Gaspard/VIII
L’hiver avait été cruel pour Gaspard. Le printemps lui fut léger.
Il le vit naître et s’épanouir dans le vaste parc de M. le Marquis de Clerpaquec, dont le château, sur le flanc de M…, domine toute la verte campagne normande. Verte et blanche et rose, quand, aux premiers jours de mai, pommiers et poiriers sont en fleurs ; et M… est une petite sous-préfecture curieuse et charmante, perchée, tassée, si drôle sur son gros pâté de terre qui domine le pays. — On ne s’est pas battu depuis la Ligue dans ces herbages frais, dont le sol est riche et gras ; et Gaspard, amputé, pensa tout de suite que la vie en Normandie avec une jambe, était beaucoup plus douce qu’en Argonne avec deux.
Il se trouvait en convalescence chez le Marquis de Clerpaquec, un homme vieux, riche, attendri, qui avait mis son billard, un salon et une vérandah à la disposition de la Croix-Rouge, disant :
— Envoyez-moi ceux qui sont remis… pour qu’ils se remettent.
Il avait les cheveux pommadés, de petits favoris courts, le teint rose, la voix aigrelette. Il était propret et comique. Et il s’amusait, ce marquis, à bien nourrir et à gâter quelques soldats du peuple, dont la bonne humeur et l’argot le faisaient rire.
Mais souvent, les soldats riaient encore plus de lui. Quand il était rentré dans ses appartements, ils s’exclamaient entre eux :
— L’est crevant, dis, l’vieux frère !
Et Gaspard ajoutait :
— Quel acrobate !
Gaspard, à M…, avait divisé sa vie.
À l’heure du lit, à l’heure des repas, il était occupé chez le marquis à refaire sa santé, et il la refaisait bien.
Puis, il sautait sur ses béquilles, et grâce à elles, de son seul pied, il traversait d’un trait la petite ville jusqu’au Café des Hirondelles, au coin de la place d’Armes.
Là, il s’installait, buvant et parlant, et il commandait, il conseillait, il recevait, il trônait, il régnait. Ce Parisien avait conquis cette province.
Au début, on s’était apitoyé sur sa mutilation ; mais il paraissait si joyeux, il montrait un tel oubli des horreurs de la guerre, disant : « Un bras, ça m’aurait embêté, pasque les mains, c’est bath pour farfouiller partout ; mais une jambe ! C’est si bête un pied ! » — enfin, il portait son malheur avec une telle aisance, qu’on négligea bien vite de le plaindre, pour s’égayer seulement de ses propos gaillards. — Cette bonne humeur, au reste, n’avait rien de surprenant ; l’homme est admirable de résistance. Vous le tuez à demi : il jouit de son reste. Vous lui coupez une patte : est-ce cela qui l’empêche de se frotter tes mains ? Il marchait : il apprend à sauter. Il s’adapte, s’arrange, il vit ! Vivre, c’est l’essentiel. Et tant qu’on vit, il faut être content de vivre, aimer le soleil et les rieurs.
Gaspard avait donc choisi le Café des Hirondelles parce que c’est le plus gai de M…, un petit café tout en vitres, à l’encognure d’une place. Le jour, la place l’éclaire ; le soir, il éclaire la place. Le jour, on est bien dedans ; le soir, on ne passe pas dehors sans griller d’entrer. Il est pourtant bien provincial, mais il a le charme d’une chose vieillotte, avec ses colonnes habillées de glaces, ses frises couleur crème où l’on voit l’Amour qui lance des flèches, son billard usé, son Bottin taché, et ses deux chats noirs, égoïstes, voluptueux et ronronnants, qui marquent, par l’impassibilité de leurs prunelles dorées, tout le mépris qu’on peut avoir des hommes, de leurs boissons et de leurs paroles.
Gaspard ne se laissa pas troubler par ces animaux supérieurs.
Il entrait tous les jours en chantant :
Elle s’a cassé sa jambe de bois,
Sa jambe de bois,
En montant d’ssus les ch’vaux d’bois,
Elle a cassé sa jambe,
Sa jambe,
Sa jambe de bois !
Le patron, qui était un limonadier habile dans son commerce, Normand roublard, aux petits yeux bridés, accourait en riant, empressé et flatteur :
— Ah, voilà m’sieur Gaspard ! Toujours gai, m’sieur Gaspard ? Ça va bien, m’sieur Gaspard ? Qu’est-ce qu’on vous sert, hein, m’sieur Gaspard ?
— Un vermouth-cassis, un !… Et présenté par Mam’selle Annette !
Mlle Annette, il ne se cachait point pour dire tout haut qu’il la trouvait de son goût. C’était la petite bonne du café : vingt ans à peine, blonde, niaise, mais des lèvres fraîches et le trottinement drôle. Gaspard la regardait servir et soupirait :
— Nom d’une pipe ! J’en jouerais bien un air !
Elle ne venait jamais près de lui sans qu’il lui parlât, la chatouillât, lui prît les mains, les bras, la taille. Et alors, le patron riait d’un rire jaune.
Non qu’il fût spécialement pudique, le patron ; mais il était prudent ; on lui avait confié cette fille-là ; il ne voulait pas d’histoires. La nuit, il l’enfermait à double tour. Le jour, il n’aimait point qu’on lui fît des galanteries trop pressantes.
Gaspard, lui, subissait une crise printanière.
Un mois avant, à l’hôpital, il avait vu sa femme, sa Bibiche. Il en parlait dans des termes assez peu amoureux ; il disait :
— Oh ! j’l’aime bien, mais ell’m’poisse !… J’espère qu’elle r’viendra pas d’si tôt. Elle peut pus m’voir sans pleurer. Et « mon pauv’e loup » par ci, et « mon poulet » par là, et « si c’est pas affreux comme ils t’ont arrangé !… » Ah ! j’l’ai envoyée paître !… Elle cherche tout l’temps la jambe qu’y est pus ; j’y ai dit : « regarde au moins l’aut’e, pisqu’il en reste une ! » J’t’en fiche ! Mon tit loup, mon pauv’e tit loup, hi hi !… Qu’est-ce qu’on va dev’nir, hi hi !… Ton métier, hi hi !… l’est fichu, hi hi !… » Qu’est ça peut m’foute à moi ; y en a-t-il pas six cent mille des métiers ? J’peux pus bouger, ben j’s’rai ministre : on les balade dans des landaus.
