Geneviève, histoire d’une servante/Épilogue

Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 30p. 384-441).


ÉPILOGUE




Deux ans plus tard, une longue chasse aux ours, qui dura plusieurs semaines, me ramena dans les forêts voisines de Valneige. Je voulus savoir ce qu’était devenue la pauvre Geneviève. Je laissai mes camarades de chasse à l’auberge des Abîmes, et je montai seul au village par le pont Rouge.

« Oh ! Geneviève ! me dit le premier enfant que je rencontrai ; elle ne loge plus chez l’un et chez l’autre comme avant. On lui a bâti une petite maison à elle entre l’église et la cure, où il y a deux lits pour les malades de la paroisse qui n’ont personne pour les soigner chez eux, et c’est elle qui tient l’infirmerie. »

Je m’y fis conduire. Elle était seule. Il n’y avait point de malade en ce moment dans le village. Elle me reconnut et m’embrassa comme sur le pont.

« Oh ! je suis bien heureuse, Monsieur, me dit-elle ; je ne suis plus servante de personne, mais je suis la servante de tous ceux qui n’en ont point. Quelquefois, comme aujourd’hui, je n’ai que le bon Dieu à servir ! et vous, si vous voulez, ajouta-t-elle avec grâce, car la chambre des pauvres est vide et le lit est bien propre, acceptez donc d’y passer la nuit. Nous ne manquerons ni d’œufs, ni de miel, ni de pain de seigle quand on saura dans le village que c’est vous. Et puis, le chien ! Ah ! va-t-il être aise de vous revoir, lui ! car il vous connaissait bien pour l’ami de son maître, et quand je dis votre nom par badinage, il branle la queue comme s’il voyait dans sa mémoire. »


CXXXII


J’acceptai avec joie l’hospitalité de Geneviève, et toutes les voisines, sachant par elle qu’elle avait le monsieur à nourrir, apportèrent plus qu’il ne fallait pour un souper de chasseur.

Nous soupâmes ensemble comme à la table de la cure, en causant du vieux temps de deux ans. Après souper, elle jeta une brassée d’éclats de sapin au feu, et nous continuâmes à parler de choses et d’autres jusqu’à onze heures de nuit, au bruit du tonnerre qui grondait bien fort et de la pluie à torrents qui tombait contre les vitres de la chambre.


CXXXIII


En ce moment, trois petits coups de marteau, frappés d’une main évidemment timide à la porte de la cour, interrompirent les réflexions que je voulais lui faire sur son récit si simple, et les questions que je voulais encore lui adresser. Mais, bien qu’il fût trop tard et que la nuit fût sombre, Geneviève courut ouvrir sans manifester la moindre hésitation ni la moindre terreur. Je mis la tête machinalement à la fenêtre qui donnait sur le chemin, pour savoir qui pouvait frapper à une porte isolée à une pareille heure, et j’entendis le dialogue suivant :

« Ouvrez, pour la grâce de Dieu, et donnez-moi une place au grenier à foin ou dans une grange pour passer la nuit !

« — Qui êtes-vous ?

« — Je suis le petit garçon du magnien qui a perdu sa route, et qui va chercher au pays la femme de mon maître. »

La voix disait assez d’elle-même que c’était un enfant en bas âge ; car cette voix était claire, douce et timbrée comme celle d’une jeune fille.

« Et où est-il, votre maître ?

« — Il est à Voiron, resté malade à l’hôpital.

« — Entrez, mon pauvre petit, » dit Geneviève.

Et je l’entendis tirer le verrou et faire tourner le battant de la porte de chêne à gros clous sur le gond criard de la porte.

Elle remonta bientôt l’escalier de la galerie et rentra dans la cuisine : accompagnée d’un enfant de dix à douze ans, qui s’appuyait sur un bâton de bois blanc plus haut que lui, et qui pliait sous un gros sac de toile de chanvre attaché sur ses épaules par deux bretelles de cuir.

Il y avait eu un grand orage dans la soirée. Le sac, les habits, le chapeau de feutre blanc et les cheveux pendants de l’enfant ruisselaient comme s’il était sorti de la fontaine.

Geneviève jeta au feu, qui allait s’éteindre, une brassée de branches de pin, d’où jaillit à l’instant une grande flamme résineuse ; elle coupa une tranche de pain sur le bout de la table, tira du buffet le reste de la salade du soir, et versa dans un verre un doigt de vin. Pendant ce temps-là, l’enfant défaisait ses bretelles, ôtait sa veste, secouait son chapeau et retournait son sac sur une chaise de bois, devant la flamme du foyer, pour faire sécher la toile.


CXXXIV


Je le regardais en souriant, ce petit voyageur, qui faisait déjà seul le tour de ces sauvages montagnes, et qui aurait été obligé de faire deux ou trois de ses petits pas pour franchir une des grosses fourmilières que l’on rencontre dans ces bois de sapins.

C’était une des plus charmantes et des plus touchantes figures féminines d’enfant que j’eusse jamais vues dans ma vie. De grands yeux noirs avec des cils qui faisaient ombre sur sa paupière inférieure, rappelant cette ombre artificielle dont les femmes d’Orient en bordent leurs yeux pour en relever l’éclat ; une bouche entr’ouverte comme celle de tous les enfants, qui semblent avoir à aspirer toute une longue vie, et qui n’ont rien encore à retenir dans leur cœur ; des dents petites et rangées comme des grains de grenade dans leurs alvéoles de chair rose ; un petit nez dont les narines transparentes palpitaient comme les ailes d’un petit oiseau qui s’efforce de les ouvrir avant qu’elles aient les plumes ; un front arrondi, blanc sur les yeux, marqué de rose sous les cheveux par la trace du lourd chapeau qui en avait pressé la peau trop tendre ; des cheveux d’un blond foncé, approchant du noir, longs, ondés, vernissés et séparés par l’eau qui en coulait en nattes fines et humides, comme ceux d’une femme quand elle peigne le matin ses tresses sortant du réseau qui leur a donné ses plis nocturnes. Avec tout cela, quelque chose dans le regard, dans la physionomie, dans l’attitude, dans les mouvements, de sérieux, de réfléchi, d’attentif à ce qu’il faisait, au-dessus de son âge. Je ne me lassais pas de le voir ôter sa veste, l’étendre sur ses genoux pour la faire égoutter, vider ses poches, retourner son sac sur sa chaise, ranger son bâton derrière la porte, aller, venir dans la cuisine, en prenant garde de ne rien déranger et de ne pas marcher avec ses gros souliers ferrés sur les pattes du chien ou du chat. Geneviève ne le contemplait pas avec moins d’attention et ne l’admirait pas avec moins d’étonnement que moi ; elle semblait même l’étudier d’un œil plus fixe et plus attendri, comme s’il y avait eu dans ce visage et dans ce caractère je ne sais quel souvenir ou quelle ressemblante qui reportait sa pensée au loin et où elle ne voulait pas aller.


CXXXV


Quand l’enfant eut fini de souper sur le bout du banc et qu’il nous crut occupés à causer auprès du feu sans faire attention à lui, il vint doucement prendre son sac séché au feu sur la chaise ; il le porta sur la table, où il venait de manger son pain ; il le dénoua, et il étala un à un, devant lui, sur la nappe, tous les petits objets contenus dans sa valise d’enfant. Il les touchait, les examinait, les essuyait, les rangeait, pour s’assurer que la pluie n’avait rien gâté de ce qu’il portait avec tant de soin à la femme et aux filles de son maître, le magnien. C’étaient des étuis de bois peints à grosses fleurs rouges et jaunes, des aiguilles et des épingles dans de petits carrés de papier bleu, des jouets d’enfant, des chapelets de petits grains noirs et rouges pour colliers, des bagues de laiton, et enfin une feuille enveloppée d’une double feuille du gros papier gris dans lequel les épiciers enveloppent leurs pains de sucre. Il regardait, touchait, tournait, retournait, essuyait, polissait tout cela comme aurait pu faire une personne raisonnable et soigneuse, comme s’il eût senti, par un isolement précoce, l’importance du dépôt dont il était chargé par son maître, ne s’apercevant seulement pas que Geneviève et moi nous le regardions du coin de l’œil.

Quand il eut fini sa revue, il replia tout, rangea tout dans différents papiers et remit tout dans le sac, qu’il noua avec soin par la gueule. Puis, ôtant de nouveau sa veste, il ouvrit sa chemise de grosse toile, dont la rudesse et la couleur faisaient ressortir la finesse et la délicate blancheur de sa peau d’enfant. Il prit des deux mains et enleva de son cou un long collier de crin noir, au bout duquel était suspendu sur son sein un objet apparemment plus précieux et plus personnel, qu’il posa sur la table, qu’il retourna avec des doigts encore plus soigneux et qu’il examina avec des yeux encore plus attentifs. C’était une large boîte ronde et plate en étain ou en fer-blanc battu, comme celles où les pèlerins portent leurs reliques et les matelots leurs papiers.

L’enfant, après l’avoir bien soufflée de sa petite haleine et bien polie de sa petite main, finit par l’ouvrir pour s’assurer mieux sans doute que la pluie n’y avait pas pénétré. Il en tira quelque chose qui était roulé dans la boîte en sept ou huit cercles, entouré de papier, comme les anneaux d’un serpent apprivoisé qui dort dans le creux de la main d’un psylle arabe. Il déroula les anneaux, déplia le papier, et nous en vîmes lentement sortir une longue tresse de cheveux châtain sombre, aussi souples, aussi ondoyants, aussi vivants de teinte et de vernis naturel que s’ils venaient de tomber, sous les ciseaux de sa sœur ou de sa mère, du front d’une jeune fille de seize ans. À la vue de cette boucle de cheveux, Geneviève, qui s’était levée de sa chaise pour se glisser derrière l’enfant, poussa un cri, arracha les cheveux de ses petites mains, les prit dans les siennes, toute tremblante, les approcha de la lampe, les regarda, les toucha, en pâlissant toujours davantage, puis s’écria en regardant le petit garçon :

« De qui tenez-vous ces cheveux ?

« — De la religieuse, répondit l’enfant.

« — Quelle religieuse ? dit Geneviève.

« — De la religieuse de l’hospice de Grenoble.

« — Vous êtes donc un enfant de l’hospice ?

« — Oui, dit l’enfant en baissant la tête et en rougissant, comme s’il eût déjà compris qu’il y avait de la honte dans sa misère.

« — Et de qui vous a-t-elle dit que venaient ces cheveux ? ajouta-t-elle avec une telle précipitation de paroles et le cœur si palpitant, que les mots semblaient s’entrechoquer sur ses lèvres et que la boucle tremblait comme la feuille au vent dans ses doigts.

« — De ma mère, répondit l’enfant.

« — De votre mère ! » s’écria Geneviève ; et elle tomba évanouie, les bras passés autour du cou de l’enfant.

