LA BRETAGNE DU SUD[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


V. — Le Pays de Quimperlé.


Quimperlé. — Le hibou du clocher. — Le silence de la nuit. — Le réveil. — Les tabliers de toutes les couleurs. — L’histoire d’un monastère. — L’église Sainte-Croix. — Saint-Michel. — La forêt de Clohars-Carnoët. — La vie des bois. — La fête des oiseaux à Toulfouën. — La Laïta. — Le Pouldu. — Colonie anglaise. — Douëlan. — Pont-Aven. — Les peintres conquérants. — Rustephan. — Concarneau. — Magnificences de la table d’hôte. — La vieille ville. — Les pêcheurs. — Le jardin de Bretagne. — Gaieté et sérénité. — Les vieilles femmes. — Les fêtes et les danses. — L’archipel des Glenans.


COIFFE DE QUIMPERLÉ.


La petite ville de Quimperlé peut servir à résumer la Bretagne du Sud, dans cette région du Finistère, comme Morlaix et Saint-Pol-de-Léon représentent la Bretagne du Nord. Ici, toutes les verdures, toutes les couleurs affluent, tous les aspects de nature surgissent.

Que l’on arrive par une soirée de clair de lune, ce sera la ville du doux apaisement et du surgissement fantastique, les carrefours vides, les ruelles tournantes aux pignons penchés en avant, aux rez-de-chaussée en retrait. Le clocher de Saint-Michel est posé sur les maisons de la ville montante comme un éteignoir. Bientôt, si la lumière verdâtre, bleue et rose de la lune, vient errer aux découpures de la pierre, ce clocher prend nettement, par ses angles, ses arêtes et sa balustrade, la physionomie d’un énorme hibou, d’un grand-duc coiffé d’une couronne carrée, avec la taie blanche de l’horloge sur un œil. Il est retenu là, posé sur son nid de pierre, depuis le xve siècle, et le son de cloche qui est sa voix est bien une voix d’autrefois, vieillotte, fêlée, bizarre, prolongée en chevrotements et en grognonnements par des ondes sonores très lentes, qui n’en finissent pas de descendre sur la ville et sur la rivière.

C’est tout ce qui anime la nuit de Quimperlé, cette voix d’il y a longtemps. Tout dort du sommeil des humbles villes, de ce sommeil qui est vraiment le sommeil, la petite mort de l’humanité. Aucun pas sur le pavé des rues, aucun roulement de voiture au bout d’une chaussée, pas même le sifflement du chemin de fer sur la hauteur. Tout s’est arrêté à la fois, et l’oreille attentive ne peut percevoir, par moments, qu’une caresse de la brise au feuillage des arbres de la place, qu’un déferlis paisible de l’eau sur la berge, que le choc sourd d’un bateau contre la pierre du quai. Ces nuits-là sont inconnues à l’énorme Paris, dont le sol creux, empli par l’entrecroisement des tuyaux de tous les services publics, répercute le bruit de ce qui circule partout et toujours. Les fiacres de trois heures du matin n’ont pas fini de rouler, les noctambules ne sont pas rentrés, que déjà, par toutes les descentes de faubourgs, les voitures des maraîchers de banlieue s’en vont vers les Halles, au pas endormi de leurs chevaux. Mais ce n’est là encore qu’un bruit tranquille, régulier, presque en sourdine. La ville appartient surtout aux voitures des bouchers et des laitiers qui se lancent à fond de train par la rue, le fouet haut, la voix excitante, comme s’ils concouraient à des courses de chars. Quimperlé ne connaît pas ces délices, et le passant venu des grandes villes doit lui être reconnaissant de lui donner à contempler le décor de l’immobilité, de lui donner à entendre les voix du silence.

Le réveil a lieu de bonne heure ; la gaie symphonie des sabots commence, et quel changement à vue ! La ville semble s’envoler avec les fumées bleues de ses toits, par ses étages de jardins. Les volets poussés, les fenêtres ouvertes, des visages aux yeux rieurs et aux bouches bavardes apparaissent, la coiffe blanche déjà posée sur les chevelures blondes et châtaines. Les marchandes de poisson déambulent, le nez au vent, la bouche bien fendue, et il en est parmi elles qui ne laisseraient pas le dernier mot, j’en réponds, à celles des commères qui dévident le plus magistralement le répertoire dans leur pavillon des Halles de Paris.

Si, de plus, vous traversez Quimperlé un dimanche, et qu’il y ait quelque assemblée dans les environs, il vous sera donné de contempler la plus belle collection de bas bien tirés, de jupons courts, et de tabliers de couleur. Ces tabliers ! il faut les avoir vus réunis, deux par deux, trois par trois, par demi-douzaines et par douzaines, dans les rues de la ville et sur les routes des environs, pour se faire une idée de leur importance, de leur éclat. Aux devantures des magasins, sous l’ombre des auvents, ils n’ont pas cette éloquence éclatante, mais portés par les femmes et les filles de Quimperlé s’en allant et s’en venant d’un pas de promenade, conscientes de leurs beaux atours, ils ont un aspect de réjouissance extraordinaire, ils éclatent aussi haut que la fanfare d’une marche sous le soleil, par un jour de plaisir. Il y en a des bleus, comme des bleuets, comme des pervenches, comme des coins de ciel après la pluie, comme des yeux bleus d’enfants. Il y en a des violets, comme un ciel d’orage, comme la mer en été, vers le soir. Il y en a des rouges, comme du sang ; des roses, comme des roses ; des jaunes, comme des boutons d’or. Il y en a de la nuance changeante de la gorge des pigeons, il y en a de soie blanche qui se dore au soleil et qui se bleuit à l’ombre, et il semble vraiment que ces promeneuses se soient ingéniées à arborer, les jours de fête, tous les aspects de la nature à toutes les heures, toutes les couleurs de leur pays.

