LA BRETAGNE DU SUD[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


IV. — Le Pays de Lorient.


Belle-Île-en-Mer. — Mer calme. — Le Palais. — La patronne des marins. — La « coteriade ». — Pêche nocturne. — Le pénitencier. — Souvenirs des prisonniers politiques. — Sauzon. — Kervillaouen. — Le Phare. — Claude Monet. — La côte sauvage. — Les pilotes. — L’évasion de Blanqui. — Houat et Hœdik. — La tempête. — Retour à Quiberon. — Hennebont. — Lorient. — Bisson. — Victor Massé. — Brizeux. — Jules Simon. — Le port militaire. — Port-Louis. — L’île de Groix. — Eulalie.




À Port-Haliguen, je prends le bateau à vapeur qui fait le service de la poste pour Belle-Île-en-Mer. Ce n’est pas un bien beau bateau, et l’on a tout à fait l’impression que l’on ne tiendrait pas très longtemps la haute mer, par un gros temps, sur ces planches qui paraissent mal jointes. Peut-être cette idée vient-elle aussi parce que le ménage ne paraît pas « bien fait ». Je ne parle que pour cette année-là, bien entendu, et tout est peut-être maintenant astiqué, reluisant, doré. Mais je revenais alors de Jersey et Guernesey, et j’avais le souvenir des bateaux anglais si parfaitement tenus, qui me faisait paraître mon bateau français avec une piteuse mine. La traversée, toutefois, fut excellente, mais aussi le temps était extraordinairement calme. Une après-midi de chaleur sur la mer. La torpeur du ciel et de l’eau, du même bleu pénétré de toutes les influences de la lumière. L’Océan plus uni, plus tranquille que la Seine, et c’est l’idée d’un lac immobile qui est suggérée par cette mer du mois d’août. C’est une ardente symphonie de couleurs embrasées, que le vapeur est seul à troubler par sa fumée épaisse, c’est un murmure délicieux de l’eau, presque le silence, s’il n’y avait le halètement de la machine et les cris aigus des mouettes.

On salue les rochers de la Teignouse, terrible passage par les mauvaises mers, tout à fait inoffensif aujourd’hui. Cette tache sombre, dentelée d’écume, qui attire le regard sur le bleu de la mer, c’est le phare de la Teignouse. Puis les roches de l’île d’Houat, puis une autre tache, plus grande que les autres, et qui grandit encore, qui barre la mer. Des coups de sifflet déchirent l’air, le pilote crie dans son porte-voix, envoie à la chaufferie quelques commandements. Nous sommes dans les eaux de Belle-Île, dans la rade du Palais. Quelques instants encore, et le vapeur entre dans le port, sous les regards des Bellilois en promenade sur la jetée. Je vois à droite les fortifications de la citadelle, puis, au fond du second bassin, un rideau de verdure sur lequel se dessine la carcasse d’un navire en construction. Le port est rempli de barques où les pêcheurs mangent leur poisson bouilli et boivent un coup de cidre.

Avant de visiter l’île, d’explorer cette terre de 18 kilomètres de long, d’une largeur de 4 à 10 kilomètres, de 50 kilomètres de circonférence, et dont l’élévation moyenne ne dépasse guère 40 mètres, il convient d’en résumer l’histoire, depuis l’époque du xe siècle, où elle était la propriété des comtes de Cornouailles. L’un d’eux, en 1029, en fit don à l’abbaye de Sainte-Croix, de Quimperlé. Guerre entre les moines de Quimperlé et ceux de Redon, qui prétendaient, eux, tenir Belle-Île des ducs de Bretagne. Quimperlé l’emporta. Pillages des Anglais, qui abordèrent l’île plus d’une fois, qui ne réussirent pas à s’en emparer, en 1518, avec trente-six vaisseaux, qui l’occupèrent pendant trois semaines, en 1573, puis s’enfuirent sur l’annonce d’une flotte française. De même, les Hollandais commandés par l’amiral Tromp échouèrent en 1673. Mais, en 1761, les Anglais finirent par prendre la citadelle et l’île, qu’ils gardèrent deux ans : un traité mit fin à leur occupation. Belle-Île appartint au maréchal de Retz, puis au surintendant Fouquet, puis aux descendants de celui-ci, puis fut réuni à la Couronne en 1719. C’est la patrie du général Trochu, dont on montre la maison, précédée d’une allée de pins.

LA COIFFE DES FEMMES DE BELLE-ÎLE.

