Arthème Fayard & Cie (p. 265-284).
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VII


Après vingt heures de ballottements, de somnolences lourdes et de réveils empâtés, Gaspard et ses compagnons débarquèrent dans un vague pays gris, froid, brumeux, où une pluie fine les enveloppa tout de suite. Sur le quai boueux d’une petite gare trempée, un gros territorial qui montait la garde leur dit :

— Ah, des gars qu’ont l’filon ! Vous v’nez-t-il du Dépôt ?

— Pis après ? fit Gaspard.

— Ben, l’aurait mieux valu y rester.

— Essence de betterave, dit Gaspard… Fourneau économique…

Et le regardant sous le nez :

— Pourquoi qu’t’es navet comme ça ?

— C’est bon, c’est bon, fit l’autre ; tu verras.

— Pis, qu’est ça peut m’foute ! dit Gaspard.

— C’est l’bois d’la Tuerie, t’sais ici ; on en sort pas, on y est vite frits.

— Et pis… et pis qu’est ça peut m’foute ! dit Gaspard.

— Allons, assez causé. Par quatre, et en avant, dit le sergent.

Le vent rabattait la pluie dans les yeux. On entendait tonner le canon. Mousse ne disait rien ; il se sentait l’âme gelée. La petite troupe longea un bois tout étouffé de brume, les pieds collant à des paquets de feuilles mortes, puis elle déboucha sur une route plus large, et du brouillard, soudain, surgirent des artilleurs avec leurs chevaux, leurs caissons, leurs canons. — Les chevaux au long poil pataugeaient dans les mares ; l’eau des ornières giclait sous les roues lourdes ; et les hommes, dans leurs grands manteaux de guerre qui pendaient sur la croupe des bêtes, étaient tout éclaboussés de boue, avec des têtes fauves de brutes éreintées. — Pour encrotter vingt fantassins, il suffit d’un canon qui sache s’y prendre. Après le passage de deux batteries, Gaspard et sa bande avaient l’air échappés d’un marais limoneux. Ils criaient aux autres :

— Tas d’abrutis, su vos perchoirs !…

Et les autres passaient, indifférents, raides et figés, ayant l’air tout d’une pièce avec les chevaux et les caissons, silhouettes massives dans cette grisaille de brume, forts, carrés, lourds et tristes, et traînant leur ferraille qui grondait sur la route. À côté, qu’est-ce qu’un petit groupe d’hommes à pied, qui s’en viennent faire la guerre avec de minces fusils ? Ils le sentirent.

Ils marchèrent un quart d’heure en silence, et ils arrivèrent devant des ruines de maisons qui, même écroulées, gardaient un nom de village. Quelques murs restaient debout, les pièces étaient devenues des cours, et il y avait des entassements de pierres écrasées, noircies et rougies, avec des poutres qui surgissaient comme des bras levés pour dire : « Au secours ! » — Au secours de quoi ? C’était fini. Écroulement et mort. Rien ne vivait plus. — Pourtant, on eût dit que des pierres remuaient, qu’il en sortait des formes noires, qu’il surgissait des hommes de ce vaste écrasement.

— Quoi qu’on voit ? dit quelqu’un.

— C’est des poilus, dit Gaspard.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent là-dedans ? demanda Mousse.

— Ils cantonnent, parbleu, expliqua le sergent. Et on va faire comme eux.

Il arrêta ses hommes devant un pan de muraille, avec une fenêtre qui ne fermait plus rien et une persienne qui pendait. Il dit :

— C’est là. Suivez…

Ils tournèrent le mur et, parmi de grosses pierres, ils virent un trou dans le sol, avec une échelle qui dépassait.

— Allez-y, un à un, sans vous casser les abatis.

Mousse demanda :

— Est-ce l’entrée des enfers ?

Le sergent répliqua :

— C’est la 10me compagnie.

De ce trou, il montait une odeur fétide de vieille pipe, de mangeaille et de suint, et en s’y enfournant on se trouvait dans une cave où flottait un faux jour de soupirail, parmi des formes sombres, accroupies ou couchées.

Ce ne fut qu’un cri :

— Tiens, d’la bleusaille !

