Arthème Fayard & Cie (p. 5-35).
II  ►


I


C’était la grande semaine d’Août 1914, où chaque ville de chaque province offrit un régiment à la France. A…, chef-lieu de terre normande, eut le sien, comme les autres, à assembler et à équiper.

Ses maisons et leurs habitants n’ont pourtant rien de guerrier. Race avant tout pratique. Vous lisez clairement dans tous les yeux que deux et deux font quatre, dans certains le regret que deux et deux ne fassent cinq. Mais dans aucun vous ne voyez briller le désir vibrant de sonner la charge. Les casernes se cachent ; on ne les trouve pas seul : il faut qu’un soldat vous mène. La première est un antique couvent, dans un cul-de-sac. Et la seconde, du siècle dernier, est dans un autre cul-de-sac. Quand les quartiers sont consignés, que les rues sont vides, les gens chez eux, — l’été, vers deux heures, — lorsque la ville somnole et que les nuages glissent lentement, on aurait peine à croire que de A… il pût sortir un vrai régiment, solide et discipliné, qui marche en cadence, avec un bruit de baïonnettes et de souliers ferrés.

Et pourtant, ce miracle s’est accompli.

On vit d’abord les boutiquiers sur leurs portes. M.  Romarin, le coiffeur de la Grand’Rue, sortit le premier. Le bras en l’air, comme s’il agitait un drapeau, il fit signe à l’épicier, M.  Clopurte, qu’il partait. M.  Clopurte partait aussi, mais moins ardent que le coiffeur, il préféra se réserver. Sait-on jamais ? On venait de coller sur les murs une consolation du Président de la République : « Citoyens, la mobilisation n’est pas la guerre… »

— Non ! C’est histoire de secouer ses puces, dit avec un rire méchant le premier clerc d’avoué de Maître Farce qui, lui, semblait nerveux.

Il traversait la place d’Armes, sortant du Palais de Justice, et il venait de rencontrer M.  Fosse, le marchand de nouveautés.

— Ça vous sourit, à vous, d’aller vous faire estourbir ?

M.  Fosse, un peu pâle, avait la gorge sèche. Il balbutia :

— Dame, que voulez-vous…

Ces quatre hommes, sans s’en douter, représentaient assez bien quatre formes de pensées, qui étaient les plus répandues à cette heure dramatique dans les cerveaux de A…

L’un, juvénile et flambant, criait : « Vive la France ! » Il pensait à des Alsaciennes de cartes postales, et il avait une mèche blonde qui dansait sur son front.

M.  Clopurte, lui, était chauve et maigre : crâne plus lisse que ses bougies ; corps plus sec que ses balais. Il dévisageait la Guerre comme une nouvelle pratique et, en calculateur, il s’arrangeait d’avance avec elle. M.  Clopurte, c’était l’espérance muette au seuil d’une épicerie.

Chez le premier clerc, au contraire, écroulement général. Un vrai cœur-château de cartes. Seulement, il s’ébrouait, ricanait, cherchait du secours ; et, trouvant M.  Fosse, il songeait, les nerfs crispés, à sa vendeuse Mademoiselle Romance, qui commençait de lui accorder des rendez-vous le dimanche, sur les bords de la rivière. Il se disait fébrilement : « Adieu les amours !… Guerre… batailles… la mort… » Si jeune ! Il en avait des frissons.

Tandis que M.  Fosse, lui, nourrissait un sentiment du devoir contre lequel il n’y avait pas à se rebiffer. Né d’un percepteur, d’un homme qui avait usé sa vie à vérifier des additions, pour M. Fosse, une date fatale c’était un compte qui tombe juste. « Deux Août : mobilisation », cela s’imposait à lui et il en pâlissait, mais sans acrimonie.

La moitié de A… pensait comme ces quatre hommes ; l’autre moitié ne pensait pas.

N’importe : la soirée était belle. Le soleil baissant, les toits devenaient roses. Un rayonnement heureux caressait les maisons. Le bleu du ciel, en s’allégeant, donnait des ailes à la soirée ; et il y avait des promesses dans la tiédeur de l’air.

Le lendemain, on vit s’en venir les gars des champs. En carrioles, par le train, sur des vélos, à pied, — tous les jeunes hommes des fermes à dix lieues à la ronde. Ils marchaient pesamment, et ils sentaient l’étable. Leur baluchon dans un mouchoir, souliers à clous, pantalons-damiers, chapeaux mous, gilets à manches. C’étaient les « terreux », une toute autre race que les gens de petite ville. Ils avaient laissé leurs pommiers, leurs bestiaux et leurs femmes, et ils s’en venaient gourds et surpris, mais de se revoir les éveillait :

— Tia ! l’ gars Pinceloup ! Ah ! c’te vieille vache !

— Ça va, mon gars ? Tu viens t’ faire tuer ?

— Dame, ça s’ peut ben. Personne sait ren.

— Ça sent pas bon pour la fanfare.

— C’est pus la chasse ; on est gibier.

— Gibier, mon gars, les aut’ aussi.

— Oh, ça c’est sûr. L’ mieux c’est de s’en foute !

— D’autant que tout ça vaut point l’amour.

