Gatienne/Texte entier

Calmann Lévy, éditeur (p. --tdm).

GATIENNE
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR




DU MÊME AUTEUR


Format grand in-18.




Marco 
 1 vol.
Contes en l’air 
 —



Coulommiers. — Typ. Paul BRODARD.
Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/7

GATIENNE




PREMIÈRE PARTIE




I


— Quatorze avril ! murmura Robert d’un ton maussade, regardant son frère en dessous.

Alban fumait une cigarette et feuilletait une revue.

Il demanda distraitement :

— Tu comptes les jours ?

— Demain le terme, répondit brièvement Robert.

— Ah ! ah !… Comment diable t’arranges-tu pour être toujours sans le sou ? demanda Alban tout à coup, en rejetant d’un air d’ennui sa brochure sur la table.

Les deux frères, assis devant le café de l’Avenir, qui fait le coin du quai et de la place Saint-Michel, attendaient l’heure du cours de pathologie du docteur X… ; tous les deux étudiaient la médecine.

Une heure sonnait. Robert se leva, acheva de vider sa tasse et répondit en haussant les épaules :

— Je fais comme les autres, ni plus ni moins ; tandis que toi…

— Moi… je travaille, appuya Alban.

Il s’était levé aussi, et, changeant de ton, il vint passer son bras sous celui de Robert, qui s’éloignait mécontent.

— Voyons, ne te fâche pas, tu sais bien que ma bourse est la tienne ; seulement, vois-tu…

— Oh ! je t’en prie, interrompit Robert, ne sois pas ridicule : laisse là ta morale et prête-moi dix louis.

— Sur gages ? riposta Alban, qui riait.

Et Robert, s’égayant aussi :

— Soit ; sur la fidélité de Julie.

— Ou la vertu de mademoiselle Jeanne.

— Impossible ! La drôlesse en a disposé.

— Déjà !

— En faveur de Bargemont, qui est arrivé premier de la longueur d’une pelisse de loutre. J’étais à sec.

— Eh bien, reprit Alban avec un embarras qu’il dissimulait, cède-moi tes droits sur l’amitié de Gatienne.

Robert eut un mouvement.

— Mes droits ! Que veux-tu dire ?

— Elle te préfère.

— J’en doute. Mais quand cela serait ! As-tu des projets sur elle ?

— Non… seulement, si tu veux me faire plaisir, Robert, — et il serra le bras de son frère, — tu laisseras cette jeune fille tranquille.

— L’aimes-tu ? dit Robert brusquement.

— Eh bien… oui. Et toi ?

— Moi… en ma qualité d’aîné, je te prie, tout simplement, de porter ailleurs tes soupirs. Comprends-tu ?

Alban baissa la tête, très ému. C’était un beau garçon ; vingt-deux ans à peine, presque imberbe, un joli visage d’une douceur qui charmait.

Au reste, grands tous les deux et de belle tournure, les deux frères se ressemblaient par les traits, la couleur des cheveux et des yeux d’un brun clair, le sourire aux dents fines, parfois le regard ; avec cette différence qu’une naïve bonté, éclatait dans les yeux d’Alban, tandis que ceux de Robert se veloutaient d’une expression de tendresse séductrice où la franchise faisait défaut.

Robert l’emportait près des femmes : il les aimait et savait les prendre.

Alban, travailleur et chaste, était timide. Une féminité de caractère l’attachait, soumis, à ce frère, hardi compagnon et séducteur enragé.

Robert aussi aimait son frère, mais un peu comme il aimait les femmes ; il le tyrannisait, le domptait, et se serait jeté dans le feu pour lui.

Ils n’échangèrent plus un mot et remontèrent le quai des Augustins jusqu’au pont Neuf.

Là, Robert s’arrêta au kiosque, prit un journal, et, feignant de le parcourir, leva vivement les yeux vers le deuxième étage de la maison qui lui faisait face.

— Viens-tu ? ne put s’empêcher de dire Alban. essayant de l’entraîner.

Mais Robert se dégagea, et, d’un joli geste moqueur :

— Je ne te retiens pas, va !…

— Tu manqueras le cours.

— Je prendrai tes notes. À ce soir !

Et, sifflotant, il se dirigea vers la maison observée.

Au bout d’un long couloir commençait un escalier de pierre, à droite d’une loge entièrement vitrée. Le pied sur la première marche, Robert se pencha, frappa aux vitres et cria :

— Hé ! madame Durand ! vous monterez ma quittance demain matin.

En deux sauts, il eut atteint le premier étage. Une seconde après, il apparaissait à l’étroit balcon d’une fenêtre qui donnait sur le quai et surprenait Alban, demeuré immobile près du kiosque, les yeux levés. Il le menaça du doigt, en riant ; le jeune homme, confus, s’éloigna d’un pas rapide.

— Ouf ! murmura Robert.

Il tira ses rideaux et s’arrêta un instant au milieu de la chambre, le menton levé, écoutant au-dessus de lui.

Du plafond pendait une veilleuse au globe rose et blanc, qui brûlait encore. Le jeune homme eut un rire en apercevant ce témoin oublié de sa nuit passée. Et ses yeux se portèrent sur l’élégante couchette capitonnée de satin de Chine vert clair, boutonné de jaune, enfoncée sous ses draperies.

Un parfum de jeunesse et de folies emplissait ce réduit, où des lilas frais mettaient leur senteur printanière. Des meubles bas, des tapis, de grands vases du Japon couronnés de plantes vertes donnaient à cette chambre une langueur de boudoir.

Seul, le cabinet voisin rappelait l’étudiant. Là-bas, les livres, les pipes, les bocks, les tibias, les crânes montés en coupes ; ici, les fleurs, les pièges de la mollesse, les complices de la volupté. Un trottinement de souris courut sur le plafond que Robert interrogeait : un pas léger qui allait et venait.

Le jeune homme effila sa moustache, et la tête nue, en voisin, il sortit de chez lui.

Il monta un étage, sonna.

— Bonjour, mademoiselle.

Une vieille personne en cornette blanche et robe noire venait d’ouvrir.

Ils causèrent : elle l’appelait familièrement Robert.

Il s’était assis sur le tabouret du piano, qui meublait presque à lui seul un petit salon très simple.

— Gatienne est allée prendre sa leçon ? dit-il.

À cheval sur le tabouret, il faisait crier la vis en se tournant et se retournant par manière de jeu.

— Vous ne le savez peut-être pas ? riposta mademoiselle Prieur.

Elle s’était plantée devant lui.

— Je la croyais rentrée, répondit-il maladroitement.

— Je m’en doute, dit-elle.

Il fit pirouetter son siège et se mit en face du piano. Dans la glace qui le surmontait, il suivait les mouvements inquiets de la vieille fille.

— Elle a ses nerfs, dit-il.

Et il chantonna un motif de la Favorite.

— Vous n’allez pas au cours ? demanda mademoiselle Prieur en époussetant la cheminée ; car elle achevait sans façon de ranger son ménage.

— Le docteur X… est malade, répondit effrontément Robert.

— Ah !… tant pis ! Je crois qu’Alban travaille plus que vous.

— Oh ! lui, il est dans la peau d’un savant.

— Et vous ?

Il se retourna en riant.

— Moi, dit-il, j’en aurai le bonnet.

— À quand votre thèse, docteur ?

— En septembre.

— Et après ?

— Après ?

— Vous quitterez Paris, sans doute ? Retournerez-vous vous fixer à Loches ?

— Le ciel m’en préserve !

— Et alors ?

— Peuh ! cela dépend. Je voyagerai…

— Tiens ! vos plans sont changés : je croyais que vous deviez succéder à votre père ; vous avez là-bas une clientèle toute faite…

— Oui, c’était le projet du bonhomme quand il m’envoya à Paris. Mais il est mort, j’ai de la fortune…

— Et vous renoncez à cet avenir tranquille qu’il avait rêvé pour vous ? Vous avez tort. Il vous faudra cependant bien une position pour vous marier.

Robert eut un beau rire ; il s’écria :

— Me marier !

Puis il répéta cette exclamation en dodelinant sa tête brune dans une hilarité croissante.

Mademoiselle Prieur le regardait fixement, avec une rougeur subite sur sa blanche et belle figure de vieille fille honnête.

— Ah ! dit-elle simplement.

Et le jeune homme se tut.

Il y eut un silence.

Tout à coup elle s’approcha de Robert.

— C’est demain le terme, dit-elle à demi-voix. Est-ce vous qui donnerez congé, ou bien moi ?

— Mais…, voulut dire Robert.

— Pas un mot. Vous me comprenez. Et ne revenez plus ici… jamais ! C’est pourquoi il vaut mieux quitter la maison, l’un ou l’autre. Décidez-vous, vite, j’entends Gatienne.

Robert pensait :

— J’ai trois mois pour déménager.

Et il répondit :

— Je partirai.

La porte s’ouvrit d’un coup.

Une belle fille entra en courant dans la clarté de ses jupes, de son gai chapeau de printemps, en criant follement.

— Bonjour, grand’mère !

Puis :

— Bonjour, Robert ! — Bonjour, Follette !

Et le petit chien griffon, qu’elle éveilla d’une impétueuse avalanche de baisers, se jeta à bas du fauteuil où il dormait et bondit autour d’elle avec des cris de joie aigus qui trouaient l’oreille.

— As-tu bientôt fini ? grondait mademoiselle Prieur, battant l’air de ses mains pour imposer silence à ce vacarme.

Elle vocalisa :

— Oui…, grand’mère.

Et, s’adressant à Robert qui s’était levé :

— Restez là, vous me tournerez les pages ; je vais vous chanter la sérénade de Gounod, je la sais maintenant :

Le printemps chasse les hivers…

D’un geste, elle enleva son chapeau, découvrant un fin visage de brune, long et pâle, que des yeux noirs illuminaient et veloutaient tour à tour.

— J’ai la migraine, déclara d’un ton sec mademoiselle Prieur.

Et, s’approchant du piano, elle le ferma brusquement.

— Hou ! hou ! lui fit Gatienne dans le nez, c’est de la malice que vous avez, ça se voit. — N’est-ce pas, Robert ? Tiens ! quel air vous faites, vous aussi ! Est-ce que vous vous êtes querellés ?

Les yeux de Robert prirent, pour lui répondre, une expression de tendresse désespérée ; mais la vieille fille le regardait fixement.

Il salua et sortit.

Une minute après, on sonnait.

Gatienne accourut. Robert avait oublié le journal dans sa poche. En le remettant à la jeune fille troublée, il lui serra la main et murmura :

— Ce soir, un billet sous votre porte ; je vous expliquerai tout.


II


La « grand’mère » de Gatienne n’avait jamais connu les joies maternelles. Vieille fille, elle s’était embarrassée sur le tard d’une gamine, orpheline de père et de mère, qui, du jour où elle aperçut mademoiselle Prieur, s’attacha à ses jupes comme un pauvre petit chien perdu et ne la voulut plus quitter.

— Tu seras ma grand’mère, veux-tu, la dame ? demanda la petite.

Et mademoiselle Prieur emmena l’enfant.

La rencontre était bonne pour toutes les deux.

Gatienne, de souche plébéienne, mais d’un sang pur, d’un tempérament sain, était née dans les montagnes de l’Auvergne. Sa mignonne tête ronde, toute bouclée, n’accusait aucune protubérance, aucune dépression qui fût le signe héréditaire du développement ou de l’absence d’une faculté.

— Ni vice ni vertu, disait sagement mademoiselle Prieur ; j’aime mieux ça. Pas de mauvaises herbes à extirper ; un bon terrain fertile.

En effet, l’enfant, d’une intelligence vive, devait se façonner, sans effort, sur le moule où la destinée l’enfermerait.

Cependant la vieille fille s’effarouchait parfois, surprise dans le silence de ses habitudes par l’envahissement de cette petite vie bruyante, tapageuse, étourdissante, qui s’épanouissait autour d’elle.

— J’avais bien besoin de cela pour me tourmenter ! criait-elle du haut de sa tête, à faire croire qu’elle se repentait, quand son cœur n’avait pas assez d’élans pour fêter les joies de cette maternité idéale.

Gatienne grandit et se forma sous l’influence d’un principe d’éducation qui se résumait ainsi :

— Veux-tu marcher droit !

Qu’il s’agît d’effacer ses épaules, de redresser sa taille, d’avancer le pied dans l’alignement du corps, ou de faire une action honnête et digne, sans mensonge et sans finasserie, la recommandation restait la même :

— Veux-tu marcher droit !

Et, droite comme un cierge, poussa la petite fille, tandis que son jugement se dressa avec une logique inflexible, étrangère, il faut bien le dire, à tous les préjugés mondains et sociaux.

— Grand’mère, on m’a dit qu’une petite fille bien élevée ne devait pas boire aux fontaines Wallace.

— Qui t’a dit cela ?

— Sœur Camille.

— Sœur Camille est une bête ; avais-tu soif ?

— Oui, grand’mère.

— En buvant, as-tu empêché quelqu’un de boire ?

— Non, grand’mère.

— Tu avais soif, tu as bu, tu as bien fait.

— Grand’mère, j’ai été punie pour avoir donné une gifle à Colette.

— Comment, petit monstre, tu bats tes compagnes !

— Mais, grand’mère, elle m’a fait mettre en retenue en rapportant que j’avais cassé une vitre ; et c’était elle !

— Ah ! c’était elle ? Eh bien, si elle recommence, tu lui donneras deux gifles. Dans la vie, il faut savoir se défendre.

— Oui, grand’mère.

Quelques personnes se souviennent encore d’un magasin de mercerie, gants, chiffons, de la rue Saint-Dominique-Saint-Germain : « À la fière Créole. »

C’est dans cette boutique qu’était venue échouer mademoiselle Émilienne Prieur quand la révolte des noirs, en 1830, la chassa, presque enfant, des îles Bourbon, où son père, riche colon, venait d’être tué. Un trait d’orgueil lui amena toute la clientèle du faubourg.

Appelée un jour pour une commande chez la duchesse Tascher de la Pagerie, on la fit attendre.

— Allez, dit-elle au laquais, et dites à madame la duchesse que je n’ai pas l’habitude de faire antichambre.

On l’introduisit aussitôt ; et la fière créole devint à la mode.

Elle vieillit, probe et chaste, et se retira du commerce, n’emportant du souvenir de ses relations qu’un attachement bizarre pour tous les membres de la famille Bonaparte.

Elle eut beau jeu contre son voisin Robert lorsque le jeune homme lui arriva de Loches, dûment recommandé par une ancienne connaissance du faubourg. L’Empire paraissait à l’apogée de sa gloire, l’impératrice promenait en Orient sa pompe souveraine. Robert reçut de la vieille fille des abatages quotidiens sur ses velléités naissantes d’opposition et de libéralisme. Il devait les lui rendre plus tard.

À ce moment, l’Empire s’effondrait sous le poids amoncelé de ses fautes, que Robert dénombrait chaque jour à mademoiselle Prieur désespérée. On se criait des sottises parfois, en se fourrant des journaux sous le nez.

— Cela fait passer le temps, déclarait ensuite la grand’mère de Gatienne, qui avait trop d’esprit pour n’être pas, au fond, un peu sceptique.

Et l’on recommençait le lendemain. Il vint un un lendemain cependant où l’on ne recommença pas.

III


La petite chambre de Gatienne — un nid de mousseline blanche — avait deux portes ; l’une ouvrait dans la chambre de « grand’mère », l’autre sur le palier. Celle-ci condamnée, bien entendu : fermée à clef, verrouillée, un meuble en travers.

Pour la prudence naïve de la vieille fille, cette précaution suffisait. Un bourrelet tout autour eût cependant mieux fait les choses.

Entre la porte et le plancher, une ligne de vide existait, qui permit à Robert de glisser sa première missive.

C’était un pur chef-d’œuvre. D’amour, pas un mot ; d’amitié, à peine. Un seul point : la colère de mademoiselle Prieur ; la cause : politique ; le résultat : chassé ! Puis commençait l’hymne du désespoir ; ensuite une prière : aider à la réconciliation. Par quels moyens ? Une entente secrète. Elle vieillissait, la chère âme ; son humeur devenait difficile ; elle avait des rancunes violentes. Insister près d’elle en ce moment perdrait tout. Non, il fallait s’entendre, guetter une heure facile, et la surprendre, l’entraîner ! Au reste, il avait une idée ; mais il espérait bien qu’il la reverrait, elle ! On ne sépare pas ainsi deux bons camarades. On peut se rencontrer. Il demandait une réponse par la même voie, sous sa porte à lui, en passant.

— Grand’mère est folle ! s’écria Gatienne gesticulant des épaules quand elle eut lu ce billet, le soir, assise sur son lit, en travers, ses pieds nus croisés, dépassant sa longue robe de nuit.

Puis elle se jeta à terre, courut à sa table et écrivit :

« Ne vous tourmentez pas : elle avait la migraine aujourd’hui ; ce sera passé demain. Belle raison, ma foi ! pour se brouiller ! Perdez-vous la tête, vous aussi ? Venez donc comme d’habitude ; elle n’y pensera plus. Je vous chanterai ma sérénade ; j’en raffole. »

Elle s’endormit ensuite, balbutiant :

Le printemps nous appelle…

Viens… soyons heureux…

Le lendemain vers dix heures, Gatienne, occupée à tresser ses cheveux, entendit de sa chambre la conversation suivante. — Madame Durand apportait les journaux et la quittance de loyer :

— Vous n’allez pas, j’espère, donner congé, comme notre locataire du premier ? Qui s’y serait attendu ? Avec toutes les bontés que l’on a pour lui ! Un fier ingrat !…

— C’est sans doute pour se rapprocher de son frère, répondit tranquillement mademoiselle Prieur.

— Lui ? Allons donc ! J’ai l’idée qu’il se va mettre avec quelque…

— C’est bon, interrompit mademoiselle Prieur, qui avait l’oreille délicate ; ce sont ses affaires.

Mais Gatienne accourait, décoiffée, avec un air d’effarement, et, la concierge à peine sortie, elle s’écria :

— Robert a donné congé ? Où va-t-il ? Pourquoi s’en va-t-il ?

— Ce sont ses affaires, répéta la vieille fille d’une voix moins nette ; car l’émotion de Gatienne la poignait.

Son enfant allait-elle souffrir ? Se serait-elle aperçue trop tard de son inclination pour Robert et des intentions perfides de celui-ci ?

Elle l’avait bien caressé dans sa pensée, ce projet d’union pour Gatienne : la jeune fille pouvait l’avoir rêvé. C’eût été si charmant ! Mais voilà, Robert n’était pas un dévoué.

Mademoiselle Prieur, dans son extrême pureté de fille, n’eut pas un frisson de la pensée qu’un malheur aurait pu se glisser dans cette intimité.

Elle ne trembla que pour l’âme blessée de Gatienne : une mère eût songé à préserver le corps. Sa joie fut grande lorsque, Gatienne la grondant vertement d’avoir, la veille, maltraité ce pauvre Robert, elle ne démêla dans cette colère d’enfant qu’une amitié trop vive pour le banni.

— Je parie que vous lui aurez dit quelque dureté ; c’est pour cela qu’il s’en va ! Si ce n’est pas ridicule de blesser ses amis parce qu’ils ont des opinions que vous n’avez pas ! Vous lui tendrez la main tout à l’heure, j’espère ?…

— Jamais ! s’écria mademoiselle Prieur enchantée du prétexte que Gatienne lui offrait.

