Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/37

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 138-140).

Comment Gargantua, soy peignant, faisoit tomber de ses cheveulx les boulletz d’artillerye.

Chapitre XXXVII.



Issuz la rive de Vede, peu de temps après aborderent au chasteau de Grandgousier qui les attendoit en grand desir. À sa venue, ilz le festoyerent à tour de bras ; jamais on ne veit gens plus joyeux, car Supplementum Supplementi Chronicorum dict que Gargamelle y mourut de joye. Je n’en sçay rien de ma part, et bien peu me soucie ny d’elle ny d’aultre.

La verité fut que Gargantua, se refraischissant d’habillemens et se testonnant de son pigne (qui estoit grand de cent cannes, appoincté de grandes dents de elephans toutes entieres), faisoit tomber à chascun coup plus de sept balles de bouletz qui luy estoient demourez entre ses cheveulx à la demolition du boys de Vede. Ce que voyant, Grandgousier, son pere, pensoit que feussent pous et luy dist :

«  Dea, mon bon filz, nous as tu aporté jusques icy des esparviers de Montagu ? Je n’entendoys que là tu feisse residence. »

Adonc Ponocrates respondit :

«  Seigneur, ne pensez que je l’aye mis au colliege de pouillerie qu’on nomme Montagu. Mieulx le eusse voulu mettre entre les guenaux de Sainct Innocent, pour l’enorme cruaulté et villennie que je y ay congneu. Car trop mieulx, sont traictez les forcez entre les Maures et Tartares, les meurtriers en la prison criminelle, voyre certes les chiens en vostre maison, que ne sont ces malautruz audict colliege, et, si j’estois roy de Paris, le diable m’emport si je ne metoys le feu dedans et faisoys brusler et principal et regens qui endurent ceste inhumanité davant leurs yeulx estre exercée ! »

Lors, levant un de ces boulletz, dist :

«  Ce sont coups de canon que n’a guieres a repceu vostre filz Gargantua passant davant le Boys de Vede, par la trahison de vos ennemys. Mais ilz en eurent telle recompense qu’ilz sont tous periz en la ruine du chasteau, comme les Philistins par l’engin de Sanson, et ceulx que opprima la tour de Siloé, desquelz est escript Luce, xiij. Iceulx je suis d’advis que nous poursuyvons, ce pendent que l’heur est pour nous, car l’occasion a tous ses cheveulx au front : quand elle est oultre passée, vous ne la povez plus revocquer ; elle est chauve par le darriere de la teste et jamais plus ne retourne.

— Vrayement, dist Grandgousier, ce ne sera pas à ceste heure, car je veulx vous festoyer pour ce soir, et soyez les très bien venuz. »

Ce dict, on apresta le soupper, et de surcroist feurent roustiz : seze beufz, troys genisses, trente et deux veaux, soixante et troys chevreaux moissonniers, quatre vingt quinze moutons, troys cens gourretz de laict à beau moust, unze vingt perdrys, sept cens becasses, quatre cens chappons de Loudunoys et Cornouaille, six mille poulletz et autant de pigeons, six cens gualinottes, quatorze cens levraux, troys cens et troys hostardes, et mille sept cens hutaudeaux. De venaison l’on ne peut tant soubdain recouvrir, fors unze sangliers qu’envoya l’abbé de Turpenay, et dix et huict bestes fauves que donna le seigneur de Grandmont, ensemble sept vingt faisans qu’envoya le seigneur des Essars, et quelques douzaines de ramiers, de oiseaux de riviere, de cercelles, buours, courtes, pluviers, francolys, cravans, tyransons, vanereaux, tadournes, pochecullieres, pouacres, hegronneaux, foulques, aigrettes, cigouingnes, cannes petieres, oranges flammans (qui sont phœnicopteres), terrigoles, poulles de Inde, force coscossons, et renfort de potages.

Sans poinct de faulte y estoit de vivres abondance, et feurent aprestez honnestement par Fripesaulce, Hoschepot et Pilleverjus, cuisiniers de Grandgousier.

Janot, Micquel et Verrenet apresterent fort bien à boyre.