J’entrevis qu’un grand mystère allait se passer de nouveau, insoluble peut-être, devant le cœur de la pauvre fille ; mais je dis comme elle : « Dieu est Dieu, et ce que les hommes appellent rencontre, les anges l’appellent Providence ! »


CXXXVI


L’évanouissement de Geneviève ne fut que d’une seconde ; elle se releva à l’instant du banc sur lequel elle s’était assise en sentant fléchir ses genoux, et se précipita, les deux bras jetés au cou de l’enfant, en criant : « Josette ! Josette ! » L’enfant, effrayé de ce geste et de ces cris, et ne comprenant rien à cette violence de l’émotion de Geneviève, croyait qu’elle voulait lui dérober les lettres, la boîte et les cheveux qu’il avait étalés sur la table ; il les couvrait de ses deux petites mains comme pour les retenir de toutes ses forces ; il criait en regardant vers moi, tout éploré, me demandant secours de la voix et des yeux. Geneviève, sans s’apercevoir de l’effroi qu’elle causait à l’enfant, tenait à deux mains sa tête, s’approchait, la repoussait, la rapprochait tour à tour de son sein et de sa lampe, pour s’assurer qu’une illusion ne trompait pas ses sens, et que les traits de l’enfant, qu’elle examinait ainsi et qu’elle comparait dans sa pensée avec des traits qu’elle avait dans la mémoire, étaient bien ceux de sa pauvre sœur. Elle ne jetait çà et là que des exclamations rapides et entrecoupées qu’elle s’adressait à elle-même : « Est-ce bien son front un peu bombé ainsi et séparé au milieu par ce petit pli que ma mère appelait le nid de mes lèvres ? — Oui ! » Et elle embrassait le front lisse et blanc de l’enfant à la même place où elle avait embrassé tant de fois celui de Josette. « Est-ce bien son nez un peu relevé par le bout, avec deux belles petites narines fines à travers lesquelles on voyait transpercer le soir la clarté rose de notre lampe ? — Oh ! oui, c’est bien cette forme et cette transparence. » Et elle collait le visage du petit contre son sein. « Est-ce bien cette bouche dont les deux coins, noyés dans ses joues, se relevaient quand elle était gaie, et fléchissaient comme cela quand elle avait envie de pleurer ? — Oh ! oui ! oui ! Tenez, il me semble qu’elle va me parler et me dire mon nom. » Et elle joignait ses mains devant les lèvres tremblantes et prêtes à pleurer de l’enfant ! Sont-ce bien ses yeux du même bleu que le ciel d’hiver ? Est-ce bien son menton creusé de cette même fossette ? ce cou rond, blanc, un peu incliné, où le poil follet des cheveux descendait en serpentant jusque entre les épaules ? — Oh ! oui ! oui ! » Et en disant cela elle ôtait délicatement la cravate de l’enfant, examinait attentivement le cou du petit, devant, derrière, des deux côtés, et l’embrassait à toutes les places ! Puis tout à coup, jetant un cri plus fort et se tournant vers moi en me montrant du doigt quelque chose : « Oh ! assez ! assez ! voyez donc, monsieur, tout ! tout ! jusqu’au signe que nous appelons le grain de beauté que Josette avait juste à l’endroit où son cou s’emmanchait avec sa poitrine, comme si les anges lui avaient attaché en venant au monde une belle épingle de jais à la naissance du sein ! Tenez ! le voilà ! le voilà ! monsieur ! Qu’on me dise maintenant que ce n’est pas elle ! » En poussant ces cris de surprise et de joie, elle entr’ouvrait un peu la grosse chemise de toile écrue de l’enfant, et me montrait, en effet, un large signe déjà couvert d’un duvet blond ; elle l’embrassa avec plus de transport encore qu’elle n’avait embrassé le front, les cheveux, le menton, les joues !

Ce signe, posé à la même place que sur la poitrine de Josette, paraissait à Geneviève l’acte de naissance, signé par Dieu lui-même, de l’enfant que le hasard remettait ainsi dans ses bras.

Elle se calma un peu et retomba assise sur le banc en regardant toujours le charmant visage étonné du pauvre magnien et en s’essuyant les yeux, d’où coulèrent à la fin deux flots de douces larmes.


CXXXVII


« Pourquoi donc que cette dame me déshabille comme ça et qu’elle pleure ? dit le pauvre enfant tout tremblant et me regardant comme pour m’interroger ; car il voyait bien que la servante sanglotait trop fort pour lui répondre.

« — C’est qu’elle a connu votre mère, lui dis-je, et que vous lui ressemblez tant, qu’elle croit la revoir après sa mort et l’embrasser en vous.

« — Ma mère ? dit le petit, elle n’est pas morte, Dieu merci ! Elle se porte bien, au contraire ; elle est bien plus jeune et bien plus rouge sur les joues que celle-là ; et puis, tout le monde dit que je ne lui ressemble pas du tout, pas plus qu’un agneau blanc ne ressemble à une brebis noire. Elle a les cheveux comme la plaque de la cheminée, et moi je les ai comme les sarments de notre treille. Après cela, ajouta-t-il, c’est possible pourtant, attendu que moi, j’en ai eu… (il compta sur ses doigts), oui, j’en ai eu une, deux, trois, peut-être bien quatre, de mères. On dit au pays que les autres n’en ont qu’une ; c’est peut-être ce qui fait la raison de cette demoiselle.


CXXXVIII


« — Tu en as eu deux, trois, quatre, de mères ? s’écria Geneviève, qui avait tout entendu, en se relevant de nouveau par un élan convulsif et en me regardant d’un regard de triomphe qui me disait : « Voyez si le cœur et les yeux m’avaient trompée ! »

« — Eh bien ! dit-elle après au petit, qu’elle se reprit à interroger avec plus de calme et avec la même tendresse de voix, quelle était donc ta première mère ? Voyons, conte-nous ça.

« — Oh ! la première, répondit l’enfant, je ne l’ai jamais vue. On dit qu’elle demeure dans un pays bien loin, là-haut, par-dessus les neiges et les étoiles, où l’on ne va qu’après sa mort.

« — Tenez, murmura Geneviève, qui buvait ses paroles, je ne le lui fais pas dire, sa première mère est morte.

« — Non ! elle n’est pas morte, dit l’enfant en la reprenant, mais elle ne vit pas dans le même pays que nous autres !

« — Allons, bien ! comme tu voudras, mon enfant, dit Geneviève ; et la seconde, la connais-tu ?

« — Oh ! celle-là, répondit l’enfant, je m’en souviens un peu, un peu, mais pas beaucoup ; elle était bien méchante, elle me faisait avoir bien soif et bien froid, mais je ne sais seulement pas son nom.

« — Et la troisième ?

« — Oh ! la troisième, dit-il en battant joyeusement ses deux petites mains l’une contre l’autre, c’est ma meilleure mère, c’est la vraie mère ! c’est Luce, c’est la femme de mon père le magnien ! Celle-là, nous nous aimons bien, allez ! Elle a soin de moi comme vous ! et elle a bien pleuré quand je l’ai laissée à la Saint-Jean, après la foire, en accompagnant la première fois mon père pour faire aller le soufflet sur les chemins, pendant qu’il étame les marmites du monde des villages.

« — Et où demeure-t-elle, ta troisième mère ? demanda Geneviève.

« — Elle demeure là-bas, bien loin, de l’autre côté des Échelles, dans un pays qu’on appelle le Gros-Soyer, où il y a cinq maisons écartées les unes des autres, qui ont chacune un verger et un pré avec des noyers et des sorbiers, et les plus beaux sont à nous.

« — Mais le clocher du pays, comment l’appelle-t-on ? dit la servante.

« — Ah ! le clocher, on l’appelle la paroisse, dit l’enfant avec assurance.

« — Tu ne lui sais pas d’autre nom ?

« — Non, dit le petit ; mais je sais bien le chemin, allez, et quand on a passé les Échelles, on tourne à gauche, on suit le torrent pendant une heure, et puis on tourne à droite, on monte, on monte, on monte par le sentier des chèvres, et on arrive, quand le soleil se couche, à la maison de mon père le magnien. S’il plaît à Dieu, et si vous voulez me donner demain, avant le jour, un morceau de pain dans ma poche, j’espère bien que j’y serai le soir, tout petit que je suis ! Mais, mon Dieu ! que ma mère va donc avoir du chagrin quand je lui dirai pourquoi je reviens tout seul, et que mon père m’envoie la chercher pour lui dire adieu avant de partir pour un pays dont on ne revient plus jamais ! jamais ! jamais ! répéta deux ou trois fois l’enfant consterné.

« — Oh ! tu n’iras pas tout seul, s’écria Geneviève en l’embrassant de nouveau ; j’irai plutôt avec toi, vois-tu, moi ! ou plutôt tu n’iras pas plus loin qu’ici ; j’irai à ta place, moi ; je vais partir tout de suite pendant que tu dormiras ; je demanderai aux Échelles la paroisse où il y a le hameau du Gros-Soyer, et je te ramènerai ta mère Luce demain soir, que tu mèneras à Voiron voir son mari, et il faut espérer qu’il ne lui dira pas adieu pour si longtemps que tu crois, pauvre petit ! »

En disant cela, Geneviève se mit à ôter ses sabots, à chausser ses souliers. Je l’arrêtai par le bras.

« Non, lui dis-je, Geneviève ; vous n’irez pas, ni le petit non plus. Je vais aller réveiller un de vos bons voisins, qui connaît le pays, je lui payerai sa journée et celle de son mulet, pour aller chercher au Gros-Soyer la femme du magníen. Il fera monter, en revenant, cette pauvre femme sur sa bête, et ils seront ici avant la fin de la journée de demain. Vous, vous allez faire dormir quelques heures le petit, qui succombe de fatigue et de sommeil. Au point du jour, vous monterez tous deux sur mon cheval, qui est bien doux et que je mènerai moi-même par la bride. Nous descendrons ensemble à Voiron, le petit nous conduira dans la maison où il a laissé son père malade ; je ferai venir un médecin, qui est de mes amis ; vous soignerez le mari de Luce comme vous avez tant l’habitude d’en soigner d’autres ; sa femme viendra après le consoler de son adieu s’il doit mourir, ou le ramener s’il doit vivre, et vous éclaircirez, avec la pauvre femme, le mystère que la figure de cet enfant a remué dans votre cœur. Qui sait, comme disait Jocelyn, si l’oiseau tombé du nid sur le pas de la porte ne sera pas quelquefois le plus heureux de la couvée ?

« — Vous avez raison, monsieur, dit Geneviève en remettant ses sabots et en prenant une physionomie un peu contrainte, comme si elle eût senti à regret la justesse de mon observation, tout en regrettant pourtant fort bien que ces vingt-quatre heures de retard ajournassent d’autant l’impatience qui la dévorait de causer avec Luce de cet enfant qu’elle adorait déjà et qu’elle craignait de perdre encore ; vous avez raison, je vais réveiller le vieux père la Cloche. On l’appelle comme cela à cause du collier de clochettes qu’il met au cou de son mulet et qui fait qu’on l’entend de loin à travers les neiges. Il est justement rentré avant-hier du Grésivaudan, et la bête sera reposée. »


CXXXIX


En quelques minutes, l’enfant fut couché et endormi, le père la Cloche éveillé, mon marché fait avec lui pour aller chercher la femme du magnien au Gros-Soyer, et le mulet sellé d’un bât recouvert d’un coussinet de laine pour asseoir la pauvre femme au retour. J’entendis bientôt les clochettes de la bête résonner en s’éloignant du côté de la Savoie.

J’allai prendre quelques heures de sommeil. Quant à Geneviève, elle avait une telle fièvre d’émotions, d’incertitudes et d’espérances luttant dans son cœur, qu’elle ne voulut pas quitter la cuisine où dormait l’enfant, et qu’elle s’accorda seulement sur le dossier de sa chaise, les yeux tournés vers le lit où il reposait, comme si elle l’avait couvé du regard, de peur qu’il ne disparût pendant son repos. Je crois bien qu’elle entendit sonner toutes les heures de cette courte nuit.


CXL


Avant que le jour dessinât tout à fait nettement les flèches noires des sapins sur le bleu du ciel, Geneviève, qui n’osait pas m’appeler, mais qui désirait pourtant m’avertir, fit tant de mouvements dans la maison, et tant de bruit sur les dalles avec ses sabots, que je compris cet appel indirect et que je me levai de mon lit, où j’avais dormi tout habillé. J’allai à l’étable de la petite hôtellerie, où j’avais laissé mon cheval. Je le sellai, je le bridai ; j’empruntai une couverture de grosse laine pour l’étendre sur la selle ; j’y fis monter Geneviève, qui tenait l’enfant serré dans ses deux bras devant ; je pris la bride du cheval de la main droite, mon fusil sous le bras gauche, et nous marchâmes ainsi, tantôt en silence, tantôt en causant, jusqu’à la porte de Voiron, où nous arrivâmes avant midi.