Alors elle feignit une rancune violente, jurant très haut que jamais ce révolutionnaire ne remettrait les pieds chez elle.

La jeune fille allait avouer la lettre de Robert : elle se tut et résolut de s’entendre secrètement avec lui pour fléchir cette rigueur inattendue.

— Je vais lui parler, songeait Gatienne en ajustant son chapeau.

Tous les jours, à midi, elle allait prendre une leçon de chant, et sortait seule, à l’américaine. Robert le savait.

Mais mademoiselle Prieur nouait à ce moment les rubans de sa coiffure d’un air grave.

— Où allez-vous, grand’mère ?

— Je t’accompagne.

En ramassant sa musique, Gatienne trouva le moyen de crayonner sur un billet : « Ne venez pas, grand’mère est furieuse ; je m’arrangerai pour vous voir. »

Elle passa devant, dégringola les marches de pierre ; et, lorsque « grand’mère » la rejoignit en bas, le billet avait passé sous la porte de Robert.

Les relations secrètes étaient nouées.

Le professeur de chant, encore une vieille fille, quant au nom, celle-là, triste épave des cafés-concerts parisiens, logeait quai des Tournelles.

On descendit les quais.

— Viens donc par là, faisait mademoiselle Prieur tirant la fillette vers le parapet.

Gatienne profita d’un croisement d’omnibus qui rayait l’entrée du pont Saint-Michel pour obliquer vers le coin de la place, où le café de l’Avenir étalait sur le trottoir toute une floraison de petites tables grimpées sur leurs pieds jaunes et dont le disque blanc reluisait au soleil printanier.

Comme elle en approchait, Robert, debout à l’entrée du café, rentra précipitamment.

Alban, qui l’avait guetté de l’intérieur, lui dit :

— Tu ne salues pas ces dames ?

— Et tu les éviteras comme moi, répondit Robert : nous sommes congédiés.

Un geste nerveux d’Alban lui fit froncer le sourcil. Il reprit :

— J’espère que tu ne vas pas te casser la tête contre les murs ; cela n’en vaut pas la peine… Voici… On marie Gatienne !

Alban, devenu très pâle, s’accouda, le front dans la main.

— Et il paraît que notre présence donne de l’ombrage au futur époux… En conséquence, on m’a prié… d’espacer mes visites. L’invitation a été brutale. J’ai rompu nettement. Bien mieux, ce matin, j’ai donné congé de mon appartement.

Alban étouffa un cri.

— Tu renonces donc à elle ? dit-il.

— Imbécile ! ricana Robert.

IV


« 15 mai.

» Non, Gatienne, vous avez tort d’insister près de votre grand’mère. Comme toutes les vieilles gens, — les vieilles femmes surtout, — elle s’obstinera tant qu’elle se verra sollicitée. Que vous cessiez de combattre sa rancune contre moi, et cette rancune tombera, vous le verrez. En attendant, mon amie, je ne vous vois pas, ou si peu, que c’est tout comme. Et je vous répète que cette brusque séparation, après cinq années d’une douce intimité, me fait souffrir.

» Si vous aviez pour moi l’amitié que vous dites, vous céderiez à ma prière. Il nous serait si facile de passer toute une bonne journée ensemble, à la campagne. Votre maîtresse de chant, que je connais un peu, se prêterait certainement à l’innocente supercherie de vous demander à votre grand’mère, comme pour une partie de plaisir qu’elle donnerait à ses élèves, à son pavillon de Ville-d’Avray. Et, pendant tout un jour, je vous verrais, Gatienne, comme autrefois, courir devant moi dans l’herbe, moissonner les fleurs et m’en charger les bras, avec votre doux rire d’enfant que maintenant je n’entends plus… »


Gatienne répondit :


« Mon cher Robert,

» Sans la tendresse et la reconnaissance que j’ai pour grand’mère, je crois que je la détesterais, puisqu’elle vous fait souffrir. Comprenez-vous cette obstination ? Je vous assure qu’elle est bonne, très bonne. Sa sensibilité est aussi ridicule que la mienne : elle pleure pour une égratignure que je me fais ou une indisposition de Follette. Mais, si je parle de vous, elle se redresse, me regarde avec des yeux terribles, marmotte quelque imprécation : c’est effrayant. Il y a des jours où elle se rend malade de colère. Je ne sais si cela tient, comme vous le dites, à une manie de vieille femme, mais je donnerais tout au monde pour l’en guérir, car elle me blesse et m’irrite plus que je ne voudrais. Je la trouve injuste envers vous, et je ne veux pas partager cette injustice. Vous le voyez, je vous tends la main chaque fois que je le puis, et je vous écris tous les jours. Mais ce que je ne puis faire, c’est de la tromper pour aller nous promener ensemble. Je préférerais lui dire tout franchement que je sors avec vous et m’en aller malgré ses cris. Le voulez-vous ainsi ? Elle ne se doute pas que je vous parle, elle ne me l’a jamais demandé ; sans quoi, j’aurais répondu : « Oui. »

» Je ne sais pas mentir. C’est pourquoi je vous répète que je vous aime toujours comme il y a cinq ans, peut-être un peu plus depuis que vous êtes malheureux.

« Votre petite gatienne. »


Robert, achevant la lecture de cette lettre, froissa le papier et, d’un geste colère, le lança au plafond. Il était furieux et déconcerté. Il y avait un mois qu’il essayait d’attirer Gatienne hors de chez elle sans y parvenir : non pas que l’enfant ignorante se défiât, mais son horreur du mensonge la défendait.

Élevée dans l’indépendance et la responsabilité de ses actes, elle agit avec Robert suivant l’inspiration de sa conscience, sans scrupule du mystère qu’elle gardait. Interrogée, elle eût répondu vrai.

Robert le savait, et il tremblait chaque jour qu’on l’amenât à un aveu.

Aussi il s’effaçait, il disparaissait aux yeux de mademoiselle Prieur, dans le but de se faire oublier d’elle ; et mille précautions accompagnaient ses entrevues fugitives avec Gatienne.

De sa porte entre-bâillée, il suivait de l’œil la vieille grand’mère, quand elle descendait, son panier au bras. Et, leste, il grimpait un étage. Le temps de serrer dans les siennes les mains de la jeune fille, mettant dans cette étreinte une expression que l’enfant ne devinait pas, et il s’esquivait. Le soir, rendu plus impatient par ce refus, il rôdait, guettant l’heure accoutumée où mademoiselle Prieur descendait, un peu lourde, se tenant à la rampe, le pied hésitant dans l’escalier sombre, et portant complaisamment, tendrement, son chien qu’elle menait promener.

Elle attendait huit heures ; les ouvriers sont passés ; il y a moins de monde sur les quais. On vient d’allumer le bec de gaz planté droit en face de la maison. Elle s’installait dans la tombée de clarté qui traçait à Follette la limite de ses ébats, et la surveillait, maternelle, attendrie.

Le chien bondissait, tournait, flairait le pied des arbres, aboyait aux passants, sautait aux genoux de sa maîtresse et repartait soudain, balançant son panache.

C’était un quart d’heure d’émoi pour la vieille fille ; chaque voiture qui passait lui arrachait des cris.

On l’entendait de la maison. Les fenêtres du deuxième étage n’étaient point éclairées, mais ouvertes à l’air frais, les rideaux tirés. Gatienne accoudée regardait en l’air la débandade des nuages gris qui fuyaient devant un magnifique lever de lune.

Par-dessus la ligne des platanes qui bordaient le quai, à droite les tours de Notre-Dame montaient noires dans le ciel clair. Une paix rêveuse planait sur ce côté de l’horizon, tandis que des lueurs blondes égayaient le côté vivant de Paris, vers le point où l’angle du palais du Louvre se découpait dans un fourmillement de lumière.

Gatienne fit un cri : Robert venait de saisir sa taille à deux mains. Il l’entraîna doucement hors de la clarté de la fenêtre.

— Je partirai, lui dit-il, si je ne dois plus vous voir qu’ainsi, en me cachant. Je m’en irai… bien loin.

Elle eut un gros chagrin. Puis elle l’arraisonna : il fallait prendre patience, tout s’arrangerait sans doute.

Lui tenait son bras passé autour d’elle et la rapprochait peu à peu. Elle éprouva une gêne, une surprise émue, et se dégagea instinctivement.

Il n’insista pas, prêtant l’oreille.

— Vous avez tort, dit-il, la voix bien douce, de refuser la promenade que je vous demande. C’est un enfantillage. Nous serions si heureux !

Elle ne répondit pas, fâchée qu’il insistât. Alors, un peu hors de lui, et lui serrant les doigts, il murmura :

— Soyez franche, vous avez peur…

— Peur ? répéta Gatienne le regardant pour comprendre.

— Je parie que si je veux vous embrasser…

— Eh bien ?

— Vous me direz non.

À ce moment, un appel désespéré arriva d’en bas :

— Follette ! criait à toute volée mademoiselle Prieur.

Gatienne courut à la fenêtre et ne vit rien.

— Grand’mère n’est plus là ; sauvez-vous !

Ils se penchèrent sur la rampe : l’escalier, maintenant éclairé, était vide.

— Elle s’est arrêtée chez la concierge, dit tout bas Robert, rentrons. Dès qu’elle montera, je grimperai à l’étage au-dessus.

Et il ressaisit la jeune fille.

— Embrassez-moi.

— Êtes-vous singulier, aujourd’hui ! dit-elle troublée et devenue pâle.

— Vous voyez bien que vous avez peur.

Il lui brûlait les yeux de son regard ardent. Elle le regarda avec une curiosité naïve.

— Mais enfin, dit-elle, peur de quoi ?

Les paupières de Robert battirent et ce fut lui qui baissa les yeux.

Elle eut un geste charmant en levant les épaules, et lui tendit son visage.

— Tenez, embrassez-moi.

Il posa ses lèvres sur la joue de Gatienne et les traîna doucement sur la peau satinée jusqu’à son cou, où elles s’arrêtèrent frissonnantes.

Elle avait murmuré :

— Pas comme ça ! en se reculant honteuse et surprise de la sensation qui lui restait.

— À demain ! murmura Robert, qui s’échappa, escaladant à grandes enjambées le troisième étage.

On parlait au bas de l’escalier, et des pas se rapprochaient.

Essoufflée, décoiffée, mademoiselle Prieur apparut, serrant dans ses bras Follette ébouriffée, roulée en boule et tapie contre sa maîtresse, le museau caché.

Toutes les deux gardaient un air d’épouvante.

Un drame venait de se passer.

Quand mademoiselle Prieur put le narrer, elle le fit revivre dans son horreur épique.

Elle était là, près du kiosque. Follette, après avoir tourné, retourné, venait de s’arrêter. À ce moment, un gamin passait qui se met à l’agacer ; il se baissait, et Kiss ! kiss !… La bête s’impatiente et saute en jappant aux culottes du drôle, qui prend sa course. Elle le poursuit. Il fallait la voir bondir comme une balle de soie blanche. Tout à coup le petit misérable se baisse, empoigne le chien et se lance à toutes jambes vers le pont Neuf.

— Mon sang ne fait qu’un tour, balbutiait mademoiselle Prieur… Je me mets à courir. Je perdais la tête et mon bonnet. Je criais : « Arrêtez !… » Et j’entendais Follette qui hurlait comme s’il l’eût étranglée, le monstre !…

Ici, l’émotion coupait la voix de la vieille demoiselle, et le récit s’achevait entremêlé de baisers sur les longues soies du petit chien.

Alban traversait le pont à cette minute tragique. Il reconnut mademoiselle Prieur, sauta sur le drôle, reconquit Follette et la remit geignante et tremblante dans le giron de sa maîtresse ; mais celle-ci trébuchait suffoquée. Le jeune homme lui prit doucement le bras, qu’il appuya sur le sien, et la ramena toute chancelante à la maison. Dans son trouble, la vieille fille s’était laissé faire.

En revenant à elle et se sentant au bras d’Alban, elle eut peur qu’il n’abusât de cet incident pour renouer les relations rompues.

Et, bien que le plus jeune des deux frères lui inspirât un intérêt tout maternel, elle se raidit pour ne pas faiblir.

Mais Alban ne demandait rien, si ce n’est quand il fut près de la quitter :

— Comment va Gatienne ?

Il ajouta timidement :

— Fait-elle un bon mariage ?

Mademoiselle Prieur eut un geste brusque et regarda si Alban raillait.

— Qui vous a dit qu’elle se mariait ?

— Robert.

— Ah !

Puis, carrément, car la colère lui revenait :

— Robert a menti. Je ne la marie pas… Il est vrai que, si… Mais n’en parlons plus. Dites à Robert que je ne suis pas en peine de Gatienne. C’est une belle et honnête fille, et, Dieu merci ! elle aura sa dot, tout comme une autre. Pas bien grosse, mais il y en a qui sauront s’en contenter. Seulement, voilà, il ne faut pas tourner autour de ses jupes, histoire de rire. C’est ce que j’ai signifié à quelqu’un que cela a vexé sans doute. Tant pis ! Je ne dis pas cela pour vous, Alban ; vous êtes un brave garçon, vous, et je… Bonsoir ! fit-elle brusquement.

Le jeune homme restait saisi d’une surprise où il y avait un profond soulagement.

Gatienne ne se mariait pas, et Robert, deviné dans sa tentative de séduction, était chassé.

Alban n’entra pas chez son frère ; il descendit le quai longtemps, longtemps ; il se perdit dans les solitudes des boulevards déserts, où son cœur timide osa caresser quelque chère espérance.

V


Le mois de juin touchait à sa fin.

Depuis longtemps déjà, mademoiselle Prieur, rassurée par l’effacement de Robert et le silence que Gatienne gardait désormais sur lui, avait renoncé à surveiller les sorties de la jeune fille.

— Vous le voyez, disait-il en l’accompagnant presque chaque jour quai de la Tournelle, j’avais raison : elle s’apaise depuis que vous ne lui parlez plus de moi.

— Oh ! s’écriait Gatienne, qu’il me tarde d’être au 29 !

C’est qu’ils avaient arrangé un coup de théâtre pour ce jour-là.

Mademoiselle Prieur se nommait Émilienne ; et, tous les ans, le 30 juin ramenant, en même temps que l’anniversaire de sa naissance, la fête du saint dont elle portait le nom, on célébrait, la veille, chez la charmante vieille fille, une fête tout intime qui la comblait de joie et d’attendrissement.

Depuis des années, Robert et Alban, ses deux familiers, arrivaient le soir, les mains pleines de fleurs, et trouvaient leurs couverts mis à la table du festin qu’elle se préparait naïvement elle-même.

On s’embrassait, on pleurait un peu ; puis le dîner, gai comme un repas de noce, s’achevait dans les rires et les chansons d’autrefois. Car elle chantait, ce jour-là, avec son filet de voix de tête : un doigt de vin fin l’avait grisée.

— Il est impossible, disait Gatienne, qu’elle ne vous accueille pas les bras ouverts. Ce serait trop triste. Nous voyez-vous toutes les deux, seules avec nos souvenirs de l’an passé ? Non ; elle mettra votre couvert, machinalement peut-être, sans y songer. Puis, tout à coup, vous entrez… Elle fait un cri, vous l’embrassez bien fort, vous lui jetez vos bouquets à la tête et nous la désarmons.

C’est avec ce projet que Robert amusait la jeune fille depuis longtemps déjà, profitant de ce prétexte à leurs fréquentes entrevues pour devenir chaque jour plus familier, sans qu’elle s’en aperçût.

L’habitude — ce danger — s’emparait d’elle peu à peu.

Les dix-sept ans de Gatienne ne lui avaient pas encore parlé d’amour. Ses sens, comme son cœur, dormaient. Seule une sensibilité vive la livrait, dans toute l’ignorance de son éducation très chaste, à la surprise de ses impressions.

D’abord effarouchée, par instinct, des premières caresses de Robert, elle les reçut ensuite sans trouble, soit que le jeune homme y mît une réserve plus discrète, soit que les sensations de Gatienne se fussent engourdies dans la répétition familière de ces caresses dont elle ne pouvait deviner le danger. Elle souriait maintenant de son fin sourire de vierge, quand il baisait longuement ses doigts, ses cheveux, ses paupières. II n’avait pas encore touché ses lèvres.

Le 29 juin, mademoiselle Prieur fit appel à tout son courage pour dissimuler son émotion : cette journée l’effrayait.

Elle pensait : « Viendront-ils ? »

Non, c’était impossible, depuis trois mois bientôt qu’on ne s’était vu ! Cependant on pouvait ce jour-là tenter de la fléchir. Elle se méfiait et se faisait rude. Il fallait garder la paix de Gatienne.

Par moments, elle s’attendrissait : comme elle serait triste, cette fête, et combien différente des années passées !

S’ils venaient, cependant, on pourrait peut-être les accueillir… pour une fois !

Puis elle se raidissait et, les yeux rouges, répétait :

— Non, jamais ! Robert a voulu se jouer de Gatienne ; c’est fini.

Alors quelque autre imagination arrivait qui la rendait indécise.

Ce va-et-vient de désirs et de craintes augmenta plus rapide et plus poignant à mesure que la journée s’avançait. Elle tournait enfiévrée autour de ses fourneaux où cuisait un repas suffisant pour dix personnes : de ce côté du moins, le programme n’avait pas changé.

Mais, sur la table, toute brillante dans sa parure de linge, de cristaux et d’argent, seuls, deux couverts encadraient la corbeille du Japon qui attendait le bouquet de Gatienne.

Et la jeune fille allait rentrer ; il était cinq heures et demie.

Depuis les premières chaleurs, elle ne sortait plus à midi pour sa leçon de chant, mais à quatre heures. L’ombre, alors, rayait le quai bordant les maisons qu’elle longeait.

Avant de sortir aujourd’hui, elle s’était parée toute prête pour le soir : une robe claire, en mousseline brodée de fleurs vives, des bas à jour dans de mignons souliers mordorés, ses bras et ses épaules nus sous l’étoffe transparente, avec un mantelet de soie noire pour la rue, et un frais chapeau pomponné de roses.

Lorsqu’elle arriva quai de la Tournelle, accompagnée de Robert, mademoiselle était sortie.

— Elle vous fait bien ses excuses, lui dit la concierge, mais elle n’a pas eu le temps de vous prévenir ; on est venu la chercher. Elle ne rentrera que demain.

Puis elle salua Robert avec un sourire et un clin d’œil de complicité familière.

— Retournons, dit le jeune homme.

Un vent frais s’était levé, qui balayait la poussière et secouait le panache des ormes. La jupe de Gatienne flottait, rejetée en arrière, découvrant ses petits souliers.

— S’il allait pleuvoir ! dit-elle. Rentrons vite…

Ils remontèrent le quai ; elle avait pris son bras, et il la serrait près de lui. Tout à coup, elle se rappela :

— Et mon bouquet ! Il faut que j’aille rue Dauphine.

— C’est inutile, répondit Robert. Je m’en suis fait envoyer trois, ce matin ; vous choisirez.

— Comment ?

— Vous passez devant ma porte ; rien de plus facile.

Une bourrasque violente les arrêta. Le vent galopait follement, traînant la pluie ; quelques gouttes tombèrent, puis une ondée.

Gatienne ouvrit son ombrelle et se pelotonna, la jupe troussée ; mais l’eau fouettait par le travers.

Elle cria :

— Entrons quelque part.

Il n’eut pas l’air d’entendre et lui fit hâter le pas.

Les passants fuyaient. La pluie s’abattait avec un bruit d’écluse, ruisselant des trottoirs, écrasant les feuilles d’où elle retombait en cascade.