— Eune tite fille ben pommelée, qu’on en ait plein les mains.

— T’occupe pas. Par là-bas on trouvera ben d’ quoi faire !

Et ils riaient, navigant d’un trottoir à l’autre, dans les rues trop étroites pour leurs pieds campagnards. Solides, ils représentaient une force. A…., en les recevant, prenait du caractère. On comprenait soudain la dureté du pavé. Chef-lieu de province musclée et têtue, préfecture loin de la frontière, bien portante, en bon air, sans fièvre mais sans génie, prudente, méfiante, et comptant tout son monde, homme par homme, pour pouvoir se plaindre au retour de ce qui manquerait.

Le beau temps de la veille s’était corsé et il faisait un soleil vigoureux qui coloriait de petits nuages ronds, sans poésie.

Mais dans la nuit le vent changea brusquement, et une averse drue tomba sur la ville. Elle s’éveilla pourtant sous le ciel bleu. Il ne dura pas. De nouveau, toute une bande de petites nuées rapides s’en vinrent crever en trombes rageuses dont l’eau séchait, sitôt tombée. Le ciel se faisait noir et redoutable : il inondait les rues. Puis le soleil, énorme et généreux, fondait les nuages pour que les toits se reflètent dans les mares. On ne savait si le temps riait ou pleurait. Matinée nerveuse, de colères et de rayonnements. Soudain, on apprit que le train des Parisiens venait d’entrer en gare.

Les Normands ricanèrent :

— Un Parigot et un Parigot, ça vaut jamais deux gars des champs !

On eût pu croire qu’ils avaient quelque crainte ou de l’envie.

Dès que le train eut stoppé, on entendit une acclamation. Enthousiaste ou ironique ? Salut joyeux ou bonjour nargueur ?

Le chef de gare rôdait sur le quai. Le premier homme qui sauta à terre s’en vint à lui :

— Alors, camarade syndiqué, ça boulotte dans ton port de mer ?

L’autre essaya de rire, fit une grimace et se coula dans son bureau. Il ne vit qu’un Parisien.

Ils étaient sept à huit cents, du quartier Montparnasse, avenue du Maine, rue de la Gaîté, qui s’en venaient chercher les gars du Perche, matois mais un peu lents, car les Parisiens sont les clairons d’un régiment : ce sont eux qui mettent en route et puis qui marquent le pas.

Ceux-là, on les eût crus dix mille, tant ils tournaient, tant ils parlaient. Ils parlaient à la gare, aux rues, aux nuages, forçant leur voix :

— Bonjour, c’ vieux A… ! On se r’trouve, ma vieille branche !

Et un gros marchand de vins, sur la place du Chemin-de-Fer, agitait sa serviette et répondait de sa porte :

— Les v’là donc, les poteaux, et ils sont un peu là ! Alors, le XIVe est toujours à sa place ?

Ils accouraient vers lui :

— Quoi ? T’es d’ Pantruche ? Non, mais sans blague ?…

— Un peu, mon neveu ! J’ai resté dix ans dans la rue d’ la Gaîté.

— D’ la Gaîté, comme Gaspard ? Ben, tu connais Gaspard ?

— Ça s’ peut bien. Qui qu’ c’est-il ?

— Gaspard ! Eh là, Gaspard ! Où qu’il s’ cache c’ fourneau-là ?…

Et en attendant qu’il parût, ils se présentèrent quinze pour faire son portrait et conter ses exploits.

« Voilà ; un type crevant, avec un blair su l’ côté. Une balle crevante. Il était dans le même wagon comme eux : toute la nuit ou s’était crevé ! »

— Ah, dis donc ! fit le marchand de vins, et qu’est-ce qu’il fout d’ son métier ?

« Voilà : marchand d’escargots, l’avait d’abord été aux-z-Halles, et pis débardeur, et pis tout. Ah ! un poilu ! »

— Ah, ah, dis donc ! fit le marchand de vins, mais j’ veux le connaître, moi, c’t oiseau-là.

Tous défilaient, sauf lui.

Ouvriers, bourgeois, des casquettes, des chapeaux, le grand Rocton, le tapissier, et Moreau, le machiniste, qui montrait aux copains un petit bonhomme court et rond, coiffé d’un canotier trop étroit pour sa tête, et disait :

— Tu vois çui-là… c’t un journalisse. Il loge avenue du Maine. Un type à la hauteur, et pis qui sait causer.

Tous les autres demandaient :

— Comment qu’ c’est-il son nom ?

— Gaspard le sait : c’t un copain à Gaspard.

Toujours Gaspard. D’ailleurs, le journaliste le cherchait aussi. Il rentra dans la gare et il aperçut Gaspard aux prises avec un employé. Ce dernier avait trouvé blessant pour la Compagnie que Gaspard, qui débarquait, chantât sur l’air du « Petit Navire » : Il est cocu, le chef de gare !…, et il avait remarqué tout haut : « Voilà bien le régiment ! Dès que les Français ils deviennent soldate, ils se conduisent comme des dégoûtante ! »

— Comme des quoi ?… Répète-le ! Veux-tu que j’ te bouffe les foies ? avait dit Gaspard.