CXLI


Nous fûmes guidés par l’enfant, dont la mémoire semblait avoir retenu toutes les pierres du chemin et toutes les portes, jusque dans une misérable hôtellerie du faubourg de Lyon. Nous entrâmes dans une vaste cour remplie d’équipages de rouliers, de chaînes jonchant la terre devant les timons de leurs guimbardes, de chevaux que l’on menait boire, et de tout le tumulte d’une cour d’auberge, où l’on entendait sortir des salles basses les chocs des verres et les jurons cyniques des charretiers. L’enfant courait devant nous. Il s’arrêta au fond de la cour à droite, sous un hangar obscur d’où partait une espèce d’espalier ou plutôt d’échelle de bois sale et vermoulu qui montait au logement des colporteurs, des rémouleurs et des magniens, quand ils s’arrêtaient pour une nuit à Voiron. L’enfant paraissait bien impatient de revoir son père. Cependant, avant de monter la première marche de l’escalier, il s’arrêta ; et, se retournant, avec un air de mystère qui contrastait avec la gracieuse naïveté de sa figure, du côté de Geneviève : « Mademoiselle, lui dit-il tout bas, ne parlez pas de ce que je vous ai dit de ma première mère, de ma seconde mère et de ma troisième mère devant mon père ; Luce ne veut pas. Elle m’a dit qu’elle m’abandonnerait dans le chemin si je parlais jamais de cela à son mari, parce qu’il ne faut pas que lui sache que j’ai plusieurs mères. Elle dit que cela lui ferait du chagrin et que cela la ferait gronder. »

Nous nous regardâmes, étonnés de la précaution de Luce et de la prudence de l’enfant, Geneviève et moi. Nous promîmes au petit de ne point parler de ses confidences surprises la veille à sa naïveté, et nous montâmes l’escalier.


CXLII


Nous trouvâmes en haut, dans une sorte de grenier formé de planches de sapin mal jointes, une grande chambre empruntée sur le fenil, et meublée de cinq ou six bois de lits couverts de leurs paillasses et de quelques chaises. La porte seule donnait de l’air à ce logement brûlant, échauffé par les vapeurs âcres de l’écurie qui était au-dessous. Une lanterne de roulier, suspendue au plancher par une corde et où brûlait un morceau de suif, éclairait les grabats. Ils étaient tous vides, à l’exception du dernier contre la cloison du fenil. La lueur de la lanterne éclairait sur ce lit les formes d’un corps sous la couverture, et la tête pâle du pauvre malade sur le traversin.

« C’est moi, père ! cria l’enfant en se précipitant vers le lit et en jetant ses petits bras au cou du mourant.

« — Ah ! c’est toi, répondit-il d’une voix éteinte par le mal et qui semblait se réveiller du fond d’un rêve de fièvre ; et où est Luce ? Est-ce que tu n’as pas su retrouver ton chemin ?

« — Luce vient demain sur un mulet, avec un homme de Valneige, qui est allé la chercher de la part d’un monsieur et d’une demoiselle qui sont bien bons pour le pauvre monde et qui m’ont ramené sur un beau cheval à Voiron, pour avoir soin de toi. »

L’enfant raconta alors en peu de mots tout ce qui s’était passé à l’hospice de Valneige, la veille et la nuit dernière, sans parler néanmoins de la découverte de ses cheveux et de l’effet de sa ressemblance avec la sœur de la servante. Puis il fit signe à Geneviève et à moi de s’approcher du lit, et il dit à son père : « Voilà la dame et voilà le monsieur. »

Le malade chercha à se soulever sur son coude affaibli, et se confondit en remercîments et en étonnements sur tant de bontés que des personnes étrangères avaient pour son enfant, pour sa femme et pour un pauvre homme comme lui. Nous lui défendîmes de parler de reconnaissance avant qu’il fût bien guéri. Geneviève, après avoir fait rafraîchir l’enfant, se mit à balayer et à laver le plancher de la chambre, à allumer un petit feu dans un fourneau sur le palier pour faire de la tisane, à casser du sucre, à changer les draps trempés de sueur du malade, d’une main si douce et si exercée qu’il s’aperçut à peine qu’on l’avait remué ; l’enfant l’aidait avec un zèle et une intelligence au-dessus de son âge. Je descendis dans la salle basse de l’hôtellerie : je payai à l’hôte le prix de tous les lits de son grenier pour qu’on n’y logeât aucun étranger jusqu’à la guérison ou jusqu’à la mort du magnien. Je dis que cet homme était un des métayers de ma famille, auquel je prenais un intérêt tout particulier. Je donnai une étrenne au garçon d’écurie pour qu’il empêchât autant que possible les rixes et les vociférations sous le hangar, et j’allai moi-même chercher le jeune médecin, mon ami de collége, excellent homme, qui mettait plus de cœur encore que de science dans sa pratique. Mais c’est ce qui me donnait confiance en lui, car la médecine, selon moi, est surtout une intention plus qu’un art de guérir. La science du médecin n’a que des axiomes ; son cœur a des divinations. La volonté de soulager est par elle-même une puissance qui soulage. Un médecin doit être bon ; c’est plus de la moitié de son génie.

Je le trouvai sortant de sa visite de l’hôpital. Il me suivit à l’auberge et tâta le pouls du malade. Il affecta un air de satisfaction et de confiance dans ses paroles et dans sa physionomie devant lui. Il savait que l’espérance est une grande force vitale et qu’il faut encourager la vie, surtout pendant qu’elle lutte avec la mort. Il ordonna à Geneviève, qu’il connaissait, le traitement simple, doux et cordial, convenable à ces natures où les maladies mêmes sont simples comme les professions.

Après avoir ainsi rassuré l’homme souffrant et consolé l’enfant, qui regardait le visage du médecin comme les anges regarderaient celui d’un prophète, il nous prit à part sur le palier de l’escalier, Geneviève et moi, et nous dit avec une expression de doute et d’inquiétude : « C’est une pleurésie et son cinquième jour, le neuvième décidera. Le cas est grave, mais pas désespéré. Les boissons, la sueur et la tranquillité d’âme sont le seul traitement à observer. Je viendrai plusieurs fois tous les jours diriger Geneviève. Elle y peut plus que moi. Je ne suis que l’œil qui voit le mal, elle est la main qui le touche et qui le combat à tous les moments. »

Geneviève retourna à son poste auprès du lit ; l’enfant se mit à nettoyer les outils de son père et à raccommoder le soufflet dans la cour, au pied de l’escalier, allant et venant sans cesse de son ouvrage à Geneviève et de Geneviève à son ouvrage, les pieds nus pour ne point faire de bruit. Je pris une chambre dans l’auberge en face du hangar. Je voyais de ma fenêtre tout le petit tracas que Geneviève et l’enfant faisaient sur l’escalier de l’écurie. Toutes les fois qu’elle sortait pour respirer l’air ou pour aller chercher une chose ou l’autre à la cuisine de l’hôtellerie, la pauvre fille passait la main dans les cheveux blonds de ce bel enfant, les effilait entre ses doigts comme des soies, les regardait reluire au soleil, et lui baisait le front en cachette, croyant que personne ne la voyait.


CXLIII


Trente-six heures se passèrent ainsi sans apporter aucun changement à l’état du malade. Le troisième jour, qui était le neuvième de la maladie, le médecin fit, en s’en allant, un geste de découragement.

« Nous n’avons plus que les miracles pour nous, me dit-il en descendant l’escalier, et la nature ne les multiplie pas ; si je le trouve aussi mal ce soir, il sera temps de dire à ce pauvre jeune homme de songer à ses dernières dispositions. »

Je fis quelques pas avec mon ami dans la rue, et je rentrai triste, pour Geneviève et pour l’enfant, du pronostic du médecin.

A peine étais-je rentré dans la cour de l’auberge que les grelots d’un mulet des montagnes se firent entendre derrière moi. En me retournant, je vis un vieillard encore vert, un long bâton avec le pommeau garni de lanières tressées de cuir à la main, qui menait par la bride un petit mulet sur le bât duquel était assise une jeune paysanne d’environ vingt-six ans. Geneviève avait reconnu avant moi le son des grelots et pressenti le père la Cloche. Elle était déjà sur l’escalier, se précipitant au-devant de lui avec l’enfant. Elle dit bonjour au vieillard, pendant que l’enfant, qui la devançait et qui avait reconnu sa mère, se jetait en fondant en larmes dans les bras de la jeune paysanne.


CXLIV


C’était une charmante tête de Greuze, ce peintre qui, né sous la chaumière, a surpris le mieux, après Raphaël, la Vénus rustique, la beauté champêtre, la simplicité, la grâce et la candeur de visage des jeunes filles et des enfants des hameaux. Le frère de Greuze était curé d’une des terres de mon grand-père ; quand le Raphaël des paysans venait passer des jours d’été dans sa famille, le curé amenait le peintre au château. En s’en allant, il laissait toujours quelque ébauche de son pinceau à mon grand-père, une figure, une tête, un trait de mœurs esquissé sur un lambeau de toile. On encadrait, après le départ du peintre, ces jeux négligés de son génie. Ces figures de Greuze ont été les premiers tableaux sur lesquels mes regards d’enfant se soient reposés ; c’est de là, je pense, que m’est venu ce sentiment de la beauté villageoise, beauté douce à l’œil, qui n’éblouit pas, mais qui touche, et dont l’expression uniforme et paisible rappelle la pénétrante mélancolie de ces notes simples que les flûtes des bergers font retentir toujours les mêmes dans le lointain, du fond de nos vallons boisés.


CXLV


Telle était la figure de Luce, la jeune femme du magníen. Les pervenches qui croissent à l’ombre, au bord d’une source, ne sont pas d’un bleu plus pâle et plus nuancé de reflets d’eau courante que ses yeux. Ses traits étaient calmes, la passion n’en ayant jamais altéré les lignes, même dans l’inquiétude et dans le chagrin qui pâlissaient et qui faisaient palpiter ses lèvres ; sa bouche avait ce pli de tendresse et ce sourire vague de bonté qui reste, pour ainsi dire, sculpté sur les bouches toujours entr’ouvertes des jeunes paysannes. De belles dents courtes et rangées comme des dents de brebis éclataient sous ses lèvres. Un chapeau rond, à forme tout à fait plate et à larges bords, relevés d’un galon de fil noir, couvrait sa coiffe blanche. Il en sortait à peine quelques nattes de cheveux noirs. Un fichu de laine rouge était croisé sur la poitrine ; une robe de laine verte, très-courte, des bas gris et de gros souliers ferrés, recouverts sur le cou-de-pied d’une agrafe d’argent, formaient tout son costume.


CXLVI


À peine eut-elle embrassé le petit, en l’élevant de ses deux bras vigoureux jusqu’à son visage, comme s’il eût été un nourrisson de dix-huit mois, qu’elle monta l’escalier en l’emportant suspendu à son cou. L’enfant lui montra la porte, puis le lit ; elle s’approcha à pas muets, et, tombant à genoux au chevet, elle entoura le corps du malade de son bras droit, et baisa son front mat à plusieurs reprises, tout en serrant encore de son bras gauche le pauvre petit. Geneviève et moi, nous l’avions suivie sans qu’elle eût fait grande attention à nous, et nous assistions, émus et muets, à ce triste embrassement.

« Ô mon Jean ! dit-elle, me reconnais-tu ? »

Le malade ne lui répondit qu’en lui serrant la main avec tout ce qui lui restait de force et en tournant vers elle ses yeux où l’on vit monter deux dernières grosses larmes. Elle les essuya et baisa sur ses yeux cette puissante expression de la tendresse du mourant.