Je me loge pour quelques jours au Palais, ou « à Palais », comme il est dit généralement, dans une rue qui descend vers le port. Ma logeuse est épicière et cabaretière et aussi patronne de barques. Je ne faisais pas trop attention, tout d’abord, au va-et-vient de rudes pêcheurs qui passaient par son corridor ou par sa boutique. Un jour, pourtant, flânant et entrant dans l’étroite cour, je découvris tout un équipage rassemblé dans une pièce qui donnait sur cette cour. La table était mise sommairement, et tous les hommes mangeaient, d’un air assez soucieux, la soupe au poisson. J’appris que l’épicière, comme d’autres gens du pays, était propriétaire de barques, trois barques avec sept hommes par barque. Les vingt et un hommes travaillent pour elle, acceptent de s’en aller, chaque jour, vers les hasards de la mer, recevant en paiement le tiers du poisson pêché. Le reste est pour l’épicière. Ils vendent leur tiers de poisson comme ils peuvent, et la plupart logent chez leur patronne, qui devient leur hôtelière. Ils peuvent aussi prendre là leurs repas. On s’arrange pour les frais, et une partie du gain des pêcheurs s’en va retrouver le reste dans le tiroir de la propriétaire des barques et de la maison. Voilà une entreprise de pêche. La réunion de ces pêcheurs se nomme une « coteriade ». Une barque complète vaut trois mille francs et peut rapporter trois mille francs par an. Le métier n’est pas mauvais pour la bonne femme qui reste chez elle. Elle court le risque d’avoir un de ses bateaux perdu, mais c’est rare après tout, elle trouverait plutôt les hommes trop prudents, ne partant pas par tous les temps, ou rentrant aussitôt qu’un grain sérieux menace. La patronne attend paisiblement le retour dans sa boutique, encombrée de tout ce que l’on peut vendre dans une boutique de petite ville : du sucre, du café, du sel, du poivre, des allumettes, des étoffes, du fil, des assiettes, des bols, des casseroles, etc. Eux, ils s’en vont la nuit ou de fin matin, et c’est un soir, que je m’en vais ainsi avec eux, qu’ils me content leur histoire. D’autres encore partent, et la mer est toute constellée de lumières et tachée d’ombres. Ils pêchent dans la rade du Palais, ou plus au large, jettent le chalut, relèvent des casiers, cherchant les courants et les meilleures places. Cette fois, la sardine abonde, et la barque est bientôt pleine. Le joli poisson vert, bleuâtre, argenté avec des nuances roses ! Et le bon poisson, grillé, ou frit, ou bouilli ! Mais il y en a tant et tant que l’on en est bien vite rassasié, et que l’odeur de ce joli, bon et frais poisson devient insupportable ; on finit, pour se distraire de cette nourriture monotone, au parfum trop fort, par demander des sardines à l’huile, pour changer. Mais une nuit et une matinée de pêche, voilà le vrai plaisir, pour quelqu’un qui n’est pas un pécheur, et qui n’évalue pas le poisson dont il aura le tiers en paiement. La nuit, cette mer du mois d’août est délicieuse, d’un bleu profond et puissant dans les parties d’ombre, d’un bleu argenté sous la lumière de la lune. Là, on peut connaître la légèreté et la vivacité d’un air sans poussière, imprégné de fine salure, la brise bienfaisante qui emporte au large l’odeur de la rogue qui sert à prendre les poissons, et l’odeur des poissons aussi. Le soleil se lève, et c’est une autre fête, celle de la lumière grandissante, et c’est toujours le même air limpide et fort qui gonfle la voile lorsque nous rentrons au Palais, vers midi. Tous les bateaux, partis en même temps, rentrent à la fois, et c’est une joie que de les voir venir de toutes les directions vers l’entrée du port, se hâtant comme s’ils obéissaient à un signal. C’est un signal, en effet, qui les rappelle, c’est le désir d’arriver et de vendre, les uns aux usines, les autres aux marchands et aux hôtels, tandis que d’autres encore s’en remettent de ce soin aux gens qui les emploient. On déjeune au fond de la barque, ou dans l’un de ces « débits » où le marin sait qu’il peut cuire son poisson, d’après l’enseigne mise au-dessus de la porte : Fait chaudière. Ou bien encore le pêcheur s’en va vers la maisonnette des champs où la femme et les enfants l’attendent.

À BELLE-ÎLE : LA CÔTE DITE DE LA MER SAUVAGE.

Le Palais n’est pas seulement un port animé par le mouvement de la pêche, c’est aussi une ville qui a son existence particulière et qui se présente dans un cadre intéressant. Ce cadre est d’un style où se mélangent le XVIe et le XVIIe siècle. Vauban a passé par là, a continué les travaux du maréchal de Retz et du surintendant Fouquet, a donné son caractère à la citadelle, a creusé un bassin, dit la Belle-Fontaine, d’une contenance de près de 8 000 hectolitres, pour la provision d’eau des navires.

Auprès de la citadelle, le pénitencier est occupé par une colonie de jeunes détenus, pupilles de la Seine, atteints de peines disciplinaires, et que l’on envoie là pour essayer de modifier leur instinct, d’adoucir leur violence par un changement subit d’existence, par le grand air et la mer. On en fait des ouvriers, des jardiniers, des rameurs et des pêcheurs, on en fait même des musiciens : un orphéon s’est formé parmi eux. Là furent envoyés aussi, par jugement de la Haute-Cour de Bourges, siégeant en 1849, les condamnés pour l’affaire du 15 mai 1848. Barbès fut du premier lot de prisonniers. Blanqui ne vint qu’en 1850. Celui-ci fit un stage au Château-Fouquet, belle maison seigneuriale ombragée d’ormes où habita le surintendant de Louis XIV. Au Pénitencier, où il fut mis en février 1851, il y avait six cents condamnés politiques. Le souvenir de leur séjour est resté assez vif chez de vieux habitants du Palais. Je visite les anciennes cellules, je parcours les couloirs, les cours, le préau herbu, je recueille des renseignements, — vérifiés et augmentés ensuite par la lecture des papiers de Blanqui. Ce pénitencier fut une ville politique. Le différend entre Barbès et Blanqui passionna les détenus, et il y eut des réunions orageuses, comme dans les clubs de Paris. Blanqui fit un cours d’économie sociale aux détenus, deux fois par semaine. Il y eut parfois le contre-coup des agitations du dehors, il y eut aussi des distractions, des chants, des jeux, des promenades dans le grand préau de 250 mètres de longueur sur 125 mètres de large. Les condamnés politiques, anciens ouvriers de Paris, entonnaient à pleine voix les hymnes patriotiques et révolutionnaires, que venaient écouter les habitants du Palais, groupés sur les glacis de la Citadelle. La belle saison passée, les réunions avaient lieu dans un préau couvert, où des représentations furent vite organisées, avec une scène, un orchestre, suffisants pour donner l’idée des mélodrames du boulevard, joués par des acteurs convaincus. Il y eut des banquets anniversaires de 1830, de 1848, des manifestations à des enterrements, le drapeau rouge déployé, le cortège faisant plusieurs fois le tour du préau ; il y eut des révoltes, des punitions. On enfermait les punis au Château-Fouquet, non plus dans les chambres de la maison, mais dans les cachots de la cave, affreuses cellules sans air et sans lumière. Il y eut aussi des tentatives d’évasion : l’une est restée célèbre dans l’île, celle de Blanqui et de Cazavan, qui avaient fait marché avec un pilote, et qui furent livrés par celui-ci. Enfin, tout ce monde fut dispersé. Les uns avaient fini leur temps. D’autres furent graciés, et parmi eux Barbès. Blanqui fut transporté en Corse.