Et appelant « Mam’selle Annette ! », il continuait :
— Mam’selle Annette, j’veux divorcer… Veux vous épouser… Tous les deux, on rigolera tout l’temps !
Puis il chantait :Il m’dit des bêtises,
Des mots qui me grisent ;
Il va m’embrasser :
Qu’est-ce qu’il va s’passer ?
Mlle Annette riait, regardant les autres. Alors, il envoyait des baisers bruyants, jusqu’à ce qu’elle se tournât vers lui. — Le patron arrivait pour changer la conversation :
— Ainsi, m’sieur Gaspard, vous ne souffrez plus de votre jambe ?
— Ma jambe ! Faut pas m’raser avec ma jambe ; elle m’a assez fait endêver ! La carne !
— Était-elle très abîmée ?
— Ah ! une saleté, une infection ! J’me dégoûtais ! Quand l’major il m’a dit : « Acceptez-vous qu’on la coupe ? », j’y ai dit : « Mais mon bonhomme, si mon eustache il avait été r’passé, j’aurais fait ça d’puis longtemps sans toi ! » C’est pas d’la blague, c’était du poison à balader c’truc-là, et j’me disais : « Est-ce qu’ils vont m’la laisser jusqu’à la Saint-Glin-Glin ? »
À ce souvenir, il avait une moue rageuse ; mais soudain il éclatait de rire :
— L’plus bossant, c’est l’chérurgien qui s’amène un jour près d’mon pieu, l’bec enfariné : « Dites voir, brave jeune homme (s’il vous en donnait du brave « jeune homme ! ») votre jambe, ça vous fâcherait-il, au lieu d’la faire griller, que j’la garde ? » Qu’il la garde ! J’ai cru qu’il avait bu ! Mais il m’a espliqué qu’elle était bath comme tout, qu’c’était une « enflure végétale », enfin qu’il voulait conserver ça dans d’l’alcool. Là j’y ai dit : « C’est tout d’même malheureux, d’perdre de l’alcool pour ça ! » Lui, il jubilait, fallait voir ; alors, moi j’ai fait : « Ainsi soit-il ! Débrouillez-vous. Mettez l’bocal su vot’e buffet !… Seulement, c’est pas pour dire… v’s aimez pas la viande fraîche ! »
Et il riait encore. Puis attirant la bonne par son tablier, il la prenait soudain, l’embrassait, et rechantait :
Elle s’a cassé sa jambe de bois,
Sa jambe de bois,
En montant d’ssus les ch’vaux d’bois,
Elle a cassé sa jambe…
Le patron, d’un rire forcé, s’exclamait :
— L’est épatant, ce m’sieur Gaspard !
Mais l’autre se levait, et sautant sur une patte, à travers le café, continuait :
Sa jambe de bois !
Il poursuivait la bonne jusque dans l’ombre de la cuisine, et là, il faisait avidement :
— Hum !… Veux vous embrasser encore !
Les chats noirs, effrayés, filaient de chaque côté de sa jambe.
Il revenait à sa table. Il commandait :
— Un aut’e vermouth-cassis, un !
Puis il racontait sa vie dans son second hôpital à l’huissier et au bijoutier qui sirotaient des cafés chauds, les yeux bridés par le plaisir.
— Ah ! les amis, c’qu’on était bath ! Autant d’cadeaux qu’d’heures su l’cadran : tabac, crottes à la crème, cosmétique pour moustaches. Moi, dans mon lit, je m’bidonnais. Quand j’les voyais s’amener, j’disais : « Ça biche ! Core du bénef ! » J’faisais semblant d’pioncer, pis j’ouvrais l’œil ; j’poussais un soupir. Aux soupirs, les dames elles résistaient pas. Elles disaient comme ça : « Mon pauv l’ami, quoi c’est qu’vous avez envie ? » J’avais qu’à dire. Hop ! ça s’amenait, pis servi chaud. Et alors, comme visites, un défilé qui s’posait là ! Des dames avec des gants, des généraux, des bon’hommes ayant des crachats jusque su l’ventre, pis l’évêque, le préfet, des journalisses… Ah ! les journalisses, c’qu’ils m’ont fait rigoler ! Ils m’faisaient des bobèches d’bigotes d’vant Saint-Antoine : « Comment qu’ça va, monsieur ? Vous souffrez-t-il, monsieur ? Racontez-nous ça, monsieur. » Et alors, si la plume elle ronflait sous ma dictée !.. Moi, j’avais cru qu’pour être célèbre fallait quèque chose ed plus qu’les aut’es ; pas la peine : suffit d’quèque chose ed moins !
Il goûtait son vermouth, s’essuyait la moustache, criait :
— Patron, il sent rien vot’e truc ; faudrait pas m’servir ça comme pour une tite pucelle !
Le patron, crispé par une grimace, répondait : « Voilà… je viens… »
Gaspard haussait les épaules : « Sacré pirate ! », et poursuivait :
— Après l’hosteau, on m’a mis en convalo au château (tiens, c’est des vers c’que j’dis là, c’est mignon !) Là alors, on est heureux comme des lentilles dans l’eau ! C’est la vie époustouflante. J’me crois millionnaire : un lit à trois personnes, des savons qui sentent l’actrice ; pis des r’pas… ça des r’pas qu’on en voudrait êt’e ruminant. Quant au marquis, ct’une vieille baderne, mais l’est bon zig comme pain bénit. L’matin, il vient nous voir au pieu. Il dit comme ça en bavant : « Alors ?… Alors ?… » J’y sors mon moignon ; j’y fais : « Ben alors… alors… ça a pas encore repoussé cte nuit ! » et il s’met à s’tordre comme une tite folle. Ah ! c’t’un numéro !
