Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G42

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 126-128).

COMMENT GRANDGOUSIER MANDA QUÉRIR SES LÉGIONS, ET COMMENT TOUQUEDILLON TUA HASTIVEAU, PUIS FUT TUÉ PAR LE COMMANDEMENT DE PICROCHOLE.

En ces mêmes jours, ceux de Bessé, du Marché Vieux, du bourg Saint-Jacques, du Rainneau, de Parillé, de Rivière, des Roches-Saint-Paul, du Vaubreton, de Pautille, du Bréhemont, du Pont-de-Clam, de Cravant, de Grandmont, des Bourdes, de la Villaumère, de Huymes, de Ligré, de Ussé, de Saint-Louant, de Panzoust, des Couldreaulx, de Véron, de Coulaine, de Chosé, de Varennes, de Bourgueil, de l’Île-Bouchard, du Croulay, de Narsay, de Cande, de Montsoreau et autres lieux confins, envoyèrent devers Grandgousier ambassades pour lui dire qu’ils étaient avertis des torts que lui faisait Picrochole, et pour leur ancienne confédération, ils lui offraient tout leur pouvoir, tant de gens que d’argent et autres munitions de guerre.

L’argent de tous montait, par les pactes[1] qu’ils lui envoyaient, six vingt quatorze millions deux écus et demi d’or. Les gens étaient quinze mille hommes d’armes, trente et deux mille chevaux-légers, quatre vingt neuf mille arquebusiers, cent quarante mille aventuriers, onze mille deux cents canons, doubles canons, basilics et spiroles[2], pionniers quarante sept mille : le tout soudoyé[3] et avitaillé[4] pour six mois et quatre jours. Lequel offre Gargantua ne refusa ni accepta du tout. Mais grandement les remerciant, dit qu’il composerait[5] cette guerre par tel engin[6] que besoin ne serait tant empêcher[7] de gens de bien. Seulement envoya qui[8] amènerait en ordre les légions lesquelles entretenait ordinairement en ses places de la Devinière, de Chaviny, de Gravot et Quinquenais, montant en nombre deux mille cinq cents hommes d’armes, soixante et six mille hommes de pied, vingt et six mille arquebusiers, deux cents grosses pièces d’artillerie, vingt et deux mille pionniers, et six mille chevaux-légers, tous par bandes, tant bien assorties de leurs trésoriers, de vivandiers, de maréchaux, d’armuriers et autres gens nécessaires au trac[9] de bataille, tant bien instruits en art militaire, tant bien armés, tant bien reconnaissants et suivants leurs enseignes, tant soudains à entendre et obéir à leurs capitaines, tant expédiés[10] à courir, tant forts à choquer[11], tant prudents à l’aventure, que mieux ressemblaient une harmonie d’orgues et concordance d’horloge qu’une armée ou gendarmerie.

Touquedillon, arrivé, se présenta à Picrochole et lui conta au long ce qu’il avait fait et vu. À la fin conseillait, par fortes paroles, qu’on fit appointement[12] avec Grandgousier, lequel il avait éprouvé le plus homme de bien du monde, ajoutant que ce n’était ni preu[13] ni raison molester ainsi ses voisins, desquels jamais n’avaient eu que tout bien, et, au regard du principal, que jamais ne sortiraient de cette entreprise qu’à leur grand dommage et malheur, car la puissance de Picrochole n’était telle qu’aisément ne les pût Grandgousier mettre à sac. Il n’eut achevé cette parole que Hastiveau dit tout haut :

« Bien malheureux est le prince qui est de tels gens servi, qui tant facilement sont corrompus, comme je connais Touquedillon, car je vois son courage tant changé que volontiers se fût adjoint à nos ennemis pour contre nous batailler et nous trahir, s’ils l’eussent voulu retenir. Mais comme vertu est de tous, tant amis qu’ennemis, louée et estimée, aussi méchanceté est tôt connue et suspecte, et posé[14] que d’icelle les ennemis se servent à leur profit, si ont-ils toujours les méchants et traîtres en abomination. »

À ces paroles, Touquedillon, impatient, tira son épée et en transperça Hastiveau un peu au-dessus de la mamelle gauche, dont mourut incontinent, et, tirant son coup du corps, dit franchement :

« Ainsi périsse qui féaux serviteurs blâmera. »

Picrochole soudain entra en fureur, et, voyant l’épée et fourreau tant diapré, dit :

— « T’avait-on donné ce bâton[15] pour, en ma présence, tuer malignement mon tant bon ami Hastiveau ? »

Lors commanda à ses archers qu’ils le missent en pièces, ce que fut fait sur l’heure, tant cruellement que la chambre était toute pavée de sang. Puis fit honorablement inhumer le corps de Hastiveau, et celui de Touquedillon jeter par sus les murailles en la vallée.

Les nouvelles de ces outrages furent sues par toute l’armée, dont plusieurs commencèrent à murmurer contre Picrochole, tant que Grippeminault lui dit :

« Seigneur, je ne sais quelle issue sera de cette entreprise. Je vois vos gens peu confermés[16] en leurs courages. Ils considèrent que nous sommes ici mal pourvus de vivres, et jà beaucoup diminués en nombre par deux ou trois issues[17]. Davantage[18], il vient grand renfort de gens à vos ennemis. Si nous sommes assiégés une fois, je ne vois point comment ce ne soit à notre ruine totale.

— Bren, bren[19]! dit Picrochole, vous semblez les anguilles de Melun vous criez avant qu’on vous écorche. Laissez-les seulement venir. »


  1. Accords.
  2. (Sortes de bouches à feu).
  3. Solde payée.
  4. Ravitaillé.
  5. Arrangerait.
  6. Artifice.
  7. Embarrasser.
  8. Quelqu’un qui.
  9. Train.
  10. Dégagés.
  11. Charger.
  12. Accommodement.
  13. Profit.
  14. Posé le cas.
  15. Épée.
  16. Affermis.
  17. Sorties.
  18. En outre.
  19. Merde, merde !