Un cri plutôt grogné que poussé ; et Gaspard, reniflant le mauvais air, dit tout de suite :

— Ça fouette là-n’dans… Y a-t-il au moins quèque mec qu’est d’la rue de la Gaîté ?

— Hop ! Par ici, mon gars !

Et un bonhomme immense surgissait d’un coin d’ombre. Ils se serrèrent d’abord la main en riant. Puis, Gaspard essaya de distinguer mieux cette tête qui lui faisait si joyeux accueil, et il reprit, l’œil méfiant :

— Toi, d’la rue d’la Gaîté ?

L’autre, qui avait une bouche sans dents, perdue dans du poil jaune, répondit, en l’ouvrant toute grande :

— Mon gars, y a point d’erreur : j’suis d’tout près du canal.

— Du canal ?

— À côté d’la Fernande.

— La Fernande ?

Il lui mit la main sur l’épaule :

— Tu t’fous d’moi. D’quel patelin qu’t’es ?

— Ben pardi, j’sis de L…

Alors, Gaspard le singea :

— Ben, pardi, j’sis de L… ! Sacrée andouille, et c’est ça qu’tu nommes la rue d’la Gaîté !… Saucisson à pattes !… Dire que c’t électeur !

Mousse s’était assis déjà. Gaspard vint s’étendre auprès de lui. Il y avait par terre une paille humide et terreuse.

— Ça m’a plutôt l’air vaseux, dit Gaspard.

— M’sieur sort p’t-être d’un lit d’plume, dit une voix.

— T’en fais pas ; tu vas en baver ! dit une autre.

— Ah pis, ça va bien, j’men fous ! reprit Gaspard.

Il se tut. On entendait trois hommes qui jouaient aux cartes : « Trente, — trente-deux, — je passe, — trente-cinq, trente-huit, — ah ! la bête brute ! quarante, j’te laisse… quel veau mort-né ! » Dans le silence, le bruit d’un filet d’eau, qui s’étranglait par le soupirail, rappelant la saison d’hiver, et Mousse avait froid dans les os. Il dit paisiblement :

— On va crever ici…

Gaspard reprit :

— Pauv’ mère ! Si tu voyais ton fils…

Puis il dit :

— Quand c’est qu’on bouffe ?

Le grand paysan à la barbe jaune revint montrer sa tête, à la fois farouche et avenante :

— On a becqueté, mon gars.

Gaspard fit avec colère :

— Quand c’est qu’on a becqueté ? Grand mahaut ! D’ quoi qu’ tu t’ mêles ? Moi j’ai bouffé un biscuit, comprends-tu, et qu’est-ce tu veux que j’ foute d’un biscuit dans l’estomac, un jour ed flotte ? L’ gouvernement il m’ possède ; mais faut qu’il m’ nourrisse, ou sans ça j’ fais du pétard ! Les ministres, sois tranquille, ils sont gras : ils rongent pas des os.

— Veux-tu un bout de chocolat ? lui dit Mousse d’une voix calme.

— J’ veux la nourriture au gouvernement !

Le sergent, qui était sorti, redégringolait dans le par l’échelle, et il cria :

— En tenue là-dedans ; faut du renfort.

— Où ça ?

— Là-bas, pardi. On va attaquer.

Alors, on entendit un grognement qui se traînait, des soupirs, des jurons, des : « Moi j’ suis malade… Moi aussi… Moi j’ bouge pus, j’attends les marmites ici. »

Puis tous, un à un, ils s’apprêtèrent quand même, et, s’injuriant les uns les autres, bâillant, chargés, pesants, ils grimpèrent l’échelle qui craquait sous leurs lourdes chaussures.

— Mais nous, fit Gaspard, nous on arrive, on n’y va pas ?

— Tiens, fit le sergent, vous êtes exempts de vous faire ouvrir en deux !

— S’agit pas d’ ça. On a rien bouffé.

— Allez, allez, dehors, et tout de suite ; vous me faites l’effet d’un tire-au-flanc.

— D’un quoi ? fit Gaspard. Ah ça !… ça, répète pas ça… pasque ça… non t’ sais, ça, tout sergent qu’ t’es…

— Aussi, pourquoi que vous rouspétez ?

— J’ rouspète pas. J’ d’mande à bouffer !

— Et qu’est-ce que j’ai, moi, à vous donner à bouffer ? Vous voulez-t-il mes pattes d’épaule ?