Gaspard, par ses récits verveux, devint célèbre dans M… La clientèle du Café des Hirondelles s’augmentait. L’huissier amena le juge de paix ; le bijoutier amena le marchand de grains. Et le patron, rayonnant, commença à devenir moins sévère sur la vertu de la bonne…
Mais un dimanche, Gaspard se fit photographier avec elle. Le photographe mit la carte postale dans sa devanture. — Alors, le limonadier s’alarma. Si la mère d’Annette, qui venait le jour du marché vendre des œufs, découvrait sa fille avec un soldat !… Il eut peur pour la réputation de son café.
Que faire ? Il réfléchit et trouva. Il envoya la carte postale à la femme de Gaspard, avec ces simples mots anonymes : « Le militaire fidèle ».
L’effet ne se fit pas attendre. Bibiche courut à la mairie du XIVe demander un quart de place pour aller voir son mari blessé, et elle débarqua dans M… sans avoir prévenu.
Elle était plus triste que furieuse. Elle avait envie de pleurer. Elle sentait sa vie finie ; dans sa jugeotte toute simple, elle le croyait déjà marié avec une autre, et elle venait voir, s’assurer, pour écrire à la « vieille » qui gardait le gosse à Paris, affolée et gémissante.
Bibiche se présenta d’abord chez le marquis. On la renvoya au petit café.
Elle entra, timide. Son mari était là, qui tournait le dos, pérorant.
Un petit homme mal fait, poilu, lippu, bourru, l’œil douteux derrière un lorgnon fumé, avachi sur la molesquine de la banquette, déclarait, les mains aux poches :
— Vous savez… il faut se méfier… n’est-ce pas. Les Allemands sont méconnus… Ce sont des gens très intelligents, n’est-ce pas…
Assis sur le dos, tête renversée, bombant le ventre, il avait l’air de s’étaler complaisamment dans une impartialité supérieure. — On se tut un instant. Personne n’avait remarqué Bibiche. Le bijoutier et le marchand de grains étaient interdits. Le bijoutier avait eu son fils tué en Belgique : il pâlissait d’entendre vanter les Boches. Mais la réplique ne lui venait pas.
Gaspard, sur son seul pied, sauta d’un mètre. Il avait l’air de marcher sus à l’autre, qui, avec une moue pédante, reprenait :
— Ce n’est point parce qu’ils sont nos ennemis. Il ne faut pas être aveugle, n’est-ce pas !… Nous ne leur venons pas à la cheville… Ils vendaient des produits excellents, n’est-ce pas…
Alors, Gaspard en se penchant lui dit dans les yeux :
— Quoi qu’vous êtes pour causer comme ça ?
L’autre se redressa :
— Est-ce à moi que vous parlez ?
— J’ai idée.
— Eh bien, soyez donc poli, n’est-ce pas. Je suis le juge de paix !
— Juge de paix, ça j’m’en fous. C’est pas c’que j’vous d’mande. Pourquoi qu’vous êtes en civil à l’âge que vous avez ? Alors ? V’s en foutez pas une miette, pendant qu’les aut’es ils jouent au jeu de massacre ?
— Ça par exemple, n’est-ce pas !… Si je suis réformé…
— Réformé ? Et vous causez comme vous causez ! Ben citoyen, faudra voir, quand j’s’rai là, à pus servir des boniments d’femme saoule ! J’suis des z’Halles, moi, comprenez, et j’sais c’que c’est qu’la viande de porc.
— Avez-vous fini de me regarder comme ça ?
— J’te gobe !… Et quoiqu’tu soyes le juge de paix, j’te répète : faut pus laïusser su la marchandise aux Boches sans la connaître ; Moi, j’la connais, fiston : j’ai eu mon compte ; et j’comprends qu’ça gêne pas monsieur, mais faut pas m’raconter qu’c’est d’l’artique parisien, tout c’qui s’fait d’bath et d’bien torché ! Ou alors… alors j’t’empoigne par la peau du ventre !
— Militaire !… militaire !… firent le bijoutier et le marchand de grains effrayés.
— Qu’est-ce tu fais !… Qu’est-ce tu fais ! cria Bibiche.
Il tourna la tête, stupéfait de cette voix, et il resta hébété, balbutiant :
— C’est-il que j’rêve ?… Non mais… non mais sans blague ?
Bibiche était devenue très rouge. Elle bredouillait :
— Oui, c’est moi… Oui, me v’là… Oui, j’étais trop soucieuse !…
Et le juge de paix en profitait pour gagner la porte, lançant au patron :
— On ne peut plus se rafraîchir chez vous, n’est-ce pas ! Il n’est plus permis de parler, tant que l’Europe, n’est-ce pas, n’aura pas réglé l’incident qui la divise !
— Le quoi ? Le quoi ? rugit Gaspard. L’incident ! Mais il veut donc que j’y bouffe les foies !…
Il recourait après lui. Il fallut le calmer, l’asseoir, le faire boire.
Le patron était mécontent, révolté. En voyant la femme de Gaspard, il avait vite enfermé Annette. En voyant Gaspard menaçant, il craignait pour ses glaces et sa clientèle ; et essuyant une table, il maugréait dans le nez de l’huissier :
— Cette guerre-là ne nous rapportera rien de propre ! Tous les gens ne vont penser qu’à se battre !… Ah, monsieur Mulot… vous qu’avez de l’âge et savez causer, si vous pouviez faire comprendre à celui-là… que j’aimerais autant qu’il fréquente plus ici… je vous donnerais votre café gratuitement pendant un mois !
— Gratuitement, reprit l’huissier, mais c’est une affaire !