Quimperlé, à mon avis, est l’une des plus jolies villes de la Bretagne, non pas seulement pour sa floraison de tabliers, mais pour sa situation privilégiée, au confluent de l’Ellé et de l’Isole, qui deviennent la Laïta, pour la grâce de ses paysages, pour la bonhomie de ses maisons, et la gaieté de ses habitantes. Partout des jardins, partout des arbres. Le coteau de Penarven descendu, c’est l’entrée en ville, la place du Bourg-Neuf, puis l’ancienne place Royale et l’église, si curieuse, de Sainte-Croix. À Quimperlé, comme à Hennebont, la ville est subdivisée : ici, il y a la ville haute et la ville basse, puis, la ville basse, à son tour, se compose de deux quartiers : l’un, enclos par les deux rivières, forme la ville close ; l’autre, sur la rive gauche de l’Ellé, se nomme terre de Vannes, la rivière d’Ellé servant autrefois de ligne de démarcation entre le diocèse de Vannes et le diocèse de Quimper. Le tout fait aujourd’hui partie du département du Finistère.

LA CÉLÈBRE ÉGLISE DE SAINTE-CROIX, À QUIMPERLÉ.

C’est sur le territoire de la ville close que Quimperlé a été fondé. Comme dans beaucoup de villes bretonnes, la première maison a été ici un ermitage, non pas un ermitage de saint, mais la retraite d’un monarque détrôné, Gunthiern, prince de la Grande-Bretagne, roi de Cambrie, qui tua, dans une bataille, son neveu, inconnu de lui. La douleur et le remords le firent renoncer à la couronne. Il s’en vint d’abord à l’île de Groix, puis sur la terre entourée de l’Ellé et de l’Isole. La légende veut qu’il y ait fondé un monastère ; Albert le Grand dit oui, Dom Lobineau dit non. Ce qui est plus certain, c’est qu’il y eut ici un des châteaux des comtes de Cornouailles. L’un de ceux-ci, Alain Canhiart, près de perdre la vue, fut guéri en un rêve où il aperçut une croix d’or. Le pape, consulté, conseilla de construire un monastère en l’honneur de la Sainte Croix, lequel fut fondé le 14 septembre 1029, jour de la fête dite l’Exaltation de la Sainte Croix. Ce fut à ce moment que Belle-Île-en-Mer et autres fiefs furent donnés aux religieux par Alain Canhiart. Les religieux avaient droit sur les moulins de la ville ; haute, basse et moyenne justice sur la ville, dans Clohars et dans Moëlan ; droit de disposer des terres vaines et vagues, taille sur les hommes de la ville, droit sur le sel et autres marchandises importées dans la ville, droit d’étalage sur la halle, droit de police, droit de mesurage des blés, droit d’aunage, droit de croc. Les droits de mesurage servaient à rétribuer, les uns, le religieux prévôt, les autres, l’office du chambrier : le profit des gros poids était pour le chambrier, celui des menus poids pour le prévôt. Dom Placide Le Duc, qui écrit ces détails, nous apprend aussi que, la veille du premier mai, on apportait à l’abbé cinq faucilles neuves : il en prenait deux, le prieur une, le chambrier une, le cellerier une, ou bien, à la place des cinq faucilles, on leur remettait cinq sols. La veille de la Saint-Jean, c’étaient douze faisceaux d’herbe pour les chevaux de l’abbé. L’abbaye possédait un bois, prolongement de la forêt de Carnoët, le manoir de Saint-Nicolas, les moulins à farine et à tan, la pêcherie des Gorets, des rentes sur diverses maisons, de nombreux prieurés par toute la région, près Lorient, Quimper, Port-Louis, Concarneau, Auray, en Quiberon, en Vannes, dans l’île de Groix, à Belle-Île, etc. J’ai dit la dispute pour Belle-Île entre les religieux de Quimperlé et les religieux de Redon, qui se prévalaient d’un acte du duc Geffroy Ier, et comment Quimperlé l’emporta. L’histoire de l’abbaye a été écrite par les moines : le pillage des soldats de Du Guesclin, la charte du duc Jean IV, en 1386, qui donne pouvoir à l’abbé de recourir au bras séculier pour la correction de ses moines, la réforme, en 1476, des mœurs du couvent devenues luxueuses, malgré tels détails cités, comme, par exemple, l’éclairage par des pots de graisse où trempaient des mèches, des mouchons fournis par les habitants de Quimperlé ; la redevance en chandelles est datée de 1482. Le monastère devint de plus en plus une administration, les bénéficiaires se bornant à faire toucher leurs revenus par leur fondé de pouvoir, et refusant même les réparations indispensables aux bâtiments conventuels et à l’église : il fallut le cardinal de Retz comme abbé commendataire pour changer cet état de choses. Son successeur, l’abbé Guillaume Charrier, vint habiter l’abbaye, lui rendit de signalés services. Il eut pour hôte Claude Lancelot, professeur de Racine, qui se fit bénédictin après la dissolution de Port-Royal, et qui fut envoyé à Quimperlé par une lettre de cachet de Louis XIV ; il y vécut quinze années, mourut en 1695, à l’âge de quatre-vingts ans. Le dernier abbé commendataire fut Guillaume Davaux, précepteur du Dauphin, fils de Louis XVI. Le couvent, dont le revenu était insuffisant, fut supprimé en 1790, sur la demande des religieux eux-mêmes, et Guillaume Davaux mourut en 1822. Les religieux, qui étaient vingt et un en 1476, étaient trois en 1590, quatre en 1665, cinq en 1790.