Les ruisseaux enflés, devenus larges, infranchissables, roulaient leurs bouillonnements fangeux.

Gatienne marchait dans l’eau, ses bas à jours collés à sa peau toute rose : son ombrelle dégouttait, battue, pliée par la raideur violente de l’ondée.

Elle dit :

— Je suis trempée ; arrêtons-nous.

Une porte cochère s’ouvrait sur la cour découverte qui précède l’usine Joanne ; elle fit un pas, cherchant un abri, et vint s’adosser au mur sous l’étroit auvent d’un petit logis de concierge, à droite de l’entrée.

— Elle se fit toute petite, juchée sur le bout de ses pieds, blottie, ramassant ses jupes, se couvrant le nez de son ombrelle.

Robert l’avait suivie, mécontent, impatient, guettant le ciel gris qui déjà s’éclairait. Bientôt le soleil troua les nuages et diamanta le ruissellement continu de la pluie.

Il se rapprocha de Gatienne, passa son bras autour d’elle, l’abrita de son corps.

Elle était mouillée aux épaules et se laissa réchauffer par la poitrine de Robert. Sous l’ombrelle, il embrassa ses cheveux.

Elle s’aperçut qu’on riait et devint rouge.

Les ouvriers groupés aux fenêtres de la distillerie, en haut, en bas, sur les portes, regardaient, faisant des gestes gais.

Une odeur capiteuse montait des pavés sous un écoulement d’eau chaude ; on lavait des barils peints en vert, entassés dans la cour. Un homme les secouait, les renversait ; le liquide fumant allait à la rue par une rigole qui passait aux pieds de Robert et de Gatienne. Un arôme d’absinthe chauffée les enveloppa. Ce parfum violent s’échappait aussi des portes ouvertes ; on voyait reluire les cuivres des alambics.

La pluie cessait.

— Allons-nous-en, dit-elle un peu étourdie.

On eût dit qu’il l’emportait.

Maintenant le soleil aveuglait, réverbéré par toutes les surfaces mouillées : la chaussée ruisselante, le glacis des trottoirs, les arbres qui s’égouttaient, les maisons lavées aux vitres étincelantes.

Quai Montebello, ils traversèrent, et gravirent les marches du trottoir élevé ; puis ils longèrent le parapet, se penchant par instants pour voir couler l’eau. Une fraîcheur exquise se dégageait de cette humidité chatoyante. Un reflet vert pâle, délicieux, moirait les eaux et flottait dans l’air avec les panaches mouvants des platanes. On eût dit un grand coup de clarté verte subitement tombée d’un ciel d’apothéose.

Gatienne et Robert passaient rapides dans ce flamboiement, lui fiévreux, elle éblouie.

En arrivant à la maison qu’ils habitaient, Robert ralentit le pas.

— Je vais monter le premier, dit-il, j’ouvrirai et vous entrerez, en passant, choisir votre bouquet.

Sans attendre sa réponse, il la quitta et disparut dans l’allée.

Elle resta une minute indécise, vaguement inquiète, songeant à « grand’mère ».

Puis elle monta un peu lente, les jambes lasses, prise d’une mollesse qui l’empêchait de penser.

La porte de Robert était ouverte ; il attira doucement Gatienne et referma sans bruit.

Elle s’arrêta.

— Qu’il fait noir ! Je ne vois rien.

Les volets étaient clos, les rideaux tirés.

Il affecta de rire.

— Vous y verrez tout à l’heure. Donnez-moi la main, je vais vous guider. Elle trébucha dans l’épais tapis, ce qui l’égaya :

— Criez-moi donc : « Casse-cou ! »

Il la fit asseoir sur un divan bas. Ses yeux s’accoutumaient à l’ombre. Elle aperçut les fleurs, tout un parterre.

— La chaleur les aurait fanées, dit gravement Robert ; j’ai laissé fermé ; les voyez-vous maintenant ?

— Oh ! superbes ! Mais il y en a trop ; on étouffe. Que voulez-vous faire de tout cela ?

— Rien. Vous prendrez ce qui vous plaira.

— Oh ! ces roses !

Une jardinière en bois doré, très vaste, contenait une splendide gerbe de roses à demi épanouies, d’un parfum à rendre fou. Dans un coin, des héliotropes bleus, cachés dans leur verdure sombre, se révélaient par la violence énervante de leurs émanations. Çà et là, dans des cornets de cristal, une touffe de jasmin, une branche de vocaméria, une tubéreuse, envoyaient leurs senteurs troublantes. Piqués sur la mousse, deux énormes bouquets étalaient la spirale multicolore de leurs fleurettes enchâssées dans une couronne de feuillage qu’entourait une collerette en papier fin : deux grands champignons vénéneux par exhalaison.

— Je prends les roses, dit Gatienne en étendant la main vers la corbeille, sans se lever, divinement lasse.

Elle étouffa un bâillement ; ses yeux se fermaient.

— Allons, je m’en vais.

Elle se souleva.

Il la retint dans ses bras.

— Étourdie ! Attendez l’heure au moins !

— Quelle heure ?

— Celle à laquelle vous rentrez d’habitude, six heures, je crois. Il en est cinq. Que dirait grand’mère ? C’est trop tôt pour avoir pris une leçon, trop tard pour l’avoir manquée. Il faudrait dire la vérité, et nous perdrions notre effet ce soir.

— Tiens ! c’est vrai, dit-elle tout heureuse de se rasseoir ! Mais comme il fait chaud, voyez !

Ses mains étaient moites : elle respirait péniblement et humait l’air empoisonné de parfums avec un plaisir inquiet, regardant autour d’elle.

Il était charmant, ce nid ainsi rempli de fleurs ; une volupté s’en dégageait qui agissait sur la sensibilité nerveuse de la jeune fille à l’égal des plus irritantes senteurs.

Robert promenait ses lèvres du bout des doigts à l’épaule demi-nue sans qu’elle s’en défendît, doucement frissonnante.

— Vos cheveux sont encore mouillés, dit-il.

Et il la décoiffa. On eût dit qu’elle s’endormait.

Maintenant il était à genoux, et il becquetait ses yeux ; puis il glissa jusqu’à ses lèvres. Alors un frisson la secoua. Elle l’écarta en balbutiant :

— Non, pas comme cela…

Puis, engourdie, éperdue d’effroi, elle s’abandonna.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Mademoiselle Prieur, six heures étant sonnées, ouvrit la porte, écouta, et n’entendant rien venir ressentit une émotion singulière. Cette journée l’avait détraquée ; il était temps qu’elle s’achevât.

Enfin Gatienne entra.

Une touffe énorme de roses qu’elle portait à deux bras dérobait son visage. Elle jeta ses fleurs sur la table, courut à grand’mère, et, la tenant au cou, éclata en sanglots. La vieille fille pleurait tout bas.

— Ce ne sont pas de bonnes larmes, cela, Gatienne, lui dit-elle ; il y a des regrets dans ton souhait de fête. Sois franche ; tu penses à… eux ? Eh bien, moi aussi ! Et j’ai le cœur retourné d’y avoir pensé toute la journée ! Mais c’est fini ; nous ne pouvons, nous ne devons plus les revoir… Ne boude pas, chérie, c’est la fête à grand’mère, aujourd’hui…

On sonnait.

Elles se regardèrent : mademoiselle Prieur, anxieuse ; Gatienne, les joues blanches, dans le regard une surprise violente : elle n’attendait personne ! Cependant elle se tenait prête à s’enfuir.

Alban entra, seul, gauche, embarrassé d’un gros bouquet qu’il offrit timidement à mademoiselle Prieur ; un autre, plus petit, le gênait horriblement ; il était tout blanc, comme pour une fiancée.

Le jeune homme s’approcha de Gatienne et le lui tendit en rougissant.

Mademoiselle Prieur restait interdite au milieu de l’appartement, n’osant refermer la porte : elle attendait l’autre.

Tout à coup, d’un ton brusque :

— Robert vient-il ?

— Hier il m’a dit : « Non, » répondit Alban.

— Tant mieux ! dit-elle en tapant la porte. — Gatienne, ajoute un couvert, et pique ce bouquet à ton corsage. Bien choisi. Alban, c’est la couleur des jeunes filles.

VI


Quinze jours plus tard, Robert déménageait sans avoir pu ressaisir Gatienne : elle se cachait.

Aux billets de plus en plus passionnés qu’il jetait chaque jour sous sa porte, elle n’avait répondu qu’une fois :

« Ne cherchez pas à me revoir, je meurs de honte. »

Elle ne mourait pas ; elle souffrait. Son ignorance lui était restée ; elle ne connaissait pas l’étendue de son malheur ; la portée morale lui échappait. Mais elle gardait de cette journée du 29 juin un effroi, une confusion, un dégoût d’elle et de lui.

Et Gatienne, devenue farouche, honteuse maintenant de la nudité d’enfant qu’elle étalait jadis devant grand’mère, ne s’habillait plus qu’avec des rougeurs aux joues : Ève pécheresse se voilait.

— Enfin ! soupira mademoiselle Prieur lorsque Robert eut quitté la maison.

Jusque-là, sa quiétude n’avait pas été complète.

Maintenant elle respirait en n’entendant plus parler de lui.

Et c’est à ce moment qu’un tourment nouveau l’assaillit : Gatienne souffrait. Une fièvre légère colorait sa peau ; ses yeux s’étaient assombris et creusés. Elle perdait ses rondeurs saines, devenait mince, longue. Une transformation s’opérait.

— Tu es malade, Gatienne.

— Non, grand’mère.

Le médecin appelé sourit et dit tout bas à la vieille fille :

— Il faut la marier.

Ce fut un coup terrible pour mademoiselle Prieur. Tout un côté de sa mission maternelle lui apparaissait soudain avec la conscience de son incapacité. Une mère aurait pu questionner l’enfant et l’instruire aussi. Car, si son tempérament parlait, il fallait l’avertir qu’il y a des dangers.

Et la vieille fille s’indignait naïvement de ne posséder qu’une science incomplète.

Elle pressentait des nuances infinies dans la manière de traiter ce point délicat ; mais la simple pensée de l’aborder par quelque côté lui causait des émotions.

Elle se révoltait contre cette nécessité honteuse, et, contemplant Gatienne, injuriait tout bas l’implacable nature qui s’avise de troubler les vierges.

— Je ferai venir la conversation un jour, disait-elle en reculant ce jour tant qu’elle pouvait.

Mais, un matin, effarée d’avoir trouvé Gatienne en larmes, elle lâcha tout d’un trait la brutale révélation.

Une fois par semaine, le samedi, la vieille fille, son panier au bras, traversait le pont Neuf, la rue qui lui fait face, et arrivait aux Halles. Elle y allait vers onze heures : les prix étaient plus doux. Ce voyage lui prenait une heure et demie.

Ce matin-là, comme elle venait de sortir, Robert, qui la guettait, l’accompagna du regard jusqu’au bout du premier pont ; puis, la voyant bien partie, il grimpa d’un saut les deux étages.

Depuis qu’il n’habitait plus la maison, Gatienne ne s’enfermait pas, se croyant à l’abri d’une surprise. Grand’mère, en partant, laissait la clef sur la porte pour ne pas la déranger.

— Allons, étudie, fillette ; vocalise tout à ton aise ; je sauve mes oreilles.

Et la jeune fille s’étourdissait à chanter ; elle noyait ses tristesses dans l’ivresse de sa voix un peu étrange, profonde et vibrante, d’une sonorité métallique. Jusqu’ici, cette voix magnifique, d’un contralto puissant, avait manqué d’expression.

— Cela viendra, ricanait la vieille cabotine qui lui donnait des leçons : cela vient aux jeunes filles, comme l’esprit. Elle aura même des notes passionnées d’un éclat vibrant et superbe.

— Où voyez-vous cela ? interrogeait mademoiselle Prieur.

Et l’ancienne chanteuse, clignant un œil, répondait :

— Dans ses yeux.

Robert, arrêté derrière la porte, écoutait, surpris.

Une explosion de colère et de douleur grondait dans la voix de la jeune fille, qui parcourait des gammes et des arpèges. Elle lançait sa première note, puis la traînait, puis précipitait une gamme chromatique, parfois interrompue et reprise, après un point d’orgue fulgurant. Ce n’était plus une étude, c’était un caprice de notes roulées et déroulées de façon à former une phrase étrange, brisée, indistincte. Un chant se heurtait dans ces envolées de sons comme pour s’en échapper, et sans y parvenir. L’expression restait incomplète, mais l’effet était splendide.

Robert reconnut la plainte qui revenait dans ces vocalises étourdissantes, dans cette voix affolée demandant grâce et mourant dans un sanglot.

Et il attendit, n’osant entrer, troublé de ce souvenir.

Le silence se fit. Gatienne, les mains sur ses genoux, le regard perdu, rêvait.

Il ouvrit la porte et se précipita, glissant à ses pieds, l’étreignant.

— Oh ! je te revois, enfin, enfin !… Sais-tu que je t’aime ? sais-tu que je suis fou ?…

— Grand’mère !… avait crié Gatienne à toute voix, se sentant mourir.

— Tais-toi. Pourquoi te défends-tu ? N’ai-je pas assez souffert depuis deux mois que tu me fuis ? J’ai respecté tes premières hontes d’enfant ; mais maintenant c’est fini, n’est-ce pas ?…

— Allez-vous-en ! balbutia la jeune fille le visage caché dans ses mains ; allez-vous-en, vous me faites horreur !

— Tu ne m’aimes donc pas ? dit-il lui écartant les mains ; elle fermait les yeux pour ne pas le voir et renversait la tête, évitant ses lèvres.

Il couvrait sa robe de baisers fous ; mais elle se débattit si rudement, qu’il fut obligé de la laisser.

À sa grande surprise, les sens de cette fille dormaient comme son cœur.

Il essaya, du moins, d’éveiller son imagination, et, pendant une heure, il lui parla de l’amour en termes brûlants qui mettaient des rougeurs ardentes sur les joues de Gatienne. Cependant elle écoutait, poussée par une curiosité invincible. Puis, peu à peu, elle se redressa et fixa sur Robert ses grands yeux sombres. Elle l’examinait.

Tout à coup elle se leva et vint s’adosser à la fenêtre ouverte. Puis, d’une voix glacée :

— J’ignorais l’amour, dit-elle ; vous me l’avez expliqué ; maintenant je comprends. Eh bien, je ne vous aime pas ; voilà tout. Allez-vous-en !

Robert s’élança vers elle, pris d’une colère folle.

— Tu ne m’aimes pas !… tu ne m’aimes pas ! Pourquoi ne m’aimerais-tu pas ? Que t’ai-je fait ? Que t’aimer trop. Tu m’aimais quand tu t’es donnée à moi.

— Je ne savais pas…, balbutia Gatienne.

Et subitement elle éclata en sanglots.

— Écoute, lui dit-il, je te veux, tu m’entends ? Je m’en vais ; je vais t’attendre. Tu vas sortir d’ici une heure. Je le veux ; je t’en supplie… Je souffre, Gatienne ; aie pitié de moi !…

Elle répéta, dédaigneuse, à travers ses larmes :

— Allez-vous-en !

Il lui saisit le bras, qu’il étreignit violemment.

— Tu es à moi, dit-il, ne l’oublie pas, ou prends garde !… Je vais t’attendre.

Peu d’instants après, mademoiselle Prieur surprenait la jeune fille jetée en travers de son lit, le visage rouge et meurtri dans ses mains trempées.

— Miséricorde ! elle pleure !… cria la vieille fille bouleversée.

Elle la souleva dans ses bras, l’examina, l’interrogea et n’en put tirer que des sanglots. Elle lui nomma Robert : Gatienne eut un frisson.

— Je m’en doutais… Tu l’as vu ? Il passait ? Je parie qu’il a eu l’audace de te saluer. Hein ? Il cherche peut-être à te revoir ! Tu ne dis rien ? Ah ! si je l’y prenais !

Elle fit un geste énergique, le poing étendu.

Puis le sang lui monta aux joues ; ses vieilles mains tremblaient en caressant l’enfant couchée sur son épaule. Elle pensait :

— Il faut pourtant que je lui dise la vérité, toute la vérité. La laisser ignorante, c’est la laisser désarmée en face de la séduction, avec son tempérament pour complice.

Puis des fureurs la prenaient : les mots lui restaient dans la gorge. Elle chercha des allusions et n’en trouva pas ; et, brutalement, cette fille chaste eut des expressions grossières. Elle parla de l’homme débauché qui mettait son plaisir à séduire et à tromper les jeunes filles, leur promettant le mariage pour les flétrir.

Elle insista sur la défense de la pureté : une fille découronnée, c’était fini ; plus d’amour, plus d’époux, plus de maternité glorieuse ; la honte, rien que la honte. Puis elle s’emporta contre les séducteurs mille fois pires que les voleurs et les assassins, des scélérats qui employaient toutes les ruses pour triompher de la vertu des femmes ; il fallait les fuir, les chasser.

Et, sans détour, elle revient à Robert.

— Robert ne veut pas se marier ; il me l’a dit. S’il te recherche, c’est donc pour te perdre. Maintenant, ma Gatienne pourra-t-elle aimer un malhonnête homme ?

— Non, grand’mère, articula nettement la jeune fille qui ne pleurait plus.

De cette heure seulement, elle comprenait son malheur et le crime de Robert.

Quand elle se retrouva seule dans sa chambre, le soir de cette journée, cette femme de dix-sept ans, connaissant maintenant toute la vie, eut un élan de désespoir vers le Dieu qu’elle priait et lui demanda un refuge : la mort.


VII


« Je ne voulais pas vous écrire, votre insistance m’y oblige. Non, je n’ai pour vous ni amour, ni estime, ni pitié. Aujourd’hui, je sais tout, Robert ; on m’a tout expliqué, mais trop tard. Je sais que vous m’avez trompée, volée, déshonorée. Je sais que j’ai perdu le droit qu’ont les filles honnêtes d’aimer un honnête homme et de l’épouser. Je ne savais rien, et vous qui saviez vous avez brisé ma vie de gaieté de cœur.

» Et, pour comble de honte, vous n’avez même pas daigné me séduire par l’appât du mariage. Vous avez voulu que ma faiblesse fût sans excuse.

» Vous m’avez prise comme un voleur, surprise comme un assassin. Vous êtes un criminel à mes yeux. Oh ! je vous hais, je vous hais, et ma haine est faite d’horreur et de mépris !… »

Robert sortait dix fois par jour pour rencontrer Gatienne, et madame Durand, son alliée, glissait toutes ses lettres sous la porte de la jeune fille.

Mais nulle réponse ne venait, et Gatienne restait enfermée.

La rage amoureuse de Robert croissait en proportion de cette défense.

Lorsque, enfin, il reçut cette lettre indignée, il respira.

— Bon ! elle veut se faire épouser. On peut toujours promettre ; cela n’engage à rien !

La veille précisément, Alban, tout à sa préoccupation intime, lui avait parlé mariage, vaguement, comme d’une possibilité plus ou moins lointaine.

Et Robert le sermonnait :

— Tu ne seras donc jamais sérieux ? Est-ce qu’on se marie à moins d’être décavé ? Le mariage est une affaire comme une autre, plus ennuyeuse qu’une autre, voilà tout. On ne s’en occupe qu’à la dernière extrémité. Tu es impayable avec tes phrases d’amour conjugal à tournure d’idylle. Un métier de sot, mon cher. Quelle diable de fantaisie que de s’embarrasser d’une femme à soi, quand on peut avoir celles des autres ? C’est idiot !