« Ah ! tu me reconnais ! Eh bien, c’est bon, dit-elle, je t’empêcherai bien de mourir, puisque ton cœur parle encore en toi pour moi ; car qu’est-ce que je deviendrais sans toi, moi qui n’ai plus ni père, ni mère, ni frère au monde ? Et qui est-ce qui couperait le bois ? Et qui est-ce qui faucherait le coteau ? Et qui est-ce qui travaillerait en hiver pour reporter en été du pain et des liards à la maison ? Et qui est-ce qui élèverait l’enfant, et qui lui apprendrait l’état ? Et qui est-ce qui aimerait autant sa pauvre Luce ?… »

Enfin elle se mit à lui dire toutes les raisons pour lesquelles il lui était interdit de mourir, comme si elle avait cru que mourir était un acte de volonté ou de découragement de sa part, et que la maladie était un caprice qu’on écartait à force de bonnes raisons.

Mais le pauvre malade, un moment réveillé de son assoupissement par le son de voix et l’embrassement de sa femme, ne l’entendait déjà plus. Ses yeux s’étaient refermés, sa poitrine respirait péniblement, ses balbutiements inarticulés annonçaient ses derniers rêves. Sa femme, le visage caché dans ses couvertures, relevait de temps en temps son visage pour le regarder. L’enfant cherchait à la consoler en lui parlant de Geneviève, dont les soins l’avaient sauvé jusque-là, du médecin qui venait le visiter deux ou trois fois par jour comme si c’était un monsieur, et de moi qui les avais menés, lui et Geneviève, en tenant leur monture par la bride, et qui ne les laissais manquer de rien dans la maison.


CXLVII


Ces mots paraissaient ramener l’espérance et le courage dans le cœur de la pauvre femme. Elle parut s’apercevoir seulement alors qu’elle n’était pas seule dans la chambre avec son enfant et le malade. Elle s’approcha timidement de Geneviève, qu’elle connaissait parfaitement de nom et de caractère par les récits que le père la Cloche lui avait faits en chemin des services et de la bonté de la servante de leur hospice.

« Je vous remercie bien, lui dit-elle en lui prenant la main. On dit que vous m’avez remplacée avec tant d’obligeance auprès de mon pauvre Jean, que, s’il revient de cette maladie, c’est bien à vous que je devrai son salut en ce monde. Qu’est-ce que je pourrai jamais faire pour me reconnaître envers vous, mademoiselle ? Hélas ! je n’ai rien à vous donner.

« — Qui sait, ma pauvre femme ? répondit Geneviève. Peut-être, si Dieu conserve la vie à votre mari, aurez-vous à me donner autant que je vous donne. »

Elle pensait à l’enfant en parlant ainsi, mais Luce n’y comprenait rien.

« — Et vous, monsieur, dit Luce, se tournant vers moi, que pourrons-nous jamais faire pour vous rendre la grande complaisance que vous avez eue pour de pauvres gens comme nous ?

« — Le cœur est la monnaie de ceux qui n’en ont point d’autre, lui répondis-je avec un sourire attendri, par lequel je voulais lui cacher mon inquiétude sur l’état de son mari ; et c’est la meilleure, comme dit l’Évangile. Je serai assez payé de mes pas en descendant la montagne et de quelques jours perdus à Voiron, si Dieu vous rend votre mari. »


CXLVIII


Mais, hélas ! la Providence ne paraissait pas vouloir exaucer nos souhaits pour le rétablissement de Jean. Le soir du neuvième jour il fut à l’agonie. On appela un prêtre pour bénir son départ de la terre. Le médecin vint essayer en vain les derniers cordiaux sur sa faiblesse croissante. Il s’approcha de Geneviève et de Luce, qui pleuraient autant l’une que l’autre au pied du lit, Luce à cause de son mari, Geneviève à cause de Luce, car elle commençait à l’aimer comme une sœur.

« Il faut que cet homme fasse appeler le notaire, dit-il à voix basse aux femmes ; s’il ne sait pas écrire, il n’a point laissé chez lui de testament, et il a des dispositions à faire. »

Jean avait, outre son état et ses outils, un petit bien, comme tous les montagnards, consistant en sa chaumière, un jardin, un coin de broussailles sur la colline, un ou deux petits prés et un steppe dans le creux du rocher. Il n’avait jamais pensé, si jeune qu’il était, à en disposer après lui. Il croyait que ce petit patrimoine passerait tout naturellement à sa femme et à son enfant. Il ne s’en était jamais inquiété. Cependant, quand le médecin lui eut expliqué que l’enfant posséderait tout quand il aurait vingt et un ans, et que sa pauvre Luce serait peut-être à la merci d’une belle-fille dans son propre foyer, il consentit à laisser venir un notaire et des témoins pour partager le bien entre sa femme et son fils. Je fus un des témoins tout prêts pour cet acte suprême qui unit le mort aux survivants par l’héritage. Le notaire logeait à deux pas de l’auberge.

Jean, comme il arrive toujours au dernier moment, avait repris toute la lucidité de son intelligence.


CXLIX


Il dicta à voix haute son testament au notaire, qui écrivit sous sa dictée ces mots : « Je lègue la jouissance de mon bien au Gros-Soyer à Luce, ma femme, et la propriété, après elle, à mon fils. »

« Est-ce tout ? dit le notaire au mourant.

« — Oui, reprit le pauvre homme. Puisque ma femme est si bonne mère, elle aura soin de l’enfant pendant sa vie, et après elle, l’enfant trouvera tout ce que je laisse… N’est-ce pas, Luce ? dit-il en regardant sa femme ; cela ne va-t-il pas bien à ton idée comme cela ? »

Luce ne répondit pas, et se retourna contre le mur avec un geste de désespoir que la douceur habituelle de son caractère et le calme mélancolique de son attitude me firent trouver étrange. Depuis qu’on avait parlé de notaire, de testament, et que l’officier public était entré avec les témoins dans la chambre, elle paraissait en proie à une agitation qui n’avait pas seulement l’expression de la douleur, mais qui avait tous les symptômes de l’angoisse et de la convulsion de l’âme.

« Eh bien, signons, messieurs, » dit le notaire après avoir revêtu ce court testament des formalités d’usage.

Je m’avançai pour signer. Tout le monde était dans ce silence qui suit un grand acte suprême accompli. Je tenais la plume dans mes doigts et j’avais déjà écrit les premières lettres de mon nom de baptême. Un cri terrible de Luce fit tomber la plume de ma main.

« Arrêtez, monsieur, arrêtez ! ne signez pas ! cria-t-elle en se retournant tout à coup, le visage en feu, les mains suppliantes tournées vers son mari, en se jetant convulsivement à genoux devant le lit, et en se frappant la poitrine du poing comme quelqu’un qui se confesse et qui se punit soi-même d’un crime ! Arrêtez, messieurs : je suis une misérable ! je ne suis pas digne d’un si bon mari que le bon Dieu m’avait donné dans Jean, que voilà ! Je l’ai trompé ! J’ai menti huit ans de suite pour ne pas lui faire de la peine, et j’allais faire mentir à son insu la mort dans sa bouche pour ne pas déshériter un enfant que j’aime trop.

« — Un enfant que tu aimes trop, Luce ? dit le mari, étonné du geste et du cri de sa femme ; et pourquoi donc que tu l’aimes trop, notre petit ? Est-ce qu’il n’est pas le tien comme le mien ?

« — Oh ! pardonne-moi, pardonne-moi, mon pauvre Jean ! dit Luce en lui prenant les deux mains froides dans les siennes et en y collant son front comme pour l’enfoncer dans l’ombre de la mort. Non, ce n’est pas le mien ; non, ce n’est pas le tien. Le nôtre est mort à deux mois ! Je n’ai pas voulu t’affliger à ton retour en te l’avouant ; j’ai menti, j’ai menti, par amour pour toi d’abord, et puis par amour pour le petit après ! Mais je ne veux pas mentir à Dieu jusqu’à la mort, ni charger ma conscience du vol que je te ferais faire à nos parents en te faisant donner tout ton pauvre bien à un enfant qui n’est pas le nôtre ! Ce testament serait un larcin, Jean ! Écrivez, monsieur le notaire, ce qu’il vous dira maintenant ! »

Luce, après avoir arraché ces aveux de sa conscience, attendit, comme frappée de la foudre, la réponse du mourant.

« Eh bien, dit Jean, après un long intervalle de silence pendant lequel il semblait rechercher péniblement dans sa mémoire les fils embrouillés de sa pensée, tu ne m’as trompé que pour ma tranquillité, dit-il à sa femme ; je te pardonne et je te bénis pour ton mensonge à l’article de la mort, Luce ! J’aimais ce petit comme s’il était le tien et le mien ; mais je ne dois pas priver mes parents. Écrivez, monsieur le notaire, que je laisse mon bien en jouissance à ma femme, et après elle à mes parents. »

Le notaire écrivit, les témoins signèrent et se retirèrent. Le malade, épuisé d’émotions, retomba dans les sommeils et dans les délires d’où l’arrivée du notaire l’avait momentanément tiré.

Luce fut prise d’une légère fièvre, à force de trouble d’âme, et couchée sur un des lits de la même chambre où Jean luttait contre la mort. Geneviève eut deux personnes à soigner au lieu d’une. Elle suffisait à tout, passant du chevet de Jean au chevet de Luce, avec l’enfant qui l’aidait et qui s’attachait d’heure en heure à elle de toute la tendresse qu’il avait pour Luce et pour Jean. Il n’avait rien compris à la scène du notaire et du testament. On lui aurait dit mille fois que Luce et Jean n’étaient pas son père et sa mère, que son cœur lui aurait toujours dit plus fort qu’il était leur enfant.


CL


Trois jours se passèrent ainsi sans qu’il y eût aucun changement dans l’état du pauvre magnien. Sa femme, soulagée du poids de sa conscience, ne tarda pas à se rétablir. La lenteur du mal commençait à lui rendre l’espérance de voir son mari rendu par Dieu à son amour. Le médecin lui-même trouvait des symptômes plus rassurants. Il y avait dans la chambre habitée par les quatre pauvres gens des heures de silence et de calme pendant lesquelles on n’entendait que la respiration plus douce et plus régulière de Jean assoupi. Les deux femmes, qui ne se quittaient plus, causaient alors à voix basse auprès de la fenêtre. L’enfant jouait ou travaillait avec les outils de Jean sur le palier. Geneviève s’introduisait de plus en plus dans le cœur et dans la confiance de Luce. Depuis que cette jeune femme avait jeté le cri de sa conscience devant le notaire, Geneviève semblait l’aimer davantage. Elle ne la perdait pas un moment de vue, comme on surveille de l’œil un trésor ou un mystère qu’on craint de voir disparaître avec la personne qui en est dépositaire et qui emporterait tout en disparaissant. Luce rendait cœur pour cœur à Geneviève. Dans ces cœurs simples, l’amitié n’a pas les réserves et les prudences qui la rendent lente et soupçonneuse dans les classes où les sentiments sont plus compliqués. Se rendre service, c’est se connaître ; se plaire, c’est s’attacher. La nature ne réfléchit pas, elle sent : ces deux femmes s’aimaient.


CLI


Un soir, Jean, presque convalescent, dormait d’un sommeil paisible sur son traversin, éclairé d’un rayon du soleil couchant. Je félicitais Geneviève et Luce du miracle obtenu de Dieu et de la nature par leurs prières et par leurs soins. Geneviève ne perdait pas un instant de vue la pensée d’éclairer le mystère déjà à demi découvert de l’enfant. Elle s’assit sur le rebord d’un des lits éloignés du malade, à côté de Luce.

Je m’assis moi-même sur le rebord du troisième grabat, en face des deux femmes. Les yeux de Geneviève me sollicitaient de parler à Luce. Je les compris. J’amenai l’entretien à ce ton grave et attendri d’intimité produite par un bonheur senti en commun. Le bonheur ouvre l’âme, et tout s’échappe par les fentes du cœur avec les larmes douces de la joie.