PORTAIL DE L’ÉGLISE SAINTE-CROIX, À QUIMPERLÉ.

Tel est le résumé de l’histoire d’un monastère breton. Les bâtiments, reconstruits en 1678, sont occupés par la sous-préfecture, le tribunal, la municipalité, la justice de paix, le presbytère, l’école communale, la gendarmerie. Le logis de l’abbé commendataire est devenu une hôtellerie. Une partie de la bibliothèque est à Quimper. Une copie du cartulaire est possédée par un amateur étranger. Mais il reste l’église de Sainte-Croix, qui est célèbre à juste titre dans l’histoire de l’art comme l’une des rares imitations du temple du Saint-Sépulcre, de Jérusalem. J’ai déjà signalé, dans ce genre, l’église de Lanleff, dite temple de Lanleff, dans le pays de Saint-Brieuc. Mais Lanleff est une ruine. Sainte-Croix, réparée, refaite en 1476, reste, par beaucoup de ses parties, un monument du xiie siècle. Sa forme générale est circulaire, mais par des ajoutés, elle prend néanmoins la forme de croix imposée aux églises. C’est tout de même un subterfuge, car elle a gardé cette singularité de quatre énormes piliers au centre, avec un espace surélevé, qui correspond à une autre surélévation du chœur par une sorte de galerie ou de pont. L’opinion des archéologues est que le chœur est plus récent que la partie centrale, et que le vrai chœur fut là, entre les quatre gros piliers. Ces piliers, ce centre, voilà la première construction ou réédification, à laquelle on assigna la date de 1083. Au-dessous, il y a une crypte, trois nefs divisées par des colonnes épaisses aux chapiteaux bas, et cette crypte contient le tombeau de saint Gurloës, invoqué pour la goutte, disent les uns, les migraines et les névralgies, disent les autres. Le malade liait sa chevelure à un bout de chaîne fixé à une colonne proche du tombeau, et l’en arrachait violemment ensuite : la chaîne a disparu, et la superstition avec elle. Je ne quitte pas Sainte-Croix sans regarder les sculptures de la Renaissance, fixées au mur de chaque côté de la porte : bon travail de tailleur de pierre qui a représenté le Christ au milieu des anges, les quatre Évangélistes avec leurs attributs. La fresque d’une chapelle n’est pas une bonne peinture.

Sainte-Croix fait tort à Saint-Michel, chapelle devenue église, qui est pourtant un édifice intéressant des xive et xve siècles, et sa tour carrée, à colonnes et à colonnettes, à galeries ajourées, coiffe bien Quimperlé de ses lignes graves et de ses sculptures délicates. Saint-Golomban est en ruines. Le couvent des jacobins, occupé par les dames de la Retraite, n’a plus que sa porte du xve siècle, mais il a conservé ses magnifiques jardins.

QUIMPERLÉ, AVEC LE CLOCHER DE SAINT-MICHEL.

C’est à peu près tout ce qui reste, avec de vieilles maisons, de l’ancien décor de la ville. Les fortifications et les portes ont disparu. Il y a encore les rues, et les ponts nécessaires à une ville bâtie sur deux rivières. Les foires et marchés se tiennent sur la place Saint-Michel, dont une partie se nomme la place au Soleil, et l’autre, la place au Moc’h ou place aux Porcs. Le collège communal est logé dans l’ancien couvent des capucins, chez lesquels nombre d’habitants étaient invités à venir manger la morue, le vendredi saint, comme on allait manger des sardines chez les jacobins, le jour de la Saint-Jean. Le cimetière entoure la chapelle Saint-David. Les armes de la ville sont « d’hermine au coq de gueules barbé, membré et crêté d’or. » On a une liste à peu près complète des maires de la ville depuis le xvie siècle jusqu’à 1790. Le commerce maritime a décru : les bâtiments de trente tonneaux ne peuvent plus remonter la rivière envahie de sables. Deux bénédictins sont nés à Quimperlé : Gurheden, historiographe du monastère de Sainte-Croix au xiie siècle, et Dom Morice, auteur de l’Histoire de la Bretagne, publiée en 1750. Puis, le général Hervé et le prédicateur Boursoul. Le marin Du Couëdic est né aussi près de Quimperlé.

