi, eux ; mais croiriez-vous que les autres leur firent honte de leur charité pour moi ! Oui, monsieur, la méchante épicière commença par lui retirer sa pratique et celle de sa fille, et puis celle de toutes les dames ses amies, en disant : « Ces gens sont bien insolents et bien peu délicats de prendre chez eux une vagabonde qui a trompé la confiance d’une honnête maison comme la nôtre, en sortant de prison pour ceci, pour cela ! » pour mille choses affreuses dont on me croyait coupable, comme d’avoir voulu perdre et peut-être bien tuer un pauvre enfant ! Enfin, quand je vis cela, monsieur, et que la charité de la cordonnière pour moi était la cause de tout le mal, et que le travail et le pain baissaient à cause de moi dans la boutique, je me dis : « Il ne faut pourtant pas que tu portes malheur au pauvre monde. » Je dis adieu à la cordonnière et son mari, j’embrassai les enfants, et je partis un soir pour que personne ne me vît sortir de la ville. La cordonnière m’avait remis une lettre pour la femme d’un bourgeois de Lyon qu’elle avait servi étant jeune. Elle disait que j’étais sage, rangée, et qu’il n’y avait rien à redire sur mon travail. Elle la priait de m’être secourable si par hasard elle ou quelque dame de ses amies avait besoin d’une fille de service.


LXXXVII


« Cela tomba bien, monsieur ; car, le lendemain du jour où j’arrivai à Lyon, la fille de cette dame, qui venait d’épouser un fabricant de Tarare, me prit à son service et m’emmena avec elle dans une maison de campagne qu’elle habitait tout auprès de ce gros bourg. Ça me fit une joie au cœur que je ne puis vous dire, de voir des montagnes, des buissons, des prés, des métiers de tisserand et des toiles étendues sur l’herbe, tout comme à Voiron, sous les fenêtres de ma mère. Je restai trois ans bien tranquille et assez contente dans cette maison. Il n’y avait rien à souffrir des maîtres, excepté un peu d’avarice. Ils étaient pourtant bien à leur aise ; mais on dirait que la bourse est hydropique, monsieur, plus ça gonfle, plus ça gonfle, plus ça veut boire. Ils m’aimaient bien, parce que je ne demandais quasi point de gages, que j’avais un petit appétit et que je ne refusais aucun travail ; tellement que je faisais la cuisine, je soignais la dame et ses deux enfants, je bêchais le jardin, je blanchissais et je pansais le cheval de monsieur ; car il avait un cheval pour traîner la carriole dans laquelle il allait vendre ses toiles. La pauvre bête ! on lui disputait bien sa nourriture aussi ! Si je ne lui avais pas porté en cachette les épluchures des herbes de la cuisine, les tronçons de salade, elle aurait bien souvent mangé son râtelier. Mais je l’aimais, cette pauvre bête, quoi ! Elle hennissait dans l’écurie dès qu’elle entendait ma voix ou mon pas dans la cour, et, quand j’ouvrais la porte de l’étable, elle me regardait avec amitié comme une personne. C’est pourtant de cette avarice des maîtres à l’égard des animaux, et de la pitié que j’avais d’eux, que me vint mon dernier malheur, et puis mon bonheur après. Je vais vous conter cela ; mais vous allez rire… Eh bien, c’est pourtant vrai ; que voulez-vous ? le cœur entraîne à bien des fautes !


LXXXVIII


« Il y avait dans l’étable, avec le cheval que je pansais, deux ou trois brebis qui tondaient le pré pendant le jour quand les toiles étaient repliées. Le maître et la dame ne voulaient pas perdre le peu d’herbe qui poussait, à moitié pourrie, sous le chanvre humide. On les vendait avec leurs petits, à l’entrée de l’hiver, au boucher, après les avoir tondues pour la laine et pour n’avoir pas la dépense de les nourrir dans la morte saison.

« Une des brebis mit bas à la Saint-Martin, qui est le 11 novembre, et la mère ayant été vendue huit jours après pour être tuée, on ne put pas vendre son fruit avec elle, et le petit me resta. Je lui donnai du lait de la vache dans le creux de ma main, et je l’élevai comme on élève un enfant dont la nourrice a tari. Ce pauvre petit animal s’attacha à moi, monsieur, comme une personne. Quand il n’était pas autour de moi, à l’étable, dans la cour ou dans le jardin, il bêlait toujours ; tellement que, pour le faire taire, j’étais obligée de le laisser entrer avec moi à la cuisine, où il se couchait à côté du chien, entre ses jambes, au coin du feu ; il n’avait de paix qu’auprès de moi et du chien. Le chien s’y était aussi tellement attaché, qu’il aboyait dans sa loge jusqu’à ce que je lui eusse mené l’agneau. Il lui faisait place sur la paille dans sa niche en pierre, et ces deux animaux jouaient ou dormaient ensemble que ça faisait plaisir et compassion à voir.

« Faut-il vous l’avouer, monsieur, quand mon feu était recouvert sous la cendre, et que les maîtres étaient dehors, j’y allais souvent aussi moi-même, dans la niche, assise sur le bord, les pieds au soleil, et je tricotais mon bas ou bien j’ourlais mes serviettes, là, avec eux deux. L’homme est si bête, monsieur, que je me sentais pour ainsi dire heureuse de me sentir là auprès de deux animaux qui m’aimaient. J’écoutais leur souffle et je sentais leurs têtes chaudes sur mon cou. Enfin, monsieur, j’en demande bien pardon à Dieu, parce qu’on dit qu’il faut croire que les animaux n’ont pas d’âme (et je crois que ce sont les bouchers et les charretiers qui ont dit ça) ; mais, en vérité, quand je regardais bien dans leurs yeux, j’y croyais voir derrière une pensée à la fenêtre, tout comme dans les miens lorsque je me voyais au miroir. Enfin, c’est égal, le bon Dieu sait ce qui en est, ça ne me regarde pas. Toujours est-il que ce chien et cet agneau, c’était ma société, ma famille, ma consolation à moi. Que voulez-vous ? on prend son bien là où on le trouve.


LXXXIX


« Ah ! mais, dit Geneviève en se reprenant, je ne vous ai pas dit comment était le chien.

« — C’est vrai, répondis-je, dites-le-moi un peu ; vous savez combien je les aime.

« — Eh bien, ce n’était pas un chien bourgeois, comme le vôtre, car vous savez bien qu’il y a des chiens de tous les états, ainsi que des hommes : des chiens mendiants, des chiens ouvriers, des chiens bourgeois, des chiens seigneurs ; ça se connaît au poil, chez eux, comme chez nous à l’habit ; pourquoi ? je ne vous le dirai pas, c’est un mystère, mais c’est comme cela.

« — Cela me prouve, Geneviève, que vous aviez bien observé les animaux. Dieu en a fait pour toutes les professions. La nourriture et l’habitation n’y changent rien ; ils sont ce qu’ils sont. Vous voyez un chien noble chez un paysan, et un chien paysan chez un noble. Ils ne s’y trompent pas entre eux, allez, ils se reconnaissent bien pour ce qu’ils sont, d’autant mieux qu’ils n’ont pas d’habits pour se déguiser. Ils sont fiers ou humbles, selon le rang ; ils se portent envie ou respect tout comme entre nous. Toute la nature est faite de la même pâte. Mais dites-moi donc comment était le vôtre.

« — C’était un chien ni grand ni petit, ni gras ni maigre, dont le nom était Loulou, parce qu’il venait de cette espèce qu’on appelle les chiens-loups ; il avait le museau un peu pointu, l’œil gris et vif, des dents courtes et blanches, les lèvres souriantes, la voix douce et un peu plaintive quand il était à la chaîne, deux petites oreilles droites, aiguës, toujours dressées, et qu’il tournait de droite et de gauche, comme les ailes d’un moulin à vent, pour prendre le bruit. Sa queue, fourrée comme celle d’un renard, était droite et relevée à l’extrémité, mais le poids de sa soie longue et épaisse la courbait vers le milieu. Son poil était long, doux à toucher comme des étoupes bien peignées. Ce poil était si touffu, que, quand je le caressais, ma main y entrait tout entière, et que, quand je la retirais, la place de mes doigts y restait marquée, comme les pieds restent marqués dans le pré quand l’herbe est haute. Je vous ai dit un chien paysan, mais tirant sur le bourgeois, à peu près comme celui de monsieur le curé, que vous voyez là, sur sa chaise.


XC


« Quoique la maison fût bien dure, monsieur, la dame bien parcimonieuse, le monsieur bien brutal, le gage faible et le travail dur, le chien et l’agneau me tenaient compagnie le jour dans l’étable ou dans la cour, le soir, à la veillée, dans la cuisine : cette société m’attachait aux murs. Il me semblait que nous étions parents, eux et moi, et que, si je venais à quitter mes maîtres, ces animaux resteraient sans personne qui les comprît, et que moi je resterais sans conversation et sans amitié sur la terre. Ils me paraissaient m’appartenir, à moi, par droit d’habitude et d’attachement ensemble, bien plus qu’aux maîtres ; je n’aurais pas voulu les voler, pourtant, car ils ne mangeaient pas mon pain, mais celui de la maison.

« L’agneau couchait avec le chien au pied de mon lit. Ça me faisait tant de gaieté, monsieur, de voir le matin, en me réveillant, ces quatre yeux qui me regardaient amicalement ! Et puis, quand j’étais levée, le chien allait à son devoir, à la porte de la cour ou dans sa niche, et l’agneau, me suivant de la cuisine à l’étable, de l’étable au bûcher, du bûcher au grenier, montait et descendait derrière moi les escaliers et ne me quittait pas plus que mes sabots.

« On ne disputait pas trop sa vie au chien, parce qu’il gardait les toiles et qu’il mangeait les os et les restes, mais l’agneau faisait de la peine à madame et à monsieur, parce qu’il mangeait du foin, du pain et des herbes. J’avais souvent des raisons à cause de lui : tantôt il avait brouté une salade, tantôt il avait grignoté le sel, tantôt il avait rongé un reste de pain. Madame disait : « Il faut le tondre et le vendre à la Saint-Martin ; nous ne pouvons pas nourrir pour rien une bête qui s’engraisse de nous sans nous rien rapporter. » Ah ! c’est que, savez-vous, l’économie chez ces gens-là, ça n’avait ni égards, ni pitié, ni yeux, ni oreilles, ni si, ni mais ; il fallait que tout rendît quelque chose. Une fois qu’elle avait donné sa laine, la pauvre bête n’avait plus rien à donner que sa tendresse et son plaisir à moi ; ça n’était pas dans mes conditions.


XCI


« — Eh bien, que je dis un jour à madame, puisque l’agneau vous fait de la peine pour le pain, je le nourrirai, si vous le permettez, sur mes gages. Rabattez douze francs sur les trente-six francs que vous me donnez par an, et n’en parlons plus. Vous aurez la laine et moi l’amitié ; nous serons tous contents. »

« Monsieur et madame calculèrent sur leurs doigts, se mirent à rire et dire :

« — Nous voulons bien.