Et il répondit à Gatienne :

« Je ne voulais vous tenir que de votre amour, Gatienne, et j’aurais cru manquer de respect à mon idole si je lui avais offert quoi que ce soit, fût-ce une couronne, en échange du bonheur que je lui demandais. Mais, chère âme, n’as-tu pas compris que tu t’abandonnais à ton époux ? N’es-tu pas à moi pour jamais ? N’es-tu pas ma femme devant Dieu ? Que demandes-tu ? la consécration humaine de notre amour ? Soit, je suis prêt. Viens donc recevoir mes serments et mes baisers. Viens !… »

Et il l’attendit dans son nouvel appartement, un coquet entresol du boulevard Saint-Michel.

Mais la jeune fille ne vint pas.

Il se remit à rôder sur le quai, abandonnant tout, et l’École et ses maîtresses, et sa thèse commencée ; septembre approchait.

Une fièvre d’amour le rongeait : ce joli séducteur ne pouvait revenir de sa défaite. Et, pour une fois que cela lui arrivait, il en perdait le sommeil et l’appétit. D’abord ce fut de la rage, des fureurs d’orgueil blessé, puis une soif ardente de cette femme à peine possédée. Bientôt il ne railla plus : il souffrait.

Il passait des nuits adossé au kiosque, les yeux sur sa fenêtre, l’appelant tout bas et… pleurant.

Un soir, il l’aperçut, profilée sur la clarté intérieure de la chambre. Elle lui parut grandie. Le quai était désert ; elle vint s’accouder et demeura longtemps immobile.

Alors il s’avança dans la pleine lueur du gaz, se découvrit et, joignant les mains, resta devant elle, le front levé, suppliant.

Elle l’aperçut, se souleva lentement, ferma la fenêtre ; et la lumière s’éteignit.

Un fol espoir le prit. Si elle allait descendre ?

Il courut à la porte. Mais oserait-elle se faire ouvrir ?

Il sonna. La porte s’entre-bâilla. Personne ne vint. Alors il dit son nom et monta un étage ; puis il attendit. Rien ne bougeait. Il monta encore ; quelque chose le tirait vers Gatienne, qui lui arrachait le cœur. Il eût donné sa vie pour qu’elle ouvrît. Il écouta. Un frôlement passait devant la porte de sa chambre ; il appuya ses lèvres sur le bois. Il entendit un bruit d’étoffes qui tombent ; puis plus rien…

Il mit ses mains à ses oreilles qui bourdonnaient, et s’enfuit.


VIII


Pendant huit jours, Robert chercha violemment à se distraire ; les débauches lassèrent son corps sans éteindre ses désirs pour Gatienne. Au contraire : ivre jusqu’aux nausées de voluptés faciles, il ne prit qu’une soif plus ardente pour les joies qu’il entrevoyait dans la résistance farouche de la jeune fille.

Il avait gagné à son contact le dégoût de tous ses plaisirs passés. Elle seule, aujourd’hui, pouvait satisfaire les nouveaux et intimes besoins de son être. Il lui parut inutile de vivre si Gatienne ne lui appartenait pas.

Un matin, Robert vint frapper à la porte de mademoiselle Prieur.

Il était si défait, les yeux creux, les joues tirées, qu’elle resta d’abord saisie. Puis, brusquement, elle lui demanda :

— Que venez-vous faire ici ?

— Je vais vous le dire.

Et il entra.

Gatienne s’était enfermée.

Il s’assit en face de mademoiselle Prieur, qui le regardait anxieuse, les mains sur ses genoux.

— Vous allez bien, mademoiselle ?

— Très bien.

— Et… Gatienne ?

La vieille fille le toisa sans répondre.

Alors, tout d’un trait, la voix sèche :

— Voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder sa main ?

Mademoiselle Prieur tressaillit.

— Vous dites ?

Il répéta :

— J’ai l’honneur de vous demander la main de Gatienne.

Elle fit un grand soupir, ses doigts s’agitèrent sur son tablier, ses paupières battaient. Elle avait bonne envie de pleurer ; mais elle se raidit et, les lèvres tremblantes, balbutia :

— Vous voulez donc vous marier… maintenant ?

— Oui, j’aime Gatienne.

Le cœur de la vieille fille se fondit à ces mots. Elle voulait rester digne ; mais sa joie l’emportait. Enfin le bonheur était venu pour son enfant.

Elle se leva, regarda Robert avec des yeux de mère, des yeux qui pleuraient de tendresse, et lui ouvrit ses bras.

— Attendez, attendez, dit-elle, je vais l’appeler.

Et, marchant de travers, elle se hâta vers la chambre de la jeune fille.

Elle la trouva debout, adossée au mur, près de la porte, les bras croisés et d’une pâleur sombre.

Haletante, riant dans ses larmes, mademoiselle Prieur lui dit en l’attirant :

— Viens… Robert est là… Il veut t’épouser.

— Dites à Robert, répondit Gatienne d’une voix vibrante qui glaçait, que je le remercie ; mais je ne veux pas me marier.

La vieille fille recula stupéfaite, et Gatienne vint s’encadrer dans la porte ouverte.

Vêtue d’un peignoir flottant de mousseline blanche, qui l’enveloppait de la tête aux pieds, ses traits purs, son attitude chaste lui donnèrent aux yeux de Robert l’apparence de quelque vision céleste.

— Gatienne !… murmura-t-il ébloui.

Elle éleva la voix et, scandant ses mots, répéta :

— Je ne veux pas me marier.

La fureur le secoua. Il s’avança menaçant :

— Ce n’est pas sérieux. Gatienne !…

Elle soutint son regard, droite et superbe, dans une immobilité implacable. La rage de son orgueil blessé poussait Robert à une attitude insultante : sans la frénésie de son amour, il eût souffleté la jeune fille de l’aveu de sa faute.

— L’accueil que vous faites à ma demande est au moins… singulier, dit-il avec un mauvais sourire. Vous réfléchirez, je l’espère.

Et, saluant mademoiselle Prieur interdite :

— J’attendrai votre réponse, mademoiselle.

Il sortit.

— Tu es folle !… s’écria mademoiselle Prieur, les bras levés. Tu le refuses, lui ?…

La jeune fille fit un grand effort ; ses lèvres convulsivement serrées trouvèrent un sourire ; elle vint s’asseoir aux pieds de grand’mère, tombée toute saisie dans son fauteuil.

— Voyons, grand’mère, ne vous tourmentez pas ; ce n’est pas un malheur si je reste fille…

— Mais tu aimais Robert !

— C’est possible ; je ne m’en souviens plus. Vous ne me croyez pas ?… Nous avons beaucoup causé ensemble ces jours passés ; rappelez-vous ! Vous m’avez appris de terribles choses que j’ignorais. Je sais maintenant ce qu’est un mari… et comment on l’aime. Je n’aime pas Robert.

Mademoiselle Prieur crut à un caprice et la tourmenta pendant plusieurs jours.

— Tu lui gardes rancune de son hésitation, disait-elle ; cela passera.

Au fond, son ambition maternelle souffrait de ce refus qui enlevait à la jeune fille la chance sans doute unique de devenir une riche et grande dame.

Peu s’en fallait qu’elle ne regrettât de l’avoir si fort effrayée des premières poursuites de Robert. Maintenant elle ne tarissait pas sur ses mérites.

Mais, avec une logique impitoyable, la jeune fille la ramenait sans cesse au point de départ de toute cette histoire. Il fallait bien en convenir, Robert ne s’était décidé à l’épouser qu’après avoir échoué dans sa tentative de séduction. Était-ce d’un honnête homme ? Non. Pouvait-elle aimer un homme qu’elle n’estimait pas ? Non. Et, ne ressentant pour lui ni amour ni estime, pouvait-elle l’épouser ? Toujours non.

Mademoiselle Prieur demeurait surprise de cette droiture morale inflexible, comme si ce n’était pas elle qui l’eût mise, de précepte et d’exemple, dans le cœur de son enfant d’adoption.

Elle espérait, néanmoins, que Gatienne finirait par céder.

Et, tout le jour, allant et venant dans son humble ménage, elle hochait la tête, parlait et souriait tout bas à quelque éblouissante vision qui promenait des flots de satin blanc couverts de boutons d’oranger.


IX


Alban venait de passer très brillamment ses examens de fin d’année. Quant à Robert, qui devait soutenir sa thèse, il ne s’était pas présenté.

Ses camarades le raillaient : il était comme fou.

Un seul espoir lui restait, c’était que Gatienne fût enceinte. Et il attendait, rongé jusqu’aux moelles par une passion furibonde.

Depuis longtemps déjà, il tenait son frère à l’écart, mystérieux avec lui sur tout ce qui concernait son aventure.

Non qu’il se fût beaucoup ému de ses reproches ou de ses moqueries ; mais son orgueil blessé, son amour éconduit avaient des pudeurs et des hontes. Ensuite il devenait jaloux : les tendresses discrètes d’Alban pour Gatienne le troublaient ; il se demandait si la jeune fille, dont il éprouvait aujourd’hui la haine, ne se serait pas montrée moins sévère pour Alban. Et il le fuyait, sans que celui-ci parût s’en apercevoir, tout absorbé lui-même par son rêve. Cependant ce rêve prit fin.

Alban se fût silencieusement sacrifié au bonheur de son frère si celui-ci eût été aimé de Gatienne. Il le surveilla longtemps et acquit la certitude que nulle relation n’existait entre eux. Son dévouement était donc inutile. Il prit courage et résolut de demander pour lui le trésor que Robert avait sans doute dédaigné.

Un matin, il vint chez lui et le trouva sombre, débraillé, la barbe longue, vautré sur un canapé, le brûle-gueule aux dents.

Robert grogna ; il n’aimait pas à être dérangé.

— Comment vas-tu ?

— Fiche-moi la paix !

Alban eut le cœur serré. Il fit le geste de reprendre la porte.

Robert l’appela :

— Eh bien, voyons, que me veux-tu ?

— Je voulais te demander… te faire part… enfin causer sérieusement avec toi ; mais tu ne me parais pas disposé ; adieu.

— Reste donc. Allons, cause !

Il secoua la cendre de sa pipe et se recoucha, maussade.

Cet accueil rude impressionna le jeune homme ; sans le vague effroi qu’il avait de son frère, il n’aurait rien avoué ; mais sa féminité le pliait à l’autorité despotique que Robert exerçait sur lui comme son aîné et comme chef de famille.

Intimidé cependant, il prit un détour.

— Bargemont m’a demandé de tes nouvelles ce matin ; comme on ne te voit plus, on s’amuse à dire que tu te maries C’est peut-être vrai ?…

— Et cela t’intéresse ?

— Beaucoup.

— Merci !… Tu peux te rassurer… je n’en suis pas à cette extrémité.

— Tant mieux !… Alors tu n’as pas l’intention d’épouser Gatienne ?

Robert, serré à la gorge, leva les épaules sans répondre.

Alban s’épanouissait. Il sourit doucement, et, d’une voix basse, très émue, il ajouta :

— Eh bien, je vais l’épouser, moi !

Robert s’était dressé net, fulgurant, terrible. Il avança son visage vers son frère, le dévorant des yeux.

— Toi ! toi, Gatienne !… Avise-toi d’y toucher !…

Sa main eut un geste fou.

Alban se rejetait en arrière, épouvanté. Puis une révolte soudaine le secoua. Sa pâleur de fille disparut ; le sang battait ses joues.

— Ah ! mais en voilà assez, Robert, dit-il en se levant ; toutes les patiences s’épuisent. Un dernier mot : veux-tu, oui ou non, épouser Gatienne ?

Robert hurla :

— Non !… Ni toi ni moi, personne !…

Alban se dirigea silencieux vers la porte.

— Où vas-tu ?

— Demander sa main.

Robert s’élança sur son frère, saisit son bras et le ramena violemment en face de lui. Leurs regards se touchèrent comme deux épées. Puis, d’une voix rauque où la douleur éclatait :

— Écoute, Alban, tu sais si je t’aime ? Eh bien, je le jure sur la mémoire de notre mère, si tu demandes Gatienne, si l’on te la donne, je te tue.

— Malheureux ! s’écria Alban jetant ses bras autour du cou de son frère, comme tu l’aimes !… Mais alors, pourquoi ?…

— Ne me demande rien. Plus tard… Seulement oublie-la.

Un silence se fit. Alban songeait : « Robert souffre à devenir fou. Peut-être Gatienne l’a-t-elle repoussé ? Peut-être pense-t-elle à moi ? »

Une angoisse le déchira.

S’il s’éloignait cependant ? Robert parviendrait sans doute à se faire aimer : ils seraient heureux !…

La résignation lui venait, presque facile à sa nature un peu molle et absolument dévouée. Mais il gardait l’effroi de cette scène et la voyait revenir inévitable, si quelque chose d’immédiat ne brisait à jamais l’espoir qu’il gardait malgré lui.

— Soit, dit-il tout à coup ; il faut en finir. Tout cela tournerait mal.

Sa pâleur revenait, avec une émotion plus vive. Il ajouta, affermissant sa voix :

— Bargemont part demain pour le Havre ; il s’embarque sur un vaisseau qui va aux Indes ; je le suivrai.

— Toi ? cria Robert.

— Allons, adieu ! dit brusquement Alban.

Il saisit les mains de Robert, qui pendaient inertes, les secoua dans une étreinte passionnée et s’enfuit…

— Alban, Alban !… mon frère !… Mais c’est horrible !…

Robert se prit la tête à deux mains. Quoi ! son frère, cet enfant dont il ne s’était jamais séparé, il s’en allait seul, au bout du monde, chassé par ses menaces, désespéré par son amour !… Il l’abandonnait !…

Gatienne aussi était perdue pour lui. On le fuyait, on le repoussait. Un grand vide se creusait dans sa vie où tout disparaissait.

Un instant il pensa :

— Si je m’embarquais, moi aussi ?

Mais sa passion revint lui tenailler le cœur.

Alors il ressentit de la haine pour sa victime. Décidément, on ne se vengeait pas ainsi ! Mais elle céderait, Gatienne, ou malheur à elle !

Et pourquoi pas tout de suite ?

Qu’elle consente aujourd’hui à devenir sa femme, Alban ne part que demain, il ne partirait pas : on le retiendrait.

Tout s’arrangerait, on vivrait heureux… Quoi de plus simple ? Il faudrait qu’elle eût perdu l’esprit pour ne pas finir par comprendre.

Que veut-elle donc ? Il n’y a pourtant qu’une façon de rendre l’honneur aux filles !…

Il s’habilla à la hâte et courut chez Gatienne.


X


Mademoiselle Prieur venait de sortir ; la jeune fille était seule.

Au coup de sonnette, elle reconnut Robert et se mit debout, d’un tressaillement.

Une minute, elle hésita, les mains pressées sur sa poitrine qui se gonflait. Puis une audace violente traversa son regard, et, d’un pas ferme, elle se dirigea vers la porte.

Robert entra.

Madame Durand l’avait prévenu : « Grand’mère » n’était pas là. Il s’approcha de Gatienne les bras ouverts.

Elle recula d’un pas, et si hautaine, qu’il s’arrêta. Alors il joignit les mains, et, suppliant :

— Ma femme, ma femme bien-aimée !

— À qui parlez-vous ? dit-elle.

Sa voix d’argent n’avait pas un frisson. Elle était toute blanche ; aucun trouble ne voilait la pureté de son regard.

Robert éprouva un saisissement bizarre, un malaise qui troubla son cerveau, comme s’il venait d’y recevoir un choc. Il sentit que ses désirs se brisaient contre un marbre très pur et très froid. Il eut le sentiment de la lutte qu’il devrait soutenir contre cette femme.

Il la devina très puissante dans sa volonté, résistante, invincible peut-être. Et ses nerfs craquèrent dans l’appel qu’il fit à ses forces, tandis qu’une joie mauvaise lui venait au cœur. N’était-il pas le maître, après tout ? Ne lui appartenait-elle pas à jamais sous la menace de révéler sa faute ?

Il prit un air froid.

— Vous repoussez mes tendresses ? Soit ; je ferai néanmoins mon devoir. Une réparation vous est due. Si je vous aimais moins, je m’en dispenserais ; on n’épouse pas toutes les filles qu’on séduit. Mais je vous aime. Me comprenez-vous ?

La jeune fille s’était rassise près de la fenêtre, où elle brodait, penchée, le profil perdu, le doigt levé à temps régulier avec le vol du fil au bout de l’ongle.

Se tournant à demi :

— Et moi, vous dois-je quelque réparation ?

— Vous devez à votre dignité d’accepter mon nom.

— Vous croyez ?

— Je m’étonne, Gatienne, que votre pudeur ne vous en avertisse pas.

Une faible rougeur courut sur la joue de Gatienne, et sa main qui se levait trembla.

La colère venait à Robert ; il ajouta brutalement :

— Tu es à moi enfin ; tu m’appartiens.

— Comme l’objet volé appartient au voleur, jusqu’à ce qu’on le lui reprenne. Je me suis reprise, Robert.

Alors il devint grossier :

— As-tu repris aussi ton honneur qui est resté dans mes bras ? Tu oublies trop, ma fille, que tu as perdu le droit de te poser en vertu.

Gatienne s’était retournée d’un bond, menaçante :

— Je ne l’ai pas oublié : c’est pourquoi je vous hais et vous méprise.

Il se leva, fou, bégayant.

— Tais-toi, Gatienne, tois-toi !… Tiens, ne m’affole pas. Je t’aime à faire un crime. Tu n’as donc rien dans le cœur ?… Et moi, misérable, j’ai soif de toi, de ta beauté. Je t’aime, je te veux, tout mon être délire de cette passion de toi ! Oh ! ne me repousse plus !…

— Ne m’approchez pas, ou j’appelle.

— Écoute-moi, mais écoute-moi donc !… Tu ne comprends pas que tu brises ta vie comme la mienne ? Car je ne te lâcherai pas ; j’ai mis ma griffe sur toi, je t’ai marquée à mon nom… tu m’appartiens. Toute la vie, je serai à tes côtés, dans ton ombre. Tu n’aimeras pas un autre homme, tu n’auras pas d’enfants… Je rendrai ton déshonneur public. Le monde te repoussera. Tu vivras et mourras flétrie… Rien, entends-tu ? ne peut te sauver que mon amour. Ô Gatienne, aime-moi, sois ma femme !…

— Me relever d’une faute par une lâcheté ? Jamais. C’est alors que je serais déshonorée, répondit gravement la jeune fille, dont le front se levait dans une fierté sauvage. C’est alors que je serais avilie devant ma conscience. Notre union ne serait de ma part qu’un calcul ignoble dont la pensée me fait horreur ? Non, je suis libre et je resterai libre. Vos droits sur moi, je les nie. Je m’appartiens, et je me garde… Vous pouvez partir…

— Tu es ma maîtresse, dit-il les poings serrés ; je vais le déclarer à ta grand’mère.

— Croyez-vous que je vous estimerai davantage quand vous l’aurez tuée ?

— Mais que veux-tu donc ?… Ah ! je le vois maintenant, tu rêves un autre amour ! Prends garde, Gatienne, prends garde, je me vengerai !…

— Je me défendrai, répondit la vaillante fille, droite et superbe.

Il bégaya :

— Tu me braves ?…

— Non, dit-elle, le doigt tendu ; je vous chasse. Sortez !