Et depuis cinq minutes c’était une dégelée d’injures et de menaces.

— C’est-il pasque t’as une cassiette et un galon ? Moi j’en ai jamais voulu des galons ! Alors faut pas nous en faire un plat avec ton chemin de fer à roulettes, qui met douze heures pour s’amener d’Pantruche !… J’ causerai du chef de gare, si ça me plaît d’en causer ; et si tu veux pas qu’on dise qu’il est cocu, c’est p’t-être que c’est par toi, comprends-tu ! Alors ferme ça, fumier d’ lapin !… Nous, on va s’ batte, nous on va s’ tuer. Toi, avec ta cassiette, tu continueras à faire des trous dans les billets. Tais-toi, tiens, tais-toi !…

— Allons, allons, Gaspard, dit le journaliste, qui s’approchait.

— T’arrives à point, Burette, emmène-moi : j’ ferais du vilain !

Ils sortirent ensemble.

Sur la place, une clameur les accueillit.

— Le v’là déjà ! Mais n’ te presse pas !

— De quoi ? fit Gaspard. Qu’est-ce qu’ils ont ces tourtes-là ?

Il cracha avec colère, et il lança :

— Pourquoi qu’ c’est qu’ils m’attendent ? Eh, marchez donc ! J’ rattrape toujours. — Berlin ? Tout droit, sans se r’tourner !

Et ses yeux verts luisaient comme ceux d’un loup.

Puis, soudain, il éclata de rire. Il fouillait dans sa poche, et montrait à Burette, le journaliste :

— J’y ai chauffé sa trompette à l’aut’ outil. Dis donc, déjà l’ boni de la guerre ! Ah, poteau, t’en fais pas : on va s’ payer des bosses !

C’était bien Paris faisant irruption dans la petite province.

Une pierre ricochant sur une mare, un mirliton se moquant d’une grosse caisse, un épouvantail au-dessus d’un champ de choux. C’était l’esprit populaire qui disait : « Ne m’oubliez pas dans vos bagages ! » C’était l’amour-propre du pays, quelquefois fanfaron, plus souvent débrouillard, jamais à plat, mais rebondissant, le geste drôle dans la bataille, le grand coup d’aile de la victoire. C’était, — pour commencer la guerre, — le mot de la fin, qui s’essayait.

Ce Gaspard était grand, comme il faut être pour faire la nique aux petits et se mesurer avec les autres. Des mains d’homme qui ne travaille pas de la tête, mais une tête à savoir se servir de ses mains. Lèvres humides, œil fureteur, cheveux rebelles, un brin de moustache satisfaite, et surtout un nez comique, un long nez tordu mais honnête, ne reniflant que d’une narine mais de la bonne, si bien qu’il semblait que c’était le front, curieux et remuant, qui laissait pendre ce nez à gauche, pour pêcher dans le cœur des idées et des mots.

Le premier clerc de Maître Farce, qui se tenait près de la gare, regarda passer Gaspard avec un étonnement qui l’immobilisa. Il se sentait entraîné, quoique défiant. Il pensait avec quelque estime : « Celui-là ne doit s’épater de rien. » Mais il se disait avec inquiétude : « C’est un ouvrier : il n’a pas de cravate. » L’esclave du papier timbré jugeait le peuple en liberté ; l’étude de petite ville contemplait le faubourg de la capitale.

— Eh, toi, le « monsieur », tu prends aussi un billet pour Berlin ? cria Gaspard.

Il tressaillit :

— Bien sûr !

Et soudain, il eut envie de le suivre, et de gagner son amitié.

Un de plus : Gaspard n’était ni gêné, ni content ; il ne s’aperçut même pas que l’autre se joignait à son cortège. Il avançait dans A… comme un homme familier avec les maisons et les rues. Vieilles connaissances : il était déjà, venu trois fois dans ce « trou », essayer son « déguisement de guerre », et il avait l’air de dire doucement : « Allons, la province, c’est nous : va falloir se grouiller. »

Au coin de la rue Saint-Éloi, il entendit :

— Tiens, mon homme débrouillard !

Il tourna la tête :

— Mon capitaine !… Ah, mon capitaine !… Comment qu’ vous allez, mon capitaine ?

— Et toi ?

— Moi, ça va… Alors, ça y est ?… On leur-z-y fout la pile ?

— Avec l’aide de Gaspard.

— En c’ cas, y a du bon. Gaspard s’engage ! On paye toujours un sou par jour ? Bath, c’ truc-là : on s’ fera des rentes !

Il avait de la joie plein les yeux de revoir son capitaine. Il pensait : « C’t un bon vieux, qu’aime qu’on ait des godasses à sa mesure, et qui goûte la soupe el’ premier. » Heureux d’avance, il offrit tout de suite ses services :

— Mon capitaine,… dites voir… si y a du boulot, j’ suis là pour un coup.

Le capitaine répondit :

— Tu vas m’habiller ma compagnie.

— Ça colle ! Où sont les frusques ?

— On va te montrer. Viens avec moi.

Gaspard était flatté. Il marchait maintenant à côté du capitaine. Tous deux de Paris, n’est-ce pas, on se comprenait… Quand ils passèrent la grille du quartier, l’homme de garde présenta les armes, et Gaspard eut un sourire négligent.