« Je n’eus plus que vingt-quatre francs, et l’agneau eut sa nourriture avec moi, au pied du banc, à côté du chien. Tout alla bien jusqu’aux approches de l’autre Saint-Martin.

« Mais voilà qu’un soir que j’étais sortie pour traire la vache et que j’avais laissé le seau de lait et la porte de l’étable pour faire la litière, ce gourmand d’agneau, monsieur, voit le lait tout écumant devant lui, trempe la tête dans le seau et se met à le boire ! Il n’en but pas pour un liard peut-être, monsieur, il le flairait plutôt ; mais voilà que la fenêtre de madame s’ouvre en face et qu’elle jette des cris comme si on lui avait bu l’or dans sa bourse. J’accours, je chasse l’agneau, je demande excuse à mes maîtres pour la bête, je dis que c’est ma faute d’avoir laissé le lait par terre ; rien n’y fait. Le mauvais œil recommence contre l’animal et contre moi. On nous épiait comme deux voleurs, on mesurait le pain, on demandait compte des épluchures ; on disait que je donnais à l’agneau les tronçons de salade qui étaient pour la vache ; plus de paix pour moi, enfin ! J’en pleurais quelquefois en caressant la pauvre bête, qui semblait comprendre et qui me regardait toute triste, sa tête sur mon tablier et ses beaux yeux si doux sur les miens.


XCII


« Nous touchions à la Saint-Martin. Madame et monsieur ne cessaient pas de marmotter que je négligeais les intérêts des maîtres pour les intérêts des bêtes ; que j’avais le cœur trop bon ; que je me laissais conduire par le chien et par l’agneau ; qu’il fallait tenir l’un à la chaîne tout le jour et vendre l’autre avant que la saison des foires fût passée, après quoi on n’en trouverait rien, ou l’on perdrait dessus. Je proposai de l’acheter pour moi, et de laisser tout mon gage de l’année pour mon pauvre ami. Mais on dit que ce serait encore un mauvais marché, parce que je lui laissais faire du dégât dans le jardin et dans la cuisine. Alors ils firent une conspiration ; et, tenez, ça me fait encore comme un frisson de vous le dire.


XCIII


« Un samedi soir, monsieur, que j’étais tranquillement, après mon ménage fait, occupée à raccommoder mes bas dans ma chambre haute et que j’avais laissé l’agneau et le chien couchés ensemble dans la niche, au soleil, ne se doutant de rien, voilà que j’entends un grand bruit sous ma fenêtre, des pas qui courent, l’agneau qui bêle, le chien qui aboie et grince des dents. Je laisse tomber mon ouvrage, j’ouvre ma fenêtre ; qu’est-ce que je vois ? Je vois un homme, les bras nus, avec un tablier retroussé à sa ceinture et un grand couteau dans la main droite, tirant de la main gauche l’agneau par le cou pour l’arracher de la loge du chien, qui défendait de la voix et des dents son ami ! Je pousse un cri pour arrêter le garçon boucher ; mais il ne m’écoute seulement pas, et, furieux d’avoir été mordu par le chien, il plonge son couteau dans le cou de l’agneau, sous mes yeux et malgré mes gestes et mes cris. Ah ! monsieur, ça me fit l’effet d’un crime, et je crus voir immoler un chrétien.

« Cependant l’homme ayant été jeté à la renverse et ayant laissé le couteau dans le cou du pauvre animal, le chien et l’agneau lui avaient passé par-dessus le corps et s’étaient précipités par instinct dans la cuisine, dont la porte était toute grande ouverte, pour venir se réfugier naturellement près de moi. Ils montèrent tous deux, l’un jappant, l’autre râlant, l’escalier de bois, et se jetèrent sous le lit, à mes pieds, comme pour se sauver de leur assassin. Pauvres bêtes ! Il fallait voir comme ils me regardaient et comme ils semblaient implorer ma protection ! Je me jetai sous le lit moi-même pour arracher le couteau du cou de l’agneau ; il me tendit la tête de lui-même et me laissa faire, comme s’il avait compris que je voulais le soulager et non le perdre. Mais à peine eus-je arraché la lame, que le sang coula à gros bouillons sur mes mains, et qu’il expira dans mes bras ! Le chien tremblait de douleur comme s’il avait frémi de voir égorger son compagnon et comme s’il avait eu la même horreur que moi de la mort et du sang ! Je pleurais moi-même comme lui, l’agneau mort sur mes genoux, le chien hurlant à mes pieds, mêlant mes hurlements aux siens et mes larmes au sang de l’agneau. Ah ! monsieur, je n’avais jamais vu de crime, mais celui-là me fit comprendre les autres et ne put jamais s’effacer de moi.

« Je ne fis pas de reproches aux maîtres. Je me dis : Ils sont les maîtres de ce qui leur appartient ; le cadavre de l’animal est bien à eux, mais enfin son amitié était à moi ! Pourquoi me l’enlever en trahison ? Allons-nous-en. »

« J’embrassai le chien ; je le plaignis de rester, lui, dans une condition si dure ; mais je ne pouvais plus y rester, moi, d’abord parce que j’aurais toujours eu cette scène d’horreur, ce meurtre et ce sang devant les yeux, dans ma chambre, ensuite parce que l’assassinat de mon pauvre compagnon de lit et de jardin m’avait tellement bouleversée, que je n’aurais pas pu de longtemps faire la cuisine et toucher un morceau de viande crue sans m’évanouir. De ce coup, j’avais perdu mon état. Je pris mes gages de trois ans, mon paquet sous le bras, et je partis de Tarare sans trop savoir où j’irais reposer ma tête. Je ne pouvais plus me présenter dans aucune maison bourgeoise pour servir à tout, puisque la cuisine me répugnait jusqu’à me faire évanouir. Je me dis : « Je vais revenir en Dauphiné et tâcher de gagner ma vie comme ouvrière ici ou là, dans les alentours de Voiron. Peut-être que la faute qu’on y a mise sur moi sera oubliée, que de braves gens me prendront pour soigner les enfants, pour soigner les cocons de vers à soie, ou pour étirer et blanchir les toiles. »


XCIV


« Après mon entretien payé, il ne me restait plus de mes gages de trois ans qu’une bourse de douze écus dans un bas et quelques nippes. Une voiture de coquetier qui menait des châtaignes de Lyon, et dont je connaissais le maître, me ramassa sur la route et me permit de monter et de m’asseoir sur ses sacs pour une pièce de vingt-quatre sous que je lui donnai. La neige me mouilla, le froid me saisit, et, arrivant à Lyon, il fallut me descendre à la porte de l’hôpital. Les sœurs m’y reçurent : elles eurent bien soin de moi. Je fis amitié avec deux d’entre elles qui servaient dans la salle des femmes. Cela me paraissait si beau et si bon, monsieur, de servir ainsi tout le monde, connu, inconnu, propre ou répugnant, sans leur rien demander, en leur obéissant au contraire et pour un gage qu’on ne recevait que du maître de tous dans le paradis ! Dieu, que je les enviais ! Je leur demandai si je ne pourrais pas faire comme elles, puisque j’étais servante aussi. Elles me dirent que oui, mais qu’il fallait avoir de bons renseignements, avec une petite dot, et entrer dans un couvent, d’où on m’enverrait ensuite comme elles dans un hôpital. Des renseignements ? ils n’auraient pas été bons. Un couvent ? on m’aurait dit : « D’où venez-vous, et qu’apportez-vous ? » Une dot ? je n’avais que mes trente-trois francs et mon tablier, où étaient roulées mes chemises.

« Mais je me trompe, monsieur, je croyais les avoir ; je ne les avais plus. Une mauvaise femme, qui était en convalescence de la maladie des prisons dans le lit à côté du mien, voyant que je regardais souvent mon paquet sur ma chaise, m’avait dit : « Défiez-vous ; on ne sait pas à côté de qui on couche dans ces auberges du bon Dieu. Je ne sais pas si vous avez une bourse ; mais si vous en avez une, cachez-la bien. » Je croyais, monsieur, qu’elle parlait par intérêt pour moi, mais c’était à mauvaise intention, elle voulait savoir si j’avais de l’argent. Je retirai de mon paquet le bas dans lequel j’avais mis mes trente-trois francs, et je le cachai devant elle sous mon traversin ; mais la fièvre me prit si fort, que je ne pensai plus à mon pauvre butin.

« Cette femme quitta l’hospice pendant ma maladie, et, quand je sortis moi-même, je n’avais plus rien ! Elle m’avait volée pendant ma fièvre. Je n’avais plus que deux pièces de douze sous dans la poche de mon tablier ! Quel désespoir de rentrer ainsi dans mon pays, après une absence de plusieurs années, et de faire un tel affront à ma famille ! Je ne pus pas m’y résoudre. J’achetai du pain ; je demandai ma route aux passants, et je m’acheminai lentement, par les villages, vers Crémieux, Bourgoing, la Tour-du-Pin. Partout j’offris mes services, et partout je fus refusée. Je vécus environ quinze jours sur les grands chemins, vendant tous mes pauvres effets un par un pour payer mon lit et mon pain dans les auberges des faubourgs ou des paroisses ; mais c’était la morte saison : il n’y avait ni cocons à soigner, ni foin à faner, ni soie à dévider, ni blé à sarcler pour une pauvre fille comme moi dans la contrée. J’avais beau rôder de porte en porte, autour du pays de mon père, on disait :

« Nous n’avons pas d’ouvrage ; » ou bien : « Cette fille n’a pas de papiers ; » ou bien : « Elle a l’air maladif, elle nous resterait sur les bras ; ne la prenons pas, nous avons bien assez de nos enfants et de nos vieux. » La neige et la glace couvraient les chemins.


XCV


« À la fin, monsieur, il ne me resta rien que les habits que j’avais sur le corps et qui tombaient déjà de fatigue et de reprises. Mes souliers ne me tenaient plus aux pieds, mes bas laissaient voir mes talons ; j’avais l’apparence d’une de ces vagabondes qui sont entrées dans les prisons ou dans les hospices dans leurs habits d’été, et qui en sortent au mois de décembre avec une robe d’indienne, un chapeau de paille contre le soleil, et des souliers fins, noués par des rubans, pour marcher sur l’herbe ou sur la poussière. Quand je me voyais en passant devant les vitres des fenêtres basses des maisons, je me faisais peur et pitié à moi-même. Je me disais : « Qu’est-ce qui voudra jamais faire asseoir à son feu une pareille mendiante ? »

« Hélas ! monsieur, il a bien fallu le devenir, mendiante. Oui, monsieur, je ne rougis pas de le dire, j’ai tendu la main, pas pour longtemps, par exemple ; mais j’ai tendu la main.

« — Pauvre Geneviève ! m’écriai-je, comment ! vous avez été réduite à frapper aux portes et à demander du pain et un abri pour la nuit, par charité ? Ah ! vous l’avez bien rendue depuis !


XCVI


« — Oui, monsieur, me dit-elle en relevant la tête avec plus de fierté qu’elle n’en avait eu jusque-là dans son attitude ; je me résolus, plutôt que de rentrer dans Voiron et d’humilier ma sœur aînée, mes nièces et mes neveux riches, à demander la charité.

