Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL26

COMMENT FRÈRE JEAN RÉCONFORTE PANURGE SUR LE DOUTE DE COCUAGE.

« Je t’entends, dit frère Jean, mais le temps mate toutes choses. Il n’est le marbre ni le porphyre qui n’ait sa vieillesse et décadence. Si tu n’en es là pour cette heure, peu d’années après subséquentes je t’ouïrai confessant que les couilles pendent à plusieurs par faute de gibecière. Déjà vois-je ton poil grisonner en tête. Ta barbe, par les distinctions du gris, du blanc, du tanné et du noir, me semble une mappemonde. Regarde ici : voilà Asie ; ici sont Tigris et Euphrates. Voilà Afrique ; ici est la montagne de la Lune. Vois-tu les palus du Nil ? Deçà est Europe. Vois-tu Thélème ? Ce toupet ici tout blanc sont les monts Hyperborées. Par ma soif, mon ami, quand les neiges sont ès montagnes, je dis la tête et le menton, il n’y a pas grande chaleur par les vallées de la braguette.

— Tes males mules[1] ! répondit Panurge. Tu n’entends pas les topiques[2]. Quand la neige est sur les montagnes, la foudre, l’éclair, les lancis[3], le maulubec[4], le rouge grenat, le tonnerre, la tempête, tous les diables sont par les vallées. En veux-tu voir l’expérience ? Va on[5] pays de Suisse et considère le lac de Wunderberlich, à quatre lieues de Berne, tirant vers Sion. Tu me reproches mon poil grisonnant et ne considères point comment il est de la nature des poireaux, lesquels nous voyons la tête blanche et la queue verte, droite et vigoureuse.

« Vrai est qu’en moi je reconnais quelque signe indicatif de vieillesse, je dis verte vieillesse. Ne le dis à personne : il demeurera secret entre nous deux. C’est que je trouve le vin meilleur et plus à mon goût savoureux que ne soûlais[6] ; plus que ne soûlais, je crains la rencontre du mauvais vin. Note que cela arguë[7] je ne sais quoi du ponant[8], et signifie que le midi est passé. Mais quoi ? Gentil compagnon toujours, autant ou plus que jamais. Je ne crains pas cela, de par le diable. Ce n’est là où me deult[9]. Je crains que par quelque longue absence de notre roi Pantagruel, auquel force est que je fasse compagnie, voire allât-il à tous les diables, ma femme me fasse cocu. Voilà le mot péremptoire, car tous ceux à qui j’en ai parlé m’en menacent et affirment qu’il pi’est ainsi prédestiné des cieux.

— Il n’est, répondit frère Jean, cocu qui veut. Si tu es cocu, ergo ta femme sera belle ; ergo seras bien traité d’elle ; ergo tu auras des amis beaucoup ; ergo tu seras sauvé. Ce sont topiques monacales. Tu n’en vaudras que mieux, pécheur. Tu ne fus jamais si aise. Tu n’y trouveras rien moins. Ton bien accroîtra davantage. S’il est aussi prédestiné, y voudrais-tu contrevenir, dis, couillon flétri, couillon moisi, couillon rouï[10] ?…

« Couillonnas au diable, Panurge mon ami, puisqu’ainsi t’est prédestiné, voudrais-tu faire rétrograder les planètes, démancher toutes les sphères célestes, proposer erreur aux intelligences motrices, épointer les fuseaux, articuler les vertoils[11], calomnier les bobines, reprocher les détrichoires[12], condamner les frondrillons[13] défiler les pelotons des Parques ? Tes fièvres quartaines, couillu ! Tu ferais pis que les géants. Viens ça, couillaud. Aimerais-tu mieux être jaloux sans cause que cocu sans connaissance ?