— Oh ! ça va bien, nous la fais pas à l’adjudant.

— Comment que vous dites ?… Ah ça… ça non… répétez pas ça… parce que ça, tout Parisien que vous êtes…

Bjjj !… Rangg !…

— Cré Bon Dieu !

Une marmite… sur le village… à cinquante mètres. L’oreille de Gaspard retrouvait tout à coup le terrible bruit de la guerre, et Mousse, qui montait l’échelle, resta figé par la violence de l’éclatement.

Dehors, les hommes n’avaient pas l’air émus. Plusieurs bourraient des pipes.

— En route ! fit le sergent.

Ils étaient une cinquantaine, des pieux à la main. Ils se mirent tant bien que mal quatre par quatre, et ils suivirent d’un pas lent, dans la boue.

Bjjj !… Vvvv ! Bong ! Rangg !

Encore une. À cent mètres, la chaussée de la route explosa dans toute sa largeur.

— Mais… mais on est foutus, dit Gaspard.

Et il regrogna encore ; « Pauv’mère, si tu voyais ton fils ! »

Quelqu’un dit :

— T’en fais pas : on va prendre el boyau.

Trois pas dans un champ, où les pieds enfonçaient jusqu’aux chevilles, et l’on descendit entre deux sillons, dans un mince couloir où l’on enfonçait jusqu’aux genoux. Ce n’était plus de la terre, mais de la vase, et le boyau, plus haut qu’un homme, était si étroit que le sac et le fusil s’accrochaient.

— V’là mon flingue bouché ! dit Gaspard.

— Zut, dit Mousse, mon képi dans l’eau.

— Allez-vous avancer, la bleusaille ? fit un poilu derrière.

Avancer ! On piétinait dans une pâte gluante, dont il fallait, à chaque pas, ressortir. Le pied glissait ; la main s’agrippait aux parois : elle aussi s’enfonçait dans la boue. Le fusil tombait de l’épaule : la main boueuse le rattrapait et l’emplâtrait. En moins de cinq minutes, armes et vêtements, l’homme tout entier était empâté, englué, et ces cinquante soldats qui se suivaient à la file avec tant de peine, dans une crevasse de terre inégale et tortueuse, avaient l’air de lutter pour que le champ ne se refermât point sur eux. Des coudes, des pieds, des mains, des reins, de la tête, ils étaient comme des pétrisseurs de boue, enlisés puis se désenlisant, n’acceptant point d’être enterrés, geignant, pestant, se décollant et émergeant, hommes devenus taupes ou vers de terre dans une tombe où, vivants, ils rampaient, se raccrochaient, bourbeux, fangeux, désespérés, mais volontaires.

Le boyau débouchait à la lisière d’un bois tout déchiqueté, où il n’y avait plus que des branches mortes, des troncs ouverts, des moignons d’arbres ; mais c’était un abri suffisant pour que l’on pût se montrer. — Les hommes se hissèrent à la surface.

Et à peine s’étaient-ils dégagés du boyau qu’ils croisèrent une compagnie qui sortait des tranchées.

Ah ! ceux-là, ils étaient plus boueux encore, avec des têtes plus ravagées, d’une peau terreuse, les yeux agrandis et pleins d’un vague effarement. Et ils avaient aussi des pieux pour appuyer leur misère, mais forts pourtant, ils portaient tout un bagage souillé, maculé, déterré. Ils s’en venaient d’un champ aux sillons argileux, où l’on voyait une rangée de croix avec des képis dessus, et on eût pu se dire que c’était la relève des morts, qui s’étaient tout à coup dressés, et qui remontaient de leurs fosses, lugubres et l’œil fatal, avec de la terre plein la barbe.

Gaspard dit : « Cré Bon Dieu ! »

Mousse était trop essoufflé pour rien dire.

Ce sol visqueux et gras, qui les tirait par les pieds, s’enfonçait tout à coup en un vaste entonnoir, où croupissait une eau jaunâtre. Les hommes s’arrêtèrent ; et le sergent commanda : « Allez… emplissez les bidons. »

— Sans blague ? dit Gaspard.