— Seulement faut plus que je le voie !
— C’est à étudier.
Ils cessèrent de parler bas, parce que Gaspard de nouveau tempêtait.
— Et me v’là affublé d’ma femme ! Si c’est pas malheureux ! Elle a un logement, un enfant, elle déserte tout et saute dans l’train, et pour quoi faire ? Pour v’nir pleurer dans mon gilet d’flanelle !…
— J’ai pas envie d’pleurer… geignait Bibiche.
— Avec ça ! Tu vas r’commencer tes raisonnements que j’suis bon à rien, que j’gagnerai peau d’balle… au lieu d’comprendre que j’f’rai déjà moitié moins d’dépense chez les pédicures !
Puis, soudain, il songea à la bonne et il dit, méchamment :
— J’parie qu’t’es v’nue inspecter par ici ?… J’parie qu’on t’a mouchardé quèque chose ?… Ben pisque c’est ça… tiens, pisque c’est ça… d’abord tu paieras mes vermouth-cassis, pis bonsoir ; arrange-toi ; moi j’rentre dans mon château !
Il fut tout de suite dehors, et il filait, filait, courant sur ses trois pattes, jambe et béquilles.
Bibiche, en larmes, dut mendier un lit à la concierge du marquis, qui lui donna celui de son fils, parti au feu.
Gaspard l’apprit : il sortit le lendemain par la porte du potager, sans que sa femme l’ait vu, et il arriva au Café des Hirondelles. Plus de bonne. La bouche mielleuse, le patron lui annonça que maintenant Annette était en place chez son beau-frère, à A…
— À A… ? dit Gaspard, c’est bon, j’y vais.
Et le voilà parti pour la gare.
— Cours vite, dit le limonadier à sa femme, cours prévenir Mâme Gaspard. N’y a un train dans une demi-heure ; qu’elle se dépêche et le rattrape !
La femme se hâta. Bibiche se remit à pleurer. Puis, comme la concierge de M. de Clerpaquec l’engageait aussi à se défendre et à se venger, elle s’élança à son tour dans la direction de la gare.
Elle arriva à bout de souffle. Gaspard était sur le quai : il, causait avec le chauffeur. Le chauffeur disait :
— Combien qu’t’en as tué ?
Il répondait :
— J’sais pas ; ai pas compté, mais z’avaient pas l’temps d’faire des p’tits.
Bibiche s’approcha résolument, et, le tirant par sa capote : « J’ai à t’causer. »
Il fit :
— Non ?… Encore toi !
Alors, elle éclata. Ses yeux roulaient, sa poitrine battait, et elle se mit à crier :
— Tu vas la voir ? Ben t’iras pas ! C’est moi ta femme et j’t’empêcherai ! Menteur ! Sournois ! Monsieur… vous croiriez pas, monsieur !…
Et elle se mit à raconter la chose au chauffeur. Un homme d’équipe s’en venait, qui écouta : elle recommença pour lui, avec tous les détails.
Et Gaspard… Gaspard la regardait simplement. Cette rage inattendue chez une femme d’ordinaire sans défense, l’avait cloué sur place. Puis, une idée démoniaque lui poussait sous le front, et il dit d’un ton tranquille :
— Ben, t’en as, toi, des besoins d’te faire d’la mousse ! Pourquoi qu’tu chiales comme ça, au lieu d’me dire les choses ?… J’suis pas v’nu prendre el l’train ; j’suis v’nu voir un ami.
— Oh, dit Bibiche, fais pas c’t’air-là maintenant ! Fais pas c’t’air-là !
Alors, il eut un petit rire de gorge en haussant les épaules ; puis, sans rien ajouter, le plus naturel du monde, pas honteux, sifflotant, il se dirigea vers la sortie de la gare.
Bibiche suivit. On croisait des voyageurs. Exprès, elle continuait de crier :
— T’as qu’une jambe, mais ça t’suffit pour aller au vice ! À ton âge, si c’est pas honteux !
Ils remontèrent toute la rue très vite, car il sautait devant elle, et voulait l’essouffler. Mais de lui voir la langue muette, la colère de Bibiche en croissait, et elle répétait, pour être entendue des boutiquières :
— Trompeur ! Fraudeur ! Courir les jupons quand on est marié, quand on a un enfant !
Lui n’avait pas l’air d’entendre : il faisait « bonjour » aux femmes.
Ils rentrèrent au château. Bibiche s’écroula sur une chaise, chez la concierge.
— Ah, vous l’avez… vous’le tenez ? bredouillait celle-ci.
Jusqu’au soir elles discutèrent sur la perfidie des hommes, tout le mal que fait la guerre, et la nécessité pour les femmes de se défendre, coûte que coûte.
Vers huit heures, un soldat convalescent, qui venait chaque soir tailler une bavette avec la concierge, raconta, en se tenant les côtes (il ne connaissait pas Bibiche), que Gaspard « avait chipé la clé du potager et venait de partir pour la gare : il découchait ; il allait à A… où une petite femme l’attendait ». Et il avait dit : « Que quelqu’un de vous aille donc le dire à la concierge ; ça la f’ra rigoler. »
La concierge bondit :
— C’est trop fort !
Bibiche balbutiait :
— Oh ça… ça !…
Il lui venait des larmes. Mais elle ne se sentait plus de force pour lutter. Deux fois le même jour ! Que faire ?
— Y retourner ! dit la concierge. Faut pas se lasser, pas plus que lui !
— C’t effrayant !… c’est terrible ! faisait Bibiche d’une voix lamentable.
Et elle repartit pour la gare.
Il faisait une soirée douce et étoilée. Gaspard goûtait-il le charme de l’heure ? En tout cas, il s’en allait cette fois lentement, car sa femme le rattrapa. Il ne se sauvait point, comme un homme fautif qui cherche à se dérober ; il faisait joyeusement taper ses béquilles sur le pavé. Ce détail augmenta la confusion de Bibiche. Elle n’osa l’aborder. Elle le suivit à vingt pas. Elle pensait : « Faut que j’soye sûre c’te fois… Faut même que j’le laisse monter dans son train… Sans ça, il m’mentirait encore. » — Et c’est elle qui rasait les murs.