« Vous n’avez dit qu’un mot l’autre jour devant les témoins, dis-je à Luce, un mot qui vous a bien coûté, nous l’avons vu, pour avouer à votre mari que vous l’aviez trompé huit ans, en lui faisant accroire que cet enfant que vous paraissiez tant aimer était le vôtre ; mais aujourd’hui que Jean est sauvé et que vous aurez à lui dire tout, à loisir et sans crainte, racontez-nous, à Geneviève et à moi, par quel concours de circonstances et de sentiments, vous qui paraissez si franche et si consciencieuse, vous avez pu être amenée à mentir et à tromper ainsi celui que vous aimez tant ?

« — Je le veux bien, dit-elle ; je ferai pénitence, par la honte que j’en aurai devant Geneviève, de la faute que j’ai commise. »

Geneviève, tous les traits tendus et recueillis par l’attention, écoutait d’avance de toutes ses oreilles, espérant trouver dans le récit la confirmation de ses pressentiments sur l’enfant, et quelques preuves de plus de son origine.


CLII


Quand j’ai épousé Jean, j’avais seize ans, dit Luce ; nous ne savons pas ni l’un ni l’autre quand nous avons commencé à nous courtiser, nous avons été élevés ensemble dans la chaumière de sa mère. Nous étions deux agneaux de la même étable. Son père était magnien aussi, il avait gagné sou par sou son petit domaine défriché sur la montagne. Sa mère gagnait sa vie en prenant à l’hospice des nourrissons et en les allaitant pour quatre francs par mois ; après quoi, quand ils avaient l’âge d’aller en champ, elle les mettait en maîtres et recevait un petit loyer pour leur travail. Je suis moi-même un de ces pauvres enfants abandonnés, nourris et élevés par elle. C’est sans doute ce qui m’a plus tard inspiré ma faute. On aime ceux qui portent le même nom méprisé du monde que nous. Cependant, quand je fus grande, la mère de Jean, qui s’était attachée à moi plus qu’aux autres, parce que j’étais plus délicate de tempérament, et que je lui avais donné plus de peine, ne voulut pas se séparer de moi. Elle me traita tout comme si j’avais été sa propre fille et m’éleva avec Jean, qui avait seulement quatre ans d’âge en avant de moi. On disait aussi que j’étais l’enfant d’une grande dame de Genève ou de Chambéry qui ne pouvait pas me reconnaître, mais qui faisait passer secrètement, tous les ans, de petits cadeaux de beaux linges et d’habits à ma mère nourrice pour l’engager à avoir un soin plus tendre de moi. Mais je n’en ai jamais su autre chose, si ce n’est que la mère de Jean disait quelque temps avant sa mort à une voisine qui lui reprochait de m’avoir laissé épouser à son fils : « Dites ce que vous voudrez de Luce, allez ; si elle n’a pas d’extrait de naissance du maire, elle en a un fameux du bon Dieu, allez ! S’il y a de la honte dans ce mariage, elle n’est pas pour mon garçon. »


CLIII


« Donc j’aimais Jean sans le savoir, et Jean m’aimait sans s’en douter, et la mère le voyait bien, elle ; et voilà qu’un jour elle nous dit : « Vous vous aimez. — Tiens, que nous dîmes tous deux en rougissant, c’est donc vrai pourtant ? — Eh bien, dit la mère, il faut vous épouser. » Nous fûmes bien aises, bien aises, car nous nous aimions véritablement depuis l’âge de douze ans, sans connaître comment ça s’appelait, et nous nous mariâmes pour rester, lui et moi, tout seuls et toute la vie avec la mère de Jean, qui n’avait plus ni mari ni enfants à la maison.


CLIV


« Jean s’en allait l’hiver et revenait l’été. Je soignais sa mère et les vaches en son absence. Nous étions bien heureuses quand il remontait des plaines. Nous fûmes longtemps sans avoir d’enfant. Enfin, au bout de trois ans et demi, et un an seulement après la mort de sa mère, je devins enceinte. Jean fit venir et me laissa à la maison une sage-femme de bien loin pour me délivrer en son absence. J’accouchai pendant que mon mari était à faire son tour de Savoie. Ah ! le bel enfant que je nourrissais toute seule à la maison quand la sage-femme fut partie, et comme je me faisais fête de le montrer à Jean, qui désirait tant un garçon pour l’aider dans son état, et pour aller rapiécer à sa place quand il voudrait ne plus me quitter au domaine !


CLV


« Il faut donc vous dire, monsieur, que le domaine que nous appelons le Gros-Soyer (c’est un arbre qui a de la moelle dans le bois, et avec lequel les enfants font des sifflets), que le domaine du Gros-Soyer est situé bien haut, bien haut, et bien loin de toute paroisse. La maison est toute seule, sur le bord d’une large ravine au fond de laquelle coule une gouttière qu’on voit briller çà et là à travers les feuillages qui la couvrent. Des sapins, des hêtres, des houx et des érables poussent sur les deux côtés de la ravine, et leurs têtes montent jusque dehors pour chercher la respiration et le soleil. Notre toit de genêts est à demi caché par ces branches, excepté du côté du matin, où il y a une petite cour, avec une galerie en bois et un escalier en pierres brutes qui mène à la chambre. De ce côté, on voit le soleil jusqu’à midi, pendant que les oiseaux chantent, sifflent dans l’ombre des arbres sur le derrière de la maison. C’est comme un nid, quoi ! Aussi les voisins, quand j’étais petite, m’appelaient la bergeronnette.

« Quand je dis les voisins, monsieur, je veux dire ceux qui dépendent des hameaux épars du Gros-Soyer, et qui habitent la même montagne. Tous ces hameaux ne se composent que de sept ou huit masures bien loin les unes des autres, et qui ressemblent plus à des huttes de bûcherons qu’à de vraies maisons. Elles sont habitées par de pauvres gens qui montent des paroisses d’en bas, quand ils n’ont aucun héritage, et qui viennent défricher un coin de sable, et bâtir une grange et une maison avec les pierres grises non taillées qu’ils tirent des champs en les rompant de la pioche. Les hommes vont les étés moissonner dans les plaines, l’automne vendanger pour les vignerons, l’hiver se louer pour battre le blé en grange : quelques-uns savent ressemeler les souliers ; d’autres sont contrebandiers entre Savoie et France ; d’autres, comme mon mari, vont étamer les cuillers de fer et rapiécer les assiettes cassées avec des brides de fil de fer. Les femmes restent quasi toute l’année seules à la maison ou aux champs. Elles ont toutes un nourrisson de l’hospice, parce que ça les aide à vivre, et qu’on dit que l’air est sain dans les bruyères et les genêts.


CLVI


« Or nous n’avions pour plus près voisin qu’une femme déjà sur l’âge, dont le mari, pris en contrebande, après s’être battu contre les douaniers, était depuis cinq ans et encore pour sept ans aux galères sur mer. Elle s’appelait la mère Maraude, à cause de l’état de son mari, qu’elle suivait souvent dans ses rapines sur la frontière. Elle vivait seule avec deux chèvres et quelques brebis, qu’elle faisait téter à ses nourrissons, car elle se donnait impudemment à l’hospice pour avoir du lait, quoique ses enfants à elle eussent déjà mis la main au chapeau pour la conscription ; et quand on refusait de lui en donner, elle en achetait des autres et les nourrissait au rabais, pour trois francs par mois. Voilà comment elle gagnait son pain, et aussi en allant marauder, la nuit et le jour, dans les vergers, pour voler des poires, des noix ou des sorbes, qu’elle vendait en bas dans les paniers de son âne.

« Ah ! c’était bien la plus dure et la plus inhumaine des femmes que l’on ait jamais connues dans le pays. On disait qu’on ne voudrait pas être seulement son âne ou sa chèvre, car elle battait toutes les créatures du bon Dieu, et surtout les pauvres enfants, pour les empêcher de crier la faim.

« Sa maison est basse et toute cachée sous un gros rocher qui la domine. On descend du rocher sur le toit, et du toit dans la cour. C’est la maison la plus proche de chez nous. Au bout de notre grande bruyère, où le père de mon mari a planté un verger, il y a un gros poirier de poires d’hiver à plein vent, qui laisse tomber ses feuilles la moitié dans notre verger et la moitié dans la cour de la mère Maraude. C’est un arbre qui a bien cent ans de vie, et qui porte les bonnes années plus de quatre paniers d’âne de bonnes poires rouges comme des feuilles de cerisier après la gelée d’automne. Mais, hélas ! nous n’avions guère que le plaisir de les voir mûrir et rougir sur l’arbre ; dès qu’elles étaient mûres, la mère Maraude cueillait sa moitié ; et, les nuits suivantes, le vent ou les corneilles faisaient si bien, à son dire, qu’il ne restait pas grand fruit de notre côté. Mais nous voyions les feuilles sur le pré, par exemple, comme si le vent et les oiseaux avaient eu des frondes et des perches pour battre l’arbre ! Il était bien visible pour nous que la mère Maraude en avait pour eux, et la dépouille de ce malheureux poirier, qui nous donnait toujours l’espérance et rarement un plein chapeau de ses fruits, était, chaque année, entre la mère Maraude et nous, le sujet de querelles qui nous rendaient la vie dure et qui nous faisaient dire de mauvaises paroles à cette mauvaise voisine. J’avais toujours peur que Jean ne finît par la battre, et Jean avait toujours peur qu’elle ne finît par mettre le feu à notre pauvre toit de genêts.


CLVII


« Eh bien, monsieur, vous ne croiriez pas que ce qui me faisait le plus de peine d’avoir cette méchante voisine si près de nous, qui aimions la paix, ce n’était pas tant de voir le poirier récolté et les autres arbres du verger visités tour à tour la nuit, que d’entendre tout le jour crier les malheureux petits nourrissons qu’elle élevait sur son grenier, sans comparaison, comme des cabris dans une étable. Leurs gémissements et leurs plaintes me faisaient trembler le cœur dans les flancs. Je ne pouvais travailler ou coudre en joie pendant que je sentais souffrir autour de moi ces innocentes créatures.

« Vous me direz : « Qu’est-ce que la mère Maraude et ses nourrissons font à votre racontance ? » Vous allez comprendre pourquoi je vous dis ce détail, et je ne le dis pas par médisance. D’ailleurs la méchante femme est morte, et Dieu veuille lui pardonner les cris de ses enfants, comme Jean et moi nous lui pardonnons les poires.


CLVIII


« Je vous ai dit, mam’selle Geneviève, que j’étais accouchée d’un beau garçon, mais un peu délicat de peau, pourtant, comme moi, et que, la sage-femme étant partie de chez nous pour son village, j’allaitais toute seule mon fruit de trois mois dans notre maison, en attendant mon mari et en me faisant une image de son plaisir. L’enfant profitait que c’était une bénédiction ; on aurait dit que j’avais assez de lait pour en abreuver deux. Je le promenais la moitié du jour dans le verger, et le faisant sauter dans mes bras tendus et en le recevant sur le sein comme une escarpolette.

« Souvent, dans ces promenades à travers le verger, je m’approchais jusque vers le poirier, et j’entendais pleurer de soif ou crier des mouches un joli petit nouveau nourrisson de six mois que la mère Maraude avait rapporté, il n’y avait pas longtemps, de la ville, soi-disant pour lui donner le sein. La méchante, la menteuse, elle ne lui donnait que le pis de sa chèvre, et encore quand les cabris en avaient de reste.

« De plus, elle s’en allait des journées entières en commerce ou en moisson, avec sa serpe ou son âne, sortant le matin, ne rentrant qu’au soleil couché, et laissant pendant toutes ces heures le pauvre enfant lié dans son berceau, sur le palier de sa porte, gardé par le chien et par le cochon. La chèvre avait plus de pitié que la femme. En rentrant des bruyères, elle venait d’elle-même se placer en travers, sur le berceau, pour faire teter le petit humain ; mais, tout le reste du temps, il n’y avait ni femme ni chèvre autour de lui ; il dormait ou il criait du fond de la cour comme une complainte qu’on chante seul dans des murs vides. Il n’y avait rien de si triste, monsieur, que ce gémissement continu et désespéré d’une voix qui pleure dans la nuit d’une maison, sans être entendue de personne !