Mais les autres parurent encore plus surpris de son étonnement. Son voisin, qui avait une mine blafarde et brouillée, pleine de poils hérissés, lui dit : « C’est peut-être que m’sieur l’baron boit toujours d’l’eau filtrée ? »

Gaspard fit, en secouant deux blocs de boue :

— Et ta sœur !

Puis il plongea son bidon dans la mare, et Mousse fit comme lui.

Mousse se sentait dans un étrange état. Il n’avait plus envie de bâiller comme au Dépôt, mais les muscles crispés d’angoisse, il lui semblait certain qu’il marchait à la mort. Hiver, brouillard, un pays trouble et envasé, le tout couleur de terre, l’eau et même les visages. De la boue, tout en boue ; elle vous couvrait jusque sur l’âme.

Quand il redescendit dans un second boyau, qui les amena à une tranchée de première ligne, il eut l’impression nette d’un dernier enfoncement dont il ne sortirait plus. L’eau, de nouveau, rentrait dans ses chaussures, l’eau froide qui, lui glaçant les pieds, lui saisissait tout le corps, et il entendit Gaspard qui redisait encore et simplement : « Cré Bon Dieu ! »

La tranchée où ils s’arrêtèrent, et au-dessus de laquelle des balles filaient en chantant, n’était ni plus abritée, ni plus sèche que les boyaux où, dans la fange et la glaise, ils venaient de faire leur chemin, toujours peinant, et se rattrapant sur un sol qui fuit, entre deux murs qui glissent. — Il y avait pourtant un parapet de pierre et une banquette de boue. Les hommes s’y assirent ; ils avaient de l’eau jusqu’aux chevilles et ne disaient rien.

Gaspard était entre Mousse et le grand paysan, dont la bouche ricanait :

— T’as peur qu’on va t’faire neyer, mon gars ?

— Ah… cré Bon Dieu ! répondit Gaspard.

Deux hommes avaient été désignés pour la garde des créneaux. Les autres, en silence, fumaient, bâillaient, s’enfonçaient bien sur la banquette qui tournait le dos à l’ennemi ; et quelques-uns, de leurs mains boueuses, tiraient d’une poche un morceau de boule, qu’ils se mettaient à mastiquer de leurs mâchoires lasses mais tenaces.

Une marmite vint tomber tout près, avec un bruit mou, celle-là, comme si la terre gluante l’étouffait tout de suite. Gaspard, la tête dans ses mains, crachait dans l’eau où ses pieds clapotaient.

Mousse se râcla les doigts avec son couteau de poche, puis il sortit de sa capote un bout de papier et un crayon, et il se mit à écrire fébrilement.

Gaspard le regardait. Il dit :

— T’écris ?

— Oui, reprit l’autre, c’est pour toi.

— Pour moi ?

— Écoute : j’ai idée que je n’en reviendrai pas.

— Ah ?…

— Si toi tu reviens, mets ça dans ta poche, et par amitié, porte-le à Paris, à l’adresse ci-dessus.

— Chez ta poule ?

— Non… un ami.

— Ah ?…

— C’est une petite question littéraire que je tiens à régler, dit Mousse. Il s’agit d’une édition de Sophocle…

— De quoi ? fit Gaspard.

— De Sophocle. Je te raconte ça ; ça ne t’intéresse pas.

— Pourquoi ? J’suis pas une tourte !

— Non, mais…

— Bon, ça va bien ; ferme ça !

Il se tourna de l’autre côté. Mais il avait pris le papier et il le glissa dans le fond de son képi, où il y avait déjà le portrait du gosse. De l’autre côté, le paysan qui s’emplissait la bouche de pain, soupira :

— Moi,… c’qui m’soucie, tiens voir, c’est ma maison.

Une marmite sifflait en l’air. Gaspard leva son nez curieux, puis demanda :

— Qu’est-ce qui t’a arrivé ? Ta femme a accouché d’un rhinocéros ?

— Non, mais c’t’une femme… et elle sait point.

— Elle sait point quoi ?

— Point y faire.

— À quoi ?

— Ell’m’écrit que l’père Placide il y a pris quarante sous pour sa vache qu’elle y menait.

— Pourquoi qu’elle y menait ?

— Bé, à son taureau !

— Et alors, c’est d’l’argent qu’tu voulais m’donner ?