La principale industrie de l’île était, autrefois, l’élevage des chevaux : on y rencontre, en effet, d’excellents pâturages, d’où il sortait annuellement 7 à 800 chevaux de traits de la plus belle race bretonne. L’élevage continue sur un champ moins vaste, forme des sujets — bœufs, chevaux et porcs — remarquables. Il ne faut pas omettre non plus que l’on cultivait dans l’île la pomme de terre, avant la vulgarisation de Parmentier : les patates ont été importées par les Acadiens, venus ici lorsque les Anglais, qui occupaient Belle-Île, la cédèrent à la France contre la Nouvelle-Écosse ou Acadie, en 1763. Enfin, de nos jours, l’activité s’est portée sur l’industrie des conserves ; des usines occupent un grand nombre d’ouvriers et d’ouvrières. La mer est abondante en homards, et l’on pêche, avec la sardine, le congre, le thon, les anchois, etc.

Je quitte le Palais, son port, sa rue des Ormeaux, je quitte l’odeur de la rogue, pour m’en aller explorer l’île, qui constitue sûrement un monde intéressant.

LEVER DE LUNE, À BELLE-ÎLE.

Sauzon, à l’est du Palais, se nomme aussi Port-Philippe, et c’est surtout, en effet, un port. Le petit bourg échelonne ses quelques maisons au pied des collines reflétées par l’entrée d’eau, dont l’étendue est de plus d’un kilomètre. Quelques maisons se dressent sur la côte : futur pays de villégiature pour ceux qui aiment le vent et l’eau. À l’ouest du Palais, c’est la pointe Taillefer, c’est Port-Sallo, gagnés par le sentier des falaises grimpant les pentes gazonnées, traversant les vallons humides, les landes fleuries, les plages de sable blanc. Le surlendemain, je vais au sud, tout droit par la route du Phare, qui longe la belle allée de pins de la maison Trochu, aboutit au hameau de Kervillaouen, bâti au pied du phare. Le paysage, ici, est d’une beauté grandiose. Pour le voir dans toute son étendue, je grimpe l’escalier du phare. La colonne de granit, haute de 84 mètres, s’élève parmi des massifs de tamaris. La chambre des veilleurs est admirable de simplicité : là, aucun surcroît de meubles, aucun entassement de bibelots et de paperasses. J’y voudrais une ou deux gravures au mur et quelques bouquins, les bouquins indispensables, les fameux bouquins que l’on emporterait dans une île déserte, mais c’est tout. C’est parfait, cette alcôve taillée dans la pierre, ce lit, cette table, cette chaise, cette horloge à caisse de bois, cette double fenêtre, et le paysage entrevu. D’en haut, en tournant autour de la lanterne, je vois le pays se dérouler sous mes regards ; le tracé des routes, des sentiers, les champs délimités, les maisons qui semblent des dés ou des dominos à toits rouges ou bleus, — c’est le paysage de terre ; une ligne de côtes farouches, un amas de roches qui s’amoncellent et s’avancent dans l’eau, des plages de sable, des lames énormes, une écume blanche sur une ligne sombre, qui part de Port-Goulphar et de Port-Domois, au pied du phare, et qui s’en va jusqu’à la pointe des Poulains, près Sauzon, — c’est le paysage de mer.

Je me fixe à Kervillaouen, dans une petite maison où je trouve une chambre et une salle à manger d’auberge, cabaret où viennent les pilotes. Je trouve aussi un compagnon, Claude Monet. Je ne connaissais le peintre que par un échange de lettres, mais nous sommes devenus vite amis et d’une amitié qui a duré. C’est en sa compagnie que j’ai vu les côtes de la mer Sauvage, le Talus, Port-Goulphar, Port-Coton, toutes ces entrées de mer parmi les falaises rocheuses énormes, les blocs couverts d’herbe fine et de bruyères. En avant, ce sont des pierres dressées dans le fracas des vagues, des obélisques, des pyramides, des animaux fantastiques, un lion que le flot charge d’une crinière d’écume. À Port-Scheul, toujours en remontant vers le nord, ce sont des dunes grises, dorées, orangées. La grotte de l’Apothicairerie ouvre sa nef mystérieuse. Le port du Vieux-Château est une crique où l’on a l’idée d’une ruine par les rocs en désordre : au sommet de la falaise, des mamelons indiquent la place d’un camp romain. Le dernier et formidable aspect de rochers est la pointe des Poulains : c’est là, parmi les pierres, dans un petit fortin de Vauban, que Mme  Sarah Bernhardt a installé sa maison d’été. Les plus hauts, les plus formidables de tous ces rochers, sont ceux de Port-Domois : un lourd cap formé de blocs que Claude Monet nomme les Cathédrales, et, au milieu du port, une roche trouée en forme d’arche, la roche Guibel.

