Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL16

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 155-158).

COMMENT PANTAGRUEL ÉVADA UNE FORTE TEMPÊTE EN MER.

Au lendemain, rencontrâmes à poge[1] neuf orques[2] chargées de moines, jacobins, jésuites, capucins, ermites, augustins, bernardins, célestins, théatins, égnatins, amadéans[3], cordeliers, carmes, minimes, et autres saints religieux, lesquels allaient au concile de Chésil pour grabeler[4] les articles de la foi contre les nouveaux hérétiques. Les voyant, Panurge entra en excès de joie, comme assuré d’avoir toute bonne fortune pour celui jour et autres subséquents en long ordre, et, ayant courtoisement salué les béats pères et recommandé le salut de son âme à leurs dévotes prières et menus suffrages, fit jeter en leurs nefs soixante et dix-huit douzaines de jambons, nombre de caviars[5], dizaines de cervelas, centaines de boutargues[6], et mille deux beaux angelots[7] pour les âmes des trépassés.

Pantagruel restait tout pensif et mélancolique. Frère Jean l’aperçut, et demandait dont lui venait telle fâcherie non accoutumée, quand le pilote, considérant les voltigements du peneau[8] sur la poupe et prévoyant un tyrannique grain et fortunal[9] nouveau, commanda tous être à l’erte[10], tant nochers, fadrins[11] et mousses que nous autres voyagers, fit mettre voiles bas, méjane, contreméjane, triou, maistrale, épagon, civadière[12], fit caler les boulingues[13] trinquet de prore et trinquet de gabie[14], descendre le grand artimon, et de toutes les antennes ne rester que les griselles et côtières[15].

Soudain la mer commença s’enfler et tumultuer du bas abîme, les fortes vagues battre les flancs de nos vaisseaux ; le mistral, accompagné d’un cole[16] effréné, de noires gruppades[17], de terribles sions[18], de mortelles bourrasques, siffler à travers nos antennes ; le ciel tonner du haut, foudroyer, éclairer, pleuvoir, grêler ; l’air perdre sa transparence, devenir opaque, ténébreux et obscurci, si que autre lumière ne nous apparaissait que des foudres, éclairs et infractions[19] des flambantes nuées ; les catégides, thielles, lélapes et prestères[20] enflamber tout autour de nous par les psoloentes, arges, élicies[21] et autres éjaculations éthérées[22] ; nos aspects[23]tous être dissipés et perturbés ; les horrifiques typhones suspendre les monstrueuses vagues du courant. Croyez que ce nous semblait être l’antique chaos, onquel[24] étaient feu, air, mer, terre, tous les éléments en réfrac taire confusion.

Panurge, ayant du contenu en son estomac bien repu les poissons scatophages, restait accroupi sur le tillac, tout affligé, tout meshaigné[25], et à demi mort, invoqua tous les benoîts saints et saintes à son aide, protesta de soi confesser en temps et lieu, puis s’écria en grand effroi, disant : « Majordome, hau, mon ami, mon père, mon oncle, produisez[26] un peu de salé ; nous ne boirons tantôt que trop à ce que je vois. À petit manger bien boire, sera désormais ma devise. Plût à Dieu et à la benoîte, digne et sacrée Vierge, que maintenant, je dis tout à cette heure, je fusse en terre ferme, bien à mon aise !

« Ô que trois et quatre fois heureux sont ceux qui plantent choux ! Ô Parques, que ne me filâtes-vous pour planteur de choux ! Ô que petit est le nombre de ceux à qui Jupiter a telle faveur porté qu’il les a destinés à planter choux, car ils ont toujours en terre un pied, l’autre n’en est pas loin ! Dispute de félicité et bien souverain qui voudra ; mais quiconque plante choux est présentement par mon décret déclaré bienheureux, à trop meilleure raison que Pyrrhon, étant en pareil danger que nous sommes et voyant un pourceau près le rivage qui mangeait de l’orge épandu, le déclara bienheureux en deux qualités, savoir est qu’il avait orge à foison, et d’abondant[27] qu’il était en terre.

« Ha ! pour manoir déifique et seigneurial il n’est que le plancher des vaches. Cette vague nous emportera. Dieu servateur[28] ! Ô mes amis ! un peu de vinaigre. Je tressue[29] de grand ahan[30]. Zalas ! les voiles sont rompues, le prodenou[31] est en pièces, les cosses[32] éclatent, l’arbre[33] du haut de la gatte plonge[34] en mer, la carène est au soleil, nos gumènes[35] sont presque tous rompus. Zalas, zalas ! où sont nos boulingues[36] ? Tout est frelore bigoth[37] ! Notre trinquet est à vau-l’eau. Zalas ! à qui appartiendra ce bris ? Amis, prêtez[38] ici derrière une de ces rambades[39]. Enfants, votre landrivel[40] est tombé. Hélas ! n’abandonnez l’orgeau[41], ni aussi le tirados[42]. J’ouïs l’agneuillot[43] frémir. Est-il cassé ? Pour Dieu, sauvons la brague[44] ; du fernel[45] ne vous souciez. Bebebe, bous, bous, bous. Voyez à la calamite[46] de votre boussole, de grâce, maître Astrophile, dont nous vient ce fortunal[47] ? Par ma foi, j’ai belle peur. Bou, bou, bou, bous, bous. C’est fait de moi. Je me conchie de male[48] rage de peur. Bou, bou, bou, bou ! Otto, to, to, to, to, ti ! Bou, bou, bou, ou, ou, ou, bou, bou, bous, bous ! Je noie, je noie, je noie, je meurs. Bonnes gens, je noie. »


  1. Droite.
  2. Transports.
  3. (Ordre fondé par Amédée de Savoie).
  4. Éplucher.
  5. Caviars.
  6. Œufs de poisson séchés.
  7. (Monnaie d’or).
  8. La banderolle.
  9. Tempête.
  10. Au guet.
  11. Novices.
  12. Misaine, contremisaine, voile de fortune, grand’voile, voile d’artimont, voile de beaupré.
  13. Boulines.
  14. Trinquette de proue et trinquette de hune.
  15. Les enfléchures et cordages.
  16. Tourbillon.
  17. Bourrasques.
  18. Tourmentes.
  19. Déchirements.
  20. Orages, tempêtes, tourbillons de vent et de pluie, ouragans accompagnés de foudre et d’éclairs.
  21. Foudres fumantes, foudres fulgurantes, éclairs en spirales.
  22. Traits lancés par le ciel.
  23. Notre orientation.
  24. Auquel.
  25. Chagriné.
  26. Exhiber.
  27. Par surplus.
  28. Sauveur.
  29. Je sue abondamment.
  30. Grand’peine.
  31. L’amarre de proue.
  32. Les porte-haubans.
  33. Le mât.
  34. Hume.
  35. Câbles.
  36. Boulines.
  37. Perdu, par Dieu ! (allemand corrompu).
  38. Portez aide.
  39. Châteaux d’avant.
  40. Remorque.
  41. La barre.
  42. Trait.
  43. Le gond de gouvernail.
  44. Braie, le cordage.
  45. De la drosse.
  46. L’aimant.
  47. Tempête.
  48. Mauvaise