DEUXIÈME PARTIE




I


En 1876, il existait dans la rue des Moines, aux Batignolles, un salon modeste, mais infiniment agréable, dont une jeune femme, un peu effacée, faisait discrètement les honneurs.

Son mari, un Polonais, Albert Powski, composait une musique originale, mélodique plutôt que savante, à laquelle il employait tous les moments de loisir que lui laissaient ses fonctions d’ingénieur dans une grande Compagnie.

Sur cette musique, d’une saveur sauvage, la mère de la jeune femme, la comtesse de M…, brodait des vers exquis. Et Vanda, la sœur d’Albert, chantait ces mélodies.

Autour de ce groupe d’artistes mondains se réunissaient les membres de la famille épars dans les divers quartiers des Batignolles.

Et, chaque semaine, le vendredi, les amis plus éloignés venaient apporter le concours de leurs talents d’amateurs à cette petite société d’élite.

L’été faisait bien quelques vides dans ces réunions ; on se resserrait alors. L’intimité devenait plus grande, les poésies de madame de M… plus ardentes, et les compositions ou les improvisations musicales d’Albert plus expressives.

Un soir du mois d’août, Vanda, dont le jeu passionné et délicat interprétait le mieux les intentions mélodiques de son frère, accompagnait au piano un chant étrange, une berceuse d’un souffle héroïque qu’une jeune fille exécutait.

Dans le salon, un religieux silence. Par les fenêtres ouvertes à l’air tiède arrivaient les bruits mourants de la rue.

La chanteuse, dans la pleine lumière des lampes posées sur le piano, seule debout, attirante par l’éclat de sa beauté, semblait couvrir d’ombre tout ce qui l’entourait.

On ne pouvait voir qu’elle, sa stature presque rigide, la perfection glacée de ses formes, sa blancheur, le velours noir de ses yeux larges et ses lèvres rouges d’où s’échappait une voix poignante, si puissante et si douce qu’elle seule était une harmonie. Et, roulée dans le rythme bizarre du chant, cette voix heurtait les cœurs les moins accessibles au langage passionné des sons.

Lorsqu’elle lança, dans une cadence endormante, la dernière note filée de sa berceuse, il y eut un soupir qui courut comme un lever de brise ; puis une explosion coupa brusquement ce demi-silence, et l’on cria d’enthousiasme. Les chaises raclaient le sol, brusquement écartées ; on se levait, on exhalait, par des mouvements et des exclamations, l’émotion contenue ; on entourait la chanteuse, qui, ne pouvant répondre à tous ces visages tendus vers elle, illuminés et attendris, souriait doucement.

Vanda se retourna et lui serra les mains :

— Bravo, Gatienne ! Jamais vous n’avez mieux chanté.

À ce moment, une petite boule fagotée de mousseline blanche, le visage rose et rond, blonde et coiffée comme un saule, écarta tout le monde et vint se suspendre au cou de Gatienne en criant :

— Oh ! mademoiselle ; il faut que je vous embrasse, je suis trop heureuse de vous avoir entendue !

Quelqu’un appela :

— Clotilde !

Mais les deux jeunes filles s’embrassaient.

Après quoi, Clotilde se retourna prestement, et, allongeant son petit nez retroussé vers un jeune homme arrêté hors du groupe qui entourait Gatienne, lui cria :

— Ne te fâche pas, Fabrice ; je l’ai embrassée pour nous deux.

Cette malice de pensionnaire rompit le charme de l’émotion. Il y eut des rires, tandis que le jeune homme, rougissant, s’écartait davantage et venait s’asseoir derrière l’écran d’une jardinière aux vertes feuilles déployées.

— Mon frère avait les larmes aux yeux pendant que mademoiselle chantait, continua l’impitoyable petite blonde.

Vanda saisit à deux mains la taille exiguë de la fillette et lui demanda :

— Est-ce pour tout de bon, cette fois, que vous avez quitté le couvent ?

— Je l’espère bien, riposta Clotilde ; j’ai dix-sept ans, s’il vous plaît.

Et elle se haussa sur ses pointes.

— Une petite femme ? plaisanta Albert Powski ; la voici à la tête d’un ménage…

— De poupées ? murmura Gatienne en souriant.

La fillette se redressa, faisant saillir sa poitrine ; et son regard de pensionnaire éveillée se fixa hardiment sur la moqueuse.

— Le ménage de mon frère, mademoiselle : ce grand garçon triste qui se cache là-bas, parce que je dis des bêtises ; mais il s’y habituera.

— Vous avez déjà obtenu de l’amener ce soir ; c’est un beau résultat, dont je vous remercie, dit madame Powska.

— C’est vrai, ajouta Vanda, il n’était jamais venu le vendredi. — N’est-ce pas, Gatienne, vous ne connaissez pas M. Dumont ? Mais vous avez entendu parler de lui : il est premier employé chez notre agent de change.

La jeune fille eut un geste indifférent. Et Albert Powski ajouta :

— Un sauvage, un attristé, un poète qui a perdu la rime, un chercheur d’impossible, un cœur farouche et exquis ; permettez-moi de vous le présenter.

— Mais voilà qui est fait ! s’écria Clotilde battant des mains.

Une minute après, Albert revenait, suivi de Fabrice.

Gatienne le regarda s’approcher ; et, lorsque le jeune homme s’inclina devant elle, l’un et l’autre baissaient les yeux.

Ce soir-là, en l’honneur de Clotilde, on organisa une sauterie : la musique sérieuse fut délaissée. On recula les sièges. Les personnes graves se tassèrent à un bout du salon, abandonnant la place aux jupes qui tournoyaient.

— Allons, Fabrice ! appelait Albert Powski, beau danseur infatigable, lui.

Mais le jeune homme ne paraissait pas entendre , très occupé de la vieille grand’mère de Gatienne, subitement réveillée, par ce tapage, de son petit somme habituel. Mademoiselle Prieur, un peu délaissée dans son coin, malgré la parfaite urbanité de ses hôtes, fut charmée de la politesse de ce joli garçon, que n’effrayaient pas ses cheveux blancs. Car elle était bien vieille, et un peu sourde même ; malgré cela, toujours belle avec son visage régulier, noble et fier, et son teint couleur d’ivoire brillant comme une cire.

— Vous n’allez pas danser ? dit-elle à Fabrice. Allez donc, je vous en prie ; les vieilles gens ont l’habitude d’être abandonnés.

Mais vite elle se reprit :

— Je ne dis pas cela pour me plaindre. Dieu m’a donné une compagnie comme il n’y en a pas beaucoup sur la terre.

Le jeune homme tourna la tête, et son regard entra dans le regard de Gatienne, arrêté sur lui avec un indéfinissable émoi.

Cette fois, il se leva, entraîné par une chaîne invisible ; et, Gatienne s’étant mise au piano, il s’accouda près d’elle, les yeux rivés à ses paupières baissées.

Et telle fut la puissance de sa pensée, ainsi projetée par ses prunelles fixes, que la jeune fille fut contrainte de lever les yeux et de recevoir cet attouchement mystérieux de l’âme qui donne les mêmes frissons que le contact des lèvres.

Elle eût crié de la sensation qui descendait dans tout son être. En même temps, un invincible besoin de retrouver cette joie aiguë la ramenait vers les yeux de Fabrice. Ses paupières battaient, dévoilant à chaque instant la clarté d’aurore qui venait de se lever au fond de ses yeux sombres et la voilant soudain sous la frange allongée des cils. Elle le cherchait et le fuyait, désespérée de le chercher encore et avide de le revoir dès qu’elle ne le voyait plus.

Tant que dura la soirée, d’un bout du salon à l’autre, sans se parler, ils se pénétrèrent, s’unirent, échangèrent d’inexprimables voluptés. Et, la soirée finie, Gatienne sortit de cette maison comme d’un rêve de bonheur divin, avec les sanglots du réveil ; tandis que, resté le dernier, Fabrice écoutait parler d’elle.

Il apprit qu’elle avait vingt-cinq ans, qu’on la croyait élevée en province ou au Marais. Depuis bientôt huit ans, elle habitait les Batignolles. Une vertu très haute et très douce. On l’avait connue fort mélancolique ; elle semblait s’éclairer maintenant. Néanmoins on ne pouvait l’amener au mariage : sa grand’mère se désespérait. Un dédain glacé lui faisait repousser tous les hommages. Albert émit cet avis que cette belle créature devait avoir conscience de sa valeur et qu’elle attendait la rencontre d’une nature élevée, digne d’elle.

Lorsque Fabrice Dumont prit congé, madame Powska lui demanda si l’on pouvait espérer de le revoir vendredi prochain.

— Je vous le promets, répondit vivement Fabrice.

Et, quand il fut sorti, Albert dit plaisamment à sa femme :

— Et moi, je te le jure !


II


Il revint, en effet, à la grande joie de Clotilde, très fière de sa puissance sur son frère.

— Je n’ai eu qu’à parler, dit-elle à Gatienne.

Et, comme elle suppliait la jeune fille de chanter, elle ajouta étourdiment :

— Je crois que le désir de vous entendre est pour beaucoup dans son obéissance. Si vous saviez comme nous avons parlé de vous !…

Gatienne se dégagea brusquement de la fillette : sa pâleur s’empourprait. Elle s’était jugée plus forte ; sans quoi, elle ne serait pas revenue. Son cœur, jusqu’alors si calme, remuait à la briser.

Après avoir repoussé Clotilde, elle l’attira de nouveau et prit un plaisir étrange à la tenir enlacée.

Au bout d’un mois, elles étaient intimes ; en se revoyant et en se quittant, elles s’embrassaient.

La petite parlait toujours de son frère ; et Gatienne l’écoutait maintenant, les yeux fixés devant elle, raidie par l’effort d’une volonté nouvelle.

Après avoir lutté contre la passion violente qui lui était venue, elle s’acharnait aujourd’hui à se convaincre qu’elle avait le droit d’aimer.

De son cœur foulé et refoulé depuis huit ans par le désespoir de son indignité, une révolte soudaine jaillissait. Le droit à la vie et au bonheur, ce besoin que ressentent tous les êtres, s’emparait d’elle, impétueux, impitoyable, pour avoir été longtemps méconnu.

L’amour de Fabrice lui arrivait comme une révélation de ses forces. Quelque chose d’ignoré jusqu’alors éclatait en elle.

De la vierge souillée mais chaste, la femme s’élançait avec ses ardeurs inconscientes pour l’œuvre de vie à laquelle elle est destinée.

Son corps perdait de sa rigidité ; une mollesse la ployait ; de sa peau brûlante s’exhalait le parfum qui s’échappe la nuit des fleurs amoureuses.

Fabrice s’enivrait à ces signes certains de sa divine victoire.

Ils se parlaient fort peu, ou du moins n’échangeaient que des paroles banales. Mais leurs voix avaient des contacts comme leurs regards, plus sensibles peut-être ; elles s’envoyaient de mutuelles caresses. Ils restaient parfois tout éperdus de sentir courir dans leurs nerfs ces ondes sonores vibrantes de tendresse et de passion.

L’hiver approchait ; déjà les soirées devenaient moins intimes ; le salon se remplissait. Des hommes inconnus à Fabrice entouraient Gatienne de soins admiratifs, hautement avoués. Quelques-uns, artistes comme elle, unissaient leurs voix à sa voix merveilleuse. On dansa ; il la vit emportée par des bras qui n’étaient pas les siens dans le vertige troublant des valses.

Il pensa devenir fou et fut pris d’une peur atroce.

S’il s’était trompé ? si elle ne l’aimait pas ? si elle en aimait un autre ? Une jalousie aiguë le tenaillait sans qu’il osât mettre fin à son martyre par une démarche décisive. La crainte d’être repoussé augmentait sa timidité.

Albert Powski lui vint en aide.

Un soir, le voyant souffrir, il lui dit familièrement :

— À votre place, je n’hésiterais pas.

Alors Fabrice se jeta sur le secours qui lui venait et répondit résolument :

— Eh bien, demandez-la pour moi ; je ne puis pas, je n’ose pas…

Quand il revint le lendemain, Albert lui cria dès qu’il l’aperçut :

— Victoire !

Fabrice, tout pâle, balbutia :

— Elle accepte ?

— Comme vous y allez ! Elle n’a pas refusé, mon cher : elle réfléchira.

— Ah ! fit le jeune homme blessé au cœur.

Et il s’en alla désespéré.

Cependant mademoiselle Prieur, folle de joie, remerciait Gatienne. Pour la première fois, elle n’avait pas répondu non.

C’était une cruelle déception pour la vieille grand’mère que ce célibat volontaire, écroulement de ses rêves, de ses ambitions maternelles.

Elle tourmentait souvent la jeune fille par l’étalage des bonheurs auxquels elle renonçait. Elle lui montrait les joies d’un joli ménage, lui faisait un tableau ravissant des amours de bébés qu’elle n’aurait pas.

À quoi Gatienne, torturée, répondait avec un sourire :

— Bah ! grand’mère, je ferai comme vous ; j’adopterai une gamine qui en adoptera une autre à son tour. Et votre famille se perpétuera ainsi jusqu’à la fin des siècles.

Elle songeait en effet à organiser un ordre de succession bizarre, faisant passer de main en main, dans une dynastie ininterrompue d’orphelines, le flambeau de la charité que la première elle avait reçu.

Mais voilà que tout cela s’enfuyait dans un passé qu’elle ne voyait déjà plus.

Tout disparaissait en présence de cette possibilité de vivre, d’aimer, qu’elle discutait encore âprement dans le trouble de sa conscience.

Avant de connaître Fabrice, elle languissait solitaire, comme une religieuse dans ses vœux ; mais c’est à peine si elle se souvenait de les avoir prononcés. La cause première s’effaçait peu à peu de ses souvenirs, se noyait dans les brumes déjà lointaines de son enfance.

Il lui restait de son malheur une mélancolie vague et une résolution farouche de garder son cœur. C’était tout.

Elle avait retrouvé le calme d’une vie chaste.

Cela surtout depuis que Robert ne se montrait plus. Car il l’avait poursuivie longtemps. Longtemps elle le trouva sur ses pas, suppliant ou menaçant, mais toujours obstinément épris.

Un jour, il y avait deux ans, elle sortait de l’église, il l’accosta et, rudement, lui saisit le bras.

— Écoute, Gatienne, je t’aime toujours. Veux-tu me pardonner, me recevoir ?

— Lâchez-moi.

— Une dernière fois, Gatienne ! J’ai pris une longue patience. Mais je ne suis pas à bout. Je te veux !

— J’appelle, dit-elle froidement.

Il la lâcha.

— C’est bien ; maintenant, vous pouvez vous marier.

Il la salua et s’éloigna en sifflant.

Elle ne l’avait plus revu. Elle l’oubliait.

Mais son amour pour Fabrice remua son être jusqu’en ces profondeurs où dormaient ses lointaines hontes.

C’est alors qu’elle se débattit. Après tout, était-ce juste que, victime d’un attentat, elle le fût encore d’un préjugé absurde ?

Quel mal avait-elle fait ?

Pourtant un effroi l’arrêtait : devait-elle tromper l’honnête homme qui la croyait pure ? Peut-être !…

Un vague sentiment d’égalité morale lui rappelant que l’homme n’est tenu, lui, à aucun aveu, elle pensait : Et pourquoi la femme ? La société l’ordonne ainsi : c’est sa loi. Une loi que l’homme a faite. Eh bien, si elle, la femme, repoussait ?

Quoi ! victime et flétrie ?

Lui est le voleur, et elle est l’infâme ?

Elle est dépouillée, et il faut qu’elle demande grâce ?

Elle porte le stigmate d’un crime qui n’est pas le sien, et elle en doit faire l’aveu sous peine d’indignité ?

Et la femme se résout à ces ignominies ? Elle souffre qu’on déchire ainsi les voiles où sa pudeur s’abrite ?

Eh ! n’a-t-elle pas le droit de se soustraire à ces hontes, de se défendre contre ces lâchetés, lorsqu’elle le fait dans la sincérité de sa conscience ?

Gatienne, livrée à la logique inflexible qui avait formé son jugement, sentait une volonté virile s’emparer d’elle et la relever de l’abaissement moral que les préjugés voulaient lui infliger.

Non, elle ne devait nul aveu à Fabrice, qui ne lui en devait aucun.

Avant de se connaître, existaient-ils l’un pour l’autre ? Elle ne se souvenait pas d’avoir vécu sans lui. Ils se rencontraient au milieu de la vie, ils s’aimaient, ils s’unissaient. De cette heure seulement datait leur devoir de sincérité réciproque.

Que venait faire là un passé où ils n’avaient pas marché ensemble ? et, dans ce passé, une heure d’angoisse ?

Non, elle ne dirait rien, car Fabrice la repousserait peut-être, et plutôt mourir ! Et s’il ne la repoussait pas ! Oh ! souiller de ce souvenir leur premier baiser ! Non, non, mieux valait renoncer à lui !

— Et je l’aime, pensait Gatienne, je l’aime à supporter toutes les tortures, à accepter tous les remords, mais avec lui, pour lui !…

Alors elle se levait, emportée par sa passion, et courait à grand’mère, prête à crier :

— J’accepte, appelez-le…

Soudain une confusion la prenait, un effroi qui la laissait glacée, presque inerte, sous les caresses épouvantées de la vieille fille.

Cette lutte se prolongeait. Elle n’avait pas reparu aux soirées d’Albert Powski, laissant un grand vide que l’on remplissait en s’entretenant d’elle.

Fabrice savourait là une douleur atroce.

Tous ces propos qui effleuraient la beauté, les talents, la noblesse de la jeune fille, lui semblaient des familiarités déplacées, des révélations blessantes. Dans son avidité jalouse, il eût volontiers pris comme une injure l’admiration enthousiaste qu’elle soulevait.

— Voyez-vous, disait-il à Albert, si je savais qu’elle eût encouragé seulement l’un de ces hommes, je ne sais pas ce que je ferais.

— Heureusement qu’elle les a tous évincés, répondit-il.

— Comme moi.

— Non, vous… Tenez, je connais Gatienne depuis cinq ou six ans : eh bien, je vous assure qu’elle vous aime.

— Elle me fuit !

— Poursuivez-la ! Il y a de la Diane antique dans cette fille. Je parierais qu’elle meurt de honte de s’être laissée surprendre. Ma femme l’a vue : elle est très changée, pâle, alanguie. La vieille grand’mère ne fait que pleurer.

Clotilde écoutait.

Elle le savait bien que Gatienne aimait son frère : cela se devine tout de suite, ces secrets-là. Mais il ne voulait pas la croire. Il restait dans son coin, à souffrir. À sa place, elle eût joliment brusqué les choses. Les hommes sont naïfs ; ils s’imaginent qu’on doit leur crier ça devant le monde.

Clotilde avait vu les Amants de Vérone ; elle pensait qu’une échelle et un balcon facilitent beaucoup les mariages.

Il y avait bien un balcon dans l’appartement de Gatienne, mais au cinquième, sur le square des Batignolles : c’était un peu haut, mais on pouvait supprimer l’échelle.

Elle arrangea dans sa tête qu’elle entraînerait Fabrice.

Ce mariage lui plaisait d’ailleurs. Clotilde, très femme malgré son âge et déjà passablement coquette, approuvait cette belle-sœur qui, beaucoup moins jeune qu’elle, n’offusquait pas ses prétentions. Elle l’aimait d’engouement ensuite. Et puis le talent de Gatienne attirait les hommes. On aurait un salon. Elle brillerait alors. Sa petite beauté blonde ferait des ravages ; on se tuerait un peu pour l’amour d’elle, jusqu’à ce qu’un mari… Et ces agréables choses-là n’arrivent jamais trop tôt.