À BELLE-ÎLE : L’ENTRÉE DE LA MER, APPELÉE PORT-GOULPHAR.

J’ai vu là, pendant un mois, toutes les beautés de la lumière sur la mer et sur les rochers, un espace d’une exquise pureté, où les mousses vertes et dorées, les bruyères roses, les pierres bleuâtres et rouillées créent une harmonie incomparable. J’ai vu les jeux de la mer, l’assaut des vagues par rangs pressés, leur arrivée haute et rigide, leur écroulement contre la falaise, leur poudroiement de vapeur d’eau, leur écume furieuse qui saute parfois au-dessus de la falaise, et s’en vient, portée par le vent, jusque dans les champs. J’ai vu, dans les grottes, cette eau furibonde devenue immobile, un miroir de saphir ou d’émeraude. J’ai vu la tempête d’octobre après le beau temps du mois d’août et l’automne venteux de septembre, l’étendue transformée en abîme chaotique, les rochers disparus sous les paquets de bave crachés par l’Océan, l’ouragan maître de l’espace.

J’ai vu aussi les habitants, les pêcheurs, les pilotes qui viennent, chaque jour, à l’auberge, hommes épais, solides, lents, au parler tranquille, toujours à consulter le baromètre, toujours à parler de ce qu’ils ont vu en mer, de la course qu’ils ont faite hier, de celle qu’ils feront demain. Ce sont de fameux marins, et les navires qu’ils vont chercher au large peuvent se confier à ces bons guides, qui connaissent tous les rochers, toutes les pierres de la côte, toutes les « habitudes » des courants et des marées. À terre, ils cultivent leur jardin, mènent leur vache à la pâture, vont chercher du varech et du goémon à la grève, promènent leurs mioches. On peut passer des heures à causer avec eux, à l’abri de quelque vieux mur. Ils sont loyaux et braves, et ils n’ont que mépris pour l’homme qui a livré, en 1853, les deux condamnés politiques évadés. L’un de ces marins me conduit à Radenec, me montre la maison où couchèrent les fugitifs, où ils furent livrés au matin. Il me montre aussi, ailleurs, la maison achetée avec l’or de la trahison : c’est, dans le langage du pays, le Château-Blanqui, incendié deux fois, maison mystérieuse que l’on croit visitée par les revenants.

Ce côté sud et ce côté ouest de Belle-Île sont les plus intéressants. Je vais toutefois à Bangor, commune d’où dépendent le hameau de Kervillaouen et le Phare, et j’y trouve une jolie porte au bout d’une allée d’arbres. Je vais à Locmaria, au sud-est, où sont les fameuses grottes que Dumas père choisit comme décor de la mort de Porthos, l’un de ses mousquetaires attaché à la fortune de Fouquet.

LA PORTE DU VILLAGE DE BANGOR, À BELLE-ÎLE.

Je vais du Palais à l’île d’Houat, régie alors par le curé, aubergiste, épicier, tailleur, maire, juge de paix, syndic des gens de mer, gouverneur des deux cent cinquante habitants qui cultivent la terre et pêchent autour de l’île. Houat a la forme d’une chèvre, Hœdik la forme d’un crabe. Malgré cela, Houat veut dire canard, et Hœdik, caneton. Les deux îles sont très fréquentées en hiver par les bandes de canards sauvages. Les gens partagent les produits de la pêche. La terre, très morcelée, appartient par menues parcelles à des individus différents, mais, comme les produits de la pêche, les produits du sol sont partagés proportionnellement à la part de chaque associé. Élisée Reclus, qui relate ces détails, ajoute qu’un Conseil de douze vieillards est adjoint au curé-gouverneur ; que la « masse commune », alimentée par des cotisations et des ventes, fait des avances aux pêcheurs, au commencement de chaque campagne. Voilà une population qui a résolu le problème de la vie commune, et elle y était, d’ailleurs, bien forcée pour éviter la misère. Ne croyez pas qu’il s’agisse de sauvages : on voit du « monde » à Houat et à Hœdik. À Houat, la comtesse de la Boulaye a installé un établissement d’aviculture. Il y a des visiteurs, des touristes venus de Quiberon comme je viens de Belle-Île.

La côte, assez rude, est dominée d’un fort et d’un moulin. Le village, c’est une église et quelques maisons. Des moutons paissent l’herbe pauvre. Les fleurs abondent, des œillets comme à Quiberon, des églantines, des lis. Les femmes travaillent la terre, les hommes pêchent. L’aspect des gens et des maisons est pauvre. Il y a du blé, pourtant, à Houat, et des crevettes aussi, qui sont recherchées et qui se vendent bien à Quiberon, à Auray et au Croisic.