Dans un coin de la caserne, le capitaine montra tout un groupe d’hommes mêlés. Il dit : « Voilà les nôtres. » Il y avait des provinciaux, des campagnards, des Parisiens. Deux jours après, grâce à Gaspard, il y avait une compagnie de soldats.

Il commença, avec un bon du capitaine et trois charrettes réquisitionnées, par toucher tout le fourniment.

On vidait les magasins par les fenêtres, des glissières plongeant sur les voitures. Gaspard, pour « faire vite », n’avait choisi que des Parigots : ils s’exécutèrent avec une ardeur enragée. Capotes et pantalons, les képis, sacs et cuirs, et surtout les marmites avec leur bruit de fer-blanc, partaient au dehors, à la volée, et s’écroulaient dans les charrettes. Par le poids, les brancards se soulevaient, et la sangle des chevaux les écrasait au ventre.

Gaspard encourageait :

— Approchez, m’sieurs dames, prenez l’article en mains !

Et Burette, qui transportait des piles d’effets, reprenait : « C’est pas cher ! »

Il avait une bonne face avenante ce journaliste, un peu poupine, avec des yeux d’enfant qui admiraient Gaspard. Il faisait chorus :

— Ah, les Alboches, ils veulent la guerre ? Eh bien, on va la leur faire voir la guerre ! Et puis, bien nippés, bien chaussés, bien armés ! Et allez donc, emplissez les voitures ! Ah, les cochons !

— Ça m’ change pas de mon métier, disait Moreau, le machiniste du Châtelet. J’ai assez fait des pièces à féerie. J’ connais les remue-ménage : en scène pour la un !

— Moi, j’attends l’ ballet, dit Gaspard, et c’est nous qu’on dansera avec les p’ tites Allemandes.

— Et moi ? demanda Burette.

— Toi, t’ seras de l’Apothéose !

Un rire général répondit, et trois piles de bonnets de coton filèrent par la fenêtre en culbutant, comme s’ils se tordaient aussi.

— Bonnets de nuit ? En été ? dit Moreau. Pas la peine !

— S’pèce d’andouille, fit Gaspard, et pour passer le café ?

C’était fini. Magasin vide ; les planches nues ; tout raflé. Il prit la pancarte qui portait le numéro de la compagnie, et il la pendit à la fenêtre après avoir écrit dessus : À louer, — en meublé.

Quand tout fut porté à la compagnie, il organisa son magasin, avec une prestesse et une ingéniosité qui étourdirent le capitaine, homme à l’âme tranquille et à la cervelle minutieuse.

— Qu’ mon capitaine s’ fasse pas d’ mousse, dit Gaspard, mais qu’il m’envoie les bon’hommes un à un, et en ordre !

Le capitaine s’exécuta. Alors, la chemise bouffant à la ceinture, dépoitraillé, et mains aux hanches, Gaspard faisait :

— Enfile ça ! Et t’ dépêche. Ben, ça va ? Oui, t’es beau !

— Un peu court… risquait l’homme.

— Un peu court !… De c’ temps-ci ? Tu sues déjà pas d’ trop ?

Le suivant se présentait :

— Essaye vite ! Et du nerf !… Épatant ! Sur mesure !

— Un peu long… risquait l’homme.

— Un peu long !… Et quand viendra la fraîche, monsieur en r’demandera ?

Il n’y a que pour Burette qu’il changea de ton.

C’est Burette qui disait :

— Ça va, je t’assure, ça va…

— Tais-toi, t’y connais rien, t’es journalisse, toi, tu sais pas. Moi je veux t’ nipper à mon idée, pasque t’es un copain, et un copain pas fier, quoiqu’tu soyes bachelier… J’ t’ai reniflé, comprends-tu, et j’ sais comment qu’ tu causes.

— Mais comment voudrais-tu…

— Enfile voir… Pas si vite… Ça colle pas… Ôte-moi ça.

— Tu ne vas pas tout retourner ?…

— J’ ferai c’ que j’ai à faire ! J’ te dis qu’ t’es un copain : donc, j’ me conduis comme un copain. C’est pas pasqu’y a la guerre que l’ sentiment fout le camp… Prends c’ falzar-là ; t’es bath avec… Moi, quand j’ai des copains, c’est sacré, comme ma vieille et mon gosse… Tiens, essaye c’te capote… Ma femme aussi, quoi, j’ la gobe bien, mais ma vieille, c’te pauv’ vieille… Ah, on rigole comme ça, on fait des blagues… avant-hier, poteau, c’ que j’ai eu l’ cœur dans les talons !… Enlève ça : c’est trop grand… Quand j’ai pris mon salé et que j’ te l’embrassais, et qu’il faisait : « Mon pépé, ti t’en vas, dis, pépé ? » Ah ! j’ me suis dit… Tiens, v’là ta taille, enfile pour voir… J’ me suis dit : « Nom de nom, j’ voudrais encore être socialisse ! »

Il s’était assis soudain sur un tas de vêtements et regardait le plancher, en hochant la tête.

Il y eut un silence. Burette reprit lentement :

— Même socialiste, tu ne te serais pas défilé.