Malgré les passages de touristes et les Anglais établis à demeure, la région de Quimperlé reste solitaire et accessible au promeneur, grâce à la forêt de Clohars-Carnoët, forêt domaniale de 724 hectares.

Elle commence au bas de la ville, elle s’en va jusque vers le village de Clohars, elle se continue çà et là par fragments, allées de chênes, bois de pins, bouquets d’arbres. Ses grandes routes sont sillonnées de voitures de promenade, mais ses chemins et ses sentiers sont déserts, éclairés par la lumière verte qui tombe des arbres. La végétation sort du sous-bois, envahit les talus, — la haute fougère qui se balance en éventail, le rude ajonc étoilé d’or, la bruyère rose, la bruyère violette, la bruyère aux fleurs fanées, d’une pâleur de mort si mélancolique. Toute cette pousse à ras de terre est un monde énorme, d’une variété, d’une richesse inouïes, où vit un autre monde d’insectes innombrables, la pullulation des moucherons, les files sans fin des fourmis agiles, portant des fardeaux plus gros qu’elles, les papillons de toutes tailles et de toutes couleurs, ceux de midi et ceux du soir, les petits papillons violet pâle, qui sont comme des violettes détachées et voltigeantes, les bataillons de coléoptères rayés, bronzés, de cuivre vert et changeant, certains fortement casqués et cuirassés de noir, la tête armée de cornes solides comme des bois de cerf… C’est toute une forêt avec ses habitants, une petite forêt que l’on peut découvrir sous la grande, pour peu que l’on sache rester immobile et attentif à la même place, sans déranger les courses sans fin de tous ces chemineaux, qui connaissent les passages entre deux brins d’herbe.

Si l’on relève la tête, c’est le « temple aux vivants piliers » par lequel Baudelaire symbolisait la nature. Les troncs d’arbres filent plus droits, plus lisses, plus hauts que les colonnes des cathédrales gothiques. Ils ont le contour, la couleur et la dureté de la pierre ; le temps a durci leur bois, l’a changé en jaillissement de granit. Il y a un endroit où ce jaillissement d’arbres en fusées est vraiment admirable. On le découvre de la grande route qui coupe la forêt, à droite, en allant vers Clohars. La forêt, à cet endroit, se creuse en ravin, se relève en colline, et c’est là, sur le sommet montueux, que se dresse un groupe de pins d’une force fine, d’une grâce altière incomparables. Le feuillage en haut seulement, sans branches basses, ils sont les géants qui dominent la forêt. Au soleil couchant, dans la clarté rose, leurs troncs droits font songer à des mâts de navires énormes, leur granit se change en porphyre, et le vent vient chanter ses chants d’orgue dans le feuillage sonore.

Le seul bruit continu, avec ce bruit du vent qui croît et décroît, qui soupire et chuchote, se répand en ondes symphoniques, c’est le chant des oiseaux, dans les haies, dans les arbres, un ensemble de roulades éperdues qui ne s’arrêtent même pas pour le passage planant de quelque oiseau rapace, soudain immobilisé, férocement suspendu au-dessus d’une clairière, cherchant pâture et choisissant sa proie. Tous les autres bruits sont brefs, accidentels, et il faut, pour les entendre, se mettre à l’affût, comme un chasseur, avec la patience et la prudence du pêcheur à la ligne. C’est un froufroutement dans l’herbe, un saut dans la broussaille, parfois une trouée de grosse bête qui écrase tout sur son passage. La nuit, surtout, on peut percevoir les courses légères ou pesantes, et connaître la surprise des souffles tout proches, des formes qui sortent tout à coup d’un hallier et franchissent en deux bonds la route. Alors la forêt a les noirceurs et les transparences douteuses de la nuit, elle est toute tressaillante du mystère des choses inaperçues, emplie de l’horreur de la nature qui a toujours troublé les hommes.

Elle offre, le jour, dans la lumière, des aspects plus accueillants, dans quelques échancrures de sa lisière, sur quelques-uns de ses plateaux où sont établies les huttes de ses charbonniers et de ses sabotiers. Les voilà, les vrais maîtres de la forêt, autant que les gardes qui apparaissent aux tournants, le fusil sur l’épaule, marchant au pas correct du soldat. Ces agglomérations de huttes, installées en campements d’Indiens, ces fumées, cette cuisine en plein air, ces hommes qui travaillent, ces enfants qui rient dans la fougère, tout parle au civilisé inquiet de joie instinctive, d’un au jour le jour sans souci, d’une acceptation naturelle d’un sort médiocre, d’une vie, en somme, aussi heureuse que possible, humble et libre.

Cette belle forêt de Carnoët connaît l’animation d’une fête, une fois par an, le lundi de la Pentecôte, au lieu dit Toulfouën (trou de foin) à l’entrée de la forêt, près Quimperlé. C’est la foire aux oiseaux, de tous les ramages et de tous les plumages. Non loin, l’église de Lothea et les vieilles pierres que l’on donne comme les ruines du château de Carnoët, qui fut le repaire de Con-Mor, un des Barbe-Bleue de la Bretagne.

Mais la ville est le point de départ d’autres excursions.

Quimperlé, qui a déjà le silence de la nuit et la gaieté du jour, n’a pas seulement la forêt, il a aussi la rivière, et, à douze kilomètres, la mer.