La journée est avancée, et je renonce à Hœdik, mais je ne puis partir le lendemain de Belle-Île, comme je le désirais. Le temps, qui menaçait, se déclare en tempête, et c’est seulement vers la fin du mauvais temps, quand le bateau a repris son service, que je puis quitter Kervillaouen et m’embarquer au Palais. Si j’ai trouvé le beau temps monotone à l’aller, je n’ai pas à me plaindre de la variété du retour. Nous essuyons la fin de la tempête. Quelle mer ! Ce n’est plus l’eau bleue et huileuse, où les mouvements du bateau étaient presque imperceptibles. À peine sommes-nous sortis des eaux du Palais, où le calme est relatif, que le bateau est comme saisi, emporté par une avalanche. C’est aussi saisissant, aussi brusque que si nous avions été tout à coup précipités du sommet d’une montagne. Nous ne sommes plus sur une surface égale, nous descendons une pente vertigineuse. Patience ! cela ne dure pas longtemps. Aussitôt arrivés au fond du gouffre, nous remontons la pente opposée. Il faut avoir passé par là pour savoir quelle hauteur peut atteindre une vague. D’en bas, on ne peut croire que le chétif bateau pourra jamais remonter ce versant, et d’en haut, on a la sensation que l’on va tomber au fond d’un gouffre. Les vagues, qui se creusent ainsi et se chevauchent, me font l’effet d’avoir la taille et le volume de maisons de six étages. Mais nous avons le vent pour nous, et l’on hisse la voile sur le vapeur pour aller plus vite. Le bateau va plus vite, en effet, couché sur le côté, et il faut s’agripper solidement pour ne pas être roulé à chaque instant sur le pont inondé d’eau. Nous ne mettons pas une heure pour aller jusqu’à Quiberon. En route, je pensais à Claude Monet qui attendait là-bas, à Kervillaouen, la fin de la tempête pour retourner à la côte, où il n’aurait pu tenir contre le vent, malgré que je l’aie vu souvent amarrer son chevalet à des pierres pour résister. Je pensais aussi aux tempêtes de Ruysdaël, aux mers violentes de Delacroix : c’est le même vert transparent et glauque, la même force de l’eau, pour ainsi dire musclée.

À Quiberon, après le débarquement des passagers à dos de matelot, on s’en fut chercher un réconfort à l’hôtel, où la table était succulemment servie. Quelle mer ! mais quel déjeuner ! Tous les produits excellents de cette mer furieuse sont là : crevettes, homards, langoustes, araignées de mer, sardines fraîches, et je ne sais combien d’autres poissons et d’autres coquillages. Je reste à Quiberon une journée, et sans le vouloir, au cours de ma promenade, je retrouve les menhirs et les dolmens que j’avais un peu fuis, je l’avoue, après la surabondance des allées de Carnac. C’est le Mané-Meur, menhir et dolmen, les menhirs du Moulin, le dolmen de Keridennel, le dolmen de Port-Blanc. En m’en allant, enfin, vers Hennebont, je vois encore les restes d’alignements de Sainte-Barbe, et, à l’arrêt d’Erdeven, les alignements les plus considérables, qui se dispersent sur une longueur de 2 kilomètres et ne comptent pas moins de 1 030 menhirs, presque tous en ruines, et dont les plus hauts mesurent de 6 à 7 mètres.

LES MENHIRS DU MOULIN, À QUIBERON.

Par Hennebont, on rentre dans la vieille Bretagne, et tout de suite, après ce séjour des plages et les villégiatures en toilettes, on est ramené aux souvenirs du passé. Des restes de murailles entourent le vieux château, séjour des seigneurs qui possédaient le pays avant les ducs. C’est là que l’héroïque Jeanne de Flandre fit le serment de continuer la lutte entreprise par son mari, le comte de Montfort, captif au Louvre, et entama, contre Jeanne de Penthièvre, la guerre qui fut nommée la guerre des deux Jeanne. Elle y soutint deux sièges, en 1342 et 1343, et fut délivrée par la flotte anglaise. Avec quelques épisodes des guerres de religion, en 1590, c’est à peu près toute l’histoire officielle d Hennebont.

FEMMES D’HENNEBONT.

La ville est bâtie sur deux coteaux entre lesquels coule le Blavet, bordé de quais, creusé en port, où, à marée haute, pénètrent des navires d’assez fort tonnage. L’eau est chargée d’embarcations. La vie d’Hennebont est là. Malgré cette division en deux parties du fait de la rivière, Hennebont comprend en réalité trois villes : la ville Close, la Vieille ville et la ville Neuve. La plus curieuse est sûrement la ville Close, qui peut être dite la plus vieille ville : elle n’a guère changé d’aspect depuis le xviie siècle, époque où la peste la ravagea ; les plus récentes maisons datent de cette époque, et les autres remontent aux siècles précédents. On se croirait encore dans l’ancienne place forte qu’était Hennebont au moment de la Guerre de Succession ; ce sont les mêmes rues sombres et tournantes, les mêmes maisons qui vont perdre l’équilibre, les mêmes marches disjointes. Il reste des morceaux de remparts, une belle porte au pont-levis disparu, des fragments de courtines à mâchicoulis, une tour massive. Parmi ces pierres et celles du château, qui communiquait avec la ville Close par un souterrain, évoquez Jeanne de Montfort parcourant les rues à cheval, se mettant à la tête des hommes d’armes, aux jours de sortie, guettant l’arrivée de la flotte anglaise.