Gaspard se mit à rire :

— Dame, y a pus mèche ! Où se débiner ? V’là ces cochons qu’entrent en Belgique !… Ben, elle va, ta capote. De quoi qu’ tu plains ?… T’as pas de képi ? Tiens, prends çui-là… Ta femme à toi ça l’a retournée d’ te voir partir ?

— Tu penses…

— Elle est mignonne, ta femme ?

— On ne fait pas mieux.

— Veinard ! La mienne c’est pas qu’elle est jolie… mais elle est propre. L’ gosse il est tenu, vieux, on croirait un gosse d’esposition.

— Bravo !… Et… tu es marié ?

— Marié ?… J’ suis pas marié à la mairerie… mais j’ suis marié… dans mon idée.

— Oui, et alors… ce n’est pas plus rigolo de partir ?

— Tu parles, fiston !

— Surtout en cette saison, où les femmes ont des corsages transparents.

— Ah, dis donc !

— Et que c’est fameux, le soir, de prendre un apéritif à la glace.

— Non, ah non… parle pas d’ ça ! J’ déserte !… Tiens, l’est cinq heures. Décampons : on va bouffer. J’ te paye à bouffer.

Et ils sortirent.

Ils prirent par la Grand’Rue, qui grimpe vers la Préfecture, et de loin ils aperçurent la chaussée montante, pleine de soldats. L’épicier Clopurte, lui-même, méditait devant sa porte, en uniforme, et la lumière très douce de cette soirée d’été, atténuant les tons neufs des pantalons et des capotes, il ne restait, pour les yeux, que la gaîté des couleurs vives, à la française, qui donnait à ce coin de ville paisible l’air de vivre une fête nationale. Devant la Préfecture, on s’écrasait pour une dépêche. Un curé, au premier rang, proposa de lire à ceux qui ne voyaient pas. On applaudit ; on fit silence ; et il commença d’une voix vibrante, roulant de gros yeux dans une face rose et encore jeune, qui faisait paraître étrange un dos de tête et des tempes couvertes de cheveux tout blancs, blancs comme neige, et si légers qu’ils s’agitaient pendant cette lecture émouvante : « L’Allemagne avait déclaré la guerre à la Belgique. Alors l’Angleterre déclarait la guerre à Allemagne. Et le Tsar avait embrassé l’ambassadeur de France ! » Quand il se tut, on applaudit de nouveau.

Et on se regardait… en pouffant. Ce n’était qu’un cri : « Ils sont fous ! Enragés ! Tout le monde à dos ! Qu’est-ce qu’ils pensent faire ? »

Gaspard dit :

— Viens bouffer. J’ te dis qu’ils sont piqués !

Burette était radieux.

— Il y en a pour un mois ! On va les tenir tout de suite ! De tous les côtés ! Dans trois semaines ils demanderont grâce !

— Ah, fit Gaspard, ça va être la bonne vie !

Et en se tordant, ils allèrent jusqu’à la place du Chemin-de-Fer, où Burette, qui était gourmet, connaissait un petit restaurant tenu par une ancienne cuisinière ayant vingt ans de fourneau chez des bourgeois cossus.

Ils y trouvèrent un soldat de la compagnie, que Gaspard avait habillé, et un gros boucher de Vaugirard, dont le ventre n’avait voulu rentrer dans aucune capote. Ce dernier se leva, lança sa casquette et s’exclama :

— Des copains ! L’était temps : j’avais déjà l’ cafard.

Le fait est que l’autre convive n’avait pas l’air folichon.

— Comment qu’tu t’appelles ? dit Gaspard à ce dernier.

— Hommage.

— Où qu’t’as péché c’ nom-là ? Qu’est-ce tu fous dans le civil ?

— Gérant d’immeubles.

— T’es pas dégoûté !… Et pourquoi qu’ tu fais c’te trombine aujourd’hui ? Y a quelqu’un d’ mort chez toi ?

— Ça ne va pas… Je ne me sens pas bien.

— D’où ça ?

— J’ai de l’endocardite.

— D’ l’endo quoi ?…

— Je ne pourrai jamais faire campagne…

— Ben, reste dans ta vouate, mon vieux, dit Gaspard, on t’enverra des cartes.

Et se tournant vers le gros :

— Quoi c’est qu’on bouffe ?

— Un potage à la fleur des pois, dit le boucher.

Ce boucher était remarquable. Une tête bestiale, énorme, irrésistible. Le nez épaté tenait du museau de bœuf ; ses petits yeux, mal fendus dans la graisse, faisaient songer à ceux d’un porc ; les joues charnues, tendues, n’avaient rien d’un visage ; aucune espèce de front, les derniers cheveux formant sourcils ; pas l’ombre d’un menton, car la bouche se perdait dans le cou. À la réflexion, ce devait être un homme, mais à le regarder simplement, c’était un monstre étrangement farce. Qui aurait cru que ce fût un tueur et qu’il passait sa vie à donner la mort ?… Il était bavard, roublard, paillard. Il savait faire des yeux blancs, rouler sa langue, remuer les oreilles. Gaspard n’était pas là depuis deux minutes qu’éclatant, les coudes sur la table, il répétait :

— L’est pilant, mon vieux, c’ mec-là !

