Calmann Lévy, éditeur (p. 1-11).


PREMIÈRE PARTIE




I


— Quatorze avril ! murmura Robert d’un ton maussade, regardant son frère en dessous.

Alban fumait une cigarette et feuilletait une revue.

Il demanda distraitement :

— Tu comptes les jours ?

— Demain le terme, répondit brièvement Robert.

— Ah ! ah !… Comment diable t’arranges-tu pour être toujours sans le sou ? demanda Alban tout à coup, en rejetant d’un air d’ennui sa brochure sur la table.

Les deux frères, assis devant le café de l’Avenir, qui fait le coin du quai et de la place Saint-Michel, attendaient l’heure du cours de pathologie du docteur X… ; tous les deux étudiaient la médecine.

Une heure sonnait. Robert se leva, acheva de vider sa tasse et répondit en haussant les épaules :

— Je fais comme les autres, ni plus ni moins ; tandis que toi…

— Moi… je travaille, appuya Alban.

Il s’était levé aussi, et, changeant de ton, il vint passer son bras sous celui de Robert, qui s’éloignait mécontent.

— Voyons, ne te fâche pas, tu sais bien que ma bourse est la tienne ; seulement, vois-tu…

— Oh ! je t’en prie, interrompit Robert, ne sois pas ridicule : laisse là ta morale et prête-moi dix louis.

— Sur gages ? riposta Alban, qui riait.

Et Robert, s’égayant aussi :

— Soit ; sur la fidélité de Julie.

— Ou la vertu de mademoiselle Jeanne.

— Impossible ! La drôlesse en a disposé.

— Déjà !

— En faveur de Bargemont, qui est arrivé premier de la longueur d’une pelisse de loutre. J’étais à sec.

— Eh bien, reprit Alban avec un embarras qu’il dissimulait, cède-moi tes droits sur l’amitié de Gatienne.

Robert eut un mouvement.

— Mes droits ! Que veux-tu dire ?

— Elle te préfère.

— J’en doute. Mais quand cela serait ! As-tu des projets sur elle ?

— Non… seulement, si tu veux me faire plaisir, Robert, — et il serra le bras de son frère, — tu laisseras cette jeune fille tranquille.

— L’aimes-tu ? dit Robert brusquement.

— Eh bien… oui. Et toi ?

— Moi… en ma qualité d’ainé, je te prie, tout simplement, de porter ailleurs tes soupirs. Comprends-tu ?

Alban baissa la tête, très ému. C’était un beau garçon ; vingt-deux ans à peine, presque imberbe, un joli visage d’une douceur qui charmait.

Au reste, grands tous les deux et de belle tournure, les deux frères se ressemblaient par les traits, la couleur des cheveux et des yeux d’un brun clair, le sourire aux dents fines, parfois le regard ; avec cette différence qu’une naïve bonté, éclatait dans les yeux d’Alban, tandis que ceux de Robert se veloutaient d’une expression de tendresse séductrice où la franchise faisait défaut.

Robert l’emportait près des femmes : il les aimait et savait les prendre.

Alban, travailleur et chaste, était timide. Une féminité de caractère l’attachait, soumis, à ce frère, hardi compagnon et séducteur enragé.

Robert aussi aimait son frère, mais un peu comme il aimait les femmes ; il le tyrannisait, le domptait, et se serait jeté dans le feu pour lui.

Ils n’échangèrent plus un mot et remontèrent le quai des Augustins jusqu’au pont Neuf.

Là, Robert s’arrêta au kiosque, prit un journal, et, feignant de le parcourir, leva vivement les yeux vers le deuxième étage de la maison qui lui faisait face.

— Viens-tu ? ne put s’empêcher de dire Alban. essayant de l’entraîner.

Mais Robert se dégagea, et, d’un joli geste moqueur :

— Je ne te retiens pas, va !…

— Tu manqueras le cours.

— Je prendrai tes notes. À ce soir !

Et, sifflotant, il se dirigea vers la maison observée.

Au bout d’un long couloir commençait un escalier de pierre, à droite d’une loge entièrement vitrée. Le pied sur la première marche, Robert se pencha, frappa aux vitres et cria :

— Hé ! madame Durand ! vous monterez ma quittance demain matin.

En deux sauts, il eut atteint le premier étage. Une seconde après, il apparaissait à l’étroit balcon d’une fenêtre qui donnait sur le quai et surprenait Alban, demeuré immobile près du kiosque, les yeux levés. Il le menaça du doigt, en riant ; le jeune homme, confus, s’éloigna d’un pas rapide.

— Ouf ! murmura Robert.

Il tira ses rideaux et s’arrêta un instant au milieu de la chambre, le menton levé, écoutant au-dessus de lui.

Du plafond pendait une veilleuse au globe rose et blanc, qui brûlait encore. Le jeune homme eut un rire en apercevant ce témoin oublié de sa nuit passée. Et ses yeux se portèrent sur l’élégante couchette capitonnée de satin de Chine vert clair, boutonné de jaune, enfoncée sous ses draperies.

Un parfum de jeunesse et de folies emplissait ce réduit, où des lilas frais mettaient leur senteur printanière. Des meubles bas, des tapis, de grands vases du Japon couronnés de plantes vertes donnaient à cette chambre une langueur de boudoir.

