Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciencesGide3 (p. 43-46).
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DÉCOUVERTE DU CYANOGÈNE.


Le bleu de Prusse, matière bien connue des manufacturiers et des peintres, avait été l’objet des recherches d’un grand nombre de savants, parmi lesquels nous citerons principalement l’académicien Macquer, Guyton de Morveau, Bergman, Scheele, Berthollet, Proust et M. Porrett.

Gay-Lussac entra à son tour dans la lice ; ses résultats sont consignés dans un Mémoire qui fut lu devant la première classe de l’Institut, le 18 septembre 1815. À partir de ce moment, tout ce qui était douteux acquit de la certitude ; la lumière succéda à l’obscurité. Ce Mémoire, un des plus beaux dont la science puisse s’honorer, révéla une multitude de faits nouveaux d’un immense intérêt pour les théories chimiques. Ceux qui le liront avec soin, verront au prix de quelles fatigues, de quelles précautions, de quelle sobriété dans les déductions, de quelle rectitude dans le jugement, un observateur parvient à éviter les faux pas et à léguer à ses successeurs un travail définitif ; je veux dire un travail que des recherches ultérieures, ce qui est si rare, ne modifieront pas d’une manière essentielle.

Dans cet admirable Mémoire, l’auteur donne d’abord une analyse exacte de l’acide qui entre dans la composition du bleu de Prusse et qui fut nommé par Guyton de Morveau de l’acide prussique, mais qu’on n’avait pas obtenu jusqu’au travail de notre ami à l’état de pureté, mais seulement mélangé à de l’eau. Il montre ensuite comment il est parvenu à isoler le radical de l’acide prussique, qui depuis a été nommé le cyanogène.

Il établit que le cyanogène est un composé d’azote et de carbone, que l’acide prussique est formé définitivement d’hydrogène et de ce radical, et qu’il doit prendre le nom d’acide hydrocyanique auquel les chimistes substituent souvent aujourd’hui celui d’acide cyanhydrique. Il indique avec le plus grand soin ses réactions sur un grand nombre de substances simples ou composées, solides ou gazeuses. Il fait connaître la combinaison du cyanogène avec le chlore, qui doit porter naturellement le nom d’acide chlorocyanique. En résumé, dans ce travail, Gay-Lussac comblait une lacune de la chimie, en montrant qu’il existe une combinaison d’azote et de carbone ; il prouvait que le cyanogène, quoique composé, joue le rôle d’un corps simple dans ses combinaisons avec l’hydrogène et avec les métaux, ce qui, à l’époque où notre confrère écrivait, était dans la science un exemple unique. J’ai dit que, pour établir de si magnifiques résultats, Gay-Lussac montra une constance infatigable. Si on en veut la preuve, je rappellerai, par exemple, qu’ayant voulu savoir quelle modification l’électricité pourrait produire dans le mélange de deux gaz, il y fit passer jusqu’à cinquante-trois mille étincelles.

On lit avec un vif regret, dans le Mémoire de notre confrère, la phrase que je vais transcrire : « Je m’étais flatté, en me livrant à ces recherches, de jeter quelque jour sur toutes les combinaisons de l’acide hydrocyanique ; mais les devoirs que j’ai à remplir m’ont forcé de les interrompre avant qu’elles eussent atteint le degré de perfection que je croyais pouvoir leur donner. » Quels étaient ces devoirs qui empêchèrent, en 1815, Gay-Lussac d’achever cette œuvre de génie ? C’était, je le dis à regret, l’obligation de pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille, par des leçons publiques presque journalières, qui absorbaient un temps que notre ami eût désiré consacrer plus utilement à l’avancement de la science.

Le cyanogène, ce corps, l’un des principes constituants du bleu de Prusse, fournit, en se combinant avec l’hydrogène, un poison tellement subtil qu’un célèbre physiologiste qui le premier s’en servit dans des expériences sur des animaux vivants, s’écria, en voyant ses effets : « Désormais on peut croire tout ce que l’antiquité a dit de Locuste. » Le même savant académicien a constaté par ses expériences qu’on ne voit chez les animaux empoisonnés aucune lésion dans les organes essentiels de la vie. Cette action du liquide obtenu pour la première fois par Gay-Lussac, paraîtra d’autant plus mystérieuse, qu’elle est produite par un corps composé d’azote, l’un des principes constituants de l’air atmosphérique, d’hydrogène, l’un des principes constituants de l’eau, et de charbon, dont l’innocuité est proverbiale. Une réflexion encore, et j’ai fini sur cet article. Les chimistes ne manquent jamais, lorsqu’ils trouvent un produit nouveau, de dire quel goût il possède. Qui ne songe avec effroi que, s’il ne se fût pas départi de l’habitude générale, que s’il eût placé une simple goutte de ce liquide sur sa langue, notre ami fût tombé à l’instant comme frappé de la foudre ! L’odeur d’amandes amères qu’exhalent, dit-on, les cadavres des animaux qui ont péri sous l’action de l’acide hydrocyanique, n’eût mis alors personne sur la voie pour faire connaître la cause de cette catastrophe nationale.