Ces douze kilomètres, on peut les faire à travers la forêt de Clohars-Carnoët, ou sur la rivière de la Laïta, formée au bas de la petite ville par la réunion de l’Ellé et de l’Isole. Il est vrai que sur cette rivière on est encore en forêt. L’eau de la Laïta s’en va sous bois, court entre les chênes et les hêtres. Elle est bleuâtre et tendre au départ de Quimperlé, elle se verdit et s’assombrit vite sous la futaie, reflète un feuillage à peine aéré tout au fond de l’eau par un sentier de ciel, resplendit à nouveau aux clairières, s’arrondit de plus en plus en bassins à chaque tournant. Imaginez la forêt de Fontainebleau traversée par une rivière. Cette rivière s’élargit vite, découvre des grèves aux heures des marées descendantes, coule entre des rivages fortifiés de rochers, dominés de bois de pins et de massifs de châtaigniers. Après un arrêt à Saint-Maurice, où l’on passe devant un château du xviiie siècle, reflété par un étang, où l’on visite les ruines de l’abbaye de Saint-Maurice, enclavée dans les bâtiments d’une ferme, le mouvement de la rivière sinueuse continue en balancements de courtes lames. Ces premières vagues élastiques, quelle joie elles semblent donner au bateau qui a suivi paresseusement le fil de l’eau ! On croirait un cheval qui a sommeillé tout au long d’une montée, et qui sent à nouveau l’excitation du fouet et de la voix, et qui devine une belle route devant lui sur laquelle il peut partir d’une course allongée, vive et régulière.

Le bateau arrive ainsi, fringant et excité, au Pouldu, qui est bâti à la fois sur la rivière et sur la mer. Le Pouldu est un hameau de bon repos pour ceux qui ont construit des villas sur la côte, et qui ont entouré de murs leurs jardins plantés de figuiers. Le bord de la mer est dessiné par des haies touffues étoilées de fleurs, rouges de fruits à la saison des mûres, emplies d’un incessant gazouillis d’oiseaux. Les rochers sont bas, et il y a, çà et là, de grandes descentes de sable parsemées de pavots jaunes aux feuilles grasses et bleues. À l’horizon, l’île de Groix se dresse comme une table de pierre au-dessus des flots. L’air est doux, apporte un arôme de fleurs avec l’odeur saline.

Au moment des séjours que je fis au Pouldu et à Quimperlé, le village et la ville avaient un caractère particulier qu’il est inutile de céler, l’orgueil national dût-il en souffrir. La petite ville et la station de bains constituaient une manière de colonie anglaise, régulièrement établie, qui aurait pu avoir son consulat et son pavillon.

Les hôtels de Quimperlé étaient occupés par des familles anglaises, par des jeunes filles anglaises accompagnées de leurs gouvernantes. Une bonne moitié de la place, quand ce n’était pas la place tout entière, était prise par John Bull, son épouse et ses enfants, et John Bull vivait ici comme en Australie et aux Indes. Il a le sens du cosmopolitisme, et il le prouve dans un coin de tranquille petite ville bretonne où il est en villégiature, aussi bien que dans la région où il gouverne au nom de Sa Majesté, empereur et roi. Il est partout à l’aise, il passe pour avoir le sens de son « chez lui » intime, de sa maison discrète, et il apparaît, au contraire, que ce « chez lui », il le trouve partout, et que toutes les places sont bonnes pour installer la théière et manger le roast-beef.

Au Pouldu, c’était l’envahissement, comme à Quimperlé, mais plus complet, d’une mise en scène plus confortable. L’Anglais préfère sans doute ce climat à celui de Londres et de ses alentours : aussi vient-il respirer ici pendant toute l’année. Il a sa maison, son bateau, sa voiture, il bat la côte, il parcourt la forêt ; partout on aperçoit son chapeau blanc, son voile vert, son complet à carreaux. Car il se donne, par orgueil d’affirmation sans doute, l’apparence de l’Anglais classique de nos vaudevilles, et il amène avec lui des femmes et des enfants, qui exagèrent, comme lui, l’anglomanie. Et voilà comment, dans le pays des gais sabots et des beaux tabliers, on rencontre aussi tant de grandes filles costumées en bébés de Kate Greenaway, et qui s’en reviennent, beaucoup trop gravement, d’une séance d’aquarelle ou de la chasse aux papillons.

Il y a une raison pour que la villégiature anglaise prenne tout de suite une apparence de solide installation, pour que notre voisin d’Outre-Manche s’entende à naturaliser la petite ville, l’hôtel, le bord de la mer, où il lui plaît d’élire domicile, pour peu ou beaucoup de temps. Ces mœurs particulières achèvent de mettre en valeur le sentiment du home tant célébré chez les Anglais et par ceux qui parlent de l’Angleterre. Il existe bien, en effet, ce sentiment, mais pas seulement à la façon intimiste, poétique et romanesque qui est passée dans l’opinion de tous. Il est autrement étendu, généralisé, universel. Le home, c’est l’endroit où l’Anglais se trouve. D’où il ressort, avec la dernière évidence, que la mer, surtout, lui apparaît comme son chez-soi, où les autres nations sont bien osées de prétendre. Il est assez aisé de reconnaître comment ce sentiment a pu être inné et toujours se développer en lui. La double explication tient à la situation géographique de l’Angleterre, à son rôle dans le monde, et aussi au sens du réel qui est une des caractéristiques de la nation trafiquante.