HENNEBONT. LA VILLE CLOSE AVEC SES RUES CALMES ET SES MAISONS DES SIÈCLES DERNIERS.
NOTRE-DAME-DE-PARADIS, À HENNEBONT.

Il est d’autres aspects, des rues animées par le négoce, par les jeux des enfants, par le passage des voitures, par la marche des porteuses de lait. Ces rues mènent à la place de l’Église, Notre-Dame-de-Paradis, construction du début du xvie siècle qu’il a fallu restaurer : une grosse tour, des petits clochetons autour du clocher. La ville, malheureusement, est d’une saleté rare, toute Moyen Âge. Le charme d’Hennebont est au dehors : c’est sa situation, sa rivière, ses collines, les paysages verdoyants que l’on aperçoit de toutes parts, une nature plaisante, abondante, qui n’a pas la grandeur sauvage et monotone des paysages de landes autour d’Auray, mais qui réjouit les yeux du voyageur au sortir de tant de régions rudes et misérables. Le pays est aussi mouillé de rivières, ombragé de bois, jusque vers Pont-ScorFf, où il y a une des chapelles romanes de la Bretagne.

Lorient est un port de mer sans la mer. La ville est bâtie à l’embouchure du Scorff, à l’endroit où celui-ci rencontre le Blavet et forme avec lui un large estuaire, étranglé devant la citadelle de Port-Louis, développé ensuite en un large chenal, qui se termine par les pointes du Talut et de Gavre. C’est en quelque sorte, auprès des villes avoisinantes, une ville neuve. Elle date du xviie siècle, alors que les commerçants bretons, faisant le trafic avec les Indes, construisirent sur les deux rives du Blavet des dépôts de marchandises en transit. En 1664, la Compagnie des Indes orientales fut mise en possession de la côte : elle tenait de Louis XIV le droit de naviguer « pendant trente ans, seule et à l’exclusion de tout autre bâtiment, dans les mers des Indes de l’orient et du sud ». La Compagnie s’empara des hangars du Blavet, en construisit d’autres, les transforma en vastes magasins, creusa un port, un bassin, bâtit des maisons ; une population vint s’établir autour de ce foyer d’activité, et on donna le nom de « l’Orient » à la nouvelle cité. Mme  de Sévigné, au cours du voyage qu’elle fit dans la région, écrit, le 31 août 1689, dans une lettre datée d’Auray : « Nous avons, ma chère belle, fait depuis trois jours le plus joli voyage du monde au Port-Louis, qui est une très belle place, dont la situation vous est connue… Nous allâmes, le lendemain, dans un lieu qu’on appelle Lorient, nom emprunté au pays d’Orient, avec lequel on fait ici de vastes opérations commerciales, et petit port situé à une lieue dans la mer, cette belle pleine mer qu’on a toujours devant les yeux. Un M. Le Bret, qui arrive de Siam et qui a soin de ce commerce, et sa femme, qui arrive de Paris et qui est plus magnifique qu’à Versailles, nous y donnèrent à dîner. Nous fîmes bien conter au mari son voyage, qui est fort divertissant. Nous vîmes bien des marchandises, des porcelaines et des étoffes : cela plaît assez… Si vous n’étiez point la reine de la Méditerranée, je vous aurais cherché une jolie étoffe pour robe de chambre, mais j’eusse cru vous faire tort. Nous revînmes, le soir, avec le flux de la mer, coucher à Hennebont, par un temps délicieux ; votre carte vous fera voir ces situations. »

La Compagnie des Indes fusionna avec la Compagnie d’Occident, en 1719 ; la ville se développa encore, fut fortifiée, envoya des députés aux États de la province. C’est un port de guerre en 1740, lorsque Dupleix et Mahé de la Bourdonnais vont battre les Anglais dans l’Inde et s’emparer de Madras. Six ans après, une flotte anglaise vint assiéger inutilement Lorient. La perte des Indes ruina la Compagnie. Une nouvelle compagnie fut fondée par arrêt du 14 avril 1785, mais ne tarda pas à faire retour à l’État. Sous Napoléon, Lorient devint définitivement un port militaire et une place de guerre. À ce moment, la population n’y dépassait guère quinze mille habitants, elle est, aujourd’hui, d’environ quarante-cinq mille.

LORIENT. STATUE DE L’ENSEIGNE BISSON.

