Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G21

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 83-84).
Comment les habitants de Lerné, par le commandement de Picrochole, leur roi, assaillirent au dépourvu les bergers de Gargantua.

COMMENT LES HABITANTS DE LERNÉ, PAR LE COMMANDEMENT DE PICROCHOLE, LEUR ROI, ASSAILLIRENT AU DÉPOURVU LES BERGERS DE GARGANTUA.


Les fouaciers retournés à Lerné, soudain, devant boire ni manger, se transportèrent au Capitoly, et là, devant leur roi, nommé Picrochole, tiers[1] de ce nom, proposèrent leur complainte[2] montrants leurs paniers rompus, leurs bonnets foupis[3], leurs robes déchirées, leurs fouaces détroussées, et singulièrement[4] Marquet blessé énormément, disants le tout avoir été fait par les bergers et métayers de Grandgousier, près le grand carroi[5], par-delà Seuillé.

Lequel incontinent entra en courroux furieux, et sans plus outre s’interroger quoi ni comment, fit crier par son pays ban et arrière ban, et qu’un chacun, sur peine de la hart, convint[6] en armes en la grand’place devant le château, à l’heure de midi. Pour mieux confermer[7] son entreprise, envoya sonner le tambourin à l’entour de la ville. Lui-même, cependant qu’on apprêtait son diner, alla faire affûter[8] son artillerie, déployer son enseigne et oriflant[9], et charger force munitions, tant de harnais[10] d’armes que de gueules.

En dînant, bailla les commissions, et fut, par son édit, constitué le seigneur Trepelu sur l’avant-garde, en laquelle furent comptés seize mille quatorze haquebutiers[11], trente cinq mille et onze aventuriers. À l’artillerie fut commis le grand écuyer Touquedillon, en laquelle furent comptées neuf cents quatorze grosses pièces de bronze, en canons, doubles canons, basilics, serpentines, couleuvrines, bombardes, faucons, passevolants, spiroles[12] et autres pièces. L’arrière-garde fut baillée au duc Raquedenare. En la bataille[13] se tint le roi et les princes de son royaume.

Ainsi sommairement accoutrés, devant que se mettre en voie, envoyèrent trois cents chevaux légers, sous la conduite du capitaine Engoulevent, pour découvrir le pays et savoir si embûche aucune était par la contrée. Mais après avoir diligemment recherché, trouvèrent tout le pays à l’environ en paix et silence, sans assemblée quelconque. Ce que entendant, Picrochole commanda qu’un chacun marchât sous son enseigne hâtivement. Adonc, sans ordre et mesure, prirent les champs les uns parmi les autres, gåtants et dissipants tout par où ils passaient, sans épargner ni pauvre ni riche, ni lieu sacré ni profane ; emmenaient bœufs, vaches, taureaux, veaux, génisses, brebis, moutons, chèvres et boucs, poules, chapons, poulets, oisons, jars, oies, porcs, truies, gorets, abattants les noix, vendangeants les vignes, emportants les ceps, croulants[14] tous les fruits des arbres. C’était un désordre incomparable de ce qu’ils faisaient, et ne trouvèrent personne qui leur résistât, mais un chacun se mettait à leur merci, les suppliant être traités plus humainement en considération de ce qu’ils avaient de tous temps été bons et amiables voisins, et que jamais envers eux ne commirent excès ni outrage, pour ainsi soudainement être par iceux mal vexés[15] et que Dieu les en punirait de bref. Ès quelles remontrances rien plus ne répondaient sinon qu’ils leur voulaient apprendre à manger de la fouace.


  1. Troisième.
  2. Plainte.
  3. Chiffonnés.
  4. Particulièrement.
  5. Carrefour.
  6. Se rassemblât.
  7. Assurer.
  8. Mettre sur affûts.
  9. Oriflamme.
  10. Équipements.
  11. Arquebusiers.
  12. Noms de bouches à feu du xvie siècle.
  13. Le centre de l’armée.
  14. Secouant.
  15. Molestés.