La maison-mère est une île. Il a fallu, de toute nécessité, aux hommes établis là, à l’écart des autres peuples, conquérir leur fortune sur l’eau. Leur développement continental s’est trouvé empêché, en Europe ; par la résistance de la France, ils ont trouvé en nous une vitalité, une force, sur lesquelles se sont brisées leurs tentatives, et il leur a bien fallu chercher leur horizon ailleurs. Ailleurs, c’était la mer. Ils l’ont conquise lame par lame, ils l’ont explorée tout entière, ils ont abordé toutes les terres de toutes les latitudes, planté leur drapeau partout où il y avait un rocher, un banc de sable inoccupés. Les habitants de l’île européenne en sont arrivés à posséder un empire immense, lequel comprend des colonies soigneusement choisies, qui figurent au budget par des bénéfices et non par des pertes. C’est alors, après cette course dominatrice à travers le monde, après cette installation partout, que le sens du réel apparaît, que l’esprit pratique fait son œuvre. L’Anglais, on l’a dit et redit, sait voyager, et le dicton qui veut que l’on s’instruise en voyageant s’est trouvé ratifié par lui de la façon la plus nette. Il a reconnu, entre autres choses, que la terre était toute petite, une planète fort restreinte qu’il est facile de parcourir sans cesse, et que le peuple anglais suffirait fort bien à l’occuper tout entière. Mais l’entreprise offre quelques difficultés, et à défaut d’occupation absolue, il a fallu se contenter d’occupations et d’exploitations partielles. Le sentiment de cette souveraineté universelle possible n’en est pas moins présent et actif, et il se manifeste toujours et partout, dans les petites villes des côtes bretonnes choisies comme de bonnes installations pour leur température heureuse, comme sur les grands chemins de la mer, — qui ne semble exister que pour entourer d’eau les Îles-Britanniques.

Au Pouldu, je m’attarde parmi les sables couleur d’orange, les chemins creux aux talus couverts de fraisiers et de violettes, et c’est de là que je m’en vais, en bateau, jusqu’à Douëlan, jusqu’à Pont-Aven. Douëlan est un port où s’abritent quelques barques. Pont-Aven, « ville de renom, quatorze moulins, quinze maisons », dit le proverbe, et il y a, en effet, des moulins à Pont-Aven, mais il y a surtout des rochers, et davantage encore de peintres. Des peintres de toutes les nations, et surtout des peintres américains. On dit que c’est un Américain qui a découvert Pont-Aven, en 1872. Quel hôtel ! et quelle table d’hôte ! Il est vrai que le pays abonde en paysages désignés par ces messieurs comme des « motifs ». La rivière est délicieuse de chutes et de tournants subits, de verdures, de petites grèves où l’on peut installer un chevalet. Le bois d’Amour est un paradis de clartés dorées et d’ombres vertes, au-dessus de l’eau sombre. La population de l’été se répand à travers ces merveilles et se réunit, le soir, sous les globes électriques de la salle à manger, tout le monde en tenue de soirée.

« PONT-AVEN, VILLE DE RENOM, QUATORZE MOULINS, QUINZE MAISONS », DIT UN PROVERBE.

Les filles de Pont-Aven ne le cèdent pas à leurs hôtes pour le luxe des atours. Elles ont une réputation de coquetterie justifiée, elles aiment les belles étoffes, et cela se voit à leurs costumes, auxquels elles consacrent des sommes énormes : on cite des robes de mariées qui coûtent de 700 à 800 francs. Leurs vêtements traditionnels sont ornés de velours, de broderies, de garnitures d’or et d’argent, d’accessoires brillants et fantaisistes. On a conservé à Pont-Aven la tradition du « coucher de la mariée ». Les parents et les amis aident la jeune épouse à se mettre au lit, et lorsque son époux l’a rejointe, on commence dans la chambre, autour du lit, une ronde qui se continue longtemps au dehors par des danses et des chansons.

LES FILLES DE PONT-AVEN ONT UNE RÉPUTATION DE COQUETTERIE JUSTIFIÉE.

Auprès de Pont-Aven, la chapelle Trémalo, un mur à peine hors de terre, un immense toit, un petit clocheton, l’apparence d’une grange ; le château du Hénan ; des dolmens ; les ruines farouches de Rustephan, une tour écroulée, une plate-forme herbue : dans la muraille, des fenêtres ouvertes des deux côtés sur le vide, des murs interrompus, une porte aux jolis ornements : la fondation est du xiie siècle, les ornements sont du xve siècle. Je gagne Bannalec, pays des coiffes noires, Rosporden, où j’arrive un après-midi et qui me paraît funèbre, avec sa grande place déserte, ses maisons noires. Je m’en vais jusqu’à Concarneau, et je me crois tout d’abord retombé à Pont-Aven.

CHAPELLE DE TRÉMALO : UN MUR À PEINE HORS DE TERRE, UN IMMENSE TOIT, UN PETIT CLOCHETON.
LES RUINES FAROUCHES DE RUSTEPHAN, PRÈS DE PONT-AVEN.

