Gaston Chambrun/L’incendie

Éditions Édouard Garand (p. 28-31).

VIII

L’INCENDIE


La prospérité croissante de l’usine Blamon avait réclamé des agrandissements. Une aile, s’adoptant à angle droit au corps principal, avait été bâtie depuis deux ans, et déjà, il était question d’ajouter la seconde, dont la nécessité se faisait chaque jour plus impérieuse.

La bonne harmonie qui jusqu’alors n’avait cessé de régner entre le patron et ses ouvriers, eut à souffrir de l’arrivée de quelques nouveau-venus. De toutes parts, le vent était aux grèves et soufflait en tempête. Les réunions syndicales ouvrières se multipliaient et d’un jour à l’autre haussaient le ton de leurs revendications et même de leurs menaces. Les idées les plus subversives de l’ordre social étaient émises en plein jour.

Déjà, dans la ville, nombre de manufactures avaient dû fermer leurs portes, devant les exigences exorbitantes des salaires réclamés.

La police énervée avait peine à maintenir l’ordre à travers cette foule de désœuvrés, en quête d’amusements ou de pillages. Un peloton de la police montée avait été réquisitionné à la demande des autorités civiles, en prévision de troubles, qui pouvaient surgir d’une minute à l’autre.

La jalousie ne tarda point à se faire jour, dès que l’on vit l’usine Blamon fonctionner comme auparavant. Bientôt, il fallut recourir à la force constabulaire pour protéger l’entrée et la sortie des ouvriers : cédant à l’entraînement, quelques-uns, parmi ces derniers, désertèrent leur poste, aussitôt occupé par de nouvelles recrues, qu’aiguillonnait le besoin.

À la jalousie succéda la haine. Cette union, de tant de volontés et de cœurs dans la main d’un seul homme, constituait un rempart dangereux, pour la propagande socialiste.

Faire pénétrer insensiblement l’ennemi dans la place, n’était-il pas le plus sûr moyen de vaincre cette résistance ?

Tel fut, apparemment, le rôle qu’eurent à jouer un contre-maître et quelques hommes nouvellement admis.

Les allures équivoques du nouveau collègue de Gaston Chambrun, dès les premiers jours, lui inspirèrent de la défiance. Des théories avancées, l’esprit de critique et de raillerie, des interprétations malveillantes faisaient le fond de ses conservations.

Un malaise se manifesta : aux heures de repos, des groupes d’ouvriers s’entretenaient à mi-voix, le regard défiant. Le venin s’infiltrait. De sinistres rumeurs circulèrent.

Informé, Monsieur Blamon crut qu’il était sage de s’entourer de précautions. Par ses soins, un service de garde nocturne fut organisé dans l’usine. Tour à tour, deux hommes éprouvés, sous la direction d’un contre-maître de confiance, se partagèrent les heures de la nuit allant et venant, prêts à donner l’alerte au premier danger.

Or, un soir, Gaston Chambrun était de veille ; après avoir visité les différents étages et s’être assuré avec ses deux auxiliaires que toutes les portes extérieures étaient verrouillées, il avait lu ou étudié dans le bureau, jusqu’à onze heures. Baissant alors sa lampe en veilleuse, et ayant, par précaution, placé son revolver auprès de lui, il n’avait pas tardé à s’endormir, malgré un vent fort, qui soufflait de l’ouest. L’atmosphère était pesante ce soir-là et le ciel chargé de gros nuages brun cuivré.

Vers minuit, une rafale plus violente, le réveilla soudain par ses sifflements stridents. Un coup de tonnerre éclata sec et brutal, tandis qu’un sillon de feu illuminait le bureau comme en plein jour.

Gaston se leva en sursaut et courut ouvrir la fenêtre pour observer le ciel. La nuit était profonde et dans les ténèbres épaisses le contre-maître ne vit rien tout d’abord.

De nouveau, un éclair aveuglant sillonna les nues, suivi aussitôt d’une détonation formidable. Le jeune homme ferma les yeux instinctivement, mais dans la clarté trop rapide, il avait vu cependant. Il fit un pas en arrière stupéfait !