Il entra dans la gare, prit un billet, monta dans un wagon de troisième. Puis, tout seul, il se mit à rire, parce que depuis le tournant de la grand’route il avait aperçu sa femme, et qu’il était en train de réussir un projet diabolique.
Il se disait : « C’coup-ci, elle va vouloir m’pincer à A… ! » Alors, il s’attendait à ce qu’elle prît le train, comme lui. De ses yeux de loup qui guettaient dans l’ombre, il eut la joie de l’entrevoir sur le quai ; elle venait, elle montait.
— Ah dis donc !
Il s’en donna une claque sur la cuisse de plaisir.
Puis, lorsqu’on ferma les portières, il descendit vite à contre-voie, jetant d’abord ses béquilles sur le ballast ; il laissa filer le train ; et tranquillement il rentra au château, où il s’endormit du sommeil du juste.
Le lendemain, de bonne heure, il se présenta chez la concierge. Il avait une figure de bon garçon aimable ; il dit doucement à cette femme, stupéfaite de le voir :
— Bibiche… elle est pas là, s’il vous plaît ?
L’autre balbutia :
— Euh… c’est-à-dire…
Il fit tout de suite des yeux sévères :
— C’est-il qu’elle découcherait ?… C’est-il qu’elle m’f’rait des traits ? Non mais…, oh, mais… ben z’allons voir ça par exemple…
Il sortit, sans s’attarder à rien dire de plus, et il redescendit jusqu’à la gare où, fumant sa bouffarde, il attendit en paix le premier train de A…
Bibiche en descendit sens dessus dessous. Il lui barra le chemin carrément.
— Te v’là ! Vraiment te v’là ! Et d’où qu’tu viens ? Et qu’est-ce t’a fait ? Ah, tiens, ah tiens, s’pèce de trompeuse, vipère à pattes !
Les voyageurs s’arrêtaient pour écouter :
— On est mariés ! On épouse une femme qu’est mère ed famille ! On y achète des meubles ! Et v’là comment qu’ ça vous traite ! Ça fraude la loi du mariage !
Il serrait Bibiche par le bras, et, la poussant devant lui, il haussait le ton. On les suivait. Sur la route il dit :
— Si ça vaut la peine d’ s’êt’e fait démolir par les Boches pour retrouver ça chez soi ! Êt’e amputé, pis ét’e cocu !
Il en crachait de fureur.
Les gens ressortaient sur leurs portes, comme la veille, quand ils remontaient, et que Bibiche était hors d’elle ; mais les boutiquières maintenant faisaient « Ah !… Oh !… » et elles s’indignaient presque, et… Bibiche, égarée, se mit à sangloter sans pouvoir rien dire.
— À ton âge, faisait encore Gaspard ; quand t’as déjà cuit les trois quarts de ton pain ! Quand t’as presque du ventre et les doigts d’ pieds en tire-bouchon, tu trompes ton homme, et tu cours les galants !
Et il quêtait des regards approbateurs, et les femmes faisaient écho, murmurant ; « Ça, c’est vrai… oh, c’est vrai… »
Bibiche, de honte et de rage, pleura toute la journée. Par deux fois la concierge lui fit boire du tilleul.
Mais vers la fin de l’après-midi, le convalescent bavard et colporteur d’histoires, vint apporter une nouvelle si stupéfiante, que le chagrin de Bibiche du coup s’envola.
— Savez pas ? Y a un Américain qu’est v’nu voir Gaspard !
— Un Américain ? dit la concierge.
— Un type rasé, avec des bottines jaunes.
— Mais il venait pour Monsieur le Marquis.
— Il v’nait pour Gaspard ! Il y a dit comme ça qu’il savait du marquis qu’il était débrouillard, avec du bagout, et qu’alors, pisqu’il avait une patte ed’moins, s’il voulait, il l’enrôlait dans sa maison, qu’est une maison d’jambes articulées. Ah ! alors !… Gaspard, qui pourtant s’épate pas, il en bavait des ronds d’chapeau !… pasque… v’s savez pas combien qu’il l’paiera : dites voir un peu…
— Combien ? fit Bibiche dont la respiration s’arrêtait.
— Trois cents francs par mois !
— Oh ? fit Bibiche.
— Non ? fit la concierge.
— J’vous l’dis, et lai aussi va vous l’dire… Et s’il est heureux ! Pis alors, il dit qu’c’est bath la guerre, et l’a pas tort, pasque maintenant, pour lui, c’est la bonne vie !
La bonne vie ! Bibiche écoutait, le cœur battant. Et elle ne se sentait plus fâchée du tout, mais admirative, et tremblante d’espérance, n’ayant qu’une idée : oublier, demander pardon, s’humilier. Trois cents francs ! La femme d’un homme qui gagne trois cents francs !
Elle attendait Gaspard. Il vint, très sûr de son effet. Mais il avait l’air de ne s’adresser qu’à la concierge.
— Alors ?… On vous a dit ?… C’est pas mal, hein, ça peut aller ?
Il ajouta, l’index sur la poitrine :
— Ce p’tit-là, quoique l’gouvernement il ait supprimé l’absinthe, il y r’gardera pus pour un apéritif.
Bibiche, qui rougissait de sa propre bassesse, murmura :
— Oh, tu sais t’débrouiller, ça, t’as toujours bien su… Trois cents francs !
— Pis deux pour cent su chaque guibole vendue, fit Gaspard d’un air important. Ah, l’bonhomme ! J’avais envie d’ l’embrasser su la bouche… Pis il m’en a montré une, qu’il avait dans une valise : si c’est bath à voir ! Au genou, y a un levier, tu fonctionnes ça, et ça fait toc ; pis dans l’pied, une bascule t’nue par un catchouc. Faudrait un sale caractère pour s’plaindre avec ça.