— Je ne voudrais, répondit Panurge, être ni l’un ni l’autre. Mais si j’en suis une fois averti, j’y donnerai bon ordre, ou bâtons faudront[14] on[15] monde. Ma foi, frère Jean, mon meilleur sera point me marier. Écoute que[16] me disent les cloches à cette heure que sommes plus près. Marie point, marie point, point, point, point, point. Si tu te maries, marie point, marie point, point, point, point, point, tu t’en repentiras, tiras, tiras, cocu seras. Digne vertu de Dieu ! je commence entrer en fâcherie. Vous autres, cerveaux enfroqués, n’y savez-vous remède aucun ? Nature a-t-elle tant destitué[17] les humains que l’homme marié ne puisse passer ce monde sans tomber ès gouffres et dangers de cocuage ?

— Je te veux, dit frère Jean, enseigner un expédient, moyennant lequel jamais ta femme ne te fera cocu sans ton su et ton consentement.

— Je t’en prie, dit Panurge, couillon velouté. Or dis, mon ami.

— Prends, dit frère Jean, l’anneau d’Hans Carvel, grand lapidaire du roi de Mélinde.

« Hans Carvel était homme docte, expert, studieux, homme de bien, de bon sens, de bon jugement, débonnaire, charitable, aumônier, philosophe, joyeux au reste, bon compagnon et raillard[18], si onques en fut, ventru quelque peu, branlant la tête et aucunement[19] malaisé de sa personne. Sur ses vieux jours, il épousa la fille du bailli Concordat, jeune, belle, frisque[20], galante, avenante, gracieuse par trop envers ses voisins et serviteurs. Dont advint, en succession de quelques hebdomades[21], qu’il en devint jaloux comme un tigre, et entra en soupçon qu’elle se faisait tabourer[22] les fesses d’ailleurs. Pour à laquelle chose obvier, lui faisait tout plein de beaux contes touchant les désolations advenues par adultère, lui lisait souvent la légende des prudes femmes, la prêchait de pudicité, lui fit un livre des louanges de fidélité conjugale, détestant[23] fort et ferme la méchanceté des ribaudes mariées, et lui donna un beau carcan[24] tout couvert de saphirs[25] orientaux. Ce nonobstant, il la voyait tant délibérée[26] et de bonne chère avec ses voisins que de plus en plus croissait sa jalousie.

« Une nuit entre les autres, étant avec elle couché en telles passions, songea qu’il parlait au diable et qu’il lui contait ses doléances. Le diable le réconfortait et lui mit un anneau on[27] maître[28] doigt, disant : « Je te donne cetui anneau ; tandis que tu l’auras on doigt, ta femme ne sera d’autrui charnellement connue sans ton su et consentement. » — « Grand merci, dit Hans Carvel, monsieur le diable. Je renie Mahom si jamais on me l’ôte du doigt. » Le diable disparut, Hans Carvel, tout joyeux s’éveilla et trouva qu’il avait le doigt on comment-a-nom de sa femme. J’oubliais à conter comment sa femme, le sentant, reculait le cul arrière comme disant : « Oui, nenni, ce n’est ce qu’il y faut mettre », et lors semblait à Hans Carvel qu’on lui voulût dérober son anneau.

« N’est-ce remède infaillible ? À cetui exemple fais, si me crois, que continuellement tu aies l’anneau de ta femme on doigt. »

Ici fut fin et du propos et du chemin.


  1. Tes mauvais ulcères.
  2. Arguments logiques.
  3. La foudre (et aussi l’esquinanscie).
  4. L’ulcère.
  5. Au.
  6. N’avais coutume.
  7. Accuse.
  8. Couchant.
  9. Ce qui m’afflige.
  10. Macéré.
  11. Attaquer les pesons (de fuseau).
  12. Dévidoirs.
  13. Écheveaux.
  14. Feront défaut.
  15. Au.
  16. Ce que.
  17. Dépourvu.
  18. Aimant la plaisanterie.
  19. Quelque peu.
  20. Éveillée.
  21. Semaines.
  22. Tambouriner.
  23. Blâmant.
  24. Collier.
  25. (Emblème de fidelité).
  26. Résolue.
  27. Au.
  28. Doigt majeur.