— Te l’donner, mon pauv’e gars ! Oui, j’suis prêt d’te l’donner ! Et les poulains, qu’est qu’c’est qu’ils d’viennent ?

— C’t’à moi qu’tu demandes ça ?

— C’est qu’un poulain, mon gars, c’est c’qu’il y a d’pus casuel.

— Moi, j’men fous !

— Tu t’en fous, tu t’en fous, et pis t’es comme tout l’monde ! Cent sous c’est ben cent sous.

— Et un croquant c’est un croquant.

Gaspard se tourna du côté de Mousse et il dit :

— Ah, ces Normands, qué saligauds ça fait avec leur « boune argent ! » Ils mordent là d’dans comme dans une poire blette !

Puis, contemplant toujours ses pieds dans l’eau, les remuant pour les dégeler, il ajouta encore et toujours :

— Cré Bon Dieu !

Des balles. Des marmites. Éclatements. Effritements. Et les quarts d’heure s’écoulaient, grain à grain, au sablier désespérant de cette vie nouvelle, stupéfiante, effrayante, où des hommes aux idées vagues, aux corps souffrants, attendaient dans le brouillard, la froidure et la boue, que le Destin décidât de se montrer plus clément. — Sous leur front, il passait confusément des images de chez eux, mais leur chair était gelée, et gourds, dans leurs capotes raidies, ils roulaient des pensées mornes et gauches, ne sachant pas au juste pourquoi ils pâtissaient, maugréant, jurant, gelant, mourant, par discipline, par habitude, comme tout le monde…

Un jour de brume d’hiver, est en soi si mortel, que lorsque la nuit tombe, l’homme s’en effraie à peine. Gaspard mit sur sa tête sa couverture mouillée ; et Mousse, qui tremblait de froid, se serra contre lui. — La tranchée, toute la nuit, remue autant qu’au jour. Les hommes dorment, ronflent et geignent, mais ils grelottent et se cherchent l’un l’autre. Assis ou accroupis, pelotonnés, ramassés, genoux serrés, coudes au corps, comme s’ils voulaient retenir leur tiédeur qui s’en va, ils se pressent contre le voisin, d’une épaule qui mendie : fraternité physique, émouvante et la plus sincère.

Le petit jour qui revient sur ces grelottements, c’est l’heure blafarde, plus sinistre que toute l’ombre des nuits. À cet instant-là, on ne s’étonne pas de mourir ; il semble que le voile de la mort vous frôle les yeux. L’estomac vide et la bouche tremblante, on reçoit l’ordre de se tenir prêt à l’attaque et de mettre baïonnette au canon. Le petit cliquetis des armes vous donne froid. Dans l’air blême, elles brillent lugubrement. Et quand on s’appelle Mousse, on se tait ; on songe qu’en sautant la tranchée, on va sans doute faire un bond prodigieux dans l’autre monde. Mais quand on est Gaspard, du revers de sa main on s’essuie simplement la moustache glacée de givre, et on répète son éternel : « Cré Bon Dieu ! »

C’est un refrain.

La tranchée, lorsqu’on croit vivre sa dernière minute, elle est dure à escalader pour les reins. Puis, il y a la surprise de n’être plus enfoui ; on se trouve plus grand qu’on n’est ; et, serrant son fusil, les doigts crispés, on marche gravement, avec des yeux qui cherchent les balles. Elles arrivent tout à coup, balayant toute la largeur de l’air, et quelques hommes s’effondrent, sans un cri ; mais leur chute en avant est suspendue par l’arme, qui glisse et se fiche en terre, en sorte que le soldat tombe dessus, arrêté, empalé, dans une étrange et effrayante attitude, — mort et presque debout, vivant demi-abattu, horrible à voir comme tous les cadavres qui n’ont pas l’air au repos.

Mousse, dès que les balles chantèrent, redit à Gaspard !

— Hein… tu n’oublieras pas ma lettre ?…

Et presque aussitôt des marmites commencèrent d’éclater autour d’eux. L’ennemi était à trois cents mètres ; ils le virent surgir de terre, par petits paquets d’hommes qui se rejoignaient, formant une muraille en marche. On allait donc se joindre, se heurter, entrer les uns dans les autres. Les Français, malgré les balles, serrèrent les rangs.