L’arrivée, en été, à la tombée du jour, à Concarneau, dans l’un des hôtels qui prennent vue sur le port, ne fait que fournir un renseignement de plus sur la mise en scène des villégiatures installées dans les villes de pêcheurs. La patronne de l’hôtel a gardé, sinon le costume du pays, du moins sa coiffe caractéristique, mais c’est du trompe-l’œil comme les meubles bretons fabriqués à Paris, expédiés dans les petites villes armoricaines, chez les marchands d’antiquités. Du moins, ici, la salle à manger est franchement anglaise et moderne, boiseries vernies et éclairage à la lumière électrique. Là-dedans, une réunion de toilettes féminines, blanches et roses, ce qui est assez coquet et plaisant, mais des hommes en grande tenue, à cols raides, qui semblent jouer un rôle dans une comédie où l’on mènerait la vie de château, et non dîner dans une auberge, proche des bateaux à sardines.

CONCARNEAU EST ENTOURÉ DE REMPARTS, QUI FONT UNE CEINTURE GRISE AUX MAISONS DOMINÉES PAR LE CLOCHER.

C’est excessif, et l’on ne voit pas pourquoi l’habit noir, rouge, ou de la couleur que l’on voudra, n’est pas de rigueur à cette table d’hôte : c’est trop ou trop peu, trop snob ou trop négligé. Franchement, l’élégance des femmes devrait suffire, puisque cela les amuse et distrait aussi nos yeux. Mais les malheureux qui passent leur vie à Paris, dans des souliers vernis, du linge empesé, la tête encerclée par un chapeau dur, devraient avoir le droit, ici, de se libérer quelque peu du code pénal de la mode. Ce Concarneau est à fuir, s’il faut y subir la loi qui sévit sur les plages normandes. J’entends des conversations admiratives et terrifiantes sur la grandiose installation anglo-américaine, à Pont-Aven, de la caserne de peintres où il y a cent personnes, tous les soirs, à dîner, les femmes arborant, avec le décolletage, la quatrième toilette de la journée. Je me garde de donner mes renseignements et mes impressions. Je conclus seulement, pour moi seul, que les petites fêtes de ce genre, tous les jours, pendant les trois mois d’été, seraient d’une gaieté un peu forcée. Le comique est une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser, et les passants en vacances, qui savent se réjouir, pendant une soirée, de ces galas compassés, ont bientôt fait, au matin, de reprendre leurs souliers de marche et leur bâton de route.

BATEAUX SARDINIERS, À CONCARNEAU.
PÊCHEURS SÉCHANT LEURS FILETS, À CONCARNEAU.

Concarneau, d’ailleurs, est de vif intérêt, si l’on quitte cette vie superficielle d’un instant pour la vie locale. La vieille ville, sur l’eau, est entourée de remparts qui font une rude ceinture grise aux maisons dominées par le clocher. Ici, comme de l’autre côté de l’eau, c’est la vie des pêcheurs qui tient toute la place. De rudes hommes, forts et violents, qui se disputent parfois la passe, à coups d’aviron, au retour des barques, pour vendre leur poisson les premiers. Le calme succède à ces batailles lorsque toutes les barques sont rangées dans le port et que les filets sèchent. Il est vrai que les débits alors sont animés.

CHANTEURS DE COMPLAINTES, À CONCARNEAU.

Je suis arrivé ici en une période de fêtes, et je me mêle aux attroupements autour des montreurs d’animaux, des chanteurs de complaintes, installés contre les halles. Je vois les femmes en bonnet, les hommes aux visages à moustaches rapportées du régiment. Je vois aussi des femmes vêtues de longues mantes noires à la porte d’une maison mortuaire : l’une est banale, l’autre est tragique avec son visage pâle, sa bouche serrée, ses yeux fixes.

RÉCEPTION À LA PORTE D’UNE MAISON MORTUAIRE, À CONCARNEAU.

Les deux villes communiquent par un pont. La ville neuve n’est qu’un faubourg, mais le faubourg se développe et l’emporte sur la ville-mère. Celle-ci a son histoire, que racontent ses solides murailles : occupation anglaise, délivrance par Du Guesclin, guerres de la Ligue. Il est resté de cela une enceinte garnie de créneaux à mâchicoulis, flanquée de tours épaisses, percée de quelques portes indispensables. Ce logis rébarbatif abrite aujourd’hui une école de pêche. Hors de Concarneau, on peut aller visiter le château-musée de Keryolet, légué au département par la comtesse Chauveau-Narischkine. L’extérieur est un mauvais décor imité du xve siècle, mais il y a quelques beaux objets à voir, un retable, des tapisseries, des faïences, une collection de coiffes… Mieux vaut parcourir la campagne, qui est d’une grandeur et d’une somptuosité rares.

C’est un jardin que toute cette région de Bretagne située au versant sud des montagnes Noires, un ancien et doux jardin, aux arbres séculaires, aux champs de fleurs, splendidement délimité par le bleu de saphir de la mer. De Quimperlé à Douarnenez, à l’exception de ces deux promontoires désolés, sinistres et grandioses, la pointe de Penmarch, la pointe du Raz, il y a un admirable pays de repos, de charme, de gaieté.