L’autre était habitué au succès. Il chatouilla d’abord la bonne :

— Comment qu’ c’est-il votre nom ? Prudence ? Eh, gentillet ! C’est comme ça d’abord qu’on m’avait appelé. Pendant un an on a cru qu’ j’étais une fille…

Et soudain d’une voix de basse : « J’étais si tendre et si mignon ! »

La bonne riait en devenant rouge. Burette lui-même était heureux. Bonne ou autre, Burette était toujours heureux près d’une femme, et il se frisait la moustache avec satisfaction. Puis, il aimait à se mettre à table. Il regardait la buée du potage, le pain frais, le cidre doux, et il dit : « Allons, mangeons, et ne parlons pas de la guerre. »

— La guerre ? fit le boucher qui s’emplissait la bouche de veau. On verra même pas les Alboches !

Burette approuvait presque. Mais à Gaspard cette parole parut excessive. Il fit avec sérieux :

— Sur quelles raisons qu’ tu te bases pour dire c’te chose-là ?

Le boucher cligna des yeux :

— Sur quelles raisons ? Tu sais-t-il lire ?

— Un peu, mon neveu.

— Ben lis, mon oncle ! Lis c’ qu’y a marqué su les journaux ! À Berlin ils ont d’jà la frousse. À Vienne ils sont en digue-digne… Et Guillaume, t’en fais pas, il a pus ses moustaches en bataille !

Le temps de saucer largement son assiette, de se bourrer les joues, d’avaler tout à la fois, puis il reprit pour conclure :

— D’ailleurs, j’ leur-z-y ferai voir mon caillou…

Il ôta gravement son képi, et découvrit un crâne si ras tondu, qu’il n’y avait plus là qu’un espoir de cheveux, mais sur son ordre le coiffeur avait laissé une simple petite mèche frisotante et impayable, qui sautait comme une plume au moindre hochement de tête. L’effet était admirable, et Gaspard s’abandonna à l’idée que l’ennemi s’en arrêterait net. Il riait, riait, tapant la table, avec des glouglous dans la gorge.

— Non, non… mais l’est pilant c’ mec-là !… Dis donc, vieux ?

— Eh ?

— Tu t’ mets avec nous, hein ! T’es un copain : on est qu’ des copains. Avec Burette, c’est un journalisse, un bon copain.

— Pas mèche, fit gravement le boucher, j’ suis à la viande.

Gaspard en devint presque mélancolique. Il se grattait la tête, murmurant : « Ça… ah ! ça c’est pas d’ veine ! »

On ne l’entendit plus rire du dîner.

En rentrant se coucher, il grognait.

Un sergent-major passa, dans les chambres, demander l’adresse des familles, en cas de décès. Il eut un haut-le-cœur.

— Ah ça… ça me dégoûte ! Non, c’est pas des manières… J’ veux bien m’ faire tuer, j’ veux pas qu’on m’en parle… Si j’ me r’tenais pas, j’ leur fouterais un faux renseignement, pasque ça… ah, ça, j’ trouve ça cochon !

Heureusement, les nuits d’août sont courtes, et les idées noires des hommes ne résistent guère à un lever de soleil éclatant, qui met d’abord le ciel en feu, puis qui lance à la terre tous ses rayons ensemble, qui s’impose, qui ne laisse pas libre une seule fenêtre, qui vient chercher le dormeur sur sa paille, l’éblouit paupières baissées, lui sonne un réveil en fanfare, illuminant toutes ses idées, et qui, d’une cour de quartier morne et vide, où chacun parmi tous soupire d’être seul, — lui, le soleil, d’un coup, fait une vaste tache de lumière où l’on se découvre une ombre fidèle à qui se confier.

Le régiment mi-constitué, mi-équipé, mi-éveillé, était descendu sur un appel de tambour, et soudain le soleil le doubla, en allongeant à terre les silhouettes falotes de ces hommes, qui prenaient confiance dans ce bain de jour si bienveillant et prometteur.

On formait des sections, des escouades ; les camarades s’appelaient : « Eh, gars, viens-t’en par là, qu’on soye ensemble, dis, pour bouffer ! » Groupes de Normands et de Parisiens : les premiers, comploteurs et craignant d’être vus ; les autres fanfarons, tout heureux qu’on les voie. Et les sergents disaient, moitié rechignant, moitié cédant :

— Allez-vous vous placer, qu’on prenne vos noms, bon Dieu !

De son magasin, Gaspard cria :

— Moi, j’suis avec Burette. Burette est mon copain !

Et Burette, joyeusement, répondit :

— On mourra sur la brèche ensemble : sois tranquille !

Puis, les sergents furent affectés et les hommes de chaque demi-section, aussitôt qu’ils avaient vu leur chef, chuchotaient entre eux :

— Ah, c’est d’la veine d’tomber comme ça !

— Tu l’ connais, toi, çui-là ?

— Ah vieux, ça c’est un bath !

— Et pis un rigolo !

— Et pis un qui s’en fout !… C’est pas comme l’aut’, là-bas !