« Par exemple, une fois que je n’eus plus rien sur moi et plus d’espoir de trouver une place, j’évitai les villes, les gros bourgs et les grandes routes, et je me dis : « Il vaut mieux aller par les chemins de traverse, on ne te verra pas, et il vaut mieux demander ta vie aux pauvres gens de la campagne, aux portes des maisons isolées, qu’aux riches ou aux marchands des grandes villes. Là où il y a plus de misère, il y a plus de pitié et moins d’affront. »

« C’est singulier pourtant, mais c’est comme cela. On dirait que les riches pensent : « Bah ! nous ne tomberons jamais si bas, » et que les pauvres pensent : « Ah ! nous pourrions bien être comme cela demain. » Cela leur fait mieux comprendre la parole de Dieu, vous savez : « Faisons aux autres ce que nous voudrions qui nous fût fait. » Et puis, j’ai toujours vu que la misère ouvrait le cœur et que la richesse le durcissait. Cela n’est pas vrai pour tous, par exemple ; car il y a les riches du bon Dieu ; ceux-là ont autant de plaisir à donner que les pauvres à recevoir. Mais on ne tombe pas toujours à la porte du Samaritain. Il vaut mieux, quand on baisse la tête, passer sous les petites portes que sous les grandes. Et puis les misérables n’ont pas honte de la misère. Chez eux, il n’y a pas de pain quelquefois, mais il n’y a pas d’affront. Je me dis donc : « Ne va que par les champs et ne t’arrête qu’aux portes des chaumières ; » et je m’en trouvai mieux.


XCVII


« Vous me direz : « Mais où alliez-vous, Geneviève ? » Ah ! monsieur, je m’attends bien à la question. Eh bien, sur ma part du paradis ! cette question, je me la faisais à moi-même et je ne m’y répondais pas clairement. Quoi qu’il en soit, je me rapprochais toujours davantage de ce pâté de montagnes de la Chartreuse, entre Voiron et Saint-Laurent ; soit que l’instinct qui ramène le lièvre au gîte d’où il est parti me fît tourner à mon insu autour du pays de ma jeunesse et de mon amour ; soit que j’eusse le pressentiment confus que je trouverais plus de charité en montant plus haut sur les montagnes qui sont plus près du ciel, voyez-vous ; soit que mon bon ange me menât par la main, sans que je le visse, vers l’asile de mon salut.


XCVIII


« Je faisais peine et horreur à voir, tant ma robe, mes bas, mon fichu, mes souliers, retenus à mes pieds par des ficelles, étaient souillés par la boue des chemins, mouillés de pluie et de neige, déchirés par les cailloux et les épines des sentiers et des champs. Malgré cela, monsieur, je trouvai assez bon visage dans tous les chalets que je voyais fumer le soir, et où je me présentais pour demander les restes du pain de seigle et un peu de paille ou de foin dans un coin pour la nuit. On me faisait approcher du feu ; on mêlait souvent à mon pain un peu de lait, de beurre ou de miel. On me mettait ordinairement dans l’écurie des vaches, où il fait si chaud, qui sent si bon, et où l’on est distrait par le ruminement paisible des bêtes. Quand j’étais trop mouillée encore ou trop fatiguée pour repartir, on me disait : « Restez tant que vous voudrez, pauvre femme, vous porterez bonheur au bétail ; nous n’avons jamais fermé la porte à la misère. On ne sait pas si ce n’est pas sa providence et son salut à qui on refuserait l’entrée de sa maison. »

« Mais je n’abusais pas, monsieur, et toutes les fois que mes pauvres jambes pouvaient me porter, je remerciais bien la maîtresse, j’apprenais une prière ou l’autre aux petits enfants, et je m’en allais ailleurs pour ne pas être à charge trop longtemps au même foyer. On disait : « C’est une pèlerine qui a fait un vœu à saint Bruno, et qui l’accomplit dans la rude saison. » Mais on ne m’en disait pas plus haut que cela. Le paysan n’est pas curieux, monsieur. Chacun a son idée, dit-on, et les secrets des autres ne sont pas les miens.


XCIX


« Enfin, monsieur, la vie n’aurait pas été trop pénible, s’il n’avait pas fallu changer tous les jours de visage et si la saison n’avait pas été si dure. Mais nous étions déjà entre la Noël et les Rois ; plus je montais, plus la glace, la neige et les brouillards se figeaient comme une huile blanche sur les branches des sapins. Ils couvraient la terre d’un linceul qui faisait que toutes les vallées, toutes les montagnes, tous les champs et tous les chemins se ressemblaient. Je ne reconnaissais les champs qu’aux traces que les petits oiseaux, les chevreuils et les fièvres dessinent avec leurs pattes sur le manteau des blés verts ; je ne retrouvais les sentiers qu’aux creux inégaux et profonds que le pied sûr des mulets laisse dans la neige, tant que le vent, qui la herse pendant la nuit, ne les a pas tout à fait effacés. Quelquefois je me trompais et je m’engloutissais à moitié dans cette poussière blanche qui comblait les ravins ; mais les branches de houx et d’épines-vinettes qui s’élevaient au-dessus me retenaient, et, grâce à Dieu, il ne m’arriva pas d’autre malheur que de perdre mes deux souliers. Eh bien, que je me dis en me ramassant, tu es bien née les pieds nus, n’est-ce pas ? tu peux bien vivre de même. » Et je reprenais courage en me disant : « La neige fondra ; et, après avoir marché pieds nus sur la glace, tu marcheras pieds nus sur l’herbe tendre et sur les fleurs du printemps. La vie est comme ça ; il faut la prendre comme le bon Dieu l’a faite ; de la critiquer, ça ne sert à rien qu’à vous faire du mauvais sang ; il vaut mieux regarder en haut qu’à ses pieds, au moins quelquefois on voit le soleil ou une étoile. Allons. » Et j’allais, monsieur.

« — Bonne Geneviève ! lui-dis-je, que vous aviez de résignation et de courage ! »

Et je m’arrêtai pour la regarder avec admiration, tout ému des paroles de cette sainte fille. Elle baissa les yeux et garda le silence, et elle ne reprit que le lendemain, à l’Angelus du soir, la fin du récit.


C


« Pourtant un jour ça tourna mal. Je me trompe quand je dis cela, mais ça faillit tourner mal. Pourtant, si j’étais morte là, j’aurais eu tout de même un beau drap de cercueil. Voici, monsieur.

« J’étais partie par un beau soleil d’hiver d’une grange bien haut, bien haut, dans les montagnes, et je montais encore, sans savoir où, entre des gorges séparées par des torrents que je traversais sans les voir, parce qu’ils étaient recouverts d’une croûte de glace, et que les avalanches, en tombant, étaient venues se coucher sur la croûte de glace. On m’avait dit qu’il y avait beaucoup de chalets dispersés du côté de la Savoie, et que le monde y était doux et humain. Je pensais que je pourrais y gagner mon pain à filer de la laine noire ou à tiller du chanvre pendant l’hiver. Je marchais donc pieds nus avec confiance en Dieu, et avec espérance que ma vie de mendiante pourrait s’arrêter là ; car j’avais toujours bien honte de manger, comme un chien sans maître, le pain d’autrui sans le gagner.

« Il était déjà trois ou quatre heures après midi ; je le connaissais au soleil, que j’entrevoyais par moments à travers des nuages bas, lourds et gris, qui couraient comme des troupeaux effarouchés, chassés par un grand vent. Les montagnes craquaient comme un pain chaud dont on brise la croûte ; les sapins sifflaient, pliaient, cassaient par instants, et roulaient, les racines en l’air, la tête en bas, avec les avalanches de neige et de pierres dans les profondeurs des ravins, dont je n’osais pas seulement regarder le fond. Je montais toujours sur le bord des abîmes, me retenant aux branches glacées contre le vent qui m’avait emporté mon chapeau, ma coiffe, mon peigne, qui me fouettait mes cheveux sur le visage tout en sang, et qui semblait vouloir m’arracher ma robe et me jeter, nue comme la main, dans cette mer de neige en écume. Je criais, mais je n’entendais pas ma propre voix, tant la rafale emportait le son à mesure qu’il sortait des lèvres ; c’était si fort, monsieur, qu’elle me faisait retourner les cils dans les yeux.

« En même temps ce vent enlevait de tels tourbillons de neige en la laissant retomber ensuite, que le ciel, la terre, l’air, la lumière, la neige, étaient confondus et ne formaient qu’un seul élément, moitié transparent, moitié ténébreux, moitié étouffant, moitié respirable, à travers lequel je m’avançais, les bras tendus en avant, comme quand je vais au grenier ou à la cave sans lumière, à tâtons ? De moment en moment, la nuit était plus sombre ; je n’osais plus faire un pas, de peur des précipices : je m’assis sur la neige, que le vent entassait, de minute en minute, plus haut autour de moi, comme on dit que la marée monte insensiblement sur le sable de la mer pour ensevelir les hommes qui n’ont pas regagné la terre à temps. J’attendais ma dernière heure en priant tout bas le bon Dieu. Je n’avais pas peur de la mort, monsieur, mais j’avais peur d’être déterrée là, le lendemain, par les loups, qu’ils ne déchirassent ma robe et qu’ils ne dispersassent mes pauvres membre nus sur les sentiers, aux regards des passants ! Et cependant, au milieu de ma peur et de mes frissons, je me sentais sommeil, et je laissais rouler par moments ma tête sur la neige comme sur l’oreiller. Le froid de la pluie mêlée à la neige, qui me tombait sur le front, me réveillait ; je me remettais sur mon séant en me disant : « Où es-tu ? »


CI


« Hélas ! monsieur, je n’étais pas bien loin du secours ; mais le vent, la poussière, le bruit, étaient si forts et la nuit si épaisse, qu’on ne pouvait ni me voir ni m’entendre. D’ailleurs, il y avait déjà longtemps que je ne criais plus. Le vent du midi était un peu tombé, la neige était tiède et fondait sous moi, les nuages ne couraient plus si bas ni si vite, ils laissaient de grands intervalles bleus et noirs dans le ciel, où j’apercevais des étoiles qui paraissaient courir comme si Dieu les eût appelées de même que j’appelle mes poules, qui courent à l’heure où je leur jette le grain. La nuit devait être avancée ; je crois qu’il était bien deux ou trois heures du matin. J’avais, transie, prié ou rêvé, sans m’en douter, près de la moitié de cette nuit. Ah ! quelle nuit ! Mais ne vous tourmentez pas, monsieur, je vais vous dire la fin de tout.


CII


« Je me levai sur mes jambes engourdies ; je ne sentais plus mes pieds, tant ils étaient gelés. Je ne vis rien, il faisait trop sombre ; mais voilà qu’en écoutant, tout à coup j’entendis tout près de moi le mugissement lent et sourd d’une vache à laquelle répondit le chant d’un coq endormi qui chantait sans doute en rêve, ou bien qui prenait la lueur d’une étoile pour un premier rayon du matin.