On entre dans la ville par la porte du Morbihan. C’est un peu l’entrée de Brest : des remparts, des talus plantés d’arbres, des fossés, et toute une population qui vient là chercher les agréments de la campagne. Presque tous les abords des grandes villes se ressemblent. Lorient est tout à fait grande ville, d’aspect et d’habitudes, une grande ville divisée en deux parties, par le port d’échouage et le bassin à flot. La partie nord est la ville proprement dite, séparée du Scorff par l’arsenal, et entourée d’une double enceinte de remparts, dont la plus avancée est une ligne à front bastionné, à redans et à courtines. C’est là que se trouvent la mairie, le lycée, l’hôpital, le théâtre, les halles, le musée, les statues de Bisson, de Victor Massé. La préfecture maritime est en dehors, sur la place d’Armes, dans l’un des pavillons construits en 1733 par la Compagnie des Indes. L’autre partie de la ville, au sud, est faite de quelques rues autour de la place Rohan et contient un petit square avec la statue de Brizeux. Le tout est fort ordinaire, mais l’existence est assez mouvementée par l’importance maritime de la ville. Les cafés sont très occupés, et il y a foule, place d’Alsace-Lorraine, à l’heure de la musique. Il est, toutefois, inutile de chercher quelque monument intéressant. Les monuments, ici, sont dans le port : ce sont les cuirassés et les transports, telle vieille frégate transformée en caserne flottante. En ville, il y a trois statues : place Bisson, une statue en bronze par Gatteaux évoque le souvenir de l’officier breton qui, le 6 novembre 1827, mit le feu aux poudres du brick qu’il commandait, plutôt que de se rendre aux pirates turcs ; cours de la Bove, la statue de marbre, par A. Mercié, du compositeur Victor Massé ; square Brizeux, la statue de marbre du poète de Marie, œuvre de P. Ogé. Brizeux est enterré au cimetière de Lorient, et sa tombe de granit est ombragée par un chêne magnifique. Il l’avait désirée ainsi. Le poète qui a célébré la Bretagne, « terre de granit recouverte de chênes, » est l’un de ceux qui ont le mieux exprimé certains aspects des paysages et de l’existence du pays. Ce fut un doux poète, disant sa vie tranquille et ses amours mélancoliques. Il connut Paris, fit des visites, songea à l’Académie, voyagea en Italie avec Auguste Barbier, fut célèbre par son poème de Marie. Né à Lorient, en 1803, il fit ses études au collège de Vannes, fut clerc d’avoué à Vannes, sur la recommandation de son oncle, curé d’Arzanno, vint à Paris en 1826. Il y fit une pièce pour le Théâtre-Français, traduisit le Dante, puis revint en Bretagne, publia les Bretons, les Histoires poétiques, etc. Son œuvre reste Marie, le poème de la pure enfant en laquelle Brizeux aime la Bretagne. Son livre a la couleur des eaux, l’illumination des genêts, la tristesse de la lande. C’est une Bretagne adoucie, mais vraie tout de même. Renan, dans le discours qu’il prononça en 1883 à l’inauguration du monument de Brizeux, a très bien dit que si Brizeux n’avait pas découvert la Bretagne, il avait découvert « l’amour breton, amour discret, tendre, profond, fidèle, avec sa légère teinte de mysticité. » Jules Simon, qui parla après Renan, célébra les Bretons comme Marie : « Marie, dit-il, est l’idylle du printemps, belle comme une fleur sauvage ; les Bretons sont le fruit d’un art plus exercé et plus maître de lui, peut-être un peu attristé par les déceptions de la vie et le pressentiment d’une mort prématurée. » Brizeux mourut, en effet, à cinquante ans, loin de la Bretagne.

LORIENT : LA TOMBE DE BRIZEUX.
LA TRISTESSE DE LA LANDE CHANTÉE PAR BRIZEUX.

Jules Simon aussi est né à Lorient, mais il n’y a pas encore sa statue. Ce fut un écrivain châtié et fin, un orateur, ou plutôt un causeur très personnel, et dont l’influence de parole fut grande sur les assemblées politiques. Son livre sur l’ouvrière est sérieux, son livre de souvenirs de jeunesse est charmant, et fait très bien revivre la Bretagne de son temps. L’homme d’action fut adroit, de caractère un peu fléchissant.

LORIENT. LES BÂTIMENTS DE L’ARSENAL ET LA TOUR DES SIGNAUX.

Le port militaire, bordé de beaux quais, s’étend depuis la jetée du Commerce, à l’angle nord de laquelle sont bâties les casernes, jusqu’au pont du chemin de fer, près des abattoirs. Les bâtiments en bordure sont en grande partie occupés, du côté de la ville, par l’arsenal, et de l’autre côté par les chantiers de constructions navales et le terrain de manœuvres. Les deux conditions principales requises pour l’établissement d’un arsenal maritime sont un bon port et une rade sûre. Aucun établissement de ce genre, celui de Brest excepté, ne remplit mieux ces conditions que Lorient, protégé par des défenses naturelles, par un chenal infranchissable. Tous les services sont groupés dans ce vaste espace, depuis les états-majors jusqu’aux ateliers de voilerie et de cordages. Les parties les plus intéressantes sont le pavillon Louis XV ; l’ancien bagne, occupé par l’artillerie coloniale ; la tour de la Découverte, ou tour des Signaux, élevée au xviiie siècle, haute de près de 40 mètres, et d’où l’on aperçoit l’étendue jusqu’à l’île de Groix ; le parc d’artillerie ; les frégates-casernes, etc., tout ce qui constitue une place de guerre de première classe. C’est un musée de canons et de projectiles, animé par le va-et-vient incessant des marins et des ouvriers. Mais Lorient est aussi une ville qui occupe un bon rang dans le trafic général et le commerce par eau. Le port de commerce situé, comme je l’ai dit, entre les deux parties de la ville, bordé de quais larges, d’accès facile, est sans cesse en mouvement d’arrivages et de départs ; les échanges portent sur le beurre, le poisson, les conserves, la cire, le miel, les céréales, les vins, les eaux-de-vie.

LORIENT : L’ENTRÉE DU PORT MILITAIRE À MARÉE BASSE.