CLIX


« Mais moi, monsieur, je l’entendais tant et toujours, ce petit enfant, qu’à la fin je n’y pus pas tenir. Je pensai : Mon Dieu ! si c’était le mien pourtant, je serais bien aise qu’une voisine, attendrie par sa misère, vînt lui prêter un peu de ce lait qui lui manque ; et quand ce ne serait que lui sourire pour réjouir un peu ses pauvres yeux ! »

« Donc, un jour après midi que la mère Maraude ne devait pas revenir et que le nourrisson pleurait encore plus misérablement que de coutume, je pris mon petit endormi dans mes bras, je m’avançai toute tremblante vers le poirier, je montai sur le rocher d’où l’on voit la cour, et je descendis sur le palier, les pieds nus, pour consoler le malheureux nourrisson.

« Ah ! le bel enfant que je vis ! Mais tenez, vous pouvez bien le voir lui-même : c’est Bastien que voilà ; il a bien grandi, mais c’est toujours la même jolie figure de jeune fille et les mêmes cheveux, un peu brunis par la fumée de la colophane et du magnien seulement !

« Il avait dégagé ses bras pour chasser les mouches qui lui suçaient le peu de sang qui lui restait. Il me les tendit comme pour me demander de le prendre. Il sourit à mon petit, il balbutia je ne sais quoi ; on eût dit qu’il cherchait à parler. Cela me fendit l’âme en deux, monsieur ! Je déposai le mien sur le pied du berceau, j’ôtai les bretelles du maillot ; je pris l’enfant dans mes bras, je l’approchai à la source, je jouai avec lui, et puis, n’y pouvant plus résister, à la peine et au plaisir que son gracieux visage me faisait, je pris ma hardiesse à deux mains, j’ouvris mon fichu et je lui donnai le sein tant qu’il voulut bien. Si vous l’aviez vu, Geneviève, quel transport ! quelle joie ! quelle ivresse de petit affamé ! quels piétinements de ses petits pieds nus ! quels trépignements de ses jolies petites mains sur ma poitrine ! Je croyais qu’il allait me boire tout entière. Mais, en vraie vérité de Dieu, j’étais si aise de le voir rassasié une fois dans sa vie, que je pensais à peine à en garder pour le mien. Mais le bon Dieu est le bon Dieu, comme dit Jean ; là où il y en a pour un, il y en a pour deux.

« Quand il eut teté sa suffisance, je le remis dans son berceau, je le portai sous le poirier à l’ombre avec mon petit, et je restai là jusqu’au soleil couchant à les faire tantôt dormir, tantôt jouer, tantôt teter ensemble. Après cela, je remis tout sur le palier de la mère Maraude comme je l’avais trouvé, et je me sauvai à petit bruit dès que j’entendis le grelot de son âne dans le bas du sentier au fond de la ravine.

« Ah ! quelle bonne journée j’avais passée, et comme ça me fit m’endormir plus contente ! Ce n’était pas mal, n’est ce pas, bien que je n’eusse pas le droit d’aller dans la cour et dans l’escalier de la voisine sans sa permission ?

« — Oh ! non, dit Geneviève, je ne crois pas que ce fût mal.


CLX


« — Eh bien ! ça continua ainsi tous les jours, et deux ou trois fois par jour pendant deux mois. Il fallait voir comme l’enfant profitait ! on eût dit qu’il tetait les fées pendant son sommeil.

« Quant à moi, ma pauvre Geneviève, il me semblait que j’avais deux enfants au lieu d’un et que mon cœur se partageait entre celui-là et le mien ! On m’avait bien toujours dit que l’enfant se greffait par la mamelle à la femme étrangère, comme le fruit d’un arbre se greffe aux branches de nos sauvageons dans notre verger ; mais je ne l’avais jamais cru. Ah ! je le crois bien à présent, allez ! Quand je sentais à mon sein la jolie petite bouche rose de ce petit abandonné, qui ne voulait pas plus s’en décoller que l’agneau du sein de sa brebis, quoiqu’on le tire par la patte, et quand je sentais que la douce chaleur de mon corps et du sien se confondaient sur mon propre cœur comme pour chauffer un berceau vivant à ce petit malheureux tombé sans nid sur la terre, et quand mon lait faisait un petit ruisseau sur ses lèvres, et que je me disais : « Cette vie qui va couler en lui et grandir avec ses membres d’enfant, c’est pourtant ma vie ! » ah ! il s’en fallait de bien peu que je ne regardasse ce nourrisson aussi amicalement que s’il était sorti de mes flancs ! Le lait, c’est une parenté, soyez-en sûre, Geneviève, et quand on a nourri un enfant six semaines ou deux mois, on se sent presque autant sa mère que si on l’avait porté neuf mois !

« J’éprouvais tout cela pour celui-là, et quand je me réveillais la nuit et que la bise soufflait dans les branches, ou que l’eau pleurait ou grelottait dans le fond de la ravine sous la maison, il me semblait toujours que je l’entendais crier et m’appeler. Je comptais les heures jusqu’à celle où la mère Maraude partait avec son âne pour la plaine, afin d’aller revoir, caresser, bercer et nourrir son petit.


CLXI


« Hélas ! c’est ce qui me perdit. J’avais trop d’attachement pour ce pauvre être ; le bon Dieu m’en punit. Je vais vous dire ce que je n’ai jamais dit, excepté à la mère Maraude. Elle est morte : ainsi je le cacherais encore si je voulais ; mais j’aime mieux tout vous dire pour me soulager une fois la conscience.

« Donc, un jour de printemps, ah ! un jour bien malheureux, croyez-moi, Geneviève ! j’étais allée dès le matin jouer avec mes deux petits sur le rocher garni de mousse, de primevères et de genêts fleuris, qui domine, comme je vous l’ai dit, la cour et le palier de l’escalier de la maison de la mère Maraude. J’avais les jambes pendantes du côté du précipice, mais je n’y faisais pas attention, parce que nous autres qui sommes nés au bord de ces abîmes, comme les fougères qui croissent sur les pentes et qui s’y balancent par les racines, nous n’y prenons pas garde tant seulement. J’avais mis les deux enfants ensemble sur mes genoux pour jouer au soleil dans le creux de mon tablier. Ça m’amusait de les regarder faire. Ils s’embrassaient, ils s’enlaçaient, ils se riaient l’un à l’autre comme deux chevreaux blancs entre les jambes repliées de la mère, et moi je les agaçais du front et de la bouche et des doigts pour les encourager à jouer.


CLXII


« Voilà qu’au moment où je ne pensais à rien, celle des chèvres de la mère Maraude qui nourrissait aussi le petit saute tout à coup de la muraille de la cour sur le rocher, comme si elle eût été jalouse qu’on lui prît son nourrisson, et s’élance contre moi les cornes contre mon sein. Je fais un geste pour me garantir le visage avec mes deux mains, mes genoux s’ouvrent sans que j’aie le temps d’y songer, et les deux petits roulent de mes pieds sur le rocher, d’abord lentement, lentement, comme deux gerbes de foin léger que le vent et la pente entraînent, puis enfin vite, vite, de touffe d’herbe en touffe d’herbe, de fougère en fougère, jusqu’au fond de la ravine, où il y avait une large flaque d’eau ! Je me lève, je jette un cri, je lève les bras au ciel, je penche la tête sur le précipice pour voir au fond, je supplie tous les anges du paradis de faire pousser miraculeusement une épine, une racine, une pierre, pour retenir mes pauvres petits sur la pente avant le bord de l’eau où ils peuvent se noyer ! Je me suspends moi-même par les orteils de mes pieds nus et par les ongles de mes doigts aux herbes et aux sables, pour glisser au fond avant eux et les retenir avant leur chute ! Hélas ! c’était trop tard, ma pauvre demoiselle ! J’en entends un dont le corps fait le bruit d’une pierre lourde éclaboussant l’eau ; les feuilles m’empêchent de voir lequel. Est-ce le mien ? est-ce l’autre ? est-ce le faux ? Je m’évanouis dans ce doute affreux, je roule au fond, le froid de l’eau me réveille dans le lit creux du ruisseau, à côté de mon pauvre petit ! du mien, entendez-vous ! il ne respirait plus ! il avait été noyé en une minute…

« Et l’autre ! l’autre que voilà, celui de la mère Maraude, il était devant moi qui me tendait les bras, qui regardait et qui riait, sans jugement, le pauvre innocent, accroché par les jambes à un fil de lierre, comme un oiseau pris à un regepiace par la patte.

« Ah ! tenez, mam’selle Geneviève, dit Luce en cet endroit de son récit, en relevant son tablier de ses deux mains et en s’enveloppant le visage, dispensez-moi de vous en dire davantage là-dessus ! Mes cris, mes pleurs auraient fendu le rocher pendant tout ce jour-là, si les pierres avaient un cœur. Qu’il vous suffise de savoir que l’enfant de Jean et de moi était mort, et que l’enfant étranger était vivant. Pauvre petit Moïse, retenu par les joncs, comme celui de la Bible de Jean !

« — Il fallait bien le nourrir, puisqu’il vivait et qu’il criait, et qu’il me demandait sa mamelle ! Je la lui donnai. Et je l’aimai encore, malgré le malheur dont il avait été cause ; mais était-ce sa faute ou la mienne, aussi ?

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .


CLXIII


« Je fis emporter mon pauvre enfant noyé, par deux enfants des voisins, à la paroisse ; personne que moi n’a jamais su de quoi il était mort ; un enfant de quatre mois, on n’y fait pas plus d’attention dans les villages de chez nous qu’à une mouche qui tombe de la vitre à la gelée. On l’enterre au cimetière sans savoir seulement son nom.

« Je restai seule, seule, seule, avec le lit vide de Jean et le berceau vide de mon enfant à la maison. Ah ! que les jours me paraissaient longs et les nuits sans fin !


CLXIV


« Et puis je me disais : « Ce pauvre Jean ! qui croit qu’à son retour il va trouver son enfant tant désiré pour lui sourire enfin dans mes bras ! Que va-t-il dire ? Il croira que c’est ma faute ! il ne m’aimera peut-être plus du tout quand il me reverra les mains vides ! Et puis, ce pauvre petit de la mère Maraude, si je cesse de le nourrir, je n’aurai plus de lait ! il se desséchera de nouveau comme une herbe sans source. Je l’aimais tant après le mien ! comment ferai-je pour me consoler de deux, moi qui ne puis pas me consoler d’un ! » Et je continuais, malgré mon chagrin, à aller tout le jour, en cachette, allaiter et caresser tristement ce pauvre petit.


CLXV


« Le moment du retour ordinaire de Jean approcha ; il me vint une idée que je ne pouvais plus chasser, comme un mauvais rêve. Ce rêve finit par s’emparer tellement de moi, que je devins folle pour ainsi dire et que je ne pensai plus à autre chose. Enfin cette folie me donna un courage et une hardiesse que je n’avais jamais eus de ma vie pour aucune chose au monde, et que je ne me suis jamais retrouvée depuis. Je résolus de me contenter, coûte que coûte. Voilà comment :

« J’allai un soir chez la mère Maraude, et je lui dis :

« — Vendez-moi le petit, le mien est mort ! J’ai du lait, j’en prendrai soin ; je ne dirai rien à Jean, il croira que c’est le sien ; vous, mettez votre doigt sur vos lèvres ; je recommanderai bien aux enfants qui ont porté le mien en terre de ne rien dire à Jean. La paroisse est loin, le curé est mort. Personne ne viendra lui parler de son enfant mort, et si jamais on lui en parle un jour, ce sera trop tard, il sera apprivoisé au petit, il ne voudra pas plus que moi s’en désapprivoiser.