« Je ne puis pas vous dire ce que je sentis en entendant la vache et le coq, monsieur ; je me dis : « L’homme est là ! » Il me sembla qu’on me tirait du fond d’une rivière où j’étais noyée, et qu’on me mettait dans le palais et dans le lit d’une reine. Je tombai d’émotion à la renverse, puis je me relevai pour me mettre à genoux et remercier Dieu, et j’écoutai de nouveau. Le coq chanta encore comme s’il eût voulu m’appeler, et la génisse fit entendre un second mugissement plus faible du fond de sa crèche. J’avançai au son avec précaution ; j’aperçus bientôt une noire tache de sapins sur le fond en pente d’une colline, et l’ombre d’une maison et d’une grange sur la blanche toile de neige qui couvrait tout le reste de la terre. En peu de minutes je me trouvai dans une cour un peu éclairée par les étoiles, où il y avait un puits, un fumier, des chars, des jougs de bœufs, des herses dressées contre le mur et un escalier de bois de sapin montant de la cour vers la chambre. Je ne voyais aucun feu à la vitre ; je n’entendais ni voix, ni souffle, ni sabots dans la maison ; je n’osais pas appeler de peur qu’on ne me prît pour un revenant ou pour une voleuse. Je ne pouvais rester dehors sans mourir de froid et de peur le reste de la nuit. Je fus bien hardie, monsieur ; je me doutais qu’il y avait une écurie, puisque j’avais entendu une vache ; je tâtai avec mes mains le tour de la maison jusqu’à ce que je trouvai une porte ; elle n’était fermée, comme dans la montagne, que d’une cheville de bois retenue par une ficelle, et qu’on fait entrer dans un autre morceau de bois percé, comme un bouchon de liége dans le goulot d’une bouteille. Je levai la cheville, je poussai la porte, je la refermai sans bruit derrière moi, et je me trouvai dans une étable où je reconnus au bruit qu’il y avait plusieurs bêtes, et où il faisait aussi chaud que dans la salle de monsieur le curé, quand j’allumais son poële pour qu’il dît en paix son bréviaire.

« Les vaches ne se levèrent seulement pas ; j’entendis seulement le son de deux ou trois clochettes qu’elles avaient au cou, et qu’elles firent tinter en relevant la tête pour savoir qui est-ce qui entrait si matin dans l’étable.


CIII


« L’abri, la chaleur et la bonne odeur de l’étable des vaches, couchées sur un plancher de bois bien lavé et bien balayé tous les jours dans ces montagnes comme dans celles de la Suisse et du mont Jura, me ranimèrent en peu d’instants mieux que n’aurait fait un feu de bois clair comme le nôtre, et me rendirent le sentiment et la pensée. Je m’avançai à tâtons, éclairée seulement par le peu de jour qui tombait de la lune par une lucarne, et par les yeux des vaches inquiètes, qui brillaient dans l’obscurité comme des étoiles. J’allai ensuite jusqu’au fond de l’écurie, où il faisait encore plus chaud que vers la porte, je pris une brassée de foin sec dans le râtelier, et je me couchai dessus, toute tremblante et toute trempée de neige fondue, à côté d’une superbe génisse noire, qui se rangea pour me faire place dans sa case, et qui me réchauffait de son souffle en flairant d’effroi l’inconnue qui venait partager sa litière. Je la flattai tout bas de la voix et de la main ; au bout d’un moment elle était déjà apprivoisée avec moi, et elle ruminait aussi paisiblement que si j’avais été la laitière ou la servante de l’étable. Le foin dans lequel je plongeai mes pieds, mes mains, ma tête, comme dans une serviette de chanvre rude sortant du métier du tisserand avant d’avoir été blanchie, l’air tiède, la respiration des vaches, ne tardèrent pas à m’essuyer de l’humidité de la tempête. Mon corps se réchauffa près de la génisse comme auprès d’un bon poële qu’on entend respirer son souffle de feu. Je me sentis comme dans une crèche que le bon Dieu m’aurait bâtie sur les cimes des montagnes, comme celle où la sainte Vierge s’était réfugiée dans son temps en allant à Bethléem. Cette mémoire, qui me revint à l’esprit dans ce moment, m’enleva toute l’humiliation de mendier la moitié de sa place à une bête. Je me dis : « Tiens ! puisque la servante de Dieu n’a pas eu honte d’une étable, de quoi aurais-tu donc honte, toi ? » Et je finis par m’endormir tranquillement aux derniers coups du vent qui faisait battre les volets de l’écurie et du grésil qui tintait contre les vitres.


CIV


« Quand je m’éveillai, il me sembla que j’avais dormi ma pleine nuitée, tant je me sentais fraîche, souple et reposée de tous mes membres. Cependant un faible petit filet de lumière du matin commençait à peine à entrer dans l’écurie, à travers les trous des volets et par les fentes entre le seuil et la porte ; j’entrevoyais une belle étable dont les murailles étaient blanches comme l’eau de chaux et dont le plancher était formé de grands troncs de sapins non écorcés, entre lesquels l’herbe et la paille du grenier à foin, bien chargé, passaient et pendaient comme des lustres. On voyait sur des planches de hêtre bien luisantes, contre la muraille, des seaux de sapin aussi jaunes que de l’or, des puits, des beurrières du même bois pour battre le beurre, et des rangées de vases en terre cuite vernissée, les uns profonds, les autres larges et à grands bords, comme des feuilles étendues à terre, pour laisser s’étendre et reposer le lait après qu’on l’a tiré, et pour écumer plus aisément la crème avec une écumoire d’érable. Il y avait neuf belles vaches, tant petites que grandes et de tous poils, dans leurs cases. Elles étaient blondes, noires, blanches, bariolées, toutes grasses, le poil luisant et la queue aussi bien peignée que si elles sortaient des hautes herbes en fleur. Même on leur avait laissé leur collier de cuir et leur clochette au cou, parce que le bruit les désennuie l’hiver à la maison, en leur rappelant les prés.


CV


« Tout en regardant les vaches, les vases, la paille, le foin, les seaux avec admiration, je me sentais dévorée par la faim et par la soif. Il y avait bien de la crème qui reposait dans un grand bassin plat à terre, tout près de moi ; mais je n’osais pas y tremper mes lèvres ou seulement le bout de mon doigt sans en avoir demandé la permission aux maîtres. « C’est bien assez, me disais-je, de leur avoir emprunté une place auprès de leurs vaches et la chaleur de leurs murs sans que je leur vole encore la crème de leur laiterie. » Je serais morte, je crois, plutôt que d’y toucher, même d’une convoitise. Je tournais la tête d’un autre côté pour ne pas voir la tentation. Je me disais : « Quand ils seront levés, ils me donneront bien un morceau de pain et de l’eau de leur puits avant de m’enseigner le chemin d’un village ou d’un autre chalet. » Cependant, monsieur, en pensant tout à coup que je n’avais plus ni fichu sur le cou, ni coiffe sur les cheveux, ni souliers aux pieds, et en regardant ma robe déchirée et souillée, dont les bords ressemblaient à un balai de chemin, j’avais si honte, si honte, si peur, si peur de l’idée qu’on aurait de moi en me voyant ainsi, que j’étais prête à me sauver sans boire ni manger, pour qu’on ne me vît pas.

« Mais au moment même où je me levais déjà de la litière pour fuir, j’entendis des pas de sabots qui descendaient, les uns lourds, les autres légers, l’escalier extérieur de la maison. La porte de l’étable s’ouvrit, et deux femmes y entrèrent en causant ensemble. L’une était une toute petite paysanne d’environ au plus seize ans ; l’autre était une belle jeune femme qui paraissait la maîtresse de l’autre, et qui montrait à peu près vingt-trois ou vingt-quatre ans. Quoiqu’elle se tînt droite et qu’elle marchât encore lentement, elle était enceinte ; sa robe lui remontait par devant bien au-dessus du cou-de-pied, et on voyait par là qu’elle était bien dans la fin du neuvième mois de sa portée.

« En voyant paraître ces deux visages dans la lumière auprès de la porte, au moment même où je venais de prendre la résolution de me sauver, je n’eus que le temps de baisser un peu la tête et de me cacher dans le fond de l’étable, derrière la génisse noire. Je pensais qu’elle était la dernière que les femmes viendraient traire et que j’aurais le temps, avant de me montrer à elles, de m’arranger les cheveux, et de cacher mes pieds nus dans la litière en leur parlant.

« — Claudine, dit la maîtresse d’une voix claire, douce et un peu lassée, comme la voix des femmes qui portent enfant, tu n’as donc pas mis la cheville dans la clavette, hier, en rentrant de faire la litière aux vaches, qu’elle pendait à la ficelle en dehors, quand nous sommes descendues ?

« — Si fait, notre maîtresse, répondit la jeune fille, mais c’est le grand vent de cette nuit qui aura secoué la porte et fait tomber le loquet. »

« Jugez si j’étais à mon aise, si près d’être découverte pour avoir forcé une porte ! Je ne soufflai pas.

« Elles causèrent encore un moment de choses et d’autres en appropriant la litière et en écrémant le lait. Puis la bergère, approchant un escabeau à trois pieds de la première vache, se mit à la traire dans un seau de bois blanc, pendant que la belle jeune ménagère, qui ne pouvait pas se courber à cause de son état, était adossée contre le battant de la porte, les mains croisées sur son tablier, causant et riant avec la petite fille.

« J’aurais donné la moitié de ma vie pour rentrer sous terre. L’idée me vint de me cacher dans la paille, sous la mangeoire, mais je me dis : « Ça fera du bruit, et la fourche de bois te découvrira. » Je suais de peur, monsieur, moi qui avais grelotté la veille. Eh bien, monsieur, tout cela n’était encore rien. Faites attention, je vais vous dire une chose pire que tout ce que je vous ai dit, et qui ne s’est peut-être pas vue depuis que le monde est monde. »

Je redoublai d’attention en voyant l’intérêt que cette pauvre fille attachait elle-même à ce qu’elle allait me raconter. Elle reprit :


CVI


« Pendant que la bergère trayait la seconde vache, puis la troisième, puis la quatrième, puis la cinquième, en s’approchant toujours plus de l’endroit où j’étais comme une condamnée sans mouvement, je regardais de temps à autre, à la dérobée, la figure de la jeune femme enceinte, pour voir si sa physionomie promettait de la méchanceté ou de la compassion. Le soleil qui se levait et dont un rayon, frappant sur la porte, rejaillissait sur sa tête, éclairait de mieux en mieux son charmant visage, un peu languissant. J’ouvrais des yeux aussi grands que les pensées doubles de mon pot de fleurs. Il me semblait, plus je regardais, que j’avais déjà vu quelque part ces beaux traits, ces cheveux châtains, ces épaules souples et détachées, ce cou long et penché, cette bouche souriante, ces yeux couleur de peau de prune, vifs et tendres comme du feu à travers un tamis mouillé. Je me disais : Pourtant, c’est impossible, tu n’es jamais de ta vie venue dans ce pays perdu, avant cette nuit terrible où l’orage t’y a jetée comme un brin de paille. » Mais j’avais beau me dire ça, mes yeux en savaient plus que mon raisonnement, et me disaient toujours : « Tu l’as vue. Cherche bien dans ta mémoire, ce n’est pas la première fois que cette figure entre dans ton regard ; voyons, ressouviens toi bien.