Et alors, ils regardaient avec une satisfaction apitoyée les voisins, qui leur rendaient ce regard condescendant, persuadés aussi de tenir la chance unique.

Sur tous les capitaines on pensait pareillement. Chaque compagnie avait le meilleur ; mais la 24me, au dire de Gaspard, était servie comme pas une. Quand il avait dit : « Puche », il avait dit le Bon Dieu.

— C’est pas un bonhomme à foute son pied dans les marmites. La soupe d’abord. Ah, avec Puche on va faire du travail !

Avec lui aussi on en faisait. Il donnait dans son magasin des trousses, des cravates, des pattes d’épaule, des écussons, des lacets, des flanelles, des couvre-nuques, des crochets pour les cuirs. Puis, il sortait dans la cour avec des sacs de café en grains, de sucre en poudre, de biscuits, de conserves, de pansements. Il faisait former les rangs et il passait, le front en sueur :

— Tes pattes ! Allons, tes pattes ! Encore un qui s’doute pas qu’les Alboches ils arrivent !

— Où ça qu’ils arrivent ?

— Chez ta bourgeoise !… Et pis grouille-toi !…

Il était déjà populaire. On sentait un meneur et une poigne.

Soulignant chacun de ses actes d’un mot de large bon sens, il était en vingt-quatre heures devenu le conseil et le confident d’une compagnie. Son rôle pratique se doublait d’un effet moral. Aux geignards, il disait :

— Ah, bébé, nous rase pas avec tes boniments ! On t’emmène à la campagne, et on va t’ faire bouffer la cuistance à Gaspard.

Mais il n’aimait pas les parleurs, les encombrants, et les stratèges dans le secret de tout :

— Avale ta langue : ça t’nourrira ! Pis tu causeras si t’ sais causer, quand qu’ t’auras travaillé. On t’ paye un sou par jour, pas pour des prunes. Crève d’abord des Pruscots. Un sou, c’est l’ prix du cent !

Quelqu’un venait se plaindre : J’ai un képi trop petit… » — « Suis-moi voir. » Et il le remettait aux mains du coiffeur : « Ordre du capitaine : tondreras c’ poilu-là qu’a la citrouille trop grosse. »

Au moment de la revue du départ, le cheval du commandant se dressait tout le temps sur ses pattes de derrière. Gaspard vint : il lui parla dans l’oreille : « Pégase… voyons, Pégase !… » La bête, flattée, se calma.

Le drapeau ne voulait pas sortir de sa gaine. Il est vrai qu’il était aux mains d’un tout petit sous-lieutenant, un prétexte de porte-drapeau, comme ils devraient être tous, pour qu’on ne voie que les trois couleurs avec les franges d’or. Mais pour cela, il faut le déployer, et c’est encore Gaspard qui vint au secours du sous-lieutenant. Tenant ferme la hampe, il protestait furieux : « Ah, l’ chameau ! Sait-il pas qu’ c’est la guerre ?… » Et sa poigne en vint à bout.

Bref, quand on se mit en route, tous les hommes, jusqu’aux Normands les plus ennormandés, se fussent trouvés heureux de marcher à côté de lui. Mais il fut implacable :

— La rue d’ la Gaîté d’abord !

Il disait ça avec orgueil, et il la voyait en la nommant, sa rue de la Gaîté, derrière la gare Montparnasse, avec ses bars, ses music-halls, ses boutiques de mangeaille. C’est là que tout le quartier parle, s’amuse et se nourrit. Plus grouillante que la rue de Belleville, elle sent les frites comme la rue Montorgueil. Le soir, elle s’aveugle de lumières et s’étourdit de phonographes.

Gaspard, marchand d’escargots de la rue de la Gaîté, répéta avec émotion :

— Allons… les mecs ed’ la rue !…

Et c’est Moreau, le machiniste, qui s’avança le premier, avec l’air d’un officier d’ordonnance se rangeant à la droite de son chef.

Burette vint se mettre à gauche. Gaspard le dévisagea ;

— Toi t’es pas d’ la rue, mais t’es un copain, alors ça va. Et maintenant, à Berlin : donne l’adresse au Colo !

On s’était comptés quatre. Les officiers sifflaient. Le régiment se mit en branle.

Deux mille hommes dans ce petit chef-lieu demi-mort et banal, — il se trouvait tout à coup deux mille hommes, dont la capote portait le même chiffre, l’épaule la même arme, dont le visage posait la même question : « Alors ?… On y va ? » Et ils se répondaient entre eux : « On y va ! », — trois mots qui signifiaient l’élan des uns, et cachaient le serrement de cœur des autres.

Ce qui fait l’étrange beauté d’un régiment qui part, c’est d’abord l’uniforme, cette première discipline qui éclate aux yeux. Mais sous des képis pareils, la pensée elle aussi s’égalise, et il semble à chacun que c’est le pas de la Fatalité qu’il emboîte, dès qu’on commande : « En avant… marche ! » et que les sergents vous comptent : « Un !… Deux !… » Que deviennent alors les amours, les intérêts, les peurs, dans cette mise en route générale, où la cadence du corps emporte les idées ?

