Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G27

COMMENT GRANDGOUSIER, POUR ACHETER LA PAIX, FIT RENDRE LES FOUACES.


À tant[1] se tut le bon homme Gallet, mais Picrochole à tous ses propos ne répond autre chose, sinon : « Venez les quérir, venez les quérir. Ils ont belle couille, et molle. Ils vous broieront de la fouace. » Adonc retourne vers Grandgousier, lequel trouva à genoux, tête nue, incliné en un petit coin de son cabinet, priant Dieu qu’il voulût amollir la colère de Picrochole, et le mettre au point de raison sans y procéder par force. Quand vit le bon homme de retour, il lui demanda : « Ha ! mon ami, mon ami, quelles nouvelles m’apportez-vous ?

— Il n’y a, dit Gallet, ordre : cet homme est du tout hors du sens et délaissé de Dieu.

— Voire mais, dit Grandgousier, mon ami, quelle cause prétend-il de cet excès ?

— Il ne m’a, dit Gallet, cause quelconque exposé, sinon qu’il m’a dit en colère quelques mots de fouaces. Je ne sais si l’on n’aurait point fait outrage à ses fouaciers.

— Je le veux, dit Grandgousier, bien entendre devant qu’autre chose délibérer sur ce que serait de faire. »

Alors manda savoir de cet affaire, et trouva pour vrai qu’on avait pris par force quelques fouaces de ses gens, et que Marquet avait reçu un coup de tribard[2] sur la tête, toutefois que le tout avait été bien payé et que le dit Marquet avait premier[3] blessé Frogier de son fouet par les jambes, et sembla à tout son conseil qu’en toute force il se devait défendre.

Ce nonobstant dit Grandgousier : « Puisqu’il n’est question que de quelques fouaces, j’essaierai de le contenter, car il me déplaît par trop de lever guerre. » Adonc s’enquêta combien on avait pris de fouaces, et entendant quatre ou cinq douzaines, commanda qu’on en fit cinq charretées en icelle nuit, et que l’une fut de fouaces faîtes à beau beurre, beaux moyeux[4] d’œufs, beau safran et belles épices, pour être distribuées à Marquet, et que, pour ses intérêts[5], il lui donnait sept cents mille et trois philippus pour payer les barbiers qui l’auraient pansé, et d’abondant[6] lui donnait la métairie de la Pomardière, à perpétuité franche pour lui et les siens.

Pour le tout conduire et passer fut envoyé Gallet, lequel par le chemin fit cueillir près de la Saulaye force grands rameaux de cannes[7] et roseaux, et en fit armer autour leurs charrettes et chacun des charretiers. Lui-même en tint un en sa main, par ce voulant donner à connaître qu’ils ne demandaient que paix et qu’ils venaient pour l’acheter.

Eux venus à la porte, requirent parler à Picrochole de par Grandgousier. Picrochole ne voulut onques les laisser entrer, ni aller à eux parler, et leur manda qu’il était empêché, mais qu’ils dissent ce qu’ils voudraient au capitaine Touquedillon, lequel affûtait[8] quelque pièce sur les murailles. Adonc lui dit le bonhomme : « Seigneur, pour vous retirer de tout ce débat et ôter toute excuse que ne retournez en notre première alliance, nous vous rendons présentement les fouaces dont est la controverse. Cinq douzaines en prirent nos gens ; elles furent très bien payées. Nous aimons tant la paix que nous en rendons cinq charrettes, desquelles cette ici sera pour Marquet qui plus se plaint. Davantage[9], pour le contenter entièrement, voilà sept cents mille et trois philippus que je lui livre, et, pour l’intérêt qu’il pourrait prétendre, je lui cède la métairie de la Pomardière, à perpétuité pour lui et les siens possédable, en franc aloi (voyez ci le contrat de la transaction) et pour Dieu vivons dorénavant en paix, et vous retirez en vos terres joyeusement, cédants cette place ici, en laquelle n’avez droit quelconque, comme bien le confessez, et amis comme par avant. »

Touquedillon raconta le tout à Picrochole, et de plus en plus envenima son courage, lui disant : « Ces rustres ont belle peur. Par Dieu ! Grandgousier se conchie, le pauvre buveur ! Ce n’est son art aller en guerre, mais oui bien vider les flacons. Je suis d’opinion que retenons ces fouaces et l’argent, et au reste nous hâtons de remparer ici et poursuivre notre fortune. Mais pensent-ils bien avoir affaire à une dupe, de vous paître[10] de ces fouaces ? Voilà que c’est. Le bon traitement et la grande familiarité que leur avez par ci devant tenue, vous ont rendu envers eux contemptible[11]. Oignez[12] vilain, il vous poindra[13]. Poignez vilain, il vous oindra.

— Ça, ça, ça, dit Picrochole, saint Jacques ! ils en auront : faites ainsi qu’avez dit.

— D’une chose, dit Touquedillon, vous veux-je avertir. Nous sommes ici assez mal avitaillés[14] et pourvus maigrement des harnais[15] de gueule. Si Grandgousier nous mettait siège, dès à présent m’en irais faire arracher les dents toutes, seulement que trois me restassent, autant à vos gens comme à moi ; avec icelles nous n’avancerons que trop à manger nos munitions.

— Nous, dit Picrochole, n’auront que trop mangeailles. Sommes-nous ici pour manger ou pour batailler ?

— Pour batailler, vraiment, dit Touquedillon ; mais de la panse vient la danse, et où faim règne force exule[16].

— Tant jaser, dit Picrochole. Saisissez ce qu’ils ont amené. »

Adonc prirent argent et fouaces, et bœufs et charrettes, et les renvoyèrent sans mot dire, sinon qu’ils n’approchassent de si près, pour la cause qu’on leur dirait demain. Ainsi sans rien faire retournèrent devers Grandgousier et lui contèrent le tout, ajoutants qu’il n’était aucun espoir de les tirer à paix, sinon à vive et forte guerre.


  1. À ce point.
  2. Bâton.
  3. Premièrement.
  4. Jaunes.
  5. Dommages et intérêts.
  6. En outre.
  7. Roseaux.
  8. Mettait sur affût.
  9. De plus.
  10. Rassasier.
  11. Méprisable.
  12. Frottez d’onguent.
  13. Piquera.
  14. Ravitaillés.
  15. Équipements.
  16. Est exilée.