— Non pas demain, aujourd’hui, dit-elle à son frère ; j’ai promis une visite à Gatienne, tu m’accompagnes, c’est tout simple. Allons, habille-toi, j’attends.

Elle appelait « attendre » un frétillement de toute sa personne, un va-et-vient impatient de ses talons pointus qui battaient la charge.

Enfin elle emmena Fabrice avec des haussements d’épaule de pitié.

Lui se sentait bête à la remorque de cette petite fille.

Il eût voulu s’en aller seul, un soir ; il y a moins de gêne et plus d’attendrissement dans une veillée au coin du feu, sous la lampe baissée. On cause lentement, le cœur s’ouvre.

Mademoiselle Prieur fit un cri en l’apercevant. Elle eut ce geste des vieilles femmes qui perdent la tête en se précipitant du salon à la cuisine et rapportant des braises pour allumer le feu.

On gelait en décembre. La salle à manger était surchauffée par un poêle ; mais on n’allumait au salon que lorsqu’une visite arrivait.

— Je vous en prie, protestait Clotilde, nous n’avons pas froid.

— Vous plaisantez, mademoiselle ! Ce sera fait tout de suite.

— Asseyez-vous, monsieur. Mille pardons. — Gatienne !…

La jeune fille entra.

On se salua rapidement. Déjà le salon s’emplissait de fumée sous le soufflet actif de mademoiselle Prieur, accroupie, la tête dans la cheminée.

— Grand’mère, il fume.

— Tu crois ?… Ce sera passé tout de suite. Ouvre la fenêtre.

Fabrice se précipita, heureux de cette occasion de se mouvoir.

Une bise aiguë s’engouffra, et Clotilde éternua très gentiment.

— Grand’mère !… supplia doucement Gatienne.

Mais le soufflet faisait rage dans les mains crispées de mademoiselle Prieur. Sous son halètement frénétique, les tisons luisaient, la flamme s’élançait, puis, repoussée par le vent, se rabattait hors de la cheminée, crachant des étincelles. Et la fumée sortait, blanche, épaisse, enveloppant et aveuglant la pauvre grand’mère exaspérée, qui, n’y voyant plus, soufflait éperdument dans les cendres.

— Si on l’éteignait ? proposa résolument Clotilde.

— Je vous assure qu’il ne fait pas froid, déclara sérieusement Fabrice.

Gatienne, confuse de voir pâlir et frissonner la petite blonde, l’emmena dans la salle à manger. En même temps, elle fuyait Fabrice, dont les regards l’interrogeaient. Lui s’assit, sur la prière de la vieille fille, dont il devinait l’émotion à travers les gestes affolés. Elle venait de se relever, courbaturée, et cahin-caha fermait la fenêtre. S’apercevant que Gatienne n’était plus là, elle l’appela d’un ton un peu rude.

Rien ne bougea. On entendait le susurrement de deux voix fraîches. Le jeune homme se pencha pour lui dire très bas :

— Je connais votre bienveillance, mademoiselle ; je vous remercie. Mais elle ?

— Gatienne n’a pas repoussé votre demande, monsieur ; et vous êtes le premier. Seulement elle ne se décide pas. J’ai bien du chagrin, allez !

Il lui prit les mains et les serra doucement dans les siennes.

Un éclat de rire perlé leur arriva : Clotilde s’amusait. Elle venait de faire une peur atroce à Gatienne, lui racontant que son frère avait de grands pistolets qu’il regardait depuis quelques jours d’un air terrible.

Alors mademoiselle Prieur l’entretint de Clotilde, cette mignonne poupée que Gatienne adorait.

Et Fabrice parla de sa mère, morte très jeune en mettant cette petite fille au monde ; de son père, qui l’avait suivie ; de lui, resté seul pour élever l’enfant ; et de leur fortune, deux cent mille francs, déposée en rentes sur l’État ; et des mille soucis de sa jeunesse qui l’avaient mûri trop vite peut-être ; car, à trente ans, il éprouvait les désespérances de l’homme dont la vie est finie. Cependant il n’avait point vécu ; sa jeune paternité détournait de lui les passions qui usent. Gatienne était son premier amour.

Il n’eût jamais aimé s’il ne l’eût pas aimée. Mais elle l’avait pris tout entier, avec tous les besoins de son être, avec toutes les tendresses passionnées de son esprit et de son cœur. Il ne pouvait plus vivre que par elle et pour elle. Si elle le repoussait, c’était fini…

On n’entendait plus rien dans la pièce à côté.

Depuis un instant, Clotilde avait attiré Gatienne à l’entrée du salon, et, la tenant par les deux mains, résolument, la contraignait d’écouter.

Comme pour fuir, la jeune fille rejetait son buste en arrière ; mais, appuyée de l’épaule au chambranle, elle s’y soutenait défaillante.

Les paroles qu’elle entendait l’écrasaient peu à peu. Elle se sentait fléchir. Ses volontés rudes s’émiettaient. Elle fit un effort cependant pour se raccrocher et lutter encore contre ce courant qui l’emportait. Ses joues se rosèrent, et elle tendit ses mains pour s’échapper.

À ce moment, Fabrice l’apercevait, et, croyant qu’elle venait à lui, il courut à elle.

Il la saisit à deux bras et l’étreignit comme s’il eût été seul.

Heureusement, dans ce coup de folie, la pensée du mariage disparut du cerveau délirant de Fabrice ; car déjà Gatienne se raidissait dans une dernière angoisse, prête à crier : « Je ne peux pas ! »

Tremblant d’amour, il approcha ses lèvres de l’oreille de la jeune fille et lui demanda avec toute son âme :

— Oh ! m’aimes-tu ?

Elle plia soudain, abandonnant son corps ; sa tête fléchit sur l’épaule de Fabrice, et, malgré elle, elle répondit frissonnante :

— Je t’aime !

Mademoiselle Prieur s’était levée, effarée, criant :

— Elle se trouve mal !

— Non, murmura Fabrice.

Cependant elle était si pâle, qu’on l’assit doucement. Elle ouvrait très grands ses yeux fixes.

— Je disais donc, déclara Clotilde installée sur les genoux de Gatienne et se renversant sur sa poitrine, que l’on se mariait dans quinze jours. N’est-ce pas, ma sœur ?

Gatienne eut un sourire d’extase et répondit tout haut en berçant Clotilde :

— Dans quinze jours !

Mademoiselle Prieur tremblait de tout son corps ; sa tête blanche s’agitait d’un mouvement rapide. Elle regarda Fabrice, muette, bouleversée.

Lui, comme s’il eût retrouvé soudain la folie de ses jeunes années, courut sur elle, tête baissée, se jeta à son cou, l’embrassa, la souleva, criant des choses absurdes.

Alors elle voulut rire, un bonheur trop grand s’étendit sur sa figure, dans ses yeux, sur ses lèvres.

Tout à coup, elle éclata en sanglots. Elle riait tout de même.

— C’est trop bête ! dit-elle en passant sur ses yeux le dos de sa main ; mais il faut que je pleure !…

Et, pour qu’on ne la vît pas pleurer, elle se sauva.


III


Il y avait précisément sur le même carré un petit appartement libre, dont la terrasse faisait retour sur la rue Brochant. Il communiquait par une porte condamnée à la chambre occupée par mademoiselle Prieur.

On ouvrit cette porte, et moins de quinze jours suffirent à installer dans ces trois pièces un vrai nid d’amoureux pour les futurs époux.

Chaque jour, on déballait quelque rare merveille expédiée par Fabrice, qui fouillait Paris en quête de bibelots précieux, d’étoffes d’une provenance lointaine, de tapisseries enlevées à grands frais de quelque bazar somptueux.

Il exhalait sa joie dans ces folies ruineuses.

Son horreur d’artiste pour la vulgarité des riches intérieurs bourgeois l’entraînait à des exagérations de fantaisie qui bouleversaient tous les sages projets d’installation de mademoiselle Prieur.

La vieille fille perdait l’esprit à regarder taillader, pour les ajuster au plafond, ces soies de la Chine où couraient, sur un fond d’or, les longues jambes des hérons bleus et nageait le ventre d’argent des hirondelles. Elle tâtait les portes disparues sous la robe authentique d’un pontife d’Asie où flambait un soleil, sous la nappe frissonnante de quelque immense plumage d’oiseau blanc dont la tête large, aux yeux de rubis, les pattes croisées et les ailes déployées décoraient le milieu du panneau.

Elle cherchait le mur à travers les arabesques d’or du vieux cuir de Cordoue. Cela renversait toutes ses idées de bonne femme économe et simple ; et elle secouait la tête, songeant aux enfants qui mettraient leurs petits poings rageurs dans ces curiosités coûteuses. Mais elle ne s’étonnait pas des extravagances de Fabrice. Elle-même se livrait à des folies inavouables. Le trousseau de Gatienne semblait destiné à une princesse. Il y avait des batistes, des broderies, des dentelles comme jamais « la fière créole » n’en offrit à sa clientèle du noble faubourg. La robe de noce était brodée à la main, satin sur faille pour le tablier, et la traîne en brocart, garnie de points d’Alençon.

La parure d’oranger, en fleurs naturelles, devait arriver de Nice le matin de la cérémonie.

Ces préparatifs ne durèrent que quinze jours ; mais il était temps que cela finît. La fièvre les tenait, grand’mère et Fabrice ; elle lui disait en riant :

— Nous nous ruinerons.

Au reste, tout cela marcha si vite, dans un tel tourbillon d’allées et de venues, de va-et-vient des marchands et des ouvriers, que Gatienne ne comprit rien à cette frénésie de luxe. Elle vivait, un rêve fantastique, dans les éblouissements du décor qui se préparait.

Elle n’eut le temps ni de se recueillir ni de se souvenir.

Depuis le premier baiser de Fabrice, elle ne s’appartenait plus, une existence nouvelle l’emportait, et elle se laissait aller, si lasse de ses longues luttes passées, qu’il y avait comme un endormement dans son abandon ; et, dans ce sommeil, le rêve brûlant de son amour.

Quand elle se trouvait seule, elle appelait à demi-voix :

— Fabrice !

Et ne comprenait pas elle-même que le frisson d’un nom sur les lèvres put donner des émotions si enivrantes.

Près de lui, elle était timide, avec des rougeurs, et se cachait quand il lui disait bas :

— Bientôt !

Une chose les ennuyait : le mariage à grand orchestre qu’on leur préparait. Ils auraient souhaité se faire bénir bien vite, dans un coin, et puis se sauver n’importe où, seuls.

Mais grand’mère, intraitable là-dessus, gourmandait ces façons modernes de comprendre la solennité de la cérémonie nuptiale, et elle entendait bien que la chose se passât selon les usages de la vieille et honnête bourgeoisie, depuis le dîner et le bal, jusqu’au coucher de la mariée.

Ils durent même renoncer au voyage de noces, qui faisait jeter des cris à mademoiselle Prieur.

— Par un froid pareil ! au mois de janvier, quand il gèle partout !…

— Mais pas en Italie, grand’mère !

— Tais-toi. Si vous voulez la tuer, Fabrice, vous n’avez que cela à faire. Attendez le printemps, et restez là bien tranquilles…

Elle n’osait pas ajouter :

— Sous mes yeux, dans mes jupes.

En réalité, elle demandait sa part de bonheur. Elle ne comprenait pas qu’on lui dérobât les joies qu’elle avait tant souhaitées. Son cœur éprouvait une curiosité tendre pour les familiarités amoureuses des nouveaux mariés. Elle voulait surprendre Gatienne heureuse dans les bras de son mari. Elle était vieille, après tout ; il lui restait peu de temps pour être grand’mère. On n’avait qu’à se dépêcher. Elle l’espérait bien d’ailleurs ; c’était sa malice ; il ne serait plus question de voyager alors, mais de coudre une layette.

Mon Dieu ! elle mourrait bien tranquille ensuite. Oh ! mais pas avant d’avoir vu le petit !


IV


Comme la noce entrait dans l’église Sainte-Marie des Batignolles, une marche triomphale éclata sur l’orgue. Albert Powski l’avait composée pour la circonstance ; il l’exécutait magistralement. L’église était à demi remplie. Le cortège nuptial passa entre deux haies de curieux et d’amis. Les têtes retournées se penchaient. Gatienne s’avançait lentement, si émue, que sa grande pâleur impressionnait. Le cordon de fleurs qui courait sur sa traîne, écrasé dans la voiture sous l’entassement des jupes, l’enveloppait d’une capiteuse odeur d’orangers fraîchement fleuris. Elle laissait sur ses traces le parfum troublant de sa couronne.

Clotilde, triomphante dans sa robe de satin bleu garnie de grèbe, se haussait derrière mademoiselle Prieur, qui tremblotait au bras de Fabrice.

Après Vanda, très grande et très belle, en polonaise du brocart vieil or, venait une longue file d’invités, les couples très espacés les uns des autres par les robes traînantes des femmes.

La messe commença, accompagnée de la secousse des chaises, du bruit de feuilles mortes de toutes ces étoffes remuées, des chuchotements que la critique des toilettes glissait parmi les curieuses.

Mais, au Kyrie, le silence se fit.

Là-haut, près des orgues, une voix puissante attaquait le chant sacré.

Un murmure courut :

— C’est Boudouresque, de l’Opéra.

Puis une rumeur s’éleva quand le chant fut terminé.

L’habitude d’applaudir mettait des bravos dans la retenue des gestes, dans l’échange à voix basse d’une admiration contenue.

On eût dit un coup de brise sous un bois.

Fabrice se pencha vers Gatienne.

— Oh ! que tu es belle ! oh ! que je t’aime !…

Elle inclina son front sur ses mains jointes, les yeux clos, extasiée.

Après la bénédiction, une jeune fille fit entendre le Salutaris.

Clotilde dit presque haut :

— C’est la musique de ma belle-sœur. Une surprise ; je l’ai copiée sans qu’elle s’en doutât.

Mademoiselle Prieur reconnut ce chant. Gatienne l’avait composé vers l’âge de dix-sept ans, au moment de ses grandes tristesses.

La mariée le reconnut aussi sans doute. Elle décroisa ses mains et y cacha son front.

La voix fraîche et un peu troublée de la chanteuse causa quelque étonnement. Dans cet hymne d’une inspiration tourmentée, les notes claires s’envolaient, se précipitaient très haut, plaintives. L’illusion venait, en face de l’autel, de quelque ange désespéré qui briserait ses ailes aux pierres de la voûte. Un silence suivit.

Immédiatement Albert Powski reprit l’orgue et, du coup d’une improvisation brillante, chassa le nuage de tristesse qui planait. Un ronflement éclatant comme une formidable fanfare roula sur tous les registres de l’instrument, mêlant les voix humaines, les hautbois, les cuivres et les tonnerres dans un allegretto gigantesque, beuglant de joie, crevant l’air d’harmonie.

Puis on parla haut, soulagé. On s’entassa dans la sacristie. Gatienne, timide, en dépit de ses vingt-cinq ans, rougissait aux félicitations de ses amis.

La foule des curieux stationnait maintenant devant la porte de l’église, pour voir mettre la mariée en voiture.

Elle sortit, les yeux baissés, souriante et confuse. Fabrice lui parlait bas.

Mademoiselle Prieur, peu dévote à son ordinaire, aujourd’hui, dans sa joie, remerciait tous les saints.

Près de sortir, elle se détourna à demi vers une chapelle, le bras levé pour se signer. Mais une secousse l’arrêta net, et elle murmura :

— Robert !

Debout, blême, un regard qui luisait, le jeune homme se dissimulait derrière un pilier.

Il s’effaça tout à fait.

Et la vieille demoiselle, au bout d’un instant, se persuada qu’elle avait mal vu.

On devait dîner, puis danser à l’hôtel du Louvre.

Les salons chauffés, illuminés, décorés de plantes et de fleurs, s’emplirent de femmes élégantes, la plupart inconnues à Gatienne. Leurs maris les accompagnaient : des agents de change, des banquiers, les relations de Fabrice.

À une heure du matin, un orchestre entraînant soulevait un tourbillon de jupes folles, tournoyant, la traîne flottante, découvrant de petits pieds chaussés de bijoux qui valsaient sur leurs pointes.

Mademoiselle Prieur, très digne, emmena Gatienne.

Dans la voiture, la mariée pleurait, exaspérée de cette cérémonie.

Mais, à soixante-quinze ans, on tient ferme aux anciens usages.

Gatienne eut beau dire, grand’mère dégrafa sa robe.

Puis, ce devoir rempli, elle se sauva et barricada la porte de sa chambre, qui communiquait avec celle des mariés. Son vieux cœur tout frissonnant prenait des peurs inconnues.

Fabrice ramena sa sœur, et, la jetant aux bras de la vieille fille, lui dit :

— Je vous en prends une, mais je vous en donne une autre.

Et il s’esquiva.

Clotilde était très heureuse ; elle héritait de la chambre de Gatienne.

Il y avait là une psyché où l’on se voyait de la tête aux pieds. Mademoiselle Prieur s’attendrit à regarder cette blondinette envahir ce nid, le couvrir de ses chiffons, l’emplir de son babil.

Elle oublia sa fatigue pour écouter le dénombrement des polkas et les déclarations des valseurs.

Elle vint border dans son lit la petite sœur de Gatienne et ne la quitta que lorsque la fillette endormie ne jasa plus.

Une inquiétude indéfinie la tourmentait, comme une répugnance à retourner chez elle. Le sommeil ne venait pas. Cependant trois heures sonnaient.

Elle rentra, posa son flambeau sur la cheminée, ranima le feu et se prit à tourner, rangeant autour d’elle, machinalement, pour s’occuper.

Tout à coup elle trouva sous ses doigts un paquet qu’elle avait posé avant le dîner sur un coin de la table, puis oublié ! C’était le courrier qu’on montait le soir ; des journaux, une lettre. Elle tâta, prit la lettre, déchira l’enveloppe et s’approcha de la lumière.

À la première ligne, elle tourna brusquement la page ; une signature : « Robert. »

Elle regarda l’enveloppe : « Madame Gatienne Dumont. »

Ce qu’elle avait lu l’épouvantait ; elle continua :

« Enfin, te voilà mariée, Gatienne ; je commençais à désespérer. Cette fois, tu es bien à moi. Ne dis pas non ; tu aimes trop ton mari pour cela. Je te tiens, folle et cruelle maîtresse ! C’est inutilement que tu te seras reprise après t’être donnée : je t’attendais là.

» Dans quelques jours, madame, j’aurai l’honneur de me faire présenter à M. Fabrice Dumont, dont, j’espère, grâce à vous, devenir l’un des meilleurs amis.

» Je t’adore.

» Robert de Lalande. »

Mademoiselle Prieur s’était accrochée d’une main à la cheminée ; mais ses doigts lâchèrent, elle ouvrit la bouche, sans un cri, et tomba raide sur le tapis.

Ses yeux dilatés regardaient en l’air ; sa face se tirait dans un désespoir terrible ; elle remuait les lèvres, s’efforçant de parler ; alors un léger râle lui venait. Elle resta immobile, paraissant songer. Bientôt sa bouche s’emplit d’écume, un filet de sang coulait sur son menton. Elle sentit que l’apoplexie arrivait. Des lueurs jaunes lui passaient devant les yeux. Ses doigts se crispèrent sur la lettre qu’elle tenait de sa main allongée près d’elle, du côté du feu.

