Gaston Chambrun/Au club McDonald

Éditions Édouard Garand (p. 19-22).

V

AU CLUB MC DONALD


Les études auxquelles Gaston dut se livrer en vue de ses futurs examens, modifièrent profondément son règlement de vie durant les heures disponibles.

Devenu contre-maître, ses nouveaux collègues, instamment l’avaient pressé de les suivre au club Mc Donald ; tant par condescendance pour ses amis d’hier, que pour l’occupation de ses loisirs, il s’était laissé gagner. Aujourd’hui, ses heures de liberté lui étaient devenues précieuses et trop rares à son gré.

Il ne crut pas cependant, devoir rompre complètement ses assiduités au « club ». Celui-ci constituait pour lui, comme un apprentissage de la vie sociale et pouvait, avec le temps et l’influence, lui devenir un champ d’apostolat.

Fréquenté surtout par la jeunesse aisée et instruite, de dix-huit à trente ans, le club Mc Donald, pratiquant un libéralisme peu commun, ouvrait ses portes à tous indistinctement, sans acception de races, de langues ou de religions.

Établi dans un but philanthropique et social, aux charmes d’une société choisie et cultivée, il joignit les avantages d’une bibliothèque bilingue, fournie et variée ; des salles de jeu y étaient aménagées avec un restaurant accessible à toutes les bourses.

Centre de récréation et d’amusement pour les uns, de dépenses pour d’autres, il fournissait par des conférences périodiques une occasion de développement intellectuel aux jeunes gens désireux de préparer leur future carrière. Gaston Chambrun fut de ces derniers.

Jouissant du privilège, assez rare dans le milieu, de manier les deux langues officielles du Canada avec une égale aisance, ce relief lui procura plus d’une fois l’occasion d’intervenir dans des discussions, entre les deux éléments dominants et trop souvent adverses du pays : Français et Anglais.

Se souvenant des conseils de l’abbé Blandin et des espoirs que ce dernier fondait sur lui pour le triomphe de la bonne cause, il s’enhardit peu à peu ; ayant maintes fois constaté par lui-même, la pauvreté d’argumentation ou la mauvaise foi des adversaires de sa langue et de sa religion maternelles, il se résolut à prendre l’offensive et bientôt donna son nom pour une conférence qu’il intitula courageusement : « Du maintien de la langue française au Canada. »

Le sujet fit sensation et ce jour-là, la salle se trouva trop petite. Le talent de l’orateur, sa compétence en la matière, les chaudes sympathies qu’il sut rallier à la cause dont il s’était fait le champion, valurent au conférencier de nombreuses et pathétiques félicitations : celles de Monsieur de Blamon qui l’avait honoré de sa présence, lui furent particulièrement sensibles.

Étant donné l’actualité brûlante de cette question vitale, nous ne résisterons pas au plaisir de donner ici, un résumé substantiel de cette belle conférence ; peut-être éveillera-t-il des sentiments analogues, dans les âmes droites et sincères que n’aveuglent ni un esprit de parti ni un fanatisme étroit et haineux.

Messieurs, débuta le jeune orateur. Avant de traiter devant vous, premièrement des droits du français au Canada,[1] et deuxièmement de nos raisons de le maintenir, je veux vous dire immédiatement que, sans dédaigner les garanties légales de notre « Langue », enregistrées dans la constitution du pays, je suis convaincu que ce ne sont pas ces garanties qui sauveront notre « parler français ». Il nous faudrait une dose de naïveté peu commune pour croire à la sécurité que peuvent donner les textes de loi, quand ils n’ont aucun appui moral. Le plus ferme appui du français au Canada, c’est la volonté déterminée d’un peuple fier, qui veut le parler. Nous sommes en Amérique les témoins du sang français. Isolés longtemps au milieu de la masse anglo-saxonne, ruinés, coupés pendant de longues années de toute communication efficace avec le pays de nos origines, ayant à combattre un ensemble de forces hostiles, nous avons réussi, en moins de cent soixante ans, à porter notre nombre, de soixante-cinq mille à trois millions ; nous avons bâti toute une organisation nouvelle, nous avons constitué le groupe français le plus puissant, le plus compact qu’il y ait en dehors de l’Europe.

Ces titres ne sont-ils pas suffisants pour nous conférer des droits, sinon à la sympathie du moins à l’équité ?

L’Acte de Québec de 1774, justement appelé la grande charte des libertés canadiennes, fut accordé à tout le territoire qui correspond aujourd’hui aux provinces de Québec, d’Ontario et nous pourrions ajouter avec un auteur ; du « Manitoba ».