« — Tout ça se peut, dit la voisine ; l’argent fait tout. Que me donnerez-vous pour mon enfant ? et que me donnerez-vous pour mon silence ? »

« Nous nous assîmes sur le bât de son âne dans sa cour, pendant qu’elle donnait une poignée de foin volé à ses bêtes, et le marché fut fait ainsi :

« Je lui laissai les six francs par mois de l’hospice avec la layette, comme si elle avait véritablement nourri et vêtu l’enfant trouvé chez elle, et il fut convenu que je lui prêterais l’enfant pour le montrer aux sœurs de l’hospice toutes les fois qu’on demanderait à s’assurer de son existence ;

« Et que, pour payer son silence, je lui donnerais tous les ans pour rien tous les fruits du poirier qui croissait au bout de notre verger, près de sa maison, et lui faisait tant d’envie et tant commettre de mauvaises actions pour s’en approprier les poires ; et que cela durerait tout le temps qu’elle ne dirait rien à Jean ni aux autres de notre arrangement.

« Le marché fait, je lui donnai des arrhes, et j’emportai l’enfant tout nu, en lui laissant le berceau et la layette. Je sentais bien que je faisais mal, et pourtant j’étais plus contente en m’en allant que si j’avais déterré un trésor. Je n’aurais jamais cru que le bien fît tant de plaisir. C’est aussi que je pensais à la douleur que cela allait épargner à mon cher Jean !


CLXVI


« Tout se passa comme j’avais pensé. Jean, à son retour, me voyant ce bel enfant au sein, ne se douta seulement de rien, et il aima ce petit comme il aurait aimé le sien. La tête a des yeux, voyez-vous, Geneviève, mais le cœur n’en a pas. Il aime ce qui se laisse aimer, sans demander le nom ni l’extrait de baptême. Cela a duré comme cela neuf ans. Le bon Dieu ne m’a pas donné d’autre enfant. Mon mari a appris son état à Bastien, et il a commencé, depuis un an, à le conduire avec lui pour allumer sa forge entre deux pierres et pour mener le soufflet.

« Maintenant que vouliez-vous que je fisse, quand j’ai vu que le pauvre Jean s’y trompait jusqu’à l’article de la mort, et qu’il allait déshériter ses vrais parents en donnant sa maison et sa broussaille à un étranger ! Il fallait bien avouer ou aller un jour devant Dieu comme une voleuse de bien d’autrui ! Oh ! ça, non ! Tromper le cœur d’un homme pour son bien, oui ; mais voler à tout jamais l’avoir d’une pauvre famille, non. Qu’auriez-vous fait à ma place, mam’selle Geneviève ?

« — Oh ! moi, dit Geneviève en regardant l’enfant, j’aurais fait comme vous ! Je le sens, j’aurais volé l’enfant, mais j’aurais rendu l’héritage !

« Mais il ne s’agit pas de cela, continua Geneviève en parlant bas à Luce et en l’emmenant à l’écart dans la chambre ; si on vous disait à qui est véritablement le petit, le rendriez-vous comme vous avez rendu le bien à la famille de Jean ?

« — Ah ! dame, dit Luce en levant les bras au ciel, je le voudrais bien, mais je ne serais pas maîtresse. On rend le bien à qui il appartient, mais on ne peut pas rendre son cœur. »

Geneviève, toujours tourmentée de l’idée d’approfondir le mystère de l’origine du petit et de retrouver dans Bastien le fils de Josette, emmena Luce à l’écart dans la cour, s’assit avec elle sur la dernière marche de l’escalier, demanda à l’enfant les cheveux et les signes de reconnaissance qu’il portait attachés à son cou dans l’étui de fer-blanc, les plaça sur les genoux de Luce, et, la priant de bien l’écouter, elle lui raconta pendant plus de deux heures son histoire et celle de sa sœur, s’efforçant, autant qu’íl m’était permis de le comprendre par les gestes des deux femmes, de convaincre Luce des droits qu’elle avait par la parenté à la possession de l’enfant. Luce ne répondait rien ; elle paraissait à la fois convaincue et atterrée par les raisons de Geneviève. Enfin les deux femmes se relevèrent pour remonter, avec cette attitude de réflexions indécises et ce pas qui avance et recule, témoignage certain d’un entretien qui a tout agité dans deux âmes et rien conclu.


CLXVII


J’avais suivi de l’œil, moitié par désœuvrement, moitié par intérêt de cœur, l’entretien des deux femmes dans la cour. Assis dans ma chambre auprès de la fenêtre, je lisais et regardais tour à tour ce qui se passait en bas. Ce drame se nouait plus fortement d’heure en heure. Luce jetait des regards à la dérobée sur l’enfant comme sur un bien qu’on ne possède déjà plus avec sécurité.

De nouveaux arrivants allaient compliquer ce petit drame entre ces deux cœurs de femmes.

Je vis entrer chez moi le médecin, mon ami. Il avait la physionomie rayonnante d’un homme qui pressent quelque événement imprévu, et qui jouit d’avance du plaisir qu’il vient annoncer.

« Ton malade est sauvé, me dit-il en souriant ; mais je crains bien que sa pauvre jeune femme n’ait à mêler quelques larmes de tristesse aux larmes de joie que lui fera répandre la miraculeuse conservation de son mari, et j’ai bien peur aussi pour les yeux de Geneviève.

« — Comment donc ? lui répondis-je étonné.

« — Écoute, répondit-il en s’asseyant, il y a du nouveau à l’hospice où je vais faire ma visite tous les matins.

« La supérieure, femme de la plus tendre vertu et du plus affectueux dévouement pour les malheureux, m’a fait monter après la visite dans le parloir, pour m’entretenir d’une exposition mystérieuse d’enfant qui eut lieu il y a environ neuf ans, dont l’administration, barbare et païenne en pareille matière, voulut faire perdre les traces, afin de dépayser la tendresse de la mère illégitime, et que la famille du père cherche aujourd’hui vainement à retrouver. Une sœur de Geneviève, charmante enfant, célèbre ici par sa beauté et par sa mort précoce, est mêlée, dit-elle, à tout ceci. Une dame pieuse, âgée, étrangère à ce pays, est logée à l’hospice depuis cinq semaines dans un appartement particulier, occupée à faire des recherches sur l’exposition de ce pauvre enfant perdu, à découvrir s’il existe encore et à le revendiquer pour elle au nom du père, jeune militaire tué à sa première affaire, et qui était son neveu chéri. La supérieure de l’hospice, dont cette dame est l’amie, l’aide dans son enquête charitable et ne néglige aucun soin pour recueillir les témoignages et pour remonter sur les traces de l’enfant. Elle a connu Geneviève pendant l’épidémie qui a désolé nos contrées. Elle a appris par moi que cette charitable servante du curé de Valneige était ici, passant ses jours et ses nuits au chevet d’un montagnard moribond ; elle a voulu recueillir les souvenirs et les renseignements secrets qui peuvent aider la dame étrangère à constater l’existence et l’identité du fils de son neveu. Ces deux femmes vont venir à l’instant ici ; avertissez Geneviève de leur visite et de leurs recherches. C’est un sujet bien délicat pour elle, puisqu’il s’agit à la fois de l’honneur de sa sœur Josette, et de rendre un nom, une famille et une fortune à un enfant auquel cette bonne fille doit s’intéresser.

« — Oui, dis-je à mon ami, cet enfant l’intéresse trop en effet, car elle croit l’avoir retrouvé toute seule dans l’enfant de Luce que vous voyez là, jouant dans la cour avec mon chien de chasse, et dont vous avez admiré la figure et la sensibilité, tous les jours, auprès du lit du pauvre magnien. Je vais préparer Geneviève à cette visite. »

Et je sortis.


CLXVIII


En entrant dans la chambre du malade, je trouvai la supérieure, l’étrangère, Geneviève et Luce dans un entretien déjà fiévreux, qui révélait par l’émotion des visages et par l’accent des paroles les sentiments divers dont chacune d’elles était agitée. J’écoutais sans me mêler à la conversation, si ce n’est quand j’étais interpellé par un regard suppliant de Geneviève.


CLXIX


« Mais enfin, madame, disait Geneviève à la dame étrangère, femme âgée, infirme et dont le costume annonçait un rang distingué, comment avez-vous pu avoir connaissance des rapports de votre neveu avec ma sœur, et de la naissance d’un enfant, fruit de leur amour et d’un mariage clandestin ?

« — De deux manières, mademoiselle, répondit l’étrangère avec une grande assurance et une douce dignité : premièrement, par le prêtre léger et coupable qui, ayant prêté témérairement son sacré ministère à une union illégale et cachée, s’en est repenti, en a fait l’aveu en mourant à son évêque, et l’a prié de faire instruire notre famille de ce fait et de l’existence probable de quelque fruit déshérité de ce mariage ; secondement, par mon pauvre neveu lui-même. Avant la fatale affaire où il succomba, il avait eu le pressentiment de ses dangers, et il avait écrit un testament que j’ai là dans mon portefeuille. Il l’avait confié, en cas de mort, à un soldat de son peloton, fils d’un de nos métayers, et dont la famille habite le même village que nous. Ce soldat, qui ne sait ni lire ni écrire, a attendu son retour dans sa famille pour nous remettre ce papier, dont il ne soupçonnait pas toute l’importance. Cette pièce nous révélait tout. Elle donnait à Josette et à son enfant toute la part d’héritage dont mon neveu pourrait se trouver possesseur à l’heure de son décès. Cette part n’est pas considérable, bien que ses frères et sœurs soient morts depuis, car ils ont laissé des enfants ; mais enfin, bien que cette part d’héritage ne s’élève qu’a un millier de louis, j’aurais été bien coupable devant ma conscience et devant Dieu si je n’avais pas cherché tous les moyens de la restituer à la mère et à l’enfant auxquels cette petite fortune était destinée. Et puis j’ai une certaine fortune moi-même ; j’adorais mon neveu : il me serait si doux de le retrouver dans un autre être, me rappelant ses traits et me rendant une partie de son cœur ! Je ne devais rien négliger et je ne négligerai rien, en effet, pour sauver cet orphelin, s’il existe, de la misère et de l’abandon.

Geneviève, à ces mots, regardant d’un œil significatif la supérieure, comme pour lui dire : « Observez ce qui va se passer, » se leva de sa chaise, alla sur le palier, prit l’enfant par la main, et, le menant devant les genoux de l’étrangère, ne lui dit rien, mais appela, comme par hasard, son attention sur ce joli visage, en étudiant la physionomie de la vieille dame.

L’interrogation muette ne fut pas longtemps sans réponse.

« Quel est cet enfant, mon Dieu ! s’écria la bonne dame, quel est cet enfant, mademoiselle ? Je crois revoir l’image de mon neveu quand il avait l’âge de cet innocent !

« — C’est le mien, madame, dit Luce en hésitant, en rougissant et en pâlissant tour à tour, comme si elle avait dit un mensonge.

« — Oh ! oui, c’est le nôtre, dit le malade, comme si, par ce mot, le premier qu’il disait depuis son agonie et depuis l’aveu de Luce, il eût voulu tout à la fois indiquer indirectement à sa femme qu’il lui pardonnait et qu’il adoptait aussi l’enfant.

« — Non, non, ne mentez pas, Jean ; ne balbutiez pas, ma pauvre Luce, dit Geneviève ; c’est votre enfant par amour, oui, mais ce n’est pas votre enfant par la parenté. »

Luce se voila le visage de son tablier et ne répondit rien.

« Oui, je suis le tien, dit tout bas l’enfant en prenant le tablier de Luce par un pan et en le rabattant de son front sur ses genoux. Pourquoi donc que tu rougis de moi devant le monde ? Est-ce que j’ai fait quelque mal aujourd’hui ? »

Luce l’embrassa sans répondre.