Alors, avec ce qui lui restait de courage et de vie, la vieille femme entreprit une œuvre formidable : porter son bras inerte jusqu’au foyer et brûler la lettre.

Elle fit un mouvement pour se rouler vers le feu et retomba sur le dos, comme une masse. Des larmes suintèrent dans ses yeux déjà ternes. Cependant sa pensée dernière restait tenace : on ne devait pas trouver dans sa main le déshonneur de Gatienne.

Elle soufflait, étouffée par le sang qui montait : un sifflement passait dans sa gorge, plus sourd à chaque minute.

Tout à coup, elle eut cette convulsion de la mort qui soulève et se dressa à demi. Dans cet éclair, elle fit un geste, et ses bras se mirent en croix.

Elle était morte ; mais son poing était retombé en plein dans les flammes. Et la lettre brûlait. Puis le feu grésilla sa peau, tordit ses doigts, courut autour du poignet, gagna la manche, le bras, s’enroula autour de son épaule, atteignit ses cheveux blancs qui flambèrent, la couronnant d’une subite auréole, et, lentement, peu à peu, la dévora, dans le silence de la nuit qui s’achevait, tandis que, sous la porte de la chambre nuptiale, passait le frisson léger des soupirs.

Le lendemain, lorsque Gatienne, surprise du silence de grand’mère, entra, pensant l’éveiller, elle eut un cri d’horrible épouvante et s’abattit raide près du cadavre à demi consumé.

Les inquiétudes qu’elle donna ensuite, lorsqu’elle eut repris ses sens, effacèrent presque pour Fabrice et les amis de mademoiselle Prieur l’impression violente de cette mort cruelle. La secousse d’horreur qu’on avait ressentie d’abord devenait de l’effarement en présence du désespoir mortel de la jeune femme. Elle ne revenait à la vie que pour perdre la raison.

Après plusieurs jours d’angoisses inouïes, Fabrice prit une résolution brusque. Un matin, sa sœur et lui enlevèrent Gatienne ; on l’installa dans un coupé-lit. Et, lorsqu’elle s’éveilla de l’une de ces longues torpeurs pendant lesquelles on la croyait morte, ses yeux se fermèrent éblouis, puis se relevèrent et s’oublièrent longtemps dans une extase adoucie. La Méditerranée s’étendait molle et bleue jusqu’au bord d’un ciel pur qui la touchait à l’horizon. Un jeu de vagues neigeuses glissait à la surface.

Dans ce cadre élargi, plein de la solitude infinie de la mer, et d’où montait le bercement monotone de sa grande voix, Gatienne ne retrouvait plus la vision de son réveil de noces.

Le cauchemar qui étreignait son cerveau se fondait, se noyait, roulé dans les volutes sans fin de la vague, éparpillé dans la volée d’écume qui jaillissait de leurs masses entrechoquées.

Tel que Fabrice l’avait prévu, ce soudain changement d’air, de climat, d’habitudes visuelles surtout, produisit une réaction salutaire : l’apaisement d’abord, plus tard le calme précurseur de l’oubli.

Et ils restèrent cachés, pendant près d’une année, entre Cannes et Antibes, dans une baie presque déserte.

Puis on les vit à Nice, au moment des couches de Gatienne, qui mit au monde un fils.

Enfin ils rentrèrent à Paris. Leur fortune avait un peu souffert de cette existence oisive. Fabrice se remit au travail.


V


Quand le bateau-mouche quitte Saint-Cloud, descendant vers Suresnes, il suit d’abord la rive gauche, paraissant s’écarter à dessein d’une étroite baie à peine creusée dans le bord opposé. Un batelet s’y balance au passage du remous.

Au delà, une pelouse s’étend, vaste, trouée de rouge et de blanc par les massifs en fleurs. Au fond, une terrasse précède une maison basse, maquillée d’un embriquement épais, coiffée d’un toit avancé qui met une frange d’ombre jusqu’au bord des volets clos. Derrière, loin et sur les côtés, descendant jusqu’à la Seine, le parasol vert des marronniers, le rideau clair des ormes, le frisson des bouleaux blancs environnent l’habitation.

Ainsi brusquement entrevu du bateau qui file, cela apparaît comme un carré de clarté découpé dans le vert foncé des taillis.

En juillet, à la tombée du jour, ce petit coin lumineux s’anime.

Les fenêtres ouvrent leurs yeux bordés des bouquets blancs du rosier Pink. Sur la terrasse passent des femmes délicatement vêtues de robes claires et flottantes. Tandis que deux enfants, demi-nus dans leurs jupes écourtées, dégringolent sur la pelouse, trébuchants, et s’y roulent, leur ventre rose étalé dans l’herbe.

Une jeune servante déchaussée court avec eux, bruyante dans ses rires clairs, qui font se retourner sournoisement, dans l’allée qu’il ratisse, un garçon jardinier blond et rouge comme une fille.

Bientôt une grande et belle personne descend, d’un pas lent, qui traîne une mollesse heureuse, jusqu’à la grille qui sépare la pelouse du bord de l’eau. Elle ouvre la porte et s’appuie, le cou allongé, interrogeant à gauche le chemin désert. Puis elle remonte et s’assied à terre, renversée par les jeux d’une fillette qui fait de la voltige sur sa poitrine et menace de son pied levé le visage rayonnant de la jeune mère. Celle-ci ferme à demi les yeux et crie en la soutenant :

— Allons, Mimi, grimpe !

Mais Mimi rit trop fort ; elle vacille ; sa petite jambe s’en va en l’air, et elle roule dans ses jupes troussées, le nez perdu dans les dentelles du peignoir qui s’étale sur l’herbe.

À ce moment, la grille est ouverte, puis refermée d’une poussée rapide ; et la jeune femme qui se soulève est de nouveau renversée, la tête dans le gazon, couverte de baisers fous par le mari qui vient d’entrer.

C’est comme un réveil pour la maison entière. On sent que la vie ne commence réellement qu’à cette heure.

Un petit garçon accourt à fond de train sur le cheval de bois qu’il tire entre ses jambes et se jette sur le groupe, chevauchant encore. À une fenêtre, une jeune fille se penche et appelle :

— Fabrice, Gatienne, allons, venez dîner ; vous reprendrez cette conversation plus tard.

Elle fait une moue, s’étant coiffée et parée dans l’espoir que Fabrice amènerait quelqu’un avec lui. Tandis que, profitant de la tendre occupation de ses maîtres, la petite bonne s’est glissée vers la serre, où Jacques feint de ranger ses outils.

Mimi la cherche maintenant, appelant d’une voix d’oiseau :

— Matta !

— Attends, dit le petit garçon que ses quatre ans rendent résolu, je vais la trouver, moi. Je parie qu’elle mange les fraises.

À ces mots, Mimi, poussant des cris, se jette en avant les poings fermés, courant de travers.

Fabrice tient sa femme appuyée sur lui et raconte sa journée.

— C’est fini ; nous avons signé. Me voici chef de maison. C’est une grosse affaire, vois-tu. Toute notre fortune, celle de Clotilde, tout est là. Trois cent mille francs. Nous ouvrons notre banque : « Le Crédit général des rentiers. » Hein ! quel titre !… avec près d’un million. Nous avons enlevé au Crédit lyonnais une émission des mines aurifères de la Sibérie qui double notre mise de fonds. Et puis cela nous pose. Notre journal fera le reste. Je suis en relations avec toute la haute banque ; mon associé connaît comme sa poche le monde politique et diplomatique de l’Europe. Il va se produire un mouvement formidable sur la rente… Tu ne m’écoutes pas ?

— Si ; mais j’aurais préféré, il me semble…

— Quoi ? Mes huit mille francs d’appointements chez mon agent de change ?

— Et la tranquillité que nous n’aurons plus maintenant que te voilà lancé dans ces terribles affaires. Nous serons moins à nous, tu verras. Et, tiens, depuis que tu es là, tu n’as parlé encore que de rentes, de mines, de millions, et tu ne m’as seulement pas embrassée !…

— Oh ! la menteuse ! dit-il en se vengeant par une furie de baisers sur ses lèvres ouvertes dans un rire de malice heureuse.

Clotilde accourait avec le tapage de ses jupes, la chevelure flambante, la taille serrée, un peu rondelette pour ses vingt-deux ans.

— Les autres ont faim, dit-elle, plaisante à demi.

Fabrice se leva et mit sa femme debout. Puis, ses bras passés aux épaules de Gatienne et de Clotilde, il monta ainsi lentement vers la maison.

Au-devant d’eux venait Mimi triomphante, tirant par un bout de son tablier Matta, que Claude tirait en arrière par l’autre bout, la frappant d’une cravache imaginaire en criant :

— Hue !

Et Matta caracolait sur place, sautant sur ses pieds nus, tandis qu’un large rire montrait toute la ligne de ses blanches dents d’Italienne.

Le soleil couché envoyait encore de l’autre côté de l’eau des lueurs de braise. Un crépuscule ardent tombait sur ce coin de paradis, où tout flambait.

Quand le jardin fut désert, la face sournoise du jardinier pointa, ronde et cramoisie, entre deux touffes de lauriers d’Espagne. Il lorgnait la maison, le cou tendu, le regard friand.

Bientôt Matta parut, un peu troublée, regardant derrière elle. En deux sauts, elle l’eut rejoint. Et lui, se reculant, la fit avancer dans le fourré, sous les marronniers. Mais Matta se méfiait. Elle n’avait pas vagabondé jusqu’à douze ans dans les montagnes de l’Esterel, ramassant les fleurettes qu’elle vendait aux étrangers à Nice, sans apprendre, en fille précoce, pourquoi et comment enjôlent les garçons. Il est bien vrai que son tempérament faisait rage, et qu’elle avait au cœur une passion violente pour ce Normand de Jacques, gros et blanc et rouge comme ses pommes ; mais elle craignait trois choses : la sainte Vierge d’abord ; puis sa maîtresse, qui, voilà quatre ans, l’avait ramassée à Nice, toute malingre et misérable ; mais, par-dessus tout, elle redoutait les conséquences matérielles d’une faute : le bambinello, pensait Matta pour se tenir sage.

Aussi elle rabattait les entreprises traîtresses du Normand et lui disait, le brûlant de ses yeux d’amoureuse :

— Marions-nous avant.

— Je ne dis pas non ! faudra voir… après, répondait Jacques.

Cependant, ce soir-là, Matta, toute nerveuse, se défendait mal.

Elle lui dit même :

— Eh bien… jure-le !

Lui, très allumé, eut un beau mouvement ; il s’envoya un coup de poing dans la poitrine en s’écriant :

— Tiens, c’est juré !

Mais, au moment où il refermait ses bras sur elle, croyant la tenir, elle lui glissa des doigts et, faisant la Normande :

— Faudra voir, dit-elle moqueuse.

Puis elle détala dans une course effrontée qui montrait ses jambes nues, et disparut… mais dans le noir, au plus épais du bois.

Jacques, riant d’aise, la poursuivit. Des lumières passaient maintenant devant les fenêtres, en haut de la maison, avec l’ombre d’une femme qui allait et venait, lente, un fardeau dans les bras qu’elle balançait doucement. Mimi pleurait pour s’endormir. Alors Gatienne chanta ; c’était sa berceuse polonaise où Fabrice retrouvait la poignante émotion des premiers jours. Il s’avança sous la croisée, s’adossa à la banquette de la terrasse et acheva de fumer son cigare, regardant en l’air. Elle le savait là ; elle se penchait parfois, la voix adoucie qu’elle lui envoyait comme une caresse.

Les oiseaux, cachés tout près, avaient brusquement cessé leurs chants. Lorsqu’elle se taisait, cela faisait un grand silence. La nuit était si calme, qu’il entendait Gatienne poser le pied sur le tapis ; ce rythme le berçait aussi. Mimi geignait plus bas.

À travers les bouffées de fumée que Fabrice jetait devant lui, il suivait le jeu des ombres, pour deviner si l’on mettait la fillette au berceau.

Impatient comme un amoureux, il guettait le retour de sa femme, presque jaloux des enfants qui la lui prenaient à toute heure.

— Ah ! enfin ! disait-il chaque fois lorsqu’elle accourait, aussi avide que lui de se retrouver ensemble.

Il l’emportait.

C’était une joie toujours nouvelle pour eux d’être seuls, de se parler dans les yeux, de se posséder longuement dans une contemplation muette l’un de l’autre.

Gatienne était absolument belle à trente ans : une perfection de formes, que deux maternités n’avait point altérées, la divinisait pour la passion de Fabrice. Sans cesse il revenait à ces mots :

— Que tu es belle !… Mon Dieu ! c’est à devenir fou !

Alors elle embellissait, semblait-il, volontairement, par un effort de désir, afin que Fabrice fût encore plus heureux, trouvant plus de charme encore à sa beauté ; et elle le retenait ainsi dans une ivresse toujours grandissante.

Ce soir, une sérénité si limpide tombait des cieux clairs, que l’eau les attira. En face de la grille qui ouvrait sur le chemin de halage, une pente légère amenait à la yole. Fabrice la détacha, prit les rames ; Gatienne se coucha dans le bateau, à ses pieds, entre ses genoux écartés, appuyant sur l’un d’eux sa tête renversée pour le voir et pour qu’il pût voir, lui, filer le ciel et les étoiles dans les yeux qu’elle fixait sur lui.

Ils se laissèrent couler vers Suresnes, longeant le bord, afin d’éviter la rencontre des Hirondelles. Un demi-jour pâle venait de la lune largement épandue, très grosse au-dessus des coteaux de Saint-Cloud. La Seine, d’un bleu d’argent, charriait des flottées d’astres. Il disait :

— Ne t’inquiète pas : tout marchera à souhait. Cette banque, c’est la fortune. Je la voulais… pour toi.

Elle remua doucement les épaules, roula sa tête, le mordilla au bras, à travers la manche : elle jouait.

Il se penchait sur ses lèvres, la menaçant d’aller à la dérive.

Elle se pelotonna, bien sage ; il reprit :

— J’enrage quand tu vas en fiacre. Toi, ton élégance, ta délicatesse, ton parfum, dans ces boîtes puantes où gîtent les premiers couples venus ! C’est trop fort, vois-tu ! Tu ne sais pas ce que je souffre ! L’année prochaine, tu auras ton coupé… Tu me le prêteras, dis, quelquefois ?

Elle eut un rire heureux, et, se penchant hors de la barque :

— Tiens, je le veux comme cela, bleu, capitonné de boutons d’or.

Sa main pendait ; elle la retira vivement, secouant les gouttelettes qui lui restaient au bout des doigts.

— C’est bizarre, j’ai peur de l’eau. Pour l’avoir regardée glisser autour de moi, j’éprouve comme un vertige. Rentrons.

Il la ramena près de lui, inquiet, l’appuya sur sa poitrine.

— Tiens-moi comme cela, ne bouge pas.

Il retourna, ramant très vite.

À ce moment, le bateau-vapeur venait de Saint-Cloud : on eût dit qu’il dardait sur eux ses yeux rouges. Il passa, battant l’eau, secouant la petite yole, l’éclairant brusquement d’une rayée de lumière.

Sur le pont presque désert, un homme debout se courba et cria vers la yole :

— Bonsoir !

Gatienne eut un effarement ; elle serra ses bras autour de Fabrice et demanda, la voix basse :

— Qui donc a crié ?

— Je n’ai pas reconnu.

Puis, comme ils abordaient, Fabrice s’écria tout à coup :

— Tiens ! je le reconnais maintenant. Parbleu ! c’est lui.

— Qui ? dit-elle vivement.

— Mon associé.

— Lequel ? Tu m’as dit qu’ils étaient deux.

— Deux frères ; mais le plus jeune est aux Indes ; celui-là n’est associé que par ses capitaux.

Comme Gatienne l’écoutait, très attentive, il en profita pour lui redire les espérances de sa nouvelle entreprise.

Ils marchaient maintenant le long des allées, après avoir franchi la pelouse noyée de clartés.

Derrière la maison s’achevait une idylle : Matta escaladait une fenêtre basse pour rentrer avant madame, et sans être aperçue. Elle couchait dans un cabinet, près des enfants.

Jacques aidait à l’ascension, très familier dans ce service.

Il la pinçait, elle le bourrait de coups de pied tendres. Tous les deux riaient bas, se regardant, pleins de plaisir.

Quand elle fut rentrée, lui qui logeait hors de la maison, s’éloignait.

Elle le rappela d’un Psst ! et lui dit, la voix pleurante :

— Surtout, Jacques, n’oublie pas ce que tu m’as juré ! Je serai ta femme, hein ?

— Faudra voir, répondit-il riant faux.

Et le Normand s’en alla, se dandinant, les mains dans ses poches.

— Il est tard, chérie, disait amoureusement Fabrice, viens !

Il l’embrassait derrière le cou : Gatienne se défendait, se renversant frissonnante.

Ainsi tournée, la face au ciel, elle murmura sa prière habituelle.

— Mon Dieu, que je suis heureuse !

— Oh ! que je t’aime d’être heureuse ! Viens, sauvons-nous…

Elle mettait le pied sur la porte, lorsque le vapeur qui revenait de Suresnes passa, sifflant raide. Gatienne se retourna, comme poussée, et regarda inquiète l’envolée de fumée noire :

— Tu ne m’as pas dit le nom de ton associé.

— Vraiment ? C’est Robert de Lalande.


VI


Un matin, vers dix heures, Clotilde débarquait à la gare Montparnasse, accompagnée de Matta.

— Amenez-moi une voiture découverte, dit-elle à la jeune servante.

Alors elles s’installèrent, Matta avec une gravité inaccoutumée, tandis que sa maîtresse se renversait le buste provocant, l’ombrelle haute, découvrant sa tête de poupée parisienne.

Rose, blonde, frisée, un grand chapeau noir retroussé à gauche, le voile au bout du nez, une fleur à sa cravate, elle faisait se retourner les passants, qu’elle piquait d’un coup d’œil oblique.

Une impatience l’agitait ; au moindre arrêt du fiacre, elle se redressait et jetait au cocher :

— Allons, allons !

Vers le milieu de l’avenue de l’Opéra, elle dit :

— C’est là.

Et sauta à terre.

L’Italienne la regarda s’éloigner seule et fit de la tête un signe apitoyé : elle croyait comprendre.

Pourtant, quand elle leva les yeux sur la maison où Clotilde venait d’entrer, elle lut, gravé en lettres d’or sur une longue plaque de marbre noir, ce titre qu’elle reconnut :

Crédit général des Rentiers.

À l’entresol, ces mots se retrouvaient sur le cuivre tout flambant neuf, accrochés à l’un des battants d’une double porte, avec, au-dessous, l’inévitable « Tournez le bouton, s. v. p. »

Clotilde entra.

En face d’elle, une grille divisée en compartiments et ornée de guichets surmontés d’indications diverses : Caisse, Ordres de bourse, Contentieux, Renseignements. Derrière chaque trou béant, un employé aperçu de profil, dos rond, tête chauve, ou chevelure épaisse et noire. Elle passa une rapide revue, devint sérieuse avec un air dédaigneux et chercha au delà.

Alors elle aperçut, à l’un des bouts de cette sorte de couloir, deux portes contiguës avec ce double écriteau : Administrateur, Directeur, et se dirigea par là, résolument, traînant un bruit de jupes.

On parlait dans le cabinet du directeur ; elle reconnut la voix de Fabrice et frappa à l’autre porte.

— Entrez !

Elle ramassa sa robe et se précipita d’un petit air étourdi, riant, et d’une voix flûtée :

— Me voilà !

