Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL18

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 49-52).

COMMENT PANTAGRUEL LOUE LE CONSEIL DES MUETS.

Pantagruel, ces mots achevés, se tut assez longtemps, et semblait grandement pensif. Puis dit à Panurge : « L’esprit malin vous séduit, mais écoutez. J’ai lu qu’on[1] temps passé les plus véritables et sûrs oracles n’étaient ceux que par écrit on baillait, ou par parole on proférait. Maintes fois y ont fait erreur, ceux voire qui étaient estimés fins et ingénieux, tant à cause des amphibologies, équivoques et obscurités des mots, que de la brièveté des sentences. Pourtant fut Apollo, dieu de vaticination, surnommé Λοξίας. Ceux que l’on exposait par gestes et par signes étaient les plus véritables et certains estimés. Telle était l’opinion d’Héraclitus, et ainsi vaticinait Jupiter en Amon, ainsi prophétisait Apollo entre les Assyriens. Pour cette raison, le peignaient-ils avec longue barbe, et vêtu comme personnage vieux et de sens rassis ; non nu, jeune et sans barbe, comme faisaient les Grecs. Usons de cette manière, et, par signes sans parler, conseil prenez de quelque muet.

— J’en suis d’avis, répondit Panurge.

— Mais, dit Pantagruel, il conviendrait que le muet fût sourd de sa naissance, et par conséquent muet, car il n’est muet plus naïf que celui qui onques ne ouït.

— Comment, répondit Panurge, l’entendez ? Si vrai fut que l’homme ne parlât qui n’eût ouï parler, je vous mènerais à logicalement[2] inférer une proposition bien abhorrente et paradoxe[3]. Mais laissons-la. Vous donc ne croyez ce qu’écrit Hérodote des deux enfants gardés dedans une case par le vouloir de Psammétie, roi des Égyptiens, et nourris en perpétuelle silence, lesquels, après certain temps, prononcèrent cette parole, becus, laquelle en langue phrygienne signifie pain ?

— Rien moins, répondit Pantagruel. C’est abus dire qu’ayons langage naturel. Les langages sont par institutions arbitraires et convenances des peuples : les voix[4], comme disent les dialecticiens, ne signifient naturellement, mais à plaisir. Je ne vous dis ce propos sans cause, car Bartole, lib. I, de Verb. oblig., raconte que, de son temps, fut en Eugube un nommé messer Nello de Gabriélis, lequel par accident était sourd devenu ; ce nonobstant, entendait tout homme Italien parlant tant secrètement que ce fût, seulement à la vue de ses gestes et mouvement des baulèvres[5].

« J’ai davantage[6] lu, en auteur docte et élégant, que Tyridates, roi d’Arménie, on temps de Néron, visita Rome, et fut reçu en solennité honorable et pompes magnifiques, afin de l’entretenir en amitié sempiternelle du sénat et peuple romain, et n’y eut chose mémorable en la cité qui ne lui fut montrée et exposée. À son département[7], l’empereur lui fit dons grands et excessifs ; outre, lui fit option de choisir ce que plus en Rome lui plairait, avec promesse jurée de non l’éconduire, quoi qu’il demandât. Il demanda seulement un joueur de farces, lequel il avait vu on théâtre, et, n’entendant ce qu’il disait, entendait ce qu’il exprimait par signes et gesticulations, alléguant que, sous sa domination, étaient peuples de divers langages, pour esquels[8] répondre et parler lui convenait user de plusieurs truchements : il seul à tous suffirait, car, en matière de signifier par gestes, était tant excellent qu’il semblait parler des doigts. Pourtant, vous faut choisir un muet sourd de nature, afin que ses gestes et signes vous soient naïvement prophétiques, non feints, fardés, ni affectés. Reste encore savoir si tel avis voulez ou d’homme ou de femme prendre.

— Je, répondit Panurge, volontiers d’une femme le prendrais, ne fût que je crains deux choses.