Le mur allemand devenait plus noir et plus proche. Il s’éclairait de quelques trous, des soldats qui tombaient. On distinguait maintenant les casques à pointe. On ne tirait plus, et les hommes, sans un cri, marchaient toujours gravement des deux côtés. — Mais… quand les deux troupes furent proches de cinquante mètres, comme si quelqu’un d’en haut les dirigeait, on les vit s’incliner, l’une à droite, l’autre à gauche, en un mouvement tournant qui semblait là comme une entente, ou plutôt une terreur pareille de s’aborder sans s’être vus. Il fallait se tâter d’abord, se regarder, prendre le temps de se haïr ; ils faisaient comme les chiens qui se flairent et tournent, avant de se sauter à la gorge.

Seulement, sur ce calme tragique s’abattirent de nouvelles marmites, qui déchirèrent, mutilèrent, emportèrent des morceaux de champ et d’hommes.

L’une d’elles jeta violemment sur le sol Gaspard et Mousse.

Quand l’épais nuage noir de sa puante fumée fut dissipé, Gaspard, hébété, tenta de se remettre debout. Il retomba et il fit :

— Ah !… Ma jambe !… Cré Bon Dieu !

Sa jambe droite, au-dessous du genou, était brisée, molle, et pendait, la culotte arrachée et sanglante ; et il regardait, stupide, tandis que les camarades, en se hâtant, tête en avant, épaule haute, passaient sans prendre garde.

Il appela d’une voix creuse :

— Mousse… où qu’t’es ?

Une voix répondit :

— L’est là, par terre… L’a l’crâne ouvert, comme un vol-au-vent !…

Gaspard tressauta :

— Quoi… l’est foutu ?

La voix reprit, en ronchonnant :

— Probabe qu’il a laissé ça là.

Gaspard ne se sentit plus le courage de rien dire. — Il perdait du sang, qu’il regardait couler et faire une tache noire sur le sol. Français et Boches s’assassinaient ; on entendait des cris sauvages. Une nouvelle marmite siffla, s’abattit, éclata ; le champ s’ouvrit, puis il se souleva, et une énorme vague de terre vint s’abattre mollement sur le corps de Mousse. On ne le vit plus. Les canons allemands l’avaient tué ; ils l’enterraient. La mitraille lui avait fait une horrible blessure : aussitôt elle lui creusait une tombe, l’y étendait et le recouvrait. La terre le reprenait, sans que la main de l’homme aidât. La guerre le frappait, mais elle le gardait. Le repos tout de suite, après la mort. Pas de corps palpé ni de poches fouillées ; pas de plaintes ; pas de phrases. Soldat Mousse : disparu…

Gaspard se mit à geindre :

— Ah !… Ah ! Guillaume !… Si je l’tenais c’cochon-là !

Deux brancardiers s’approchaient qui le prirent vivement, l’un sous les reins, l’autre par les aisselles.

— Te raidis pas ; laisse-toi porter.

Il dit :

— Voui… voui, v’s êtes des poteaux ; mais si je l’tenais… ah ! c’cochon-là !

Sur un brancard à roues, malgré les marmites qui s’écrasaient autour d’eux, ils le roulèrent jusqu’à une route, où d’autres infirmiers se chargèrent de le conduire à l’ambulance. — Elle était installée parmi des maisons en ruines, dans une grande cave de ferme crevée d’obus.

On y descendit Gaspard qui commençait à souffrir de sa jambe et qui, brusquement, se soulevait de douleur sur la toile du brancard.

Deux majors s’approchèrent. Ils dirent tout de suite :

— Oh ! toi, mon pauvre vieux… faudra couper.

— Couper ? répéta machinalement Gaspard.

— Oui, il faudra couper là, dit le premier major.

— Je ne crois pas : il vaut mieux couper là, dit le second major.

— Pourquoi là ? dit le premier major.

— À votre guise, coupez là ! dit le deuxième major.

— Non, non, ça m’est égal. Coupons là… dit le premier major.

Gaspard les regardait de tous ses yeux, faisant une affreuse grimace et crispant les poings. Puis il laissa aller sa tête en murmurant une fois de plus :

— Ah !… Cré Bon Dieu !

Sa campagne d’hiver avait juste duré vingt-deux heures.