CVII


« Juste ciel ! que je m’écriai tout à coup tout bas en moi-même en faisant un mouvement en arrière, comme si on m’avait donné un coup de poing dans la poitrine, et en me sentant un frisson entre les épaules, comme s’il m’était tombé une gouttière sur le corps ; juste ciel ! mes yeux n’avaient que trop raison. Malheureuse ! où te cacher ? C’est la figure de la jeune fille qui est venue une fois dans ta boutique à Voiron pour se faire faire ses robes de noces avant de se fiancer avec… avec Cyprien, monsieur ! Oui, et même cette robe qu’elle porte encore aujourd’hui, c’est moi qui l’ai faite… je la reconnais, quoique usée… Miséricorde ! où la colère du Seigneur m’a-t-elle jetée ! Ô mon bon ange ! couvrez-moi de vos ailes, rendez-moi invisible, et dérobez ma misère et mon humiliation à celle qui jouit justement de la richesse, de la bonne renommée et du bonheur que j’ai eus sous la main, et que j’ai perdus en trahissant Cyprien ! »


CVIII


« Je me dis tout cela et mille autres choses, monsieur, plus vite que les paroles n’auraient pu se dire sur mes lèvres. C’était un assaut de pensées qui se renversaient les unes les autres dans ma tête, et qui me donnaient le vertige comme au bord du grand abîme en montant ici. Je rougissais, je pâlissais, je me mordais les lèvres, je me pinçais les bras pour me faire souvenir de ne pas crier. J’étais pétrifiée comme la statue de sel de ma Bible, ou plutôt je ne savais pas ce que j’étais ; mon cœur battait et ne battait plus ; j’étais une morte debout, quoi !

« — Ah ! pauvre Geneviève ! quelle situation affreuse, en effet ! lui dis-je en passant le revers de ma main sur mes yeux.


CIX


« — Affreuse situation, en effet, monsieur, reprit-elle. Figurez-vous bien ça. Me voilà, moi, Geneviève, jeune encore, assez jolie, disait-on, bonne et honnête ouvrière, passant pour une tailleuse achevée et pour une marchande à son aise, recevant cette jeune fille chez moi, à la ville, lui vendant comme à un enfant tout ce qu’elle veut, la déshabillant, l’habillant dans ma chambre, lui passant ses boucles d’oreilles et ses colliers, la faisant plus belle qu’une reine pour qu’elle aille épouser mon propre fiancé et me faire oublier de lui, en lui plaisant davantage ! Voilà cette jeune fille qui rit, qui jase, qui est fière d’être entrée seulement chez moi, d’avoir été habillée et parée par moi, qui me croit une fille riche et rangée, quasi une dame !… qui épouse mon amour de jeunesse, mon fiancé, veux-je dire, qui est mère, et riche, et heureuse avec lui dans sa maison devenue la sienne, dans cette maison où j’ai fait le festin des fiançailles ; car à présent je reconnais bien les vaches que Cyprien m’avait nommées dans le pré  !… Et puis, me voilà, moi, à présent, une vilaine mendiante, déshonorée, sortant des prisons, courant les chemins, ayant vendu mes effets, sans toit et sans pain, sans robe, sans coiffe et sans sabots seulement, trouvée par cette même jeune fille, aujourd’hui sa femme, à lui  !… où ? dans la litière des vaches de l’écurie de son mari !… Oh ! c’est trop fort ! Jamais, non, jamais la disgrâce humaine n’a été jusque-là !…

« Voilà donc ce que je me disais, monsieur, et j’aurais voulu que la puissance de Dieu me transformât en un de ces animaux méprisés qui broutent la terre, et qui mangent dans la crèche, et qui labourent la friche sous l’aiguillon du bouvier, plutôt que de paraître dans la place et dans le costume où j’étais devant les regards de celle qui avait été ma rivale.


CX


« Mais le temps courait, hélas ! et la muraille du fond contre laquelle j’étais appuyée ne reculait pas. Pendant que je restais ainsi anéantie et indécise dans ces pensées, la bergère, prenant son escabeau de la main gauche et son seau de lait de la main droite, passait lentement d’une vache à l’autre, et approchait de l’avant-dernière. Je dis lentement, monsieur ; ce n’est pas que cela me parût lent, à moi, car il me semblait toujours qu’elle allait comme le vent, et j’espérais toujours qu’il y avait encore et encore des vaches entre celle qu’elle venait de traire et la génisse noire, pour me donner le temps de penser et de me décider ! « Peut-être aussi, me disais-je, que la maîtresse s’en ira, ou qu’elle oubliera de traire la génisse noire, ou qu’elle n’a pas fait le veau et qu’elle n’a pas de lait. » Enfin, monsieur, on se raccroche à tout dans de pareils moments !


CXI


« Mais toutes les branches cassent les unes après les autres quand le bois est mûr, disent les bûcherons. Au moment où la huitième vache donnait le pis et où la bergère prenait son escabeau pour tourner le pilier de sapin de la loge de la génisse noire, elle m’aperçut encore immobile et hésitante, poussa un cri, laissa tomber le seau rempli de lait qui coula à terre, et se sauva vers sa maîtresse en disant : Une fille mendiante, là ! » montrant d’un geste effrayé le fond de l’étable à sa maîtresse, et se sauvant jusque dans la cour pour appeler les gens de la maison.

« Je profitai instinctivement du moment où la petite fille épouvantée s’était précipitée hors de l’étable pour sortir de ma cachette, la tête basse et les mains jointes, bien doucement, bien lentement, et pour m’avancer vers la jeune femme, qui était restée contre la porte. Elle fit un cri d’attendrissement et un geste de pitié en voyant ma nudité et mon attitude humble et mes vêtements. Je tombai à genoux devant elle, le visage quasi à ses pieds, espérant au moins qu’elle ne me reconnaîtrait pas.

« — Pardonnez-moi ma faute, lui dis-je : si j’ai osé entrer dans votre étable sans permission, c’est que la tempête et le froid m’y ont jetée comme malgré moi ; mais je vais m’en aller, et vous voyez que je n’ai rien pris que le chaud, » ajoutai-je en lui montrant mes mains et mes poches vides.

« En disant cela, je me relevais, toujours la tête basse, et je fis un mouvement comme de quelqu’un qui se sauve pour passer entre elle et la porte, et pour échapper, en fuyant de cette maison, aux regards des autres habitants.

« Mais cette femme, qui était humaine, me dit avec douceur et en se mettant devant moi pour m’empêcher de sortir : « Non, pauvre fille, vous ne vous en irez pas dans cet état ; il ne sera pas dit que vous serez sortie de notre maison sans avoir goûté le pain et sans avoir pris un air de feu. Le bon Dieu ferait fondre notre sel et maigrir nos vaches. Venez là-haut, vous mangerez la soupe avec nous. »

« Tout en parlant ainsi, elle regardait attentivement mon visage, que je ne pouvais ni baisser ni détourner assez devant la lumière pour lui dérober ma figure. Tout à coup elle poussa un cri comme j’avais fait, et elle dit : « Est-ce bien possible ? Mam’selle Geneviève ici… dans cette misère, demandant son pain !… »

« Je vis que tout était perdu, et n’ayant plus d’espoir que dans sa compassion pour me laisser échapper : « Oui, Catherine, lui dis-je à demi-voix, c’est moi, c’est la tailleuse de Voiron qui vous a cousu de ses doigts cette robe, et qui vous a faite belle pour vos fiançailles, quand elle était elle-même riche et honorée de tous dans son état ! La misère est tombée sur moi. » Et, prenant le bas de sa robe dans mes deux mains : « Au nom de cette robe de noces que je vous ai faite dans le temps, lui dis-je, et au nom de l’enfant que vous portez, laissez-moi sortir sans boire ni manger ; que Cyprien, votre mari, ne voie pas ma honte et ma pauvreté ! »


CXII


« La belle femme portait la main à ses yeux, comme si mes paroles lui eussent été au cœur, tant elle paraissait pitoyable pour le pauvre monde, quand un grand bruit de gens qui descendaient l’escalier de bois se fit entendre à la voix de la bergère, qui criait toujours. Cyprien, sa vieille mère boiteuse, le père et la gardeuse de vaches entrèrent à la fois dans l’étable. Je restai comme frappée du tonnerre, à genoux, la tête inclinée et tenant encore des deux mains le bas de la robe de la femme de Cyprien. Un grand rayon du soleil du matin donnait malheureusement en plein sur ma tête, comme si le bon Dieu eût voulu me faire rougir jusque devant le feu du ciel.


CXIII


« — C’est Geneviève, la marchande tailleuse de Voiron, dit la jeune femme à ceux qui entraient. Auriez-vous jamais cru voir une demoiselle si riche et si estimée comme vous la voyez là ? ajouta-t-elle en leur montrant du geste ma robe en pièces, mes épaules découvertes, mes cheveux remplis d’herbe sèche et mes pieds nus. Ce que c’est que de nous ! »

« À ce nom de Geneviève, tous les visages prirent une expression sévère et rude, personne ne dit rien ni ne fit un mouvement, excepté Cyprien, qui se retourna comme si on l’avait tiré par son habit, et qui se mit le visage contre le mur, les deux mains sur ses joues, pour cacher la douleur qu’il ressentait en me voyant ainsi.

« — Oui, ce que c’est que de nous, reprit enfin la vieille femme, répondant longtemps après l’exclamation de sa belle-fille : ce que c’est que de nous quand Dieu nous abandonne, et qu’après avoir trompé longtemps le prochain on découvre que nous ne sommes pas ce que nous paraissons… et on nous jette sur le mépris comme une fleur de mauvaise odeur sur le fumier ! »

« Je ne répondis rien.

« — Dire, s’écria le vieux, qu’une fille qui était assez honnête pour ne pas vouloir voler douze sous à un pauvre homme, a bien voulu vendre son honneur pour rien à des militaires, et le nom et la vie à son enfant ! Car nous savons tout, allez ! La renommée a des pas de mulet pour monter aux montagnes.

« — Et dire, reprit la vieille en l’interrompant, qu’une pareille créature a bien pu être la femme de notre Cyprien, et qu’elle a été assise là-haut, en robe de soie et en coiffe de dentelle, sur le banc, à la table des fiançailles, à côté du père et de moi !…

« — Ah ! mon père et ma mère ! s’écria Cyprien en laissant tomber ses bras de son visage et en se retournant, les yeux tout rouges et tout mouillés, ne lui faites pas de reproches ; elle m’a trahi, c’est vrai, ajouta-t-il en sanglotant, mais je suis si heureux avec la Catherine que voilà, et elle est si malheureuse, qu’il ne faut pas l’injurier !

