Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G26

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 91-94).

LA HARANGUE FAITE PAR GALLET À PICROCHOLE.


« Plus juste cause de douleur naître ne peut entre les humains que si, du lieu dont par droiture espéraient grâce et bénévolence[1], ils reçoivent ennui et dommage. Et non sans cause ( combien que sans raison) plusieurs venus en tel accident ont cette indignité moins estimé tolérable que leur vie propre, et, en cas que par force ni autre engin[2] ne l’ont pu corriger, se sont eux-mêmes privés de cette lumière.

« Donc merveille n’est si le roi Grandgousier, mon maître, est, à ta furieuse et hostile venue, saisi de grand déplaisir et perturbé en son entendement. Merveille serait si ne l’avaient ému les excès incomparables qui, en ses terres et sujets, ont été par toi et tes gens commis, èsquels n’a été omis exemple aucun d’inhumanité. Ce que lui est tant grief[3] de soi, par la cordiale affection de laquelle toujours a chéri ses sujets, qu’à mortel homme plus être ne saurait. Toutefois, sur l’estimation humaine, plus grief lui est, en tant que par toi et les tiens ont été ces griefs et torts faits, qui, de toute mémoire et ancienneté aviez, toi et tes pères, une amitié avec lui et tous ses ancêtres conçu, laquelle, jusques à présent, comme sacrée, ensemble aviez inviolablement maintenue, gardée et entretenue, si bien que, non lui seulement ni les siens, mais les nations barbares, Poitevins, Bretons, Manceaux, et ceux qui habitent outre les îles de Canarre et Isabella, ont estimé aussi facile démolir le firmament et les abîmes ériger au-dessus des nues que désemparer votre alliance, et tant l’ont redoutée en leurs entreprises qu’ils n’ont jamais osé provoquer, irriter ni endommager l’un par crainte de l’autre.

« Plus y a. Cette sacrée amitié tant a empli ce ciel que peu de gens sont aujourd’hui habitants par tout le continent et îles de l’Océan qui n’aient ambitieusement aspiré être reçus en icelle, à pactes par vous-mêmes conditionnés, autant estimants votre confédération que leurs propres terres et domaines. En sorte que, de toute mémoire, n’a été prince ni ligue tant efferée[4] ou superbe qui ait osé courir sur, je ne dis point vos terres, mais celles de vos confédérés, et si, par conseil précipité, ont encontre eux attenté[5] quelque cas de nouvelleté[6], le nom et titre de votre alliance entendu, ont soudain désisté de leurs entreprises. Quelle furie donc t’émeut maintenant, toute alliance brisée, toute amitié conculquée[7], tout droit trépassé, envahir hostilement ses terres sans en avoir été par lui ni les siens endommagé, irrité ni provoqué ? Où est foi ? où est loi ? où est raison ? où est humanité ? où est crainte de Dieu ? Cuides-tu[8] ces outrages être recélés ès esprits éternels et au Dieu souverain, qui est juste rétributeur de nos entreprises ? Si le cuides, tu te trompes, car toutes choses viendront à son jugement. Sont-ce fatales destinées ou influences des astres qui veulent mettre fin à tes aises et repos ? Ainsi ont toutes choses leur fin et période, et quand elles sont venues à leur point superlatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent longtemps en tel état demeurer. C’est la fin de ceux qui leurs fortunes et prospérités ne peuvent par raison et tempérance modérer.

« Mais si ainsi était fée[9] et dut ores[10] ton heur[11] et repos prendre fin, fallait-il que ce fût en incommodant[12] à mon roi, celui par lequel tu étais établi ? Si ta maison devait ruiner, fallait-il qu’en sa ruine elle tombât sur les âtres de celui qui l’avait ornée ? La chose est tant hors les mètes[13] de raison, tant abhorrente[14] de sens commun, qu’à peine peut-elle être par humain entendement conçue, et jusques à ce demeurera non croyable entre les étrangers que[15] l’effet assuré et témoigné leur donne à entendre que rien n’est saint ni sacré à ceux qui se sont émancipés de Dieu et raison pour suivre leurs affections perverses.

« Si quelque tort eût été par nous fait en tes sujets et domaines, si par nous eût été porté faveur à tes mal voulus[16], si en tes affaires ne t’eussions secouru, si par nous ton nom et honneur eût été blessé, ou, pour mieux dire, si l’esprit calomniateur, tentant à mal te tirer, eût, par fallaces espèces et fantasmes ludificatoires[17], mis en ton entendement qu’envers toi cussions fait chose non digne de notre ancienne amitié, tu devais premier[18] enquérir de la vérité, puis nous en admonester, et nous eussions tant à ton gré satisfait qu’eusses eu occasion de toi contenter. Mais, ô Dieu éternel ! quelle est ton entreprise ? Voudrais-tu, comme tyran perfide, piller ainsi et dissiper le royaume de mon maitre ? L’as-tu éprouvé tant ignave[19] et stupide qu’il ne voulut, ou tant destitué de gens, d’argent, de conseil et d’art militaire qu’il ne pût résister à tes iniques assauts ?

« Dépars d’ici présentement, et demain pour tout le jour sois retiré en tes terres, sans par le chemin faire aucun tumulte ni force, et paie mille besans d’or pour les dommages qu’as fait en ces terres. La moitié bailleras demain, l’autre moitié payeras ès ides de mai prochainement venant, nous délaissant cependant pour otages les ducs de Tournemoule, de Basdefesses et de Menuail, ensemble le prince de Gratelles et le vicomte de Morpiaille. »


  1. Bienveillance.
  2. Moyen.
  3. Pénible.
  4. Furieuse.
  5. Tenté.
  6. Innovation, empiétement.
  7. Foulée aux pieds.
  8. Crois-tu
  9. Fixé par le destin.
  10. Maintenant.
  11. Bonheur.
  12. Étant nuisible.
  13. Bornes.
  14. Éloignée.
  15. (Construisez ; demeurera… jusqu’à ce que).
  16. Ceux qui ont mauvais vouloir envers toi.
  17. Trompeuses apparences et fantômes décevants.
  18. Premièrement.
  19. Lâche.