Seul, le cabinet voisin rappelait l’étudiant. Là-bas, les livres, les pipes, les bocks, les tibias, les crânes montés en coupes ; ici, les fleurs, les pièges de la mollesse, les complices de la volupté . Un trottinement de souris courut sur le plafond que Robert interrogeait : un pas léger qui allait et venait.

Le jeune homme effila sa moustache, et la tête nue, en voisin, il sortit de chez lui.

Il monta un étage, sonna.

— Bonjour, mademoiselle.

Une vieille personne en cornette blanche et robe noire venait d’ouvrir.

Ils causèrent : elle l’appelait familièrement Robert.

Il s’était assis sur le tabouret du piano, qui meublait presque à lui seul un petit salon très simple.

— Gatienne est allée prendre sa leçon ? dit-il.

À cheval sur le tabouret, il faisait crier la vis en se tournant et se retournant par manière de jeu.

— Vous ne le savez peut-être pas ? riposta mademoiselle Prieur.

Elle s’était plantée devant lui.

— Je la croyais rentrée, répondit-il maladroitement.

— Je M’en doute, dit-elle.

Il fit pirouetter son siège et se mit en face du piano. Dans la glace qui le surmontait, il suivait les mouvements inquiets de la vieille fille.

— Elle a ses nerfs, dit-il.

Et il chantonna un motif de la Favorite.

— Vous n’allez pas au cours ? demanda mademoiselle Prieur en époussetant la cheminée ; car elle achevait sans façon de ranger son ménage.

— Le docteur X… est malade, répondit effrontément Robert.

— Ah !… tant pis ! Je crois qu’Alban travaille plus que vous.

— Oh ! lui, il est dans la peau d’un savant.

— Et vous ?

Il se retourna en riant.

— Moi, dit-il, j’en aurai le bonnet.

— À quand votre thèse, docteur ?

— En septembre.

— Et après ?

— Après ?

— Vous quitterez Paris, sans doute ? Retournerez-vous vous fixer à Loches ?

— Le ciel m’en préserve !

— Et alors ?

— Peuh ! cela dépend. Je voyagerai…

— Tiens ! vos plans sont changés : je croyais que vous deviez succéder à votre père ; vous avez là-bas une clientèle toute faite…

— Oui, c’était le projet du bonhomme quand il m’envoya à Paris. Mais il est mort, j’ai de la fortune…

— Et vous renoncez à cet avenir tranquille qu’il avait rêvé pour vous ? Vous avez tort. Il vous faudra cependant bien une position pour vous marier.

Robert eut un beau rire ; il s’écria :

— Me marier !

Puis il répéta cette exclamation en dodelinant sa tête brune dans une hilarité croissante.

Mademoiselle Prieur le regardait fixement, avec une rougeur subite sur sa blanche et belle figure de vieille fille honnête.

— Ah ! dit-elle simplement.

Et le jeune homme se tut.

Il y eut un silence.

Tout à coup elle s’approcha de Robert.

— C’est demain le terme, dit-elle à demi-voix. Est-ce vous qui donnerez congé, ou bien moi ?

— Mais…, voulut dire Robert.

— Pas un mot. Vous me comprenez. Et ne revenez plus ici… jamais ! C’est pourquoi il vaut mieux quitter la maison, l’un ou l’autre. Décidez-vous, vite, j’entends Gatienne.

Robert pensait :

— J’ai trois mois pour déménager.

Et il répondit :

— Je partirai.

La porte s’ouvrit d’un coup.

Une belle fille entra en courant dans la clarté de ses jupes, de son gai chapeau de printemps, en criant follement.

— Bonjour, grand’mère !

Puis :

— Bonjour, Robert ! — Bonjour, Follette !

Et le petit chien griffon, qu’elle éveilla d’une impétueuse avalanche de baisers, se jeta à bas du fauteuil où il dormait et bondit autour d’elle avec des cris de joie aigus qui trouaient l’oreille.

— As-tu bientôt fini ? grondait mademoiselle Prieur, battant l’air de ses mains pour imposer silence à ce vacarme.

Elle vocalisa :

— Oui…, grand’mère.

Et, s’adressant à Robert qui s’était levé :

— Restez là, vous me tournerez les pages ; je vais vous chanter la sérénade de Gounod, je la sais maintenant :

      Le printemps chasse les hivers…

D’un geste, elle enleva son chapeau, découvrant un fin visage de brune, long et pâle, que des yeux noirs illuminaient et veloutaient tour à tour.

— J’ai la migraine, déclara d’un ton sec mademoiselle Prieur.

Et, s’approchant du piano, elle le ferma brusquement.

— Hou ! hou ! lui fit Gatienne dans le nez, c’est de la malice que vous avez, ça se voit. — N’est-ce pas, Robert ? Tiens ! quel air vous faites, vous aussi ! Est-ce que vous vous êtes querellés ?

Les yeux de Robert prirent, pour lui répondre, une expression de tendresse désespérée ; mais la vieille fille le regardait fixement.

Il salua et sortit.

Une minute après, on sonnait.

Gatienne accourut. Robert avait oublié le journal dans sa poche. En le remettant à la jeune fille troublée, il lui serra la main et murmura :

— Ce soir, un billet sous votre porte ; je vous expliquerai tout.