Cette dernière remarque n’est pas excessive. Il y a vraiment une gaieté spéciale en Bretagne, une gaieté de la nature et des habitants. Déjà, dans le nord du pays, aux rivages de la Manche, par les rues des villes monacales, dans l’existence régulière et rêveuse, la tristesse a ses haltes, la mélancolie a ses sourires. Je pense surtout aux femmes du pays en écrivant ceci, à celles qui révèlent si vite leur tranquille acceptation de la vie, qui vaquent aux occupations régulières de l’existence avec une activité si permanente, une grâce si discrète, des mains vives, un visage inaltérable. Il en est d’autres, de tous les genres, et des pires, comme partout. Mais je m’en tiens volontairement ici à celles qui sont l’expression et l’honneur de la race, et qui la représentent bien avec son fond de rêveuse pensée. Même celles-là parmi lesquelles on trouverait les plus significatifs symboles de douleur profonde, de misère muette, même celles-là montrent à certaines heures un goût de récréation, l’imagination fine, le caractère enjoué. Elles savent profiter des intermèdes, prennent au sérieux leurs plaisirs comme leurs peines, prouvent leur participation vitale par leurs toilettes méditées, leur présence aux fêtes, leur préoccupation de l’amour. Et non seulement les jeunes filles, les jeunes femmes, mais les vieilles aussi ont, à leurs heures, sur leurs visages anciens, une lueur de cette joie qui équilibre les peines de la vie. Dans les fêtes, les noces, les pardons, il y a toujours des vieilles charmantes, très douces et très simples, très bienveillantes aussi, et qui disent toujours leur « Au revoir ! » leur « kennavo ! » comme si elles faisaient savoir que peut-être on ne les reverrait plus dans ces assemblées joyeuses, mais qu’elles seraient bien contentes d’y revenir tout de même encore, une fois ou deux !

Davantage encore, dans le sud du pays, aux contrées de verdure étagées au-dessus de l’Atlantique, l’heureuse humeur se fait jour aux moindres occasions. C’est ici plus en dehors. Le langage est plus vif, les mots se précipitent, les voix sonnent plus haut et le cantique s’agrémente de chanson. Les paroles, les rires, les chants s’envolent dans le plein air des routes, au moindre prétexte de réunion, de fête traditionnelle. Chaque village, chaque hameau, chaque groupe de maisons, a son assemblée ; chaque carrefour devient cabaret improvisé, salle de danse. Des planches sur des tréteaux, et des gens qui mangent et qui boivent. Un musicien debout sur un tonneau ou marchant en tête des danseurs, et ce sont les vieilles danses paysannes qui ondulent sur la route, les danses à figures ordonnées, à gesticulations, à révérences.

J’ai vu danser ces menuets et ces dérobées, même sur la route du Raz, dans le sinistre paysage aux champs bordés de pierres. Il faut qu’il y ait une résistance dans la race, un épanouissement quand même du désir de joie, pour installer ainsi l’humble et jolie mise en scène du plaisir au milieu de la nature hostile, devant la mer cruelle et assassine. Aussi, même chez les tout à fait pauvres, quelle sécurité dans les beaux paysages, au long des chemins creux ombragés de verdure, des sentiers dessinés par les haies, par les champs qui s’en vont vers les flots en pentes fleuries.

J’observe ces manières d’être dans le pays qui encadre de ses beaux feuillages la baie de la Forêt, tout un pays qui s’arrondit depuis Concarneau jusqu’à la pointe de Beg-Meil, en passant par le village de la Forêt et le bourg de Fouesnant. C’est décrire la somptuosité de ces verdures, de ces étendues roses et bleues, de cette eau lumineuse que d’en donner le résumé en évoquant les jours carillonnés où s’aperçoivent les visages de bonheur tranquille, les expressions de fine malice, où s’entendent les dialogues des conversations heureuses. Ce sont des répits, je le sais, et la lutte pour l’existence peut prendre, ici comme ailleurs, des allures de sauvagerie : qui pourrait en douter ? Malgré tout, malgré le mal du snobisme installé sur certains points des côtes, malgré les pratiques basses de civilisation apportées par les villégiatures, malgré la dépravation infaillible créée par l’argent, c’est encore le pays où s’affirme le mieux une hautaine manière de vivre, une joie désintéressée, un amour nostalgique de la réalité environnante.

L’archipel des Glenans, situé un peu à l’ouest de la baie de la Forêt, se compose de neuf îlots, dont l’un, la Cigogne, est armé d’un fort. Les plus importants ensuite sont le Loch, le Penfret, pourvu d’un phare et d’un sémaphore, et l’île Saint-Nicolas, où l’on a tenté vainement de bâtir une chapelle pour la centaine d’insulaires, tous pêcheurs, qui ont ici leurs cabanes. Ce n’est ni Belle-Île, ni Groix. Tous ces îlots formaient autrefois une seule île, dit-on, mais la mer s’est chargée de diviser cette unité, de désagréger la terre, de séparer les pierres. Ce n’est plus guère aujourd’hui qu’un tas de rochers sur l’eau, le brise-lames de la baie de la Forêt.


(À suivre.) Gustave Geffroy.

  1. Suite. Voyez pages 409, 421, 433 et 445. — Les photographies qui ont servi aux illustrations sont de M. Paul Gruyer.