« — Oh ! oui, monsieur Cyprien, dis-je en me retournant, toujours à genoux, du côté de sa voix, mais sans oser lever les yeux ; oh ! oui, j’ai été bien traîtresse vis-à-vis de vous ; vous devriez m’en vouloir, mais vous êtes toujours bon, je vois bien ; et, puisque vous êtes bien heureux avec cette autre femme, qui est bien meilleure et plus belle que moi, pardonnez-moi le passé et laissez-moi aller chercher mon pain ailleurs. Je ne savais pas être chez vous, allez ! Je serais plutôt entrée dans la porte du purgatoire ! Mais la nuit et le bon Dieu m’ont jetée dans la seule grange où je ne voulais jamais aller !… »


CXIV


« Pendant que je disais ça à Cyprien, en regardant le plancher et en pleurant à chaudes larmes, j’entendis les pas d’autres sabots qui descendaient précipitamment l’escalier du grenier à foin où il y avait la chambre que Cyprien m’avait autrefois montrée pour moi, et je vis l’ombre d’une quatrième femme se dessiner sur la place éclairée du soleil où j’étais à genoux, et se joindre au groupe des trois femmes qui me regardaient, à côté de la porte.

« — Oh ! non, que nous ne vous en voulons pas, allez ! reprit le vieillard, de ne pas avoir été notre bru ; nous en remercions Dieu tous les jours, au contraire. Quelle renommée auriez-vous apportée dans un pays de braves gens comme le nôtre !

« — Oh ! non, que Cyprien ni nous, nous ne vous en voulons pas ! répéta la vieille femme. Le bon Dieu nous a bien protégés, au contraire, en vous perdant comme il l’a fait, avant que notre nom fût mêlé avec le vôtre, comme de l’eau de roche avec l’eau du ruisseau ! Allez, mam’selle Geneviève, allez, mauvaise fille et mauvaise mère, allez manger ailleurs le morceau de pain qu’on va vous jeter, et remarquez bien le chemin pour n’y pas repasser. Il y a des gens qui ne peuvent jamais aller là où ils peuvent être reconnus !

« — Geneviève ! s’écria une voix qui me tinta dans les oreilles comme si ç’avait été la cloche de mon baptême ou de ma première communion ; Geneviève ! Quoi ! cette fille nue et mendiante que vous insultez ainsi depuis une heure et qui grelotte à vos genoux, c’est Geneviève ?… Ah ! vous devriez être aux siens ! »

« En disant cela, elle fendit précipitamment le groupe des trois femmes, du vieillard et de Cyprien, pour me prendre dans ses bras. « Ah bien ! je n’en rougis pas d’elle, moi ! » qu’elle ajouta.

« Je levai la tête, j’ouvris les yeux à cette voix et à ce mouvement, et à travers mes larmes, qui m’aveuglaient presque, je reconnus, qui ?… Vous ne le diriez pas en cent mille…

« La sage-femme, la mère Bélan, de Voiron ! celle que j’avais retirée de prison en y entrant à sa place !


CXV


« La mère Bélan me releva et m’embrassa au moins vingt fois devant tout ce monde étonné, comme si j’avais été quelque chose. Je lui fis signe de se taire et de me laisser passer pour ce que je n’étais pas.

« — Eh bien, c’est trop fort ! qu’elle s’écria en frappant du pied sur le plancher des vaches et en mettant ses deux mains sur ses hanches pour regarder la mère et le père, qui faisaient avec les lèvres des airs de dégoût. Non, c’est plus fort que moi ! j’aime mieux manquer à ma parole pour sauver une bonne fille, que de la tenir pour laisser condamner et avilir une innocente ! »

« Je lui mis la main sur la bouche en lui faisant un clignement suppliant des yeux.

« Elle écarta ma main de ses lèvres, et, se tournant malgré moi vers le père, la mère, la bergère, Cyprien et sa jeune femme :

« — Je dirai tout, une fois dans ma vie ! qu’elle fit comme en s’impatientant. Eh bien, vous autres, leur dit-elle, savez-vous qui vous injuriiez, qui vous méprisiez, qui vous traitiez ainsi comme la balayeuse des rues ? »

« Ils se turent.

« — Non ?… Eh bien, je vas vous le dire, moi, et ça vous apprendra à ne pas parler sans savoir !

« — Eh bien, qui ? demanda le vieux père, plus hardi que les autres.

« — La plus honnête fille de Voiron et la victime volontaire qui pâtit pour le mal qu’elle n’a pas fait !

« Elle dit ça, monsieur, en frappant tellement du pied, en regardant tous les visages avec un air si sûr de ce qu’elle disait, en élevant tellement la voix et en appuyant tellement sur les mots, comme si elle avait défié Dieu lui-même de la démentir, que toute l’écurie en trembla, et que le père, la mère, Cyprien, sa femme, la bergère, changèrent de figure et approchèrent leurs visages du sien pour mieux l’écouter.

« Alors, malgré tout ce que je pus faire, elle leur raconta tout ! tout, monsieur : mon attachement surnaturel pour Josette, ma promesse de lui tenir lieu de mère, mon chagrin d’avoir été obligée de renoncer à Cyprien pour ne pas la quitter, le mariage secret de cette imprudente fille avec le maréchal des logis, son enfant, sa mort, l’accusation contre la sage-femme, la faute prise sur moi pour couvrir la mémoire et la croix de vierge de ma sœur, ma générosité (elle l’appela ainsi, monsieur) de venir la délivrer de prison et m’y faire recevoir à sa place en me laissant croire fautive de ce qui n’était pas ; enfin, tout, quoi !

« — Et voyez, ajouta-t-elle encore en me faisant taire forcément quand je voulais l’arrêter ou la contredire, voyez ! la voilà encore qui voudrait être avilie et méprisée devant vous, et qui souffre la misère, la honte, la faim et le froid, plutôt que de réclamer ce qui lui revient : sa réputation et sa vertu !… Ce que j’ai dit est dit, » ajouta-t-elle en finissant.

« Puis elle m’embrassa encore en pleurant, et elle me dit : « Mam’selle Geneviève, pardonnez-moi ici-bas ; je suis sûre que votre pauvre sœur défunte me pardonne dans le paradis. Si ces gens-là ne veulent pas vous rendre justice, venez chez moi, moi je vous prendrai comme ma fille, et je me glorifierai devant tout Voiron de partager mon lit et mon pain avec la plus honnête et la plus pure fille du pays ! »


CXVI


« Personne ne disait rien, et tout le monde pleurait, comme monsieur ; Cyprien se mit à genoux à ma place. « Pardonnez-nous, me dit-il, de vous avoir méconnue, mam’selle Geneviève. C’est vous qui l’avez voulu. Quelque chose me disait bien toujours là qu’il devait y avoir un mystère là-dessous, et qu’en me disant adieu sur le pont vous n’aviez pas l’intention de vous moquer de mon amitié et de me trahir. Mais que voulez-vous ? il faut pardonner à mon père et à ma mère d’avoir été trompés. Quand il y a des brouillards sur la plaine, ça devient des nuages sur la montagne. Nous n’y avons pas vu clair avant le jour d’aujourd’hui. Mais v’là ma femme, dit-il en me l’amenant, qui vous aimera bien, et ma mère, et mon père, qui vous traiteront comme une fille retrouvée ; moi je serai pour vous comme votre frère le soldat, s’il était rentré au pays. J’ai déjà deux enfants, je vais en avoir un troisième peut-être cette nuit, c’est pour cela que la sage-femme est ici ; ça s’est trouvé comme par miracle ! Dieu est Dieu, voyez-vous ! ce que les gens d’en bas appellent des rencontres, nous autres d’en haut nous l’appelons la Providence ! Ma mère est âgée, mon père est las, Catherine a trop de ses trois enfants à soigner, sans compter ceux qui pourront venir ; nous avons besoin d’une servante à la maison.

« — Oui, dit Catherine en l’interrompant, j’allais le dire.

« — Oui, dit le vieillard, ça me rappellera l’histoire des douze sous. Je n’aurai pas peur qu’elle nous vole, celle-là !

« — Oui, dit la mère, ça me fait penser au festin des fiançailles. Elle servait bien à table, tout de même, celle-là !

« — Oui, oui, oui, dit la sage-femme en nous faisant embrasser, Catherine et moi ; venez, Geneviève, que je vous prête du linge, une coiffe, une robe et des souliers, pour que vous n’entriez pas avec vos habits de mendiante dans la maison où vous êtes entrée autrefois avec vos habits de fiancée. Après ça, nous irons manger la soupe.


CXVII


« Et c’est ainsi que je devins servante, et servante de bon cœur, dans la maison où j’avais dû être maîtresse ; mais sans rancune, monsieur, en me souvenant avec plaisir que j’avais aimé Cyprien, et en aimant encore mieux sa femme à cause de lui.


CXVIII


« Ça dura comme ça trois ans et deux mois. J’aimais la maison, j’aimais mon état, j’aimais les enfants, j’aimais les vaches, j’aimais l’étable, où je couchais maintenant dans un bon lit de planches de sapin, au bruit des clochettes du bétail. Je passais la plus grande partie du jour, pendant les mois d’été, à garder les génisses dans les prés d’en haut, au bord des sapins, en tricotant mon bas ou en faisant mes prières. Je me disais en voyant des tourbillons de neige folâtrer sur les têtes des arbres et poudrer les prés : « Voilà pourtant ce qui devait être ton linceul et ce qui t’a conduite dans une bonne maison où tu ne crains plus ni honte, ni froid, ni faim ! » Ah ! la grâce de Dieu, monsieur, on ne sait jamais par où elle passe ! on n’y croit jamais assez, voyez-vous ! Aussi je ne m’inquiétais quasi plus de rien.


CXIX


« Eh bien ! j’avais tort pourtant ; il ne faut jamais tenter Dieu, ni par excès de défiance, ni par excès de présomption. Souvent le bonheur est là, qu’on le croit bien loin ; le malheur est derrière la porte !

« Le malheur !… Ah ! quel malheur !… Il arriva comme personne n’y pensait.

« Vous savez ce que je veux dire, monsieur : vous êtes jeune, mais il n’y a de cela que dix ans. Vous avez entendu parler de la maladie qu’on appelle l’épidémie et qui a tant fait mourir de pauvre monde pendant trois mois qu’elle a passés, d’abord dans la plaine, et puis sur ces montagnes, où l’on dit que les aigles ont été la prendre pour la donner aux oiseaux, les oiseaux aux poules, les poules aux insectes, les insectes aux hommes. Elle monta jusque chez nous, monsieur ; elle emporta d’abord le curé, comme pour être plus libre de ravager le troupeau ; puis elle frappa de maison en maison à presque toutes les portes, comme le marguillier quand il va faire la quête des Rogations. Le charpentier et ses deux fils ne pouvaient pas suffire à faire des cercueils. Bientôt un des fils mourut, puis l’autre, puis le père. Il fallut enterrer le dernier sans bière, dans son linceul.