Bibiche le regardait, ouvrant des yeux d’esclave. Lui ne la regardait toujours pas ; mais il dit encore, et très simplement :
— Alors, voilà ; c’est fini d’la convalo. L’bonhomme il a combiné ça avec el marquis ; on rentre demain à Pantruche… Et après-demain… tu peux commencer à beurrer les épinards !…
Cette fois, il la regardait, et elle en avait les prunelles humides, de penser que c’était bien elle que Gaspard remmenait, qu’il n’était plus question de la bonne, que tout le mal de la guerre, en somme, était réparé, et qu’on allait recommencer à vivre ensemble, rue de la Gaîté, avec des sous dans les tiroirs. Et elle songea : « Sa vieille, ell’doit avoir raison : y a un bon Dieu… »
Rue de la Gaîté, une lettre attendait Gaspard, une lettre à bordure noire, d’un papier coquet, dont il pensa tout de suite :
— Ça… ça doit encore être d’un millionnaire.
Il l’ouvrit : c’était de Mme Burette. Par exemple ! La veuve de son premier ami, à qui il n’avait jamais eu le courage d’écrire, pour lui dire… justement il ne savait pas quoi lui dire. Burette, trop souvent avait parlé de sa femme en termes amoureux et attendris. L’autre, tout secoué par les détails horribles de sa mort et de la bataille, s’était dit après : « J’peux pas… J’peux pas y raconter tout ça ! » Mais maintenant, c’était elle qui mendiait des détails. Elle disait savoir d’un sergent que Gaspard, Gaspard seul, s’était occupé de son « cher mari ». Quand, où, comment pourrait-elle le voir ? D’avance elle le remerciait et elle lui donnait les deux mains.
Ah ! comme il fut ému par cette simple lettre ! Il la relut dix fois ; il en admirait l’écriture fine ; il disait, la passant à Bibiche et à sa mère :
— Pauv’e tite femme : elle doit êt’e mignonne quand même !… Ça, Burette, il l’disait… il l’disait chaque fois qu’il en causait… Alors, y a pas, il faut que j’y aille… Mais comment y raconter ça ?
Il se revoyait sous un feu terrible, portant son ami qui gémissait. Il le voyait se roulant à terre ; il le voyait tout blême des sueurs de l’agonie.
— Ça fait rien, dit-il encore, il faut que j’y aille !
Il avait aussi à voir un M. Farinet, professeur à la Faculté des Lettres, à l’adresse de qui il traînait une lettre du malheureux Mousse depuis trois mois déjà.
Bref il devait, lui sorti de la tourmente, s’acquitter d’une dernière dette envers la mémoire de deux camarades de combat, à qui il ne pensait jamais, sans que son cœur se gonflât de haine contre les Boches.
Il profita de son dernier jour de liberté.
Comme il faisait un après-midi de juin, à la fois triomphal et tendre, il dit à sa vieille, à Bibiche et au gosse :
— V’s allez pas rester à moisir dans vot’e cagibi ? Fait bath dehors, amenez-vous avec moi. Quand j’monterai, vous resterez su tes bancs.
Les deux femmes acceptèrent. Il leur semblait que c’était une promenade glorieuse d’accompagner leur mutilé, qui s’en allait, fidèle à ses promesses, raconter aux parents et aux amis des « copains » comment ils étaient tombés.
On se dirigea donc en cortège vers la petite rue Nicole, près de l’Observatoire, où habitait M. Farinet. — On prit le tramway. Une vieille dame tint à payer pour Gaspard, disant :
— Ça portera bonheur à mon fils, là-bas, dans les tranchées.
— Oh ! faut pas vous en faire ! dit Gaspard. L’arrive que c’qu’il arrive.
— Oui, mais quand est-ce que ça finira ! soupira la vieille dame. De là-haut le bon Dieu ne nous voit donc pas !
— L’bon Dieu, dit Gaspard, j’crois qu’il est mort, d’puis l’temps.
— Mort, dit la vieille dame, mais il est étemel !
— Alors, il f’rait pas mal d’nous renvoyer un p’tit Jésus, dit doucement Gaspard, y en a besoin…
Quand il sonna chez M. Farinet, il avait de l’émotion. Il regardait son enveloppe : Professeur à la Faculté des Lettres, et il se disait : « Ça doit êt’e un vieux bonze épatant. » La porte s’ouvrit. Il se trouva devant un petit homme affreux, tout poils, l’œil méfiant, doigts crochus, et dont le lorgnon, comme la cravate, s’en allait de travers, donnant à ce vieux sans soin un aspect de désordre qui complétait son air cuistre.
Gaspard lui tendit la lettre et s’expliqua. Le vieux fit : « Ah ?… Ah ! merci ! » Restant dans la porte, il déchira le papier et il lut, puis il dit :
— Oui… Bon… Bien… Alors il est mort ?
— L’est mort, fit Gaspard d’un ton désolé.
— Et… il ne vous a rien dit pour ce qu’il met là, sur les tournures homériques et les verbes intransitifs ?
— Comment ça ? fit Gaspard.
— Ça ne fait rien… Je verrai l’éditeur…
Et il louchait le vieux, barrant toujours sa porte, comme s’il avait peur d’un soldat chez lui. Il dit encore de la même voix pointue :
— Vous, c’est la jambe qu’on vous a coupée ?
Puis, brusquement :
— Est-ce que, là-bas, vous aviez des poux ?
— Ah !… y en avait qu’en avaient…
— Mon frère, de l’Académie des Sciences, a fait un rapport sur les poux germaniques, plus bruns, paraît-il, que les autres.
— Plus bruns ? dit Gaspard. Pouh ! Des poux, c’est des poux.