Un homme était là, en bas, dans la cour, sous les fenêtres de la salle adjacente au laboratoire. Gaston avait distingué, à n’en pas douter, une silhouette noire courbée qui, surprise par l’éclair, n’avait pas eu le temps de se dissimuler.

Le jeune homme était trop maître de lui pour avoir peur. Lentement et calme comme s’il n’avait rien remarqué, il referma la fenêtre avec précaution. Sans toucher à sa lampe, mais s’armant de son revolver, il descendit à pas de loup. Il ne crut point opportun de prévenir ses deux compagnons. Doucement, il ouvrit une porte de derrière, qui donnait sur la cour et rampant le long des murs, en étouffant le bruit de ses pas, il avança dans la nuit.

Une pluie, mêlée de grésil, fouettée par un vent violent commençait à crépiter contre les vitres de la grande façade. Bientôt l’orage battit son plein. L’inconnu, qu’une lueur lui avait montré s’acharnant à atteindre une fenêtre du dépôt des acides, ne l’avait pas aperçu. Gaston s’approcha de l’individu à quelques verges. Il hésitait sur le parti à prendre. Tuer ce visiteur nocturne, lui semblait un crime, et d’ailleurs, l’inconnu mort, qu’apprendrait-il de ses intentions ? Ne valait-il pas mieux s’efforcer de le réduire à l’impuissance et ne se servir de son arme qu’à toute extrémité ?

Le jeune homme franchit avec un redoublement de prudence, le court espace qui le séparait du coupable. Il s’apprêtait à fondre sur lui, quand un éclair sillonna le ciel. Les deux hommes frissonnants, se trouvèrent face à face. Mais l’inconnu portait un large chapeau rabattu qui lui cachait le visage. Il étouffa un cri d’effroi et bondit dans la nuit. Gaston voyant sa proie lui échapper tira à tout hasard au milieu des ténèbres, ayant par un dernier scrupule visé vers le sol. Un jurement sourd, couvert par la tempête gronda à quelques pas. Le contre-maître s’élança à sa poursuite : ce fut en vain. Il entendit un bruit d’escalade par-dessus la clôture de la cour, un saut sur les cailloux de la ruelle, le bruit d’une course, puis plus rien : le sinistre visiteur avait fui.

Que venait-il faire dans cette cour à pareille heure et par une nuit d’orage ? Le doute n’était plus possible : comptant trouver la vigilance en défaut, le malfaiteur, qui ne pouvait être qu’un habitué de l’usine, voulait provoquer une explosion que l’on aurait attribuée à la foudre, et dans quelques instants, transformer l’établissement en un immense brasier.

Malgré la pluie battante, le courageux gardien ne se retira point. Il se tint aux aguets dans l’attente d’un retour possible de l’inconnu. Mais personne ne revint.

Une heure, deux heures sonnèrent : l’orage apaisait. Au firmament, quelques coins du ciel bleu piqués d’étoiles clignotantes réapparurent. La lune, très basse à l’horizon se leva, éclairant de sa lumière blafarde, les murs noircis du vaste édifice.

Gaston grelottait. C’est fini pour cette nuit pensa-t-il. Déjà l’aube commençait à blanchir. Ayant narré l’aventure à ses deux compagnons, il eut à en essuyer de légitimes reproches, car leurs efforts combinés eussent sans doute abouti à la capture du scélérat.

Mais un fait demeurait acquis : l’hostilité était manifeste et commandait des précautions urgentes et minutieuses. Monsieur de Blamon vivait dans des transes perpétuelles.

Cependant, grâce au généreux dévouement et à l’intelligente activité de ses principaux collaborateurs, aucun incident n’était venu renouveler les alarmes des premiers jours de la semaine ; celle-ci, s’achevant dans le calme, semblait présager avec la fin de la crise, le retour de la sécurité d’autrefois.