Les promenades autour de la ville pourraient être nombreuses : Kerentrech, Keroman, l’étang de Ter, Plœmeur… Mais quand l’eau est là, qui vous invite, quand la grande lumière du large brille, comment résister au bateau à vapeur et à la barque à voile ! Je vais à Port-Louis, petite ville plus ancienne que Lorient, créée par Richelieu, baptisée par Louis XIII, enfermée dans de grosses fortifications, pourvue d’une belle plage et de beaux jardins où mûrissent d’excellentes figues. J’habite quelques jours une maison attenant à l’un de ces jardins. On me raconte un peu l’histoire de Port-Louis, la captivité de Louis-Napoléon en 1836 ; on me montre les curiosités, l’église du xviie siècle, le couvent des Récollets ; on me propose aussi de voir des menhirs, des alignements, aux environs, mais je préfère jouir paresseusement de la plage de sable fin, de la mer étincelante, de la vue de Larmor et de la pointe de Gavre.

C’est à Port-Louis que je prends le vapeur de Lorient, qui fait escale ici avant de filer sur l’île de Groix. Les 14 kilomètres sont vite franchis, quand le Coureau, bras de mer qui sépare l’île du continent, est comme aujourd’hui le séjour délicieux du beau temps. Un gai soleil éclaire les vagues souples ; les marsouins jouent, bondissent, font des culbutes autour du bateau. On débarque à Groix, capitale de l’île, et j’ai vite monté la rue, fait le tour de la petite place ombragée. Je reste là un jour à causer à table d’hôte avec un commissaire de marine, très élégant, très charmant, et déplorablement alcoolique, qui revient de longs voyages et me raconte un arrêt à Sainte-Hélène. Je quitte, le lendemain, cette capitale et ce compagnon toujours prêt à trinquer, à trinquer n’importe où, à chaque débit qu’il rencontre sur le port ou le long des quelques rues, et je m’en vais à la découverte par les sentiers de l’île. Comme à Belle-Île-en-Mer, j’ai passé de longs jours ici, à la pointe sud-est de l’île, près du village de Locmaria, chez une excellente hôtesse qui se nommait Eulalie K… et qui était épicière et aubergiste. J’ai parfois moulu son café pour ses pratiques et elle m’offrait généreusement un petit verre de bénédictine. Le commissaire de marine me découvrit là et vint parfois me relancer ; mais il finit par se lasser, après plusieurs promenades, car je l’entraînai, sans le prévenir, en des excursions au long de falaises sans aucun comptoir pour tenter l’arrêt et la soif du passant. J’étais très bien chez Eulalie, j’avais une belle chambre à rideaux blancs, ornée des images de tous les saints et des photographies de toute la famille de la patronne. Je n’étais pas souvent dans cette chambre, d’ailleurs. J’aimais mieux causer avec Eulalie, qui n’était point belle, je me hâte de le dire, mais qui avait la conversation la plus intéressante. Vieille fille, avec un visage rond, rouge et luisant comme une pomme, une bouche de travers, des yeux plus que riants, rigolards, elle racontait les événements de chaque jour et philosophait sur la vie avec une verve extraordinaire. Riche, elle possédait, comme la bonne femme du Palais, à Belle-Île-en-Mer, une certaine quantité de bateaux, et les bateaux de Groix sont de bons bateaux pontés, qui font la grande pêche. Ces bateaux étaient montés par ses frères. Et elle avait aussi une sœur, Julie, qui refusait de vivre avec Eulalie et était restée dans la maison de la famille, au milieu des champs de blé. Mais c’était Eulalie, l’épicière et l’aubergiste, qui régissait les biens et répartissait les bénéfices entre tout ce monde-là.

« C’est moi leur notaire ! » affirmait-elle, de sa bouche de travers, en se frappant la poitrine d’un coup de poing farouche. Et puis, elle riait d’un rire grinçant et joyeux.

Quand j’avais fini de causer avec Eulalie, je m’en allais me promener dans l’île. Groix n’est guère habitable pour les personnes qui aiment avec raison leurs aises de villégiature. D’abord, c’est une île, et tout le monde n’aime pas les îles. Mais c’est une île magnifique. J’y étais au temps des moissons. Toute la terre était en or. Un soleil ardent illuminait et cuisait les épis. Ce soleil n’était pas gênant, et j’ai fait des promenades en plein midi sans souffrir de ce brasier, sans cesse traversé et rafraîchi par les brises de mer. Partout des femmes, rien que des femmes, occupées aux travaux des champs, comme il n’y avait que des femmes à l’arrivée du bateau. Les hommes naviguent et pêchent. Toutes ces femmes ont un costume fait d’une jupe foncée, d’un corsage sans basques, le devant couvert d’un tablier à bavette, serré à la taille, attaché à l’épaule, la tête coiffée d’un bonnet, ou d’une coiffe plate à deux barbes. La mer est aussi belle que la terre. De chaque point de la côte, la vue est grandiose. La côte est faite de falaises monstrueuses, arrondies en dômes, coupées de vallons, creusées de grottes. Des lézards innombrables courent dans l’herbe et la pierraille.

J’ai fait le tour de l’île en barque, mais il n’y avait pas un marin, ce jour-là, pour me conduire : tous les marins étaient partis sur leurs grands bateaux, pour la pêche au thon, et ce fut un meunier, avec un gamin, qui conduisit la barque, toute petite, avec laquelle nous errâmes, tout un jour, à la base des hautes falaises, entrant dans les grottes où la lumière se réverbérait subtilement dans l’eau couleur d’émeraude.


(À suivre.) Gustave Geffroy.

  1. Suite. Voyez pages 409, 421 et 433. — Les photographies qui ont servi aux illustrations sont de M. Paul Gruyer.