« L’une, que les femmes, quelques choses qu’elles voient, elles se représentent en leurs esprits, elles pensent, elles imaginent que soit l’entrée du sacre Ithyphalle. Quelques gestes, signes et maintiens que l’on fasse en leur vue et présence, elles les interprètent et réfèrent à l’acte mouvant de belutage[9]. Pourtant[10] y serions-nous abusés, car la femme penserait tous nos signes être signes vénériens. Vous souvienne de ce qu’advint en Rome deux cents lx. ans après la fondation d’icelle : un jeune gentilhomme romain, rencontrant au mont Cœlion une dame latine nommée Vérone, muette et sourde de nature, lui demanda avec gesticulations italiques, en ignorance d’icelle surdité, quels sénateurs elle avait rencontré par la montée. Elle, non entendant ce qu’il disait, imagina être ce qu’elle pourpensait[11], et ce qu’un jeune homme naturellement demande d’une femme. Adonc par signes (qui en amour sont incomparablement plus attractifs, efficaces et valables que paroles) le tira à part en sa maison, signes lui fit que le jeu lui plaisait. Enfin, sans de bouche mot dire, firent beau bruit de culetis.

« L’autre, qu’elles ne feraient à nos signes réponse aucune : elles soudain tomberaient en arrière, comme réellement consentantes à nos tacites demandes, ou, si signes aucuns nous faisaient responsifs à nos propositions, ils seraient tant folâtres et ridicules que nous-mêmes estimerions leurs pensements être vénéréiques.

« Vous savez comment, à Croquignoles, quand la nonnain sœur Fessue fut par le jeune briffaut[12] dom Roidimet[13] engrossée, et la grosse[14] connue, appelée par l’abbesse en chapitre et arguée d’inceste, elle s’excusait, allégante que ce n’avait été de son consentement, c’avait été par violence et par la force du frère Roidimet. L’abbesse répliquante et disante : « Méchante, c’était on[15] dortoir, pourquoi ne criais-tu à la force ? Nous toutes eussions couru à ton aide. » Répondit qu’elle n’osait crier on dortoir, pour ce qu’on dortoir y a silence sempiternel. « Mais, dit l’abbesse, méchante que tu es, pourquoi ne faisais-tu signe à tes voisines de chambre ? » « Je, répondit la Fessue, leur faisais signe du cul tant que pouvais, mais personne ne me secourut. » « Mais, demanda l’abbesse, méchante, pourquoi incontinent ne me le vins-tu dire et l’accuser régullèrement ? Ainsi eussé-je fait, si le cas ne fut advenu, pour démontrer mon innocence. » « Pour ce, répondit la Fessue, que, craignante demeurer en péché et état de damnation, de peur que ne fusse de mort soudaine prévenue, je me confessai à lui avant qu’il départît[16] de la chambre, et il me bailla en pénitence de non le dire ni déceler à personne. Trop énorme eût été le péché, révéler sa confession, et trop détestable devant Dieu et les anges. Par aventure, eût-ce été cause que le feu du ciel eût ars[17] toute l’abbaye, et toutes fussions tombées en abîme avec Dathan et Abiron. »

— Vous, dit Pantagruel, jà[18] ne m’en ferez rire. Je sais assez que toute moinerie moins craint les commandements de Dieu transgresser que leurs statuts provinciaux. Prenez donc un homme. Nazdecabre[19] me semble idoine. Il est muet et sourd de naissance. »


  1. Au.
  2. Selon la logique.
  3. Hors de sens et paradoxale.
  4. Mots.
  5. Lèvres.
  6. En outre.
  7. Départ.
  8. Auxquels.
  9. Blutage (équivoque libre).
  10. C’est pourquoi.
  11. Méditait.
  12. Frère lai.
  13. (Raide y met).
  14. Grossesse.
  15. Au.
  16. Partit.
  17. Brûlé.
  18. Jamais.
  19. (Nez de chèvre, en languedocien).