Ce répit n’était que le calme précurseur de la tempête. Dans la nuit du dimanche au lundi, tous les habitants du quartier furent réveillés en sursaut par des clameurs lugubres coupées par le roulement des voitures et les sonneries des pompiers. Demeurant à proximité de l’usine, Gaston, un des premiers était arrivé sur le théâtre de l’incendie. Les rues adjacentes sinistrement éclairées de lueurs rougeâtres, furent bientôt encombrées de curieux. Le spectacle était terrifiant. Les flammes sortant des fenêtres du deuxième étage montaient vers le toit, léchant les murs de la partie neuve de l’usine, se tordant sous le vent qui soufflait avec force, paraissant faiblir pour se redresser plus menaçantes et plus terribles, l’instant d’après.

Une odeur âcre et pénétrante se dégageait des tourbillons nuageux, parfois verdâtres ou violets résultant de la combustion des produits chimiques. Les clameurs de la foule frissonnante, se mêlaient aux appels et aux ordres des chefs-pompiers, aux crépitements des flammes, à l’effondrement du toit et des planchers, car l’incendie gagnait du terrain avec une vitesse prodigieuse.

Arrivé sur les lieux du sinistre, Monsieur de Blamon avait par l’intensité même de son malheur, retrouvé toutes ses énergies. Entouré d’un ingénieur et de plusieurs contre-maîtres, en quelques mots clairs et décisifs, il avait suggéré à chacun son champ d’action et sa part de dévouement.

Au plus généreux, incombait la tâche la plus ingrate. Le Directeur sortit deux clefs de sa poche, glissa quelques mots à l’oreille de Gaston et tandis que deux larmes perlaient à ses yeux, laissa échapper ces mots :

— Allez, mon ami, que Dieu vous protège !

À tout prix il s’agissait de prévenir l’explosion du dépôt aux acides et de préserver le laboratoire avec les bureaux attenants.

Montés sur le faîte du corps principal, quatre ou cinq pompiers, munis de jets puissants, activés par la pression à vapeur, s’efforçaient de circonscrire la part du feu, en noyant les régions voisines inflammables.

Partout régnait une fiévreuse activité. C’était un va-et-vient continu d’ombres noires sur cette façade illuminée des lueurs de la conflagration, tour à tour éclatantes ou sinistres.

Sous l’action intense du brasier, les vitres des fenêtres avoisinantes volent en éclats ; tantôt, d’énormes flammèches soulevées par le vent tourbillonnent et vont retomber au loin, menaçantes.

Quinze longues minutes s’étaient écoulées depuis le départ de Gaston. D’un œil inquiet, le Directeur fixait les fenêtres de son bureau. Dans son fébrile empressement il avait oublié de remettre la vraie clef de l’« Office » et au prix de mille efforts, le jeune contre-maître avait dû pénétrer en forçant le vasistas vitré, non sans s’être ensanglanté les mains et le visage ; puis dans sa chute à l’intérieur, il s’était fracturé le bras gauche.

En dépit des blessures du vaillant jeune homme, les tiroirs contenant soit des valeurs, soit les livres de comptabilité, furent promptement vidés ; leur contenu, enfoui dans une sacoche solidement fermée, fut lancé par la fenêtre dans la cour intérieure. C’est ce qu’attendait le Directeur.

Il était temps : par l’ouverture du vasistas, une fumée épaisse et nauséabonde avait rempli le bureau dont le plafond commençait à s’enflammer. C’en était fait de l’usine entière si le laboratoire et le dépôt, qui y étaient contigus, venaient à prendre feu.

Gardant sa présence d’esprit au milieu du péril, Gaston, de sa main valide, à grand peine manœuvre les extincteurs placés à proximité et en un instant, étouffe les flammes qui menacent les deux pièces adjacentes.

Mais la douleur, jointe aux efforts accomplis et à l’action toxique de l’atmosphère ambiante, eurent raison de son énergie : il perdit connaissance et tomba inerte sur le plancher.

Heureusement, trois coups de hache viennent de faire voler en éclats la porte du bureau ; en même temps qu’un air meilleur, deux pompiers pénètrent dans l’appartement, se précipitent vers l’infortuné, le saisissent et l’entraînent sur un palier à ciel ouvert, où il ne tarda pas à reprendre ses sens. Le danger de l’explosion avait été prévenu. Le moment critique était passé. Après un travail acharné et une lutte opiniâtre de deux heures, on était maître du fléau.