Quand, en 1791, le parlement impérial constitua l’Ontario, il s’exprimait ainsi par la bouche de Lord Grenville, alors ministre des Colonies en Angleterre : « Il faudra soigneusement tenir compte des préjugés et coutumes des habitants français, qui forment une si considérable partie de la population et veiller avec le même soin à leur conserver la jouissance des droits civils et religieux que leur garantissent les articles de la capitulation de la province, ou qu’ils doivent depuis, à l’esprit libéral et éclairé du gouvernement britannique. »

Conséquemment, dès le 3 juin 1793, la législature du Haut Canada, décréta que ses lois seraient traduites en langue française, pour l’avantage de ses habitants français actuels et futurs.

Pour ce qui concerne cette province, Messieurs, laissez-moi vous lire, l’article xxiii du 3ème chapitre des Actes du Manitoba qui, depuis, a été confirmé par un statut impérial en 1871 :

L’usage de la langue française ou de la langue anglaise sera facultatif dans les débats des Chambres de la Législature ; mais, dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage des deux langues sera obligatoire et ainsi de toute plaidoirie ou pièce de procédure, émanant des tribunaux du Canada, qui sont établis sous l’Acte de l’Amérique Britannique du Nord, 1867.

Des textes si clairs se passent de commentaires ; en présence de la situation actuelle, créée à notre langue dans cette province, ils prouvent simplement que des ministres se sont déshonorés en foulant aux pieds cet acte constitutionnel et se sont voués à jamais au mépris des peuples qui ont gardé la notion de l’honneur et de la foi jurée.

En second lieu, Messieurs, étudions les motifs que nous avons de maintenir la langue française au Canada. « Comme ce sont les fermes convictions qui déterminent les viriles et généreuses résolutions, afin de fortifier celles-ci, entre beaucoup de raisons nous choisirons les trois suivantes.

(a) — L’avantage de notre foi.

Est-il vrai que le maintien du français au Canada n’a rien à faire avec la conservation de notre foi ?

Écoutons plutôt ce qu’en pensent ceux qui ne sont pas nos amis. Et d’abord voici ce qu’écrivait Mazères, le procureur général de la Colonie en 1769 :

« — D’un autre côté, il peut être dangereux d’octroyer aux Canadiens, dès les premiers jours de leur soumission, une si grande somme de pouvoir, car il est à présumer que pendant quelques années, ils n’appuieront pas les mesures prises en vue d’introduire graduellement la religion protestante, l’usage de la langue anglaise et l’esprit des lois britanniques. Ajoutons, qu’ignorant presque tous la langue anglaise, toute discussion dans une assemblée, s’y ferait en français, ce qui tendrait à maintenir leurs préjugés, à enraciner leur affection à l’égard de leurs maîtres d’autrefois, de même qu’à retarder pendant longtemps et à rendre impossible peut-être, cette fusion des deux races, ou l’absorption de la race française par la race anglaise au point de vue de langue, des affections de la religion et des lois. »

Et cet esprit des premiers Anglais de la colonie n’est pas mort ; jugeons-en par ces quelques extraits de journaux :

« Si les Canadiens français étaient protestants, il n’y aurait pas de question française. » (The Hamilton Times, Sept. 1912).

« La raison de l’opposition du Canada à la langue française est simplement affaire de religion. La majorité, au Canada, a décidé de vivre dans un pays protestant ». (St. Thomas Times, Nov. 1912).

Qui ignore l’influence du milieu, pour le bien, comme pour le mal. La majorité de langue anglaise de ce pays est protestante ; la grande presse anglaise, les relations commerciales anglaises, se font, le plus souvent, parmi les protestants ; cela constitue pour le catholique de langue anglaise, une ambiance à laquelle il résiste difficilement. Le curé d’une grande paroisse écrivait naguère : « Nous autres, prêtres, nous nous surprenons parfois à penser comme les protestants. Comment voulez-vous que nos fidèles échappent à ce danger ? »

Nous ne prêchons pas l’ignorance systématique de l’anglais, loin de là. Cette langue est nécessaire soit pour les relations sociales, soit pour des fins commerciales ; mais que le français reste l’expression naturelle de tout ce qui touche aux choses plus intimes du cœur et de la pensée et soit l’unique langue de la prime enfance.

Le première conséquence du milieu protestant est l’indifférence religieuse ; quel est le nombre des victimes ? Grave et douloureuse question dont la réponse serait aussi pénible que surprenante.


En dépit de l’incendie, le jeune homme réussit à prendre les précieux papiers.

