Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/45

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 165-168).

Comment le moyne amena les pelerins et les bonnes parolles que leur dist Grandgousier.

Chapitre XLV.



Ceste escarmouche parachevée, se retyra Gargantua avecques ses gens, excepté le moyne et sus la poincte du jour se rendirent à Grandgousier, lequel en son lict prioit Dieu pour leur salut et victoire, et, les voyant tous saulfz et entiers, les embrassa de bon amour et demanda nouvelles du moyne. Mais Gargantua luy respondit que sans doubte leurs ennemys avoient le moyne. « Ilz auront (dist Grandgousier) doncques male encontre », ce que avoit esté bien vray.

Pourtant encores est le proverbe en usaige de bailler le moyne à quelc’un.

Adoncques commenda qu’on aprestat très bien à desjeuner pour les refraischir. Le tout apresté, l’on appella Gargantua ; mais tant luy grevoit de ce que le moyne ne comparoit aulcunement, qu’il ne vouloit ny boire ny manger.

Tout soubdain le moyne arrive et, dès la porte de la basse court, s’escria :

«  Vin frays, vin frays, Gymnaste, mon amy ! »

Gymnaste sortit et veit que c’estoit Frere Jean qui amenoit cinq pelerins et Toucquedillon prisonnier. Dont Gargantua sortit au devant, et luy feirent le meilleur recueil que peurent, et le menerent davant Grandgousier, lequel l’interrogea de toute son adventure. Le moyne luy disoit tout, et comment on l’avoit prins, et comment il s’estoit deffaict des archiers, et la boucherie qu’il avoit faict par le chemin, et comment il avoit recouvert les pelerins et amené le capitaine Toucquedillon. Puis se mirent à bancqueter joyeusement tous ensemble.

Ce pendent Grandgousier interrogeoit les pelerins de quel pays ilz estoient, dont ilz venoient et où ilz alloient.

Lasdaller pour tous respondit :

«  Seigneur, je suis de Sainct Genou en Berry ; cestuy cy est de Paluau ; cestuy cy est de Onzay ; cestuy cy est de Argy ; et cestuy cy est de Villebrenin. Nous venons de Sainct Sebastian près de Nantes, et nous en retournons par noz petites journées.

— Voyre, mais (dist Grandgousier) qu’alliez vous faire à Sainct Sebastian ?

— Nous allions (dist Lasdaller) luy offrir noz votes contre la peste.

— Ô (dist Grandgousier) pauvres gens, estimez vous que la peste vienne de sainct Sebastian ?

— Ouy vrayement (respondit Lasdaller), noz prescheurs nous l’afferment.

— Ouy ? (dist Grandgousier) les faulx prophetes vous annoncent ilz telz abuz ? Blasphement ilz en ceste façon les justes et sainctz de Dieu qu’ilz les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains, comme Homere escript que la peste fut mise en l’oust des Gregoys par Apollo, et comme les pœtes faignent un grand tas de Vejoves et dieux malfaisans ? Ainsi preschoit à Sinays un caphart que sainct Antoine mettoit le feu es jambes, sainct Eutrope faisoit les hydropiques, sainct Gildas les folz, sainct Genou les gouttes. Mais je le puniz en tel exemple, quoy qu’il me appellast heretique, que depuis ce temps caphart quiconques n’est auzé entrer en mes terres, et m’esbahys si vostre roy les laisse prescher par son royaulme telz scandales, car plus sont à punir que ceulx qui, par art magicque ou aultre engin, auroient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps, mais telz imposteurs empoisonnent les ames. »

Luy disans ces parolles, entra le moyne tout deliberé, et leurs demanda :

«  Dont este vous, vous aultres pauvres hayres ?

— De Sainct Genou, dirent ilz.

— Et comment (dist le moyne) se porte l’abbé Tranchelion, le bon beuveur ? Et les moynes, quelle chere font ilz ? Le cor Dieu ! ilz biscotent voz femmes, ce pendent que estes en romivage !

— Hin, hen ! (dist Lasdaller) je n’ay pas peur de la mienne, car qui la verra de jour ne se rompera jà le col pour l’aller visiter la nuict.

— C’est (dist le moyne) bien rentré de picques ! Elle pourroit estre aussi layde que Proserpine, elle aura, par Dieu, la saccade puisqu’il y a moynes autour, car un bon ouvrier mect indifferentement toutes pieces en œuvre. Que j’aye la verolle en cas que ne les trouviez engroissées à vostre retour, car seulement l’ombre du clochier d’une abbaye est feconde.

— C’est (dist Gargantua) comme l’eau du Nile en Egypte, si vous croyez Strabo ; et Pline, lib. vij. chap. iij, advise que c’est de la miche, des habitz et des corps. »

Lors dist Grandgousier :

«  Allez vous en, pauvres gens, au nom de Dieu le createur, lequel vous soit en guide perpetuelle, et dorenavant ne soyez faciles à ces otieux et inutilles voyages. Entretenez voz familles, travaillez, chascun en sa vocation, instruez voz enfans, et vivez comme vous enseigne le bon apostre sainct Paoul. Ce faisans, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des sainctz avecques vous, et n’y aura peste ny mal qui vous porte nuysance. »

Puis les mena Gargantua prendre leur refection en la salle ; mais les pelerins ne faisoient que souspirer, et dirent à Gargantua :

«  Ô que heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme ! Nous sommes plus edifiez et instruictz en ces propos qu’il nous a tenu qu’en tous les sermons que jamais nous feurent preschez en nostre ville.

— C’est (dist Gargantua) ce que dict Platon, lib. v. de Rep. : que lors les republiques seroient heureuses quand les roys philosopheroient ou les philosophes regneroient. »

Puis leur feist emplir leurs bezaces de vivres, leurs bouteilles de vin, et à chascun donna cheval pour soy soulager au reste du chemin, et quelques carolus pour vivre.