« Depuis le commencement de la maladie, j’avais laissé les vaches seules au pré et je ne soignais plus que les pauvres malades. Comme j’étais de la ville, et plus entendue aux remèdes et aux soins que les paysannes du village, Cyprien et sa femme m’avaient cédée aux deux sœurs de l’hospice qui étaient montées de Grenoble pour assister les mourants. Je les aidais dans leurs fonctions pour l’amour de Dieu, et j’appris d’elles, ainsi, toutes les tisanes qu’on fait dans les hôpitaux. Quand elles eurent gagné l’une et l’autre la mort à cette bonne œuvre, ce fut moi qui les remplaçai seule pour tout le pays.

« Mais, hélas ! bien que la maison de Cyprien fût écartée et exposée au courant d’air sain et rafraîchissant qui descend de la gorge de l’avalanche, la mort trouva la porte. Elle emporta dans mes bras d’abord le père, puis la jeune mère avec ses trois petits enfants en trois jours, comme la grappe avec les graines, puis le pauvre Cyprien lui-même, moitié de chagrin, moitié de maladie. Ce fut moi qui le veillai la nuit de sa mort et qui lui ôtai son anneau de mariage du doigt pour le porter au moins après sa fin, en mémoire de nos fiançailles. (Que Dieu me le pardonne !) Hélas ! je croyais que je ne pensais plus au passé, mais je vis bien que je l’aimais toujours sans m’en douter. Les yeux sont comme ces oranges que je pressais pour faire sa tisane, monsieur : quand on les a pressées une fois, on croit qu’il n’y a plus d’eau amère dedans ; mais, quand on les presse davantage, il y en a toujours ; elle ne coule pas, voilà tout ! La vieille mère fut la seule qui résista. « La mort ne veut pas de moi à cause de mes péchés envers vous, Geneviève, me dit-elle ; j’ai été trop dure dans le temps du mariage ; le bon Dieu me punit. Je vais me retirer chez des parents. »


CXX


« Ce fut à ce moment, monsieur, que le nouveau curé, mon pauvre cher maître, votre ami, fut envoyé dans la paroisse pour remplacer le curé défunt, comme un enfant perdu qu’on envoie à la brèche pour combler le fossé de son corps ou pour tenir le drapeau debout un moment de plus. Aucune servante d’en bas n’avait voulu le suivre : il n’avait point de gages à donner, que la peine de secourir les agonisants et de porter le lait de sa chèvre aux petits orphelins dont l’épidémie avait emporté les mères. Ce pauvre jeune homme, tout humain et tout miséricordieux qu’il était, il ne pouvait pas tout faire ; il n’avait pas les mains adroites et douces pour ces créatures comme une femme accoutumée aux malades et aux enfants. Je lui demandai s’il voulait m’accepter pour servante, connaissant l’endroit et sachant faire un peu de tout. « Nous ne parlerons pas de gages, monsieur le curé, que je lui dis ; vous me nourrirez, vous m’habillerez, j’aurai mes soirées à moi pour tiller du chanvre, filer de la laine ou faire des bas ; ça me suffira. Je n’étais pas si riche quand je suis montée ici ; je puis bien en redescendre pauvre si jamais vous me renvoyez de chez vous. »

« Les gages furent convenus ainsi, et j’entrai dans ma dernière place.


CXXI


Ah ! monsieur, que j’ai été heureuse, et que le bon Dieu m’avait bien ménagé après tant d’ennuis la compensation de mes peines ! Pensez donc, un homme si bon, si charitable, si aumônier, qu’il ne se gardait seulement pas une once de sel ou une salade du jardin, si je n’y avais pas pensé pour lui ! Jamais un mot plus haut que l’autre : toujours triste, mais toujours résigné. Une cuisine à faire comme pour une mouche ! Du pain sur la table pour quiconque frappait à la porte. Une vache, une chèvre, un chien, des oiseaux à soigner. Des ruches entourées de giroflées sous la fenêtre, des pots de fleurs sur la galerie. La paix, tout le jour assise, là, ou les pieds au soleil sur le pas de la porte ; les enfants à faire épeler leur croix de par Dieu, et de pauvres femmes venant causer avec leurs rouets, l’hiver, sous la voûte sombre du four ! Rien à faire que les cierges à allumer aux baptêmes et les dragées à recevoir des parrains et des marraines en sortant de l’église. Tous les matins et tous les soirs la prière, tant que cela me plaisait dans le cœur. J’étais heureuse, monsieur, cela ne pouvait pas durer.


CXXII


« — Mais, ma pauvre Geneviève, lui dis-je, qu’allez-vous devenir à présent ?

« — Ah ! monsieur, je ne m’en inquiète pas, répondit-elle. Celui qui m’a menée par la main, de mon cercueil dans la neige à l’étable chaude de la mère Cyprien, saura bien me conduire encore où il fera bon pour moi. N’y a-t-il pas encore des étables dans la montagne ? Et n’y suis-je pas connue et aimée ? Je puis m’en vanter. Il y a bien des braves gens qui me garderont et me nourriront pour mes sarclages au printemps, pour mes glanes l’été, pour mes quenouilles filées l’hiver. Je ne demande que mon nécessaire, voyez-vous ; ça n’est pas beaucoup, et le monde en ce pays est généreux. Ne pensez pas à moi. Et puis, si je deviens infirme, je connais les sœurs de Grenoble ; elles me feront bien avoir un lit à l’hospice. En faut-il plus pour mourir ?

« — Oh ! lui dis-je, j’espère bien que, toutes les petites dettes payées, il restera pour vous un petit pécule sur le prix du mobilier de mon pauvre ami, et je vous prierai de l’accepter en mémoire de lui et en souvenir de moi.

« — Ah ! monsieur, me répondit-elle, ne pensez donc pas à moi ; le bon Dieu n’y a-t-il pas toujours pensé, et n’y pensera-t-il pas bien encore jusqu’à ce qu’on me couche ici sous l’herbe de Cyprien et de sa femme, aux pieds de mon pauvre maître, dans le cimetière ? Il y a des lits faits pour tout le monde dans la dernière hôtellerie du bon Dieu ! Le tout est d’y arriver avec une bonne conscience et sans regrets.

« — Et puis, tenez, monsieur, ajouta-t-elle en se levant vivement de sa chaise et en tirant de la caisse noire du tourne-broche un livre de messe froissé, usé et enfumé, qu’elle ouvrit à une page marquée par un morceau de papier plié en quatre, tenez, je vais vous dire une chose encore qui m’a toujours soutenue dans ma condition.


CXXIII


« Un soir du dernier hiver, il vint ici un vieillard en habit d’ermite demander à passer la nuit au presbytère. Monsieur le curé était descendu à Grenoble ; tout de même je reçus bien le pauvre pèlerin. Je lui fis la soupe, je lui préparai des œufs, je lui donnai un lit, je mis de la braise au feu, nous passâmes la soirée à causer ensemble, comme nous voilà, jusqu’à près de minuit. Ah ! monsieur, excepté monsieur le curé lui-même quand il parlait de Dieu en chaire, je n’ai jamais entendu un homme parler comme celui-là. Je le regardais quelquefois en dessous pour voir si ce n’était pas un ange déguisé. Je lui demandai de m’apprendre une prière de mon rang et de mon état.

« En s’en allant, le lendemain matin, il me laissa ce morceau de papier, qu’il avait écrit avec la plume de monsieur le curé, et il me dit de le lire quelquefois en me souvenant de lui. Le voilà, monsieur, lisez-le. »

Et je lus :


PRIÈRE DE LA SERVANTE


« Mon Dieu, faites-moi la grâce de trouver la servitude douce et de l’accepter sans murmure, comme la condition que vous nous avez imposée à tous en nous envoyant dans ce monde. Si nous ne nous servons pas les uns les autres, nous ne servons pas Dieu, car la vie humaine n’est qu’un service réciproque. Les plus heureux sont ceux qui servent leur prochain sans gages, pour l’amour de vous. Mais nous autres, pauvres servantes, il faut bien gagner le pain que vous ne nous avez pas donné en naissant. Nous sommes peut-être plus agréables encore à vos yeux pour cela, si nous savons comprendre notre état ; car, outre la peine, nous avons l’humiliation du salaire que nous sommes forcées de recevoir pour servir souvent ceux que nous aimons.

« Nous sommes de toutes les maisons, et toutes les maisons peuvent nous fermer leurs portes ; nous sommes de toutes les familles, et toutes les familles peuvent nous rejeter ; nous élevons les enfants comme s’ils étaient à nous, et, quand nous les avons élevés, ils ne nous reconnaissent plus pour leurs mères ; nous épargnons le bien des maîtres, et le bien que nous leur avons épargné s’en va à d’autres qu’à nous ! Nous nous attachons au foyer, à l’arbre, au puits, au chien de la cour, et le foyer, l’arbre, le puits, le chien, nous sont enlevés quand il plaît à nos maîtres ; le maître meurt, et nous n’avons pas le droit d’être en deuil ! Parentes sans parenté, sans famille, filles sans mères, mères sans enfants, cœurs qui se donnent sans être reçus : voilà le sort des servantes devant vous ! Accordez-moi de connaître les devoirs, les peines et les consolations de mon état, et, après avoir été ici-bas une bonne servante des hommes, d’être là-haut une heureuse servante du maître parfait ! »


CXXIV


Ici finit le récit de Geneviève.

Elle continua tranquillement son tricot, après l’avoir terminé, comme si je n’avais interrompu son travail et le cours ordinaire de ses pensées que pour lui demander un de ces légers services qu’elle me rendait vingt fois dans la journée. Elle ne croyait pas qu’un récit si simple valût la peine de se reposer après l’avoir achevé, encore moins qu’il fût de nature à produire en moi la moindre admiration. D’ailleurs, elle ne se regardait jamais elle-même ; elle ne se croyait pas, dans la pensée d’autrui et dans la sienne même, plus d’importance qu’un de ces brins de chanvre qu’elle foulait sous ses sabots ou qu’elle balayait au feu après les avoir tillés. « Je ne suis pas quelqu’un, moi, disait-elle ; je suis quelque chose. Dieu veuille seulement que je sois encore bonne à je ne sais quoi ! » Jamais je n’avais vu un si complet désintéressement de soi-même que celui de cette brave fille.

Je restai longtemps après ce récit à regarder la braise du foyer sans dire un mot, car je craignais de remuer plus longtemps dans ce cœur simple les souvenirs de Cyprien, de Josette, de Jocelyn, qui devaient en renouveler les émotions. Je me reprochais presque ma curiosité, puisqu’elle lui avait coûté quelques larmes. À quoi bon troubler l’eau qui dort pour prendre dans sa main un peu de sable qui est au fond, et pour le regarder au soleil ? Ce sable est fait pour rester sous l’eau. Il en est ainsi du limon pur ou impur d’une vie cachée. Il faut le laisser au fond de son bassin.

Je sifflai mon chien, et j’allai me coucher sans dire adieu à Geneviève, en amortissant le bruit de mes pas dans la cuisine et dans le corridor, de peur de lui laisser prendre garde à moi. Elle tricotait toujours.