Un autre résultat de cette même promiscuité protestante, c’est la plaie des mariages mixtes, plaie mortelle pour la foi catholique en ce pays. D’autre part, si l’on songe, que soixante à soixante-dix pour cent des enfants issus de mariages mixtes, sont perdus pour la foi catholique, une conclusion semble s’imposer : c’est que le problème de la conversation du français

pour les nôtres au Canada, n’est pas étranger à la conservation de leurs croyances.

Inutile, Messieurs, de répliquer que la foi s’accommode également bien, de n’importe quelle langue. Cela, tous le concèdent ; mais nous n’envisageons pas le problème à ce point de vue ; c’est la lumière de toutes les circonstances de milieu, d’usages, d’influences où il se pose, qu’il faut l’étudier.

Le deuxième motif que nous avons de maintenir la langue française au Canada est : notre intérêt bien entendu.

Étudions, Messieurs, la seconde raison pour laquelle nous devons de tenir au français. L’intérêt, quand il reste dans de justes limites, loin d’être condamnable, va souvent jusqu’à se confondre avec le devoir. Pas plus à Québec qu’en Ontario et au Manitoba, nous n’avons fait pression quelconque pour induire nos concitoyens de langue anglaise à apprendre le français. Ils demeurent libres de se contenter de l’anglais et nous n’avons pas à intervenir. Mais si c’est notre désir d’apprendre deux langues, sommes-nous donc coupables d’un si grand crime ? Et n’avons-nous pas le droit d’exiger qu’on nous laisse cette liberté ? En venant nous dicter ce qui nous convient, veut-on nous donner le rôle de gens irresponsables ? Allons-nous permettre que l’on fasse de nous des êtres inférieurs, diminués ?… Or, c’est ce qui arrivera infailliblement si nous renonçons à notre culture française pour prendre l’autre ; nous perdrons nos qualités ataviques, sans acquérir celles que nous ambitionnons.

Voici, Messieurs, l’opinion d’un célèbre académiste français, qui fait autorité dans la matière :

« — Parlent la même langue, ceux qui ont le même sang, la même histoire, les mêmes mœurs. »

« — Diffèrent par le parler, ceux qui diffèrent par l’origine, par les traditions, par le caractère. »

« Ces dissemblances héréditaires influent sur les sensibilités de l’esprit et du cœur, et la diversité des mots par quoi elles s’expriment. Chaque langue ainsi, sollicite, révèle et consacre le génie d’une race. »

Que ceux donc qui n’acceptent pas d’être des amoindris, des incomplets, cultivent d’abord leur esprit selon la méthode française, puis qu’ils apprennent l’anglais ; mais qu’ils ne s’y trompent pas, un homme de langue anglaise leur sera préféré toujours, excepté là où l’usage des deux langues sera nécessaire ; ils tiendront alors le haut du pavé, car ils sont et seront longtemps peut-être, presque les seuls bilingues véritables.

Cet argument d’intérêt se fortifiera dans la mesure même où grandira notre fierté nationale, qui est le troisième motif qui nous presse de garder le français.

Concluons, Messieurs, en arrivant au côté pratique. Si nous voulons du français au Canada, c’est à nous d’en mettre ; nous le demanderions en vain à la masse de nos concitoyens de langue anglaise. Sans exclusivisme ni étroitesse, nous demandons aux nôtres de se tenir debout, de garder partout une attitude conforme à leur titre de citoyens canadiens-français. Remisons nos grandes déclamations patriotiques si nous n’avons pas le courage de nous montrer patriotes agissants. C’est par l’action ferme et logique, jusque dans les détails, que nous ferons triompher notre cause.

J’ai une lettre à adresser, pourquoi ne pas le faire en français ? vétille diront un grand nombre. Quand la vétille ne sera répétée que dix ou douze millions de fois au cours d’une année, la résultante sera-t-elle vaine ? J’ai à écrire à un ministère du gouvernement fédéral, le français y est officiel ; pourquoi écrivez-vous en anglais ? Vous avez à mettre une enseigne au-dessus de votre porte dans une ville ou village aux trois-quarts de langue française ; allez-vous infliger à votre race une marque d’infériorité et donner aux étrangers l’impression funeste que le français occupe fort peu de place au Canada, ou que l’on n’y tient pas ? Et combien me serait-il facile d’allonger cette énumération de détails pratiques. Pour résumer ma pensée je dirai : Soyons déférents et courtois pour nos compatriotes de langue anglaise, mais devant eux, n’abdiquons aucun de nos droits ; nous y perdrions tout, même l’honneur !


  1. De « L’Action Française »