— Pardon… Il y a le pou vulgaire, et puis le pou…
— Pour gradés ? Ça, j’le connais pas, dit Gaspard ; mais quant aux poilus, j’sais qu’on leur fournit pas des vers à soie !
— Ah ?… oui… oui, reprit le professeur. Enfin, je vois… merci pour la lettre… et… et au revoir.
La porte était refermée, avant que Gaspard eût eu le temps de répondre.
Il revint trouver ses femmes, qui l’attendaient boulevard Port-Royal, et il dit, stupéfait et révolté :
— Ben, en v’là une volaille ! Un vrai nid d’ours ! Comment qu’Mousse il connaissait des mecs comme ça ? Avec une plume de paon dans l’derrière, j’ai idée qu’il aurait l’air d’un oiseau rare !
Mais il restait à voir Mme Burette. Et il la devinait charmante, et il dit allègrement :
— Allez ! R’foutons-nous dans l’tramway !
Mme Burette avait déménagé, fuyant l’avenue du Maine. Elle habitait maintenant chez une tante, dans une petite rue, derrière l’Élysée.
Il faisait chaud ; c’était loin ; Gaspard, faubourg Saint-Honoré, entra avec tout son monde dans un bar, où étaient assis déjà d’autres soldats. Il se rafraîchit et parla de la guerre. Puis il dit à sa mère et à Bibiche : « Restez là ; j’en ai pour un quart d’heure. » Et il les laissa. Sur ses béquilles, il se lançait à chaque pas comme une balançoire entre deux portants. Il était comique et satisfait.
Il arriva chez Mme Burette à la fin de l’après-midi, entre chien et loup, à l’heure où les femmes qui sont jolies prennent une grâce plus touchante. Leurs yeux nous semblent plus profonds ; leurs traits ont la douceur des demi-teintes ; et au lieu de penser ; « Voici la nuit qui tombe », tout homme, même marchand d’escargots, se dit confusément : « Comme cette femme a du charme !… »
Mme Burette était une grande brune : les brunes semblent toujours plus en deuil que les autres. Elle avait une de ces peaux mates qui conviennent aux douleurs contenues, de longs cils comme pour retenir les larmes, et les cheveux abondants, qui cachaient les oreilles et se tordaient en un lourd chignon sur la nuque, lui donnaient un air à la fois las et angoissé.
Elle entra, fit un petit salut, et, les yeux secs, mais d’une voix blanche, elle dit tout de suite :
— Monsieur Gaspard… c’est vous !… Que je suis heureuse !… Comme vous êtes bon !…
Il balbutia :
— Oh ! madame… pensez voir, madame…
Il la trouvait tout de suite jeune et gentille, et, sentant qu’il allait lui parler de ce qui, à coup sûr, lui ferait le plus battre le cœur, il lui venait une tendresse que la mort d’un ami n’expliquait pas tout entière.
Elle fit d’un ton navré :
— Vous aussi, je vois que vous avez souffert…
— Oh, moi !… dit-il.
— Asseyez-vous… Êtes-vous bien là ?… Prenez le fauteuil…
Et il répétait : « Pensez voir, madame… Non… non… non… j’suis très bien, madame. »
Elle s’assit en face de lui. Et elle reprit d’une bouche qui tremblait :
— Alors, monsieur… comment mon mari est-il mort ?
Gaspard tournait son képi dans ses mains. Deux serins pépiaient derrière, dans une cage. Gaspard pensait pour la dernière fois : « Comment… comment y raconter ça ? » Et il commença presque machinalement :
— Madame, voilà : c’est pas histoire d’vous dorer la pilule, ni d’vous conter des boniments… mais vot’e mari, qu’était mon camarade, et mon meilleur camarade, eh bien, madame, j’vous l’dis, l’est mort en brave, et pis sans sourciller !
Elle fit : « Ah ? » Elle était un peu étouffée ; elle roulait nerveusement son mouchoir dans sa main.
— Dites, monsieur, où a-t-il reçu sa balle ?
La question était nette. Plus de détours possibles… Mais soudain, le cœur de Gaspard lui suggéra la trouvaille que sa cervelle cherchait en vain. Et tranquille, il répondit :
— Là, madame, t’t’à fait comme ça…
L’index sur le front, il approchait la tête comme pour qu’elle vît mieux. Elle parut fort surprise :
— Au front ? Son sergent m’a écrit : au ventre.
— Au ventre ! Ah ça, madame, c’est malheureux d’dire des choses pareilles ! Qu’est-ce qu’il en sait l’sergent ? Y a qu’moi, madame, qui l’a vu ; y a qu’moi !
Elle reprit vivement :
— Ça, il me l’a écrit. Il a même ajouté : « Monsieur Gaspard était un frère pour votre mari. »
Gaspard eut un trouble léger.
— Oh ! est-ce pas… c’est qu’Burette c’était un bon copain : chaque fois qu’on distribuait un coup d’vin…
Elle l’interrompit :
— A-t-il souffert ?
Il haussa les épaules presque joyeusement :
— Souffert ! Pensez voir ! Il a tombé d’un coup comme ça… v’lan ! tel qu’on voit su les cartes postales ; un héros, quoi, j’vous dis. Moi, j’étais à côté, madame ; il a poussé un p’tit cri d’souris, pis ça a été tout.
Alors, elle fit encore ; « Ah ?… Ah ? » ; ses yeux se mouillèrent ; et en même temps sa figure s’éclaira, puis, se mouchant, elle dit d’une voix coupée :
— Il n’a pas eu le temps… de vous parler de moi ?
Gaspard reprit avec vivacité :
— Si, si !… oh si !… mais avant, est-ce pas… Il m’disait toujours : « Si j’y reste, Gaspard, tu diras à ma p’tite femme combien qu’j’ai pensé à elle. »
— Il vous disait ça ?
— Et c’était vrai, c’était pas du chiqué… Pis alors y a encore ça qu’est arrivé, madame ; comme il v’nait d’tomber, est-ce pas, un obus il s’en est v’nu péter tout contre.
