Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G20

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 81-82).

COMMENT FUT MÛ ENTRE LES FOUACIERS DE LERNÉ ET CEUX DU PAYS DE GARGANTUA LE GRAND DÉBAT DONT FURENT FAITES GROSSES GUERRES.


En cetui temps, qui fut la saison de vendanges au commencement d’automne, les bergers de la contrée étaient à garder les vignes, et empêcher que les étourneaux ne mangeassent les raisins. Onquel[1] temps, les fouaciers de Lerné passaient le grand carroi[2], menant dix ou douze charges de fouaces à la ville. Les dits bergers les requirent courtoisement leur en bailler pour leur argent, au prix du marché. Car notez que c’est viande céleste manger à déjeuner raisins avec fouace fraîche, mêmement des pineaux, des fiers, des muscadeaux, de la bicane et des foirars[3] pour ceux qui sont constipés du ventre, car ils les font aller long comme un vouge[4], et souvent, cuidants peter, ils se conchient, dont sont nommés les cuideurs de vendanges.

À leur requête ne furent aucunement enclinés[5] les fouaciers, mais, que pis est, les outragèrent grandement, les appelants trop d’iteux[6], brèche-dents,… bergers de merde et autres telles épithètes diffamatoires, ajoutants que point à cux n’appartenait manger de ces belles fouaces, mais qu’ils se devaient contenter de gros pain ballé[7] et de tourte.

Auquel outrage un d’entre eux, nommé Frogier, bien honnête homme de sa personne et notable bachelier[8], répondit doucement : « Depuis quand avez-vous pris cornes qu’êtes tant rogues devenus ? Dea[9], vous nous en souliez[10] volontiers bailler et maintenant y refusez. Ce n’est fait de bons voisins, et ainsi ne vous faisons, nous, quand venez ici acheter notre beau froment, duquel vous faites vos gâteaux et fouaces. Encore par le[11] marché vous eussions-nous donné de nos raisins ; mais, par la mer Dé[12], vous en pourriez repentir, et aurez quelque jour affaire de nous. Lors nous ferons envers vous à la pareille, et vous en souvienne. »

Adonc Marquet, grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers, lui dit : « Vraiment, tu es bien acrêté[13] à ce matin ; tu mangeas hier soir trop de mil. Viens çà, viens çà, je te donnerai de ma fouace. Lors Frogier en toute simplesse approcha, tirant un onzain[14] de son baudrier, pensant que Marquet lui dût dépocher de ses fouaces, mais il lui bailla de son fouet à travers les jambes si rudement que les nœuds y apparaissaient ; puis voulut gagner à la fuite. Mais Frogier s’écria au meurtre et à la force tant qu’il put, ensemble lui jeta un gros tribard[15] qu’il portait sous son aisselle, et l’atteint par la jointure coronale de la tête, sur l’artère crotaphique[16], du côté dextre, en telle sorte que Marquet tomba de sa jument ; mieux semblait homme mort que vif.

Cependant les métayers, qui là auprès challaient[17] les noix, accoururent avec leurs grandes gaules, et frappèrent sur ces fouaciers comme sur seigle vert. Les autres bergers et bergères, oyants le cri de Frogier, y vinrent avec leurs fondes[18] et brassiers[19], et les suivirent à grands coups de pierres, tant menus qu’il semblait que ce fût grêle. Finalement, les aconçurent[20], et otèrent de leurs fouaces environ quatre ou cinq douzaines, toutefois ils les payèrent au prix accoutumé, et leur donnèrent un cent de quecas[21] et trois panerées de francs-aubiers[22]. Puis les fouaciers aidèrent à monter Marquet, qui était vilainement blessé, et retournèrent à Lerné sans poursuivre le chemin de Parillé, menaçants fort et ferme les bouviers, bergers et métayers de Seuillé et de Sinais.

Ce fait, et bergers et bergères firent chère lie avec ces fouaces et beaux raisins, et se rigolèrent ensemble au son de la belle bousine[23], se moquants de ces beaux fouaciers glorieux, qui avaient trouvé malencontre par faute de s’être signés de la bonne main au matin. Et avec gros raisins chenins[24], étuvèrent les jambes de Frogier mignonnement, si bien qu’il fut tantôt guéri.


  1. Auquel.
  2. Carrefour.
  3. (Noms de cépages blancs et rouges.)
  4. Serpe.
  5. Inclinés.
  6. Trop de leur espèce.
  7. Mélangé de son.
  8. Jeune homme.
  9. Vraiment.
  10. Aviez coutume.
  11. En vertu du.
  12. Par la mère de Dieu !
  13. La crête haute.
  14. Pièce de onze deniers.
  15. Trique.
  16. Temporale.
  17. Écalaient.
  18. Frondes.
  19. Bâtons.
  20. Atteignirent.
  21. Noix.
  22. (Sortes de raisins.)
  23. Cornemuse.
  24. (Variété de cépage.)