CXXV


Le lendemain, de bonne heure, j’entendis Geneviève aller, venir, appeler les poules, flatter le chien, lâcher la chèvre, siffler les oiseaux, arroser les pots de fleurs, bêcher les laitues, épousseter les tables, cirer l’armoire, répondre à la porte, causer avec les passants, comme à l’ordinaire. C’était le jour de la vente, cependant. Elle avait le cœur bien gros de voir s’en aller ici et là, à l’enchère, dans la petite cour, tous les objets de ce pauvre mobilier qui faisait pour ainsi dire partie de sa vie. Heureusement cela ne fut pas long : avant dix heures du matin, tout était enlevé par les voisins, qui voulaient tous avoir à tout prix quelque chose qui eût appartenu à leur ami : l’un le bois de lit, l’autre la table, celui-ci l’écritoire, celui-là le crucifix de cuivre, les femmes une poule, les jeunes filles un chapelet. La mère Cyprien acheta la chèvre, que Geneviève lui recommanda sur son âme. J’achetai pour moi le chien et pour Geneviève les oiseaux. Elle pleura bien à chaque chose qu’on adjugeait et qu’on emportait de la cour. Quand tout fut vide, nous rentrâmes tristement, elle et moi, sans chaises pour nous asseoir. Les murs nous regardaient et nous disaient : Voilà ce que c’est qu’une maison qui contient, quand elle est remplie, tant d’amour, de bonheur et de douleurs de l’homme : quatre pierres liées par un peu de chaux et recouvertes de quatre tuiles !

« Ce que c’est que de nous ! s’écriait Geneviève en touchant ces murs nus et couverts, derrière les meubles absents, de poussière noirâtre et de toiles d’araignée. Est-ce la peine de s’enraciner à cela ? Autant ne vaut-il pas quatre pelletées de terre sur le corps ? Je n’en ai point, de maison ; mais il y aura bien toujours pour moi un coin quelconque sous les pierres et sous la tuile des autres ! »

Nous avions gardé un morceau de pain, que nous mangeâmes au bord de la fontaine, en émiettant le reste pour les hirondelles de Jocelyn et pour les passereaux et les rouges-gorges que nous allions laisser dernière nous.


CXXVI


« Vous allez descendre avec moi chez ma mère, dis-je à Geneviève ; vous coucherez avec une des servantes de la maison, et vous mangerez notre pain pendant tout le temps qui vous sera nécessaire pour retrouver une bonne place dans le pays. Ma mère vous ressemble par le cœur, elle a l’âme douce et tendre comme vous, elle s’est faite la servante volontaire de toute la contrée : on la dérange tout le jour et on la réveille toutes les nuits pour celle-ci ou pour celui-là ; elle n’est pas riche d’argent, mais elle est riche de cœur comme vous ; ainsi c’est quasi la même chose, Geneviève ; car on a beau dire, allez ! il y a plus d’amitié et de service dans un cœur que dans un écu.

« — C’est vrai, pourtant, dit-elle en souriant, je n’y avais jamais pensé ; mais pourquoi ? reprit-elle en n’interrogeant du regard.

« — Pourquoi ? lui dis-je, mais c’est tout simple : c’est qu’un écu n’est jamais qu’un écu, et qu’un cœur, ça se multiplie ! Et puis, l’un vit et l’autre est mort ! ajoutai-je encore.

« — Et puis, l’un est chaud et l’autre est froid, » me dit-elle finement.

Nous finîmes par rire tout en pleurant.


CXXVII


« Eh bien, monsieur, partons donc quand vous voudrez, vint-elle me dire un moment après, en tenant sous son bras, dans un tablier, toute sa petite fortune, composée du peu de linge et des petits objets qui étaient dans l’armoire.

« — Allons ! » lui dis-je.

Et nous partîmes, non sans nous retourner bien des fois pour revoir les murs gris couleur de rocher et les tuiles rougeâtres du presbytère, qui se dessinaient derrière nous, sur le bleu du ciel, au milieu des flèches noires de sapins. On voyait des hirondelles raser le toit où il n’y avait plus d’amis pour elles.

« Allez, allez, pauvres petites, disait Geneviève en sanglotant, je n’y suis plus pour recevoir vos petits dans mon étoupe, et pour vous les rendre quand ils tomberont du nid !

« — Allons, Geneviève, faites-vous une raison, lui disais-je ; le bon Dieu y sera toujours.

« — C’est vrai, monsieur, me répondit-elle en s’essuyant les yeux ; mais que voulez-vous ? c’est plus fort que moi, je ne puis voir souffrir les bêtes. Encore bien heureux, ajouta-t-elle, qu’il n’y ait personne pour me voir passer devant les portes des maisons, parce qu’il fait beau et que tout chacun est à son ouvrage. »


CXXVIII


Tout en devisant ainsi, nous descendions les rampes rocailleuses du village, dont les cailloux brûlaient les pattes des deux chiens, et nous étions déjà à un tournant du sentier qui débouche sur le torrent de la cascade, et où un gros rocher surmonté d’une croix, à notre gauche, nous dérobait la vue du pont rouge.

« Voilà la limite de la paroisse, me dit tristement Geneviève ; ça me coupe les jambes, pourtant, de la traverser ! Et dire que je ne la repasserai jamais plus ! Et dire, ajouta-t-elle en rougissant un peu comme d’orgueil involontaire, dire que moi qui m’en vas comme ça, à pied, mon paquet sous le bras, recevoir asile par charité de votre mère, on m’a vue là, sur ce même pont, à cheval sur un mulet endimanché, au milieu du monde qui me complimentait comme une vraie dame, et qui jetait des coquelicots sous les pas de la bête ! Ah ! c’en était un triomphe, ça, monsieur, comme on n’en reverra plus ! Et puis il y en avait bien un autre dans mon cœur en ce temps-là ! car Cyprien vivait et je pouvais être sa femme !…


CXXIX


« — Allons, allons, n’y pensons plus, Geneviève ; je me repens de vous en avoir fait souvenir. Le soleil baisse, et il nous faut sortir des gorges avant la nuit ; et si nos pensées font retour en arrière chaque fois que nos pieds font un pas en avant, quand arriverons-nous ? »

Et je l’engageai à presser le pas.

Mais, au moment où nous tournions l’angle du rocher pour nous engager sur la culée du pont de bois rouge, Geneviève s’arrêta en poussant une exclamation de surprise et en laissant tomber son paquet, qui roula dans la poussière. « Tiens ! qu’est-ce que je vois, mon Dieu ? » s’écria-t-elle. Je m’avançai, et je vis une quarantaine d’hommes, de femmes, de vieillards, de jeunes filles et de petits enfants, groupés au milieu du pont, tous tenant quelque chose à la main et regardant du côté où nous descendions, comme pour arrêter quelqu’un au passage.


CXXX


En apercevant Geneviève, tout ce monde s’ébranla, les enfants les premiers, les filles après, puis les hommes, puis les femmes, puis les vieillards, comme dans une procession des Rogations dans ces chemins jonchés de branchages de sapin. « La voilà ! la voilà ! criaient les petits enfants en battant des mains. — Oui, c’est elle et le monsieur, disaient les jeunes filles. — Elle croit partir tout de bon, disaient les femmes, mais elle n’aura pas le cœur de quitter ainsi le pays, peut-être ! — Nous saurons bien l’en empêcher, disaient les hommes en étendant les deux bras vers les balustrades du pont, comme pour le barrer ; le pont est à nous ! » Les chiens, effrayés, s’étaient réfugiés entre nos jambes ; Geneviève restait changée en statue au bout du pont.

« Eh bien, Geneviève, lui dis-je tout bas en souriant, avant que le groupe ne nous eût tout à fait abordés, vous disiez qu’on ne verrait plus jamais un triomphe comme celui du jour où vous fûtes arrêtée sur ces mêmes planches avec le mulet ! En voilà un autre, pourtant, de triomphe ! Si ce n’est que le pont était jonché de coquelicots et qu’aujourd’hui il est jonché de tous ces cœurs qui vous aiment !

« — Ah ! oui, monsieur, répliqua-t-elle avec un gros soupir ; mais il y en avait un alors, de cœur, qui m’aimait pour tous ! »

Et elle sanglota d’émotion.


CXXXI


Le groupe s’arrêta, se débrouilla, fit place à un bon vieillard qui déplia une écharpe et qui s’en décora gravement comme pour une cérémonie publique ; puis il s’avança vers Geneviève, tira un papier de la poche de sa veste, et lut ce petit discours :

« Mademoiselle Geneviève, vous voyez ici devant vous les magistrats, les habitants, les femmes et les enfants de la paroisse de Valneige, que vous avez sauvés de l’épidémie et secourus dans toutes leurs maladies, misères ou afflictions, pendant l’année où ils étaient abandonnés de tout le monde, et pendant sept années consécutives après. Ça suffit pour que nous ne vous laissions pas, comme des ingrats et des malappris, aller gagner votre pain ailleurs dans vos vieux jours. On dirait dans le canton : « Regardez donc les habitants de cette commune, ils n’ont pas même la mémoire des animaux, car les animaux, ça connaît les personnes qui leur ont fait du bien, et ça s’y attache pour la vie. » De même nous, mademoiselle Geneviève, nous nous nous sommes attachés à vous, femmes, enfants, jeunes filles, vieillards, pauvres ou riches, jusqu’à la mort, et nous avons décidé entre nous que nous ne vous laisserions jamais partir et passer ce pont de notre gré, mais que chacun de nous, suivant ses moyens, vous garderait qui six mois, qui trois mois, qui un mois, qui huit jours, dans sa maison, dans son étable, à sa soupe, jusqu’à votre vieillesse, passé laquelle la paroisse se cotisera volontairement et sans permission de l’autorité, ni besoin du collecteur, pour vous payer un lit et une chambre à l’hospice des sœurs hospitalières de Grenoble, qui sont venues nous assister avec vous et qui vous connaissent. En foi de quoi, moi, adjoint au maire de la commune, en l’absence du maire décédé, je vous défends de passer ce pont, et je vous commande de me suivre, le premier, dans ma maison, où ma femme et mes filles vous ont fait un lit. »

Après ce beau discours, l’adjoint remit son papier dans sa poche, et ayant donné le signal et l’exemple en embrassant Geneviève, tout le monde se précipita à son cou pour l’embrasser ; puis les enfants ramassèrent son paquet et le portèrent en poussant des cris de joie devant elle, et on la força à reprendre le chemin du village. Je lui dis adieu en l’embrassant à mon tour, les yeux mouillés, le cœur attendri. Elle sanglotait si fort, qu’elle ne pouvait presque me parler.

« Ah ! oui, cependant, dit-elle, vous aviez raison, en voilà un de triomphe ! et bien sûr que je ne m’y attendais pas !

« — Ni moi non plus, lui dis-je, mais il ne faut jamais désespérer des bons sentiments. L’ingratitude a son jour, mais la reconnaissance a son lendemain. Adieu, Geneviève, et soyez heureuse avec cette famille, elle vaut bien celle que vous a refusée le bon Dieu. »

Le chien de Jocelyn la suivit.