Les enfants et les femmes aiment voir passer des soldats, mais les hommes n’aiment pas moins être des soldats qui passent. Les voilà pris dans une foule qui remue. Sont-ils portés ? Donnent-ils de l’élan ? Ils ne savent ; ils ne s’appartiennent pas. Ils ne pensent plus « Je » ; ils sont devenus « Nous », et le cœur se gonfle, comme leur énergie se tend. — Ceux qui n’ont pas servi, qui n’ont pas traversé une ville, sac au dos, ignorent une des plus fortes sensations que l’homme puisse avoir, de n’être dans la machine sociale qu’un tout petit rouage, très dépendant. Mais c’est une servitude qui donne de l’orgueil, car elle exalte en chacun une valeur nationale. Un homme armé, qui marche au pas, se découvre une force et une mission. Il n’agit plus pour son compte ; il devient un symbole ; son uniforme est aux couleurs du pays, et il sent bien que c’est une grande chose qu’un régiment qui part.

Lorsque celui-ci s’ébranla, un soldat sans armes s’approcha de Burette et de Gaspard :

— Au revoir, messieurs… Bonne chance !

C’était M.  Hommage, le gérant d’immeubles à l’endocardite, qui avait obtenu du major de moisir au dépôt. Burette, bonhomme, lui fit au revoir, mais il ne put s’empêcher de dire à Gaspard :

— Te rappelles-tu, aux derniers dix-sept jours ?… Que la guerre éclate, affirmais-tu, les proprios pourront se pocher ; il y a leur galette qu’ils préserveront. Moi, bougerai pas : rien à défendre… Eh bien, Gaspard… c’est toi qui bouges, et ce proprio qui reste !

— Attends… attends voir, dit Gaspard, ma combine était fausse ! Moi, ayant rien, j’ai rien à perdre. Donc, j’hésite pas ; j’ cours me cogner ! Mais lui, l’ client, tient à ses sous. Vaut mieux qu’on l’ laisse ; l’a quéque chose à garder !

En une minute, son bon sens simple et robuste avait adapté à la guerre une théorie de paix.

Ils passèrent la grille du quartier. Les tambours battirent ; les clairons sonnèrent ; et l’on vit le régiment s’avancer par les rues.

Il faisait un après-midi adorable, d’une tiédeur vivante, et il courut comme un frisson dans l’air, trahissant tout l’émoi de la ville.

Les boutiquières sortaient, des fleurs dans les mains ; Gaspard tendait les siennes, et il criait aux femmes :

— Quand nous r’viendrons, c’ qu’on s’embrassera !

La nouvelle courait que cent mille Allemands venaient de tomber devant Liège. Cent mille ! Il semblait qu’il n’en restât plus. Les hommes faisaient des pas énormes.

— L’ train pour Berlin ! L’ train pour Berlin ! Quand ils l’aperçurent, quel cri !

La place de la Gare était noire de monde. On avait couru pour les voir passer ; on se pressait maintenant pour les voir partir. — Dimanche. Les femmes avaient leurs corsages clairs, leurs souliers neufs, leurs chapeaux à fleurs. On voyait la femme de M.  Fosse, Mlle  Romance, Mme  Clopurte, la Colonelle.

— Ah, c’est embêtant, dit Burette, de ne pas avoir aussi sa petite femme là-dedans !

Gaspard dit : « Console-toi en zyeutant les autres ». Il n’y manquait pas. Il faisait des signes à celles qu’il voyait.

Le colonel, raide, nerveux, arpentait le quai, comme s’il voulait habituer ses chaussures à la marche, et sa femme, une forte personne avec une poitrine comme en ont les Victoires, passait au-dessus de la barrière des roses à un capitaine aux yeux galants, qu’elle regardait derrière son face-à-main.

Enfin, on fit embarquer les hommes. — Ils étaient massés par groupes, comptés d’avance. Ils n’avaient qu’à monter dans le wagon dont on leur avait désigné le numéro. Et, en cinq minutes, le régiment disparut dans ces petites cases noires et brunes qui allaient rouler deux mille hommes jusqu’à la frontière. On ne voyait plus que les têtes qui se pressaient dans les ouvertures, et les portes étaient remplies par les gradés, sergents ou caporaux, qui voulaient voir et être vus les derniers.

Cependant, on apercevait Gaspard, Burette et Moreau, quoiqu’ils n’eussent aucun galon sur les manches. À leur wagon, c’étaient les gradés qui se tenaient derrière.

À trois heures juste, le convoi se mit en route. Acclamations mêlées : « Hourra ! Hourra ! À Berlin !… À bas Guillaume !… Au revoir les amis… Bonsoir la grosse blonde !… À Berlin !… Berlin ! » Les civils répondaient : « Bonne chance ! Bon courage ! Tuez-en beaucoup ! Revenez-nous vite ! »

Et la colonelle, qui regardait toujours derrière son face-à-main, lançait encore des fleurs, qu’un lieutenant attrapait au vol en grimpant dans son compartiment.

La machine sifflait, sifflait : adieu vibrant à la Normandie. Le chef de gare était sur le quai, agitant son drapeau. — Soudain, une voix goguenarde lança sur l’air du « Petit Navire » : Il est cocu, le chef de gare !…

C’était Gaspard… qui partait se battre.