CLXX


Alors, la supérieure, ayant fait monter le jeune médecin, le notaire, le curé de Voiron et le juge de paix, qui étaient prévenus par elle pour assister à l’éclaircissement qu’elle croyait avoir à demander et à donner seulement devant Geneviève et avec elle, fit asseoir tout le monde sur les lits qui garnissaient la chambre de Jean, et, s’asseyant elle-même à côté de la dame étrangère, elle parla ainsi en s’adressant à Genevieve :


CLXXI


« Ma pauvre Geneviève, il n’y a plus de honte dans le ciel. Votre charmante petite sœur y est avec les anges, auxquels elle ressemblait tant, je n’en doute pas ; ainsi l’heure est venue de dire librement et consciencieusement la vérité sur une faute dont la mort l’a trop punie, et dont vous avez pris l’humiliation dans le pays pour en décharger sa mémoire.

« Votre sœur a été unie, il y a neuf ans et quelques mois, par un mariage clandestin, au jeune sous-officier neveu de la dame que voilà.

« — Je ne puis plus le nier, dit Geneviève.

« — Un enfant est venu de cette union, et, dans l’embarras où vous étiez d’avouer et de légitimer sa naissance, vous l’avez fait déposer, pour être allaité, à l’hospice, avec l’intention de le retirer secrètement aussitôt que vous le pourriez sans perdre votre sœur de réputation. »

Geneviève ne dit rien, et baissa la tête en signe de consentement.

« La sage-femme qui le portait fut suivie par le commissaire de police et emprisonnée. On enleva au petit les signes de reconnaissance et la boucle de cheveux de sa mère, attachée à son cou. L’administration, plus sévère et plus cruelle que la religion, nous avait ordonné, quand nous recevrions des enfants au tour, de détruire ces signes pour intimider les mères coupables en leur ôtant tout espoir de retrouver jamais leur fruit, et en confondant tous ces pauvres orphelins dans le même troupeau, comme des enfants trouvés où personne ne pût reconnaître le sien. C’est triste à dire, et c’est pourtant vrai, messieurs, dit-elle en regardant les magistrats et le médecin.

« Mais la charité des femmes a toujours transgressé, tant qu’elle a pu, la loi. Quand la loi des hommes est contraire à la loi de la nature et de Dieu, on est coupable de lui obéir. J’ai pris sur ma conscience de ne jamais obéir à celle-là.

« — Oh ! quel bonheur ! s’écria à demi-voix Geneviève en joignant les mains.

« — Le commissaire me remit en secret les cheveux et les autres signes de reconnaissance qu’il avait enlevés à la sage-femme. Je les glissai, par un pieux subterfuge, entre deux doubles de toile, dans la layette du pauvre abandonné, et quand sa première nourrice vint le prendre, je lui indiquai de l’œil et du doigt la place où j’avais cousu cet extrait de naissance, invisible aux administrateurs, afin qu’elle le décousît plus tard et qu’elle en fît à tout hasard le témoin inséparable de son nourrisson. »

À ces mots, Geneviève s’élança d’un bond sur le groupe où Luce et le petit se tenaient tout tremblants auprès du lit du malade, et, ouvrant de ses mains promptes comme la pensée le gilet et la chemise de l’enfant, qui pleurait et qui se défendait de cette violente tendresse, elle en arracha de la boîte de fer-blanc le papier et la boucle blonde des cheveux de Josette :

« Est-ce cela, madame ? oh ! de grâce ! dites, dites, est-ce cela ? s’écria-t-elle en étalant la tresse sur les genoux et sous les yeux de la supérieure.

« — C’est cela, ma fille, dit solennellement la religieuse. Que Dieu soit loué, chère amie ! dit-elle aussitôt en reprenant la boucle de cheveux des mains de Geneviève et en la donnant à la dame étrangère ; tenez, voilà qui désormais est à vous ; c’est votre titre de propriété de cet orphelin. » Geneviève resta les bras pendants et les mains vides, consternée d’avoir ainsi, à son insu, travaillé pour une autre, et de perdre la possession de l’enfant qu’elle se croyait enfin acquise à jamais.

Luce était pâle et immobile comme le marbre d’une Niobé sauvage.

Jean se cachait la tête sous sa couverture.


CLXXII


« Vous allez donc nous reprendre mon enfant ! dit enfin la malheureuse Luce, en recouvrant la parole et en serrant Bastien sur ses genoux.

L’enfant se pendait à son cou, et jetait de cet asile un regard de colère et d’effroi à la supérieure, à Geneviève, à l’étrangère et aux assistants.

« Vous le voyez, il n’est pas à vous, dit sévèrement le juge de paix.

« — Il n’est pas à moi ! s’écria Luce en se levant comme par un ressort mécanique et en élevant le petit dans ses bras, comme pour prendre Dieu à témoin de la violence que ce rapt allait faire aux droits qu’elle se sentait dans le cœur ; il n’est pas à moi ! qu’il me rende donc le mien, que j’ai perdu pour l’amour de celui-là ! le lait dont je l’ai nourri, les pleurs de mes yeux, dont je l’ai arrosé dans ses maladies ; le sang de mon cœur, qui a passé dans le sien ! et essayez donc voir de lui ôter aussi son cœur à lui de sa poitrine, pour qu’il me le reprenne, s’il peut ! et qu’il le rende à celle-là et à celle-là ! ajouta-t-elle avec un air et un accent de mépris, en jetant un coup d’œil devenu presque farouche sur Geneviève et sur la dame étrangère.

« — Oui, dit Bastien en montrant les poings et en répétant les mots de sa mère : essayez voir de me prendre mon cœur, qui est à Luce et Jean pour le donner à celle-là. Non, non, non ; pas même à toi, Geneviève, quoique tu sois si bonne, et que tu aies guéri mon père. »

Geneviève se sentit atteinte au cœur. La vieille dame parut surprise et déconcertée, la supérieure embarrassée. Les hommes et la religieuse échangèrent entre eux des regards d’étonnement, comme pour se dire : « Nous avions compté sans la nature. »


CLXXIII


« Mais, mes braves gens, dit enfin la vieille dame, et toi, mon enfant, vous ne pouvez pas vous obstiner ainsi à refuser à la famille et à la tante du père naturel de cet orphelin ce qui leur appartient par la société et par la loi.

« — Et par la nature aussi, dit Geneviève en pensant à elle-même.

« — Non, reprit la supérieure, vous ne le pouvez pas, ma pauvre femme. Je suis là obligée en conscience d’être témoin contre vous. L’enfant est bien le fils du sous-officier qui l’a reconnu par testament et de la sœur de Geneviève, qui a les mêmes droits sur sa possession, puisque c’est son sang et qu’il lui a coûté tant d’années de honte imméritée et de peines ! »

Geneviève regarda la supérieure avec un regard de reconnaissance plein d’espoir.

« — Il est aux parents du père, dit le juge de paix. Vous n’avez qu’à parler, Madame ; vous n’avez qu’à produire à Grenoble le testament de votre neveu et le témoignage de madame la supérieure, et l’enfant vous sera remis sans contestation par la justice.

« — Et vous appelez cela de la justice ! dit Luce en s’élançant vers la porte comme pour emporter et pour aller cacher son nourrisson.

On la retint.

« Je ne suis pas venue de si loin pour réparer un mal par un autre, dit tristement la vieille dame. Je n’emploierai certainement pas la main de la justice pour arracher le fruit greffé de l’arbre auquel il s’est identifié depuis huit ans. Je ne déchirerai pas quatre cœurs pour consoler et guérir le mien.

« — Que faire ? dit la supérieure.

« — Que faire ? dit Geneviève.

« — Que faire ? dit la vieille dame.

« — Laissez faire la loi ! dit le juge de paix.

« — Laissez faire la nature ! m’écriai-je tout ému et tout attendri.

Luce se jeta à mes genoux et me jeta l’enfant dans les bras, comme si j’avais été une main offerte du bord à une mère tendant un fils à sauver du fond d’un torrent débordé.

Je le déposai à terre devant Geneviève, qui se baissa pour l’embrasser, et je dis à la vieille dame :

« La loi vous le donne, Madame ; la nature le donne à Geneviève ; mais la tendresse le donne à Luce… Mais lui-même, à qui se donne-t-il ?

« — À ma mère, à ma mère, à ma mère Luce ! s’écria le pauvre enfant en cherchant à s’échapper de mes mains et en tendant ses petits bras à la villageoise.

Geneviève releva le coin de son tablier pour essuyer ses yeux, et dit tout bas en sanglotant à Luce :

« — Je vous ai, avec l’aide de Dieu, sauvé votre mari ; je ne veux pas vous prendre votre enfant, je vous le donne.

« — Et moi, dit gravement la vieille dame, je ne veux pas, pour la consolation de mes vieux jours, enlever à cet enfant une si excellente mère. Je vous le donne aussi. Ce que Dieu a placé lui-même est bien placé. Je ne dérangerai pas la Providence.

« — Ô bonté divine ! s’écria Luce en se jetant aux genoux de la supérieure et de son amie avec le petit ; si vous me l’aviez repris, je serais morte !… Et Jean, ajouta-t-elle en regardant son mari, que serait-il devenu sans son apprenti ?

« — Et moi donc, dit Geneviève, il aurait donc fallu que vous me prissiez avec lui, car je ne pourrais pas plus m’en séparer à présent que je ne puis me séparer de la pensée de ma pauvre sœur.

Puis elle dit à Luce :

« Vous me prendrez au Gros-Soyer avec vous, n’est-ce pas ? Je suis d’un petit appétit, je ne coûte pas cher à nourrir ; je gagnerai bien mon pain avec vous, allez, et je ne vous demanderai jamais d’autres gages que de voir l’enfant, de lui apprendre à lire et à prier pour sa première mère, pour la seconde, et pour vous, Madame, ajouta-t-elle en prenant tendrement la main de l’étrangère et en la portant à ses lèvres.

« — Non, vous n’aurez pas besoin de gages chez la paysanne, ma pauvre fille, dit la vieille dame à la servante, c’est moi qui les payerai. »

À ces mots, elle se tourne vers le notaire et vers le juge de paix, et leur dit :

« Voici un portefeuille qui contient les vingt-quatre mille francs que mon neveu a laissés pour son fils, dans le cas où je parviendrais jamais à constater son existence. J’en donne la jouissance à Luce et à son mari, à la charge de loger, de nourrir et de soigner Geneviève chez eux jusqu’à sa mort, et la propriété à cet enfant après eux. Vous aurez soin d’employer cette somme à l’acquisition de quelques petits domaines, attenant à l’habitation de ces pauvres gens au Gros-Soyer. Jean était magnien, il deviendra laboureur. C’est un état plus sédentaire et plus respecté.

« — Oh ! Dieu ! quel bonheur ! dit Luce en se frappant les mains l’une contre l’autre. Jean, mon ami, tu ne me quitteras donc plus pour courir ainsi les champs ! Ah ! que les hivers me paraissaient longs, seule dans notre maison sur la montagne ! Nous serons quatre à présent, et nous achèterons la chaumière, le pré et les châtaigniers de la mère Maraude.

« — Et le poirier ? dit Geneviève en badinant.

« — Oh ! c’est vrai, répondit Luce, je n’y pensais pas ; je l’avais vendu pour cet enfant, et voilà que cet enfant me le rend avec la cour, la maison et le champ qui étaient sous ses branches.

« — C’est ainsi que fait le bon Dieu, reprit Geneviève, il vous prend une poire, et il vous rend un panier. Ah ! vous me ferez voir l’arbre, n’est-ce pas, Luce ? et j’irai m’asseoir au pied pendant l’été en filant ma quenouille et en gardant vos bêtes, ça me fera penser à Josette. »

Tout fut fait comme il avait été dit dans cette rencontre.

Jean guérit, Geneviève quitta l’hospice provisoire de Valneige, où on envoya une sœur hospitalière à sa place. La pauvre servante suivit Luce, son mari et l’enfant à la montagne, où elle file encore au pied du poirier, où je la revois tous les ans quand la chasse me ramène aux montagnes.