Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G43

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 128-130).

COMMENT GARGANTUA ASSAILLIT PICROCHOLE DEDANS LA ROCHE-CLERMAUD ET DEFIT L’ARMÉE DUDIT PICROCHOLE.

Gargantua eut la charge totale de l’armée. Son père demeura en son fort, et leur donnant courage par bonnes paroles, promit grand dons à ceux qui feraient quelques prouesses. Puis gagnèrent le gué de Vède, et par bateaux et ponts légèrement faits, passèrent outre d’une traite. Puis, considérant l’assiette de la ville, qui était en lieu haut et avantageux, délibéra celle nuit sur ce qu’était de faire. Mais Gymnaste lui dit :

« Seigneur, telle est la nature et complexion des Français qu’ils ne valent qu’à la première pointe. Lors ils sont pires que diables. Mais s’ils séjournent, ils sont moins que femmes. Je suis d’avis qu’à l’heure présente, après que vos gens auront quelque peu respiré et repu, fassiez donner l’assaut. »

L’avis fut trouvé bon. Adonc produit toute son armée en plein camp[1], mettant les subsides[2] du côté de la montée. Le moine prit avec lui six enseignes de gens de pied, et deux cents hommes d’armes, et, en grande diligence, traversa les marais et gagna au-dessus le Puy jusques au grand chemin de Loudun.

Cependant l’assaut continuait : les gens de Picrochole ne savaient si le meilleur était sortir hors et les recevoir, ou bien garder la ville sans bouger. Mais furieusement sortit[3] avec quelque bande d’hommes d’armes de sa maison, et là fut reçu et festoyé à grands coups de canon qui grêlaient devers les coteaux, dont les gargantuistes se retirèrent au val, pour mieux donner lieu à l’artillerie. Ceux de la ville défendaient le mieux que pouvaient, mais les traits passaient outre par dessus, sans nul férir[4]. Aucuns de la bande, sauvés de l’artillerie, donnèrent fièrement[5] sur nos gens, mais peu profitèrent, car tous furent reçus entre les ordres[6] et là rués[7] par terre. Ce que voyants, se voulaient retirer, mais cependant le moine avait occupé le passage, par quoi se mirent en fuite sans ordre ni maintien. Aucuns voulaient leur donner la chasse, mais le moine les retint, craignant que, suivants les fuyants, perdissent leurs rangs et que, sur ce point, ceux de la ville chargeassent sur eux. Puis, attendant quelque espace et nul ne comparant[8] à l’encontre, envoya le duc Phrontiste pour admonester Gargantua à ce qu’il avançât pour gagner le coteau à la gauche, pour empêcher la retraite de Picrochole par cette porte. Ce que fit Gargantua en toute diligence, et y envoya quatre légions de la compagnie de Sébaste ; mais si tôt ne purent gagner le haut qu’ils ne rencontrassent en barbe[9] Picrochole, et ceux qui avec lui s’étaient épars[10].

Lors chargèrent sus raidement, toutefois grandement furent endommagés par ceux qui étaient sur les murs, en coups de trait et artillerie. Quoi voyant Gargantua, en grande puissance alla les secourir, et commença son artillerie à heurter sur ce quartier de murailles, tant que toute la force de la ville y fut révoquée[11]. Le moine voyant celui côté, lequel il tenait assiégé, dénué de gens et gardes, magnaniment tira vers le fort, et tant fit qu’il monta sus[12], lui et aucuns de ses gens, pensant que plus de crainte et de frayeur donnent ceux qui surviennent à un conflit que ceux qui lors à leur force combattent. Toutefois ne fit onques effroi[13] jusques à ce que tous les siens eussent gagné la muraille, excepté les deux cents hommes d’armes qu’il laissa hors pour les hasards.

Puis s’écria horriblement, et les siens ensemble, et sans résistance tuèrent les gardes d’icelle porte, et l’ouvrirent ès hommes d’armes, et en toute fierté[14] coururent ensemble vers la porte de l’orient où était le désarroi, et par derrière renversèrent toute leur force.

Voyants les assiégés de tous côtés, et les gargantuistes avoir gagné la ville, se rendirent au moine à merci. Le moine leur fit rendre les bâtons[15] et armes, et tous retirer et resserrer par[16] les églises, saisissant tous les bâtons des croix, et commettant gens ès portes pour les garder d’issir[17]. Puis, ouvrant celle porte orientale, sortit au secours de Gargantua. Mais Picrochole pensait que le secours lui venait de la ville, et par outrecuidance se hasarda plus que devant, jusques à ce que Gargantua s’écria :

« Frère Jean, mon ami, frère Jean, en bon heur[18] soyez venu ! »

Adonc connaissant Picrochole et ses gens que tout était désespéré, prirent la fuite en tous endroits. Gargantua les poursuivit jusque près Vaugaudry, tuant et massacrant, puis sonna la retraite.


  1. Champ.
  2. La réserve.
  3. (Sous-entendez : Picrochole).
  4. Frapper.
  5. Furieusement.
  6. Rangs.
  7. Abattus.
  8. Comparaissant.
  9. Face à face.
  10. Dispersés.
  11. Rappelée.
  12. Dessus.
  13. Clameurs destinées à effrayer.
  14. Fureur.
  15. Épées.
  16. Dans.
  17. Sortir.
  18. Chance.