— Mon Dieu !… Alors ?
— Alors, ça a levé une masse de terre, et ça l’a enterré net, d’un coup… C’était quèque chose ed voir ça !… On n’avait pas eu l’temps d’y toucher : on voyait pus rien ; l’était disparu, tranquille c’te fois, avec tout son bagage, fusil, madame, et l’sac et les affaires que vous aviez pu y donner.
Elle se leva et lui tendit les deux mains, comme dans sa lettre.
— Monsieur Gaspard, je comprends ce qu’écrivait mon mari : vous êtes un cœur d’or !… Je veux… je vais vous chercher sa photographie.
Elle passa à côté. Gaspard se leva et se regarda dans la glace. Et sa propre image avait l’air de causer avec lui et de lui dire : « Mais… satané type, c’est la mort de l’autre que tu lui as racontée là ? » Et le vrai Gaspard répondait paisiblement : « J’m’en doute, parbleu !… Mais elle, est-ce qu’elle ira y voir ? L’autre, l’était vieux garçon ; alors histoire perdue ; à qui qu’ça profiterait qu’il soye bien mort ? »
La bonne entra. Mme Burette revenait aussi. Elle fit à sa domestique :
— Marie… Marie… Monsieur est un militaire ami de Monsieur… Monsieur a eu une bien belle mort, Marie… Il est tombé une balle au front. Puis, un obus a éclaté, et Monsieur Gaspard dit que la terre, en se soulevant, l’a recouvert comme une vague…
Sa voix tremblait, mais elle était très digne. La bonne hocha la tête :
— Ainsi !… Ah, voyez donc, madame ! Ainsi !…
Et il y eut un long silence, où l’émotion faisait battre ensemble les cœurs de ces deux êtres si différents, — ce marchand d’escargots, homme du peuple aux inventions si généreuses, et cette jeune femme si fière d’une belle mort inventée.
Seuls, les serins qui ne comprennent rien à l’honneur ni aux misères humaines, pépiaient toujours avec joie ; et ils avaient l’air de dire sottement :
— Même en cage, couic-couic, la vie vaut mieux que la mort, couic-couic, couic-couic.
Quand il sortit de chez Mme Burette, Gaspard avait les yeux brillants.
Sa mère lui demanda :
— Alors ?… T’as pu y raconter tout d’même ?
Il dit :
— J’y ai fait avaler avec une sauce à moi.
Puis, il emmena sa famille aux Champs-Élysées, où se traînait une fin de beau jour. Tout semblait doré : la chaussée, les arbres, les promeneuses. Et Gaspard, dans l’air pur de cette soirée charmante, se sentit heureux soudain d’avoir fait tout ce qu’il devait faire pour son pays, pour ses amis, et d’être avec sa vieille, son gosse, sa femme. Pauvre vieille qui l’avait mis au monde, élevé, qui avait tant trimé toujours, restant si bonne, tout émue pour un rien, — et sa Bibiche dont il aimait les yeux tendres, et les petits cheveux blonds qui frisaient sur l’oreille. — Seulement il avait aussi comme un regret cuisant que tout ne fût pas réglé, que la guerre durât encore et que des hommes se fissent tuer, partout, toujours.
Un manchot criait : Intransigeant… Liberté.
Il dit :
— Rien d’neuf, non ? Les Russes ils r’culent, voui ?… Ah ! quand c’est… quand c’est qu’on leur-z’y foutera la vraie pile !
Bibiche soupira. Et le gosse, haut comme une botte, reprit, singeant son père :
— Quand c’est ?… Quand c’est ?…
— Dis donc, toi, crapaud, dit Gaspard, tâche à pas t’foute de moi, ou j’vas t’faire rougir le derrière.
— Ah ! Ah ! Avec quoi ? ricana le gosse.
— Non, mais sans blague !
Il accéléra la cadence de ses béquilles et il voulait rattraper le moutard qui trottait devant lui. De son seul pied, il essaya de l’atteindre, mais le môme se remit à rire et lui fit la nique.
Sacrebleu ! De quoi riait-il ? Gaspard cria :
— Bibiche, calotte-moi ça, pis jusqu’au sang !
La grand’mère dit :
— Oh ! laisse-le, laisse-le donc…
— Bibiche, calotte-moi ça !
Bibiche calotta. Et le petit de hurler. Alors Gaspard roulant encore des yeux de colère :
— Sale mioche, va, il commence à m’taper su la croquignole ! L’est tout d’même vicieux c’gosse-là ! Ah ! l’morveux, ça vient d’naître, ça vous a encore d’la coque su l’nez, et ça veut l’faire à la pose !
— Oh, à la pose !… dit la grand’mère.
— Parfaitement, à la pose, pasqu’il a ses deux pattes, tandis qu’moi j’suis pus qu’trois quarts de poilu ! Mais lui, lui… qu’est-ce qu’il est ? Un têtard, un rien du tout !… R’garde-moi c’t’air, comment qu’ça marche ! Ça voudrait peut-êt’e apprendre à son père à faire un enfant !
Le petit ne pleurait plus. Il dressait la tête, rageur et impertinent. Les deux femmes ne disaient rien. Ils tournèrent tous quatre à l’avenue Alexandre III.
Gaspard, en avançant, regarda son pied, son unique pied, et il dit à mi-voix :
— Nous, on s’ra fait esquinter, pis ces gosses-là qu’auront l’profit, ils nous grimperont d’ssus !…
Mais entre les deux Palais il respira largement ; et, tout haut cette fois, il reprit d’une voix mâle :
— Seulement, ça fait rien. Eux, ils hériteront, ils s’engraisseront, ils boufferont que d’la dinde truffée, mais les Boches… ben les Boches, c’est toujours nous qui leur aura tanné la peau !…
Et, levant le nez, il avait l’air de s’expliquer fièrement avec le dôme glorieux des Invalides.