L’aile du bâtiment principal, noyée sous le jet continu des lances, laissait échapper par toutes ses ouvertures, d’épaisses colonnes de fumée.

Sans doute, les pertes étaient considérables : elles l’eussent été bien davantage sans l’admirable dévouement de quelques âmes généreuses.

Peu à peu, la foule s’était écoulée ; entouré d’amis sincères, Monsieur de Blamon exprimait sa gratitude à la vaillante brigade des pompiers ainsi qu’à tous ceux qui lui avaient prêté main forte ou témoigné de l’intérêt et de la sympathie.

Une voiture avait transporté Gaston à la résidence même du Directeur, qui n’avait voulu céder à personne, le soin de son héroïque contre-maître.

L’incendie de l’usine Blamon eut un retentissement considérable. La presse anglaise et française, fut unanime à louer le brigadier-chef des pompiers pour la tactique intelligente et sûre qui lui avait valu un si rapide contrôle du cataclysme.

Après avoir donné l’estimation approximative des pertes, évaluées à un cinquième de la valeur immobilière totale et couvertes par des assurances, elle signala l’affluence considérable que la sympathie publique avait amenée sur les lieux du sinistre.

Suivait le procès du gouvernement, dont l’incurie à s’occuper de la question des grèves, était la cause principale de ce tragique dénouement.

Puis, tout au long, les journaux firent par le détail le récit de la conduite du jeune héros, qui au péril de sa vie, ayant su prévenir les explosions avait sauvé l’établissement d’une ruine complète. Sur plusieurs journaux, figurait en première page la photographie de Gaston avec cette suscription flatteuse : « Le héros du jour ».

Grâce aux attentions délicates dont le combla Monsieur de Blamon, le jeune homme se rétablit assez rapidement.

Modeste dans l’apothéose dont on l’entourait, il se réjouissait intimement à la pensée de la fierté dont se remplirait le cœur de Marie-Jeanne quand elle connaîtrait sa conduite et les louanges qu’elle lui avait méritées. Il se sentait digne d’elle ; il avait réparé la faiblesse commise en cédant à une ambition passagère et en oubliant un moment la parole donnée.

Ses parents aussi seraient heureux !… Son père se consolerait peut-être de ne point le voir ingénieur et sa bonne mère pleurerait d’orgueil et de tendresse en admirant son fils et en tremblant à la pensée du danger auquel il s’était exposé.

L’activité ne fut point interrompue à l’usine Blamon. Dès le lendemain du désastre, le directeur avait mis la main à l’œuvre de la réédification. La réduction momentanée du personnel permit de faire une sélection et d’éloigner certains sujets plus ou moins imbus des funestes doctrines à l’ordre du jour.

Lorsque Gaston fut remis de ses blessures, Monsieur de Blamon, dans un dîner de famille, réunit ceux de ses auxiliaires qui au cours du désastre, s’étaient particulièrement signalés par leur généreuse conduite.

Le repas fut somptueux et empreint de la plus cordiale intimité. En termes émus, le Directeur exprima son admiration et sa profonde gratitude pour le dévouement de ses subordonnés.

Il leva son verre et but au succès de chacun de ses hôtes. Arrivé à Gaston que, intentionnellement il avait réservé pour la fin, il voulut traduire les sentiments qui débordaient de son âme, mais l’émotion l’emporta sur sa volonté. Suppléant aux paroles par le geste, il décrocha la superbe montre d’or qu’il portait et la remettant au héros il dit :

— Recevez, mon ami, ce gage de mon admiration et de ma reconnaissance en attendant qu’il me soit permis de faire davantage pour vous.

Une chaleureuse ovation souligna les paroles du Directeur et imprima dans l’âme de Gaston un de ces souvenirs qui durent autant que la vie. Ce réconfort lui serait d’un grand secours dans l’assaut moral que lui réservait l’ambition paternelle.