Puis elle fit un cri et lâcha sa traîne, demeurant immobile, comme saisie de confusion. Elle murmurait qu’elle s’était trompée, croyant entrer chez son frère, tandis que Robert de Lalande la regardait curieusement, avec ce rire muet et sensuel qui interroge les femmes et fait se troubler celles qui sont passionnées. Il se leva et vint à elle sans la quitter du regard. Alors elle fut prise d’un embarras réel.

Il la fit asseoir : M. Dumont était occupé ; si elle voulait bien attendre quelques instants, il serait heureux, très heureux de cette circonstance… Elle le remerciait, rougissait, lui jetait de rapides coups d’œil qu’il provoquait par des questions réitérées.

Se plaisait-elle à la campagne ? Quelles étaient ses lectures ? Quels théâtres fréquentait-elle ?

Et il se penchait de son côté, familier, l’œil allumé.

Clotilde pensait :

— Il est charmant, et je le tiens.

Elle devint poétique et parla des nuits étoilées, des soirées rêveuses ; puis, minaudant :

— Vous verra-t-on à Saint-Cloud ?

Il baissa la voix :

— J’irai… maintenant.

— Tiens ! tu es là ? s’écria Fabrice entré brusquement, des papiers dans les mains.

Il fit signe à Clotilde de passer chez lui et communiqua à son associé des lettres importantes. Le mouvement des affaires avait favorisé l’ouverture de cette banque nouvelle ; l’offre et la demande suivaient une marche rapidement ascensionnelle, les clients affluaient. Clotilde, seule dans le bureau de son frère, arrêtée devant la glace de la cheminée, souriait à sa beauté conquérante. Elle s’envoyait d’irrésistibles flèches de regard, tournant à demi la tête pour les mieux affiler dans l’angle aigu de la paupière.

Indifférente à ce qui l’entourait, on ne se serait pas douté qu’elle avait donné pour prétexte à cette visite matinale sa curiosité de cette installation.

Le mobilier classique, luisant dans son vernis neuf, la basane mordorée des sièges, le tapis d’Orient, le bronze qui portait le cadran de la cheminée l’inquiétaient moins que le collier de poils bruns ondés de tons roux qui encadrait le visage attrayant de Robert.

Elle se rappelait avec une complaisance croissante la tournure encore svelte du jeune homme, en dépit des trente-sept ans dont on l’accusait, sa main fine et ce sourire de la bouche et des yeux qui éveillait en elle des sensualités troublantes.

Une fois encore, elle trouvait sur son chemin quelqu’un dont elle ferait volontiers son mari. Quelle malechance pourrait bien lui enlever celui-là ?

Ne semblait-il pas qu’en devenant l’associé de Fabrice, il eût marqué sa prédestination pour un rôle plus intime ? Il ne fallait que se plaire pour en arriver là.

C’est de quoi elle avait tenu à s’assurer. Maintenant les choses iraient toutes seules.

Elle s’installa sur un divan, cambrée par le coussin qu’elle poussa derrière elle, les pieds croisés, et tenant par chaque bout son ombrelle qu’elle balançait en travers sur ses genoux.

— Tu t’impatientes ? demanda Fabrice, qui referma vivement la porte, et, s’asseyant près de sa sœur, il ajouta tout bas :

— Eh bien, comment trouves-tu tout cela ?

— Bien ! Sais-tu qu’il est charmant, M. de Lalande ?

— J’y ai pensé, répliqua Fabrice souriant.

Elle nia de la tête.

Clotilde s’en prenait à son frère si elle n’était point mariée.

— Un jaloux, disait-elle, qui n’amenait jamais un homme chez lui.

Quand elle le querellait à ce sujet, il lui reprochait les prétendants que sa coquetterie maladroite avait effarouchés.

Il ne souhaitait rien tant que de la voir mariée.

Il s’apitoyait sur elle : ce témoin, envieux peut-être de son bonheur, le gênait.

Réellement, il avait songé à Robert.

— C’est pourquoi tu ne l’as pas encore présenté, riposta Clotilde.

— C’est vrai, dit-il embarrassé ; Gatienne est souffrante, elle est nerveuse ; je crois qu’elle s’inquiète de notre entreprise plus encore qu’elle ne le dit. Elle en garde comme une rancune à Robert, qui m’a, en effet, entraîné avec lui. Chaque fois que j’ai parlé de le recevoir, elle m’a paru plus tourmentée. Chère femme ! elle a peur pour notre avenir à tous, vois-tu.

Clotilde eut un geste impatient.

— Bien ; mais dois-je porter la peine de ses inquiétudes ? Vous oubliez trop, l’un et l’autre, que je vis enfermée dans votre égoïsme, sans avoir vos raisons…

— Petite sœur !

— Tiens, Fabrice, brusquons les choses. Penses-tu que ce jeune homme soit un parti pour moi ? Eh bien, il me plaît, et… je lui plais.

— Déjà ?

Elle riposta blessée :

— Il t’a fallu moins de temps pour t’éprendre de Gatienne. Il est vrai que ses charmes…

— Tais-toi, méchante !

Il l’embrassa pour l’apaiser, mais elle se raidissait, colère.

Alors il dit avec un soupir :

— Eh bien, voyons, si j’invitais Robert pour demain, serais-tu contente ? C’est dimanche : il dînera.

Elle sourit sans répondre. Il reprit :

— C’est entendu.

Puis, le visage inquiet :

— Tu en parleras à Gatienne aujourd’hui, tu lui diras nos intentions…

— Et je vais faire des emplettes en conséquence, dit-elle se levant, rayonnante.

Comme il la reconduisait, ils rencontrèrent Robert, posté près d’un guichet et paraissant guetter cette sortie.

Clotilde, se tournant à demi, lança à son frère un rapide coup d’œil de triomphe. Puis elle passa souriante, droite, les coudes à la taille, berçant ses hanches. Quand elle fut seule dans l’escalier, sa joie éclata en un rire étouffé ; elle répétait :

— Madame de Lalande !

Et elle sauta gaiement les dernières marches.

Sur le trottoir, elle s’arrêta surprise, la voiture attendait ; mais Matta avait disparu.

À droite et à gauche, les petites boutiques, tout en étalage, provisoirement nichées sur la façade des grands magasins inoccupés et inachevés, attiraient les passants par la réclame bruyante des vendeurs. L’un soufflait dans les ocarinas, l’autre dans le cor des Alpes ; celui-ci battait des œufs avec une mécanique nouvelle, celui-là raclait des légumes avec un fer-blanc découpé. Plus loin s’étalaient la lithographie à bon marché, les aquarelles grossières, les photographies à un sou, le bijou de Paris à vingt-cinq centimes, le jouet nouveau, bonshommes valsant sur un pied au commandement de la ficelle. Puis la mercerie de rebut, les cravates rouges et bleues, à pois multicolores, étalées avec cet art si parisien qui donne un aspect attirant aux plus vulgaires défroques.

À ce dernier bazar, Clotilde aperçut Matta, la tête penchée, admirant un superbe chiffon écarlate que le marchand élevait et abaissait devant elle, lui en faisant admirer les reflets, et d’une voix qui prenait les passants à l’autre bord de la chaussée :

— Vingt-neuf sous ! Profitez de l’occasion pour offrir un cadeau à votre amoureux, mademoiselle. C’est tout soie ! En magasin, cela vaut trois francs cinquante. À vingt-neuf sous l’étalage, choisissez !…

Matta allongea la main.

À ce moment, Clotilde lui touchait l’épaule.

— Que faites-vous là ? Ne voyez-vous pas que c’est pour homme ? Venez tout de suite.

Puis elle se retourna prestement et rejoignit sa voiture.

Matta la rattrapa en courant, la poche gonflée, plus rouge que la cravate qu’elle emportait.

Deux heures plus tard, elles rentraient à Saint-Cloud, suivies d’un bagage considérable : les provisions du lendemain. Petits fours de Guillout, plissés de dentelle, pâtés de Julien, fard de Ninon, crevettes et poudre de riz, langoustes et bas de soie brodés avec jarretières tissées d’or, à tout événement.

À cette heure brûlante du jour, les bébés dormaient presque nus, étendus, béants, suants et roses, sous les rideaux bien tirés où se collaient les mouches.

Gatienne regardait de leur côté, l’œil fixe, la tête soulevée par ses mains croisées.

Elle s’était jetée sur son lit, la robe défaite, la poitrine découverte qui respirait lourdement, s’abandonnant dans la solitude et le silence à l’épouvante qui la tenait : Robert l’associé de Fabrice !

Depuis un mois, l’ivresse de son bonheur s’était dissipée.

Maintenant son cœur oppressé avait retrouvé ses angoisses. Des rougeurs subites lui venaient, et des palpitations folles, depuis cette catastrophe, qu’elle attribuait cependant à un hasard funeste. La pensée de ce rapprochement, de cette union d’intérêts et d’amitié qui existait désormais entre son mari et… cet homme, la frappait à chaque instant d’un coup de poignant désespoir.

Elle défaillait d’horreur de se sentir condamnée à l’intimité que cette situation allait amener entre eux tous.

Le mensonge, la dissimulation lui étaient imposés.

Elle devrait tromper Fabrice tous les jours de sa vie, dans toutes ses pensées, dans ses troubles, dans ses larmes. Il lui semblait qu’elle l’avilissait, et cependant il ne lui restait que ce choix : le tromper ou le perdre.

Comme à l’heure de son mariage, la lutte recommençait entre sa conscience et sa passion, plus âpre et violente maintenant que toute sa chair criait après la possession éternelle de l’être aimé.

Alors elle se redressait farouche.

— Certes, elle aurait du courage ; son visage de marbre ne trahirait rien ; elle regarderait en face celui qu’elle avait maudit. Qu’importe le dégoût de son cœur et son intime honte ? Fabrice, heureux toujours, lui garderait son ineffable adoration.

Mais, quand Fabrice lui disait :

— Il faut pourtant que nous recevions Robert !

Une faiblesse lui courait par tout le corps, à croire qu’elle allait mourir ; et elle répondait :

— Attendons.

Seule, elle essayait de s’habituer à cette vue ; elle tendait son regard, les dents serrées, et restait des heures immobile, retenant ses frissons, s’étudiant à ne rougir ni pâlir.

Clotilde entra comme un tourbillon dans la chambre de Gatienne et vint s’abattre sur le lit.

— Eh bien, dit-elle essoufflée, j’ai vu. C’est superbe. Mais que je vous dise tout de suite le plus beau. C’est… devinez…

Elle se renversa, prise d’un rire.

— C’est Robert de Lalande ! Un type, ma chère, une séduction. Vous verrez cela, il vient demain.

— Demain ?

Gatienne s’était redressée, les yeux fixés, terribles, sur la jeune fille, qui se roulait follement en travers de ses genoux et continuait :

— Il est élégant, bien fait, l’œil brun avec des reflets d’or, un sourire ! En dix minutes, j’ai fait sa conquête. Fabrice vous contera nos projets ; car, cette fois…

Elle se leva soudain, toute sérieuse :

— Cette fois, ma sœur, je vous promets d’être sage. Si je perdais Robert, je ne m’en consolerais pas. Vous me verrez demain : une Agnès ! Il dîne, vous savez ?

Ah !

Gatienne se coucha nonchalante et toucha son front.

— Je crains bien d’avoir la migraine.

Clolilde sauta.

— Ah ! non, par exemple, vous ne ferez pas cela. Vous fâcheriez mon frère à la fin ! Il se désole de vos refus à recevoir son associé ? Croyez-vous qu’il ne comprenne pas que votre prétendue souffrance pour écarter Robert n’est que de la rancune ? Et vous avez tort : cette entreprise s’annonce très bien. Vous verrez que ce jeune homme aura été notre bon génie. Il a l’air si charmant, si loyal ! Fabrice l’aime pour tout de bon. Ne le contrariez pas.

Il semblait à Gatienne que son cœur cessait de battre. Quoi ! déjà Fabrice avait deviné sa haine ?

Elle rouvrit les yeux, et, souriant à la jeune fille :

— Vous avez raison ; je m’efforcerai d’être bien portante demain.

Mais Clotilde la regardait, suivant une pensée nouvelle : était-ce prudent de montrer Gatienne à Robert avant d’être sûre de lui ? Elle se souvenait d’un prétendant qu’elle ne revit plus après une soirée où Gatienne, très belle, avait chanté.

— Mon Dieu, dit-elle d’un ton apitoyé, il ne faut pas vous contraindre. Après tout, je puis vous remplacer. Si vous êtes malade, il est bien naturel que vous restiez chez vous : nous ferons, mon frère et moi, les honneurs du logis…

— Non, non, dit résolument Gatienne, Fabrice s’inquiéterait.

Clotilde mordillait ses ongles, dépitée maintenant, et l’œil attaché sur Gatienne, dont le visage se rosait sous l’effort des pensées.

La jeune fille se leva maussade et quitta l’appartement.

Elle revint tout à coup, et passa la tête dans l’entre-bâillement de la porte :

— Dites donc, fit-elle la voix troublée, quelle robe mettrez-vous demain ?

Elle ajouta très vite, soulignant l’intention :

— Moi, vous comprenez, il est indispensable que je sois vêtue de blanc avec des roses. Mais vous !…

Il y eut un silence. La jeune femme pressentait les regards de Robert s’égarant sur elle.

Elle ramena son peignoir sur sa poitrine nue d’un geste effrayé et répondit sourdement :

— Une robe noire.


vii


Il était quatre heures quand Robert de Lalande, qui venait de quitter le bateau à Saint-Cloud, traversa le pont et prit à gauche le chemin de halage. Il marchait lentement, le visage troublé, battant les herbes du bout de son ombrelle doublée de vert, qu’il oubliait d’ouvrir. Cependant une chaleur de fournaise l’enveloppait et le brûlait sous les ardeurs d’un ciel embrasé. La blancheur du chemin entre les herbes poudreuses et l’éclat mouvant de la Seine, qui semblait rouler de l’or fluide, emplissaient son regard de clartés aveuglantes.

Il essuya son front et demeura un instant planté, la face au soleil, comme insensible à ce flamboiement.

Puis il se dirigea, d’un pas encore ralenti, vers l’habitation de Gatienne. Dès qu’il fut en vue, près de l’enceinte grillée, son attitude se modifia ; il prit l’allure d’un étranger à la recherche d’un logis inconnu, et, d’un œil perçant, il sonda la profondeur des allées, fouilla les côtés sombres, parcourut rapidement les fenêtres closes. Pas un bruit ne venait de ce coin verdoyant et fleuri, où tout semblait dormir.

II hésita près de la porte entr’ouverte. La chaîne de la sonnerie pendait. Il ne la toucha pas, mais poussa doucement le battant, qui s’écarta sans bruit, et il entra.

À gauche commençait une allée couverte, formée par des ormes à la cime entrelacée ; Robert s’y engagea. Son pas discret, étouffé par le gazon, n’éveilla même pas les oiseaux engourdis dans une paix lourde.

Il avançait, respirant mal et retenant son souffle, raide et correct, prêt au salut souriant, mais l’oreille tendue et la paupière battante dans la crainte ou le désir d’une vision. Soudain il fut cloué au sol : on riait bas près de lui. Une voix fraîche retenait de petits rires très doux. Un Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/162 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/163 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/164 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/165 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/166 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/167 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/168 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/169 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/170 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/171 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/172 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/173 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/174 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/175 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/176 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/177 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/178 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/179 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/180 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/181 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/182 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/183 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/184 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/185 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/186 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/187 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/188 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/189 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/190 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/191 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/192 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/193 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/194 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/195 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/196 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/197 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/198 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/199 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/200 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/201 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/202 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/203 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/204 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/205 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/206 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/207 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/208 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/209 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/210 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/211 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/212 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/213 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/214 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/215 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/216 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/217 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/218 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/219 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/220 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/221 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/222 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/223 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/224 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/225 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/226 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/227 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/228 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/229 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/230 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/231 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/232 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/233 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/234


XIII


Fabrice rentra chez lui plus tôt que de coutume. Gatienne venait de sortir.

— Où est-elle allée ? dit-il à Clotilde.

— Je ne sais pas.

Ils causèrent. La jeune fille paraissait au courant de leurs opérations financières ; elle assura Fabrice que son mariage suivrait de près ce magnifique coup de fortune que le génie de Robert avait découvert dans la valeur dépréciée des mines de Houdan.

— Tant mieux ! dit-il. Mais où est allée Gatienne ?

— Elle ne l’a pas dit. Tu signeras l’acte ce soir, n’est-ce pas, Fabrice ; tu me le promets ?

— Sans doute. Les enfants sont seuls ?

— Matta les garde. Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/236 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/237 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/238 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/239 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/240 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/241 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/242 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/243 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/244 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/245 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/246 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/247 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/248 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/249 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/250 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/251 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/252 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/253


TROISIÈME PARTIE




I


Dans les premiers jours du mois de février, quatre mois environ après la mort de Robert, Fabrice reçut un télégramme de Marseille : la malle des Indes venait d’entrer dans le port, Alban de Lalande annonçait son arrivée prochaine à Paris.

Il venait régler la succession de son frère, liquider sa situation dans la maison de banque « le Crédit des rentiers ». Cette maison s’effondrait.

Depuis la disparition de Robert, son associé s’était borné à une surveillance de premier employé, sans rien tenter, sans rien entreprendre pour soutenir la fortune de leurs brillants débuts financiers. Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/255 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/256 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/257 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/258 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/259 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/260 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/261 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/262 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/263 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/264 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/265 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/266 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/267 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/268 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/269 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/270 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/271 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/272 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/273 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/274 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/275 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/276 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/277 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/278 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/279 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/280 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/281 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/282 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/283 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/284 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/285 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/286 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/287 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/288 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/289 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/290 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/291 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/292 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/293 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/294 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/295 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/296 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/297 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/298 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/299 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/300 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/301 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/302 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/303 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/304 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/305 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/306 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/307 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/308 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/309 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/310 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/311 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/312 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/313 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/314 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/315 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/316 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/317 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/318 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/319 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/320 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/321 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/322 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/323 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/324


VIII


Ici encore, on déménageait. C’est-à-dire dans toutes les chambres s’éparpillaient des caisses remplies de chiffons de femmes ; car le pavillon devait rester meublé pour les fantaisies de retour, les escapades d’une soirée, les caprices d’une nuit de poésie, où l’on voudrait s’aimer, les fenêtres ouvertes au parfum des bois, au chant du rossignol.

Un babillement de femmes emplissait la maison. Du haut en bas roulaient des rires, des appels pressés, des refrains qui voletaient se brisant à des bavardages infinis. Un frou-frou courait par les escaliers. Cela sentait bon, la joie, le plaisir. Des ouvrières arrivaient affairées, les bras lourds de cartons précieux qu’on ouvrait dans un Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/326 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/327 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/328 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/329 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/330 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/331 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/332 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/333 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/334 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/335 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/336 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/337 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/338 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/339 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/340 Page:Peyrebrune - Gatienne.djvu/341

Puis il l’étreignit, toute molle et fléchissante, se pencha sur son visage blanc, dont les yeux regardaient le ciel, et colla sa bouche sur ses lèvres, qui s’écartaient comme exhalant encore leur prière d’amour.

Et, dans ce terrible et dernier baiser, Fabrice disait à Gatienne qu’elle emportait l’absolution complète de sa conscience et de son cœur.


FIN

Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


Première partie


Deuxième partie
 123
 200


Troisième partie
 246
 286