Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/24

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 94-96).

Comment Gargantua employoit le temps quand l’air estoit pluvieux.

Chapitre XXIIII.



Sil advenoit que l’air feust pluvieux et intemperé, tout le temps d’avant disner estoit employé comme de coustume, excepté qu’il faisoit allumer un beau et clair feu pour corriger l’intemperie de l’air. Mais après disner, en lieu des exercitations, ilz demouroient en la maison et, par maniere de apotherapie, s’esbatoient à boteler du foin, à fendre et scier du boys, et à batre les gerbes en la grange ; puys estudioient en l’art de paincture et sculpture, ou revocquoient en usage l’anticque jeu des tales ainsi qu’en a escript Leonicus et comme y joue nostre bon amy Lascaris.

En y jouant recoloient les passaiges des auteurs anciens esquelz est faicte mention ou prinse quelque metaphore sus iceluy jeu. Semblablement, ou alloient veoir comment on tiroit les metaulx, ou comment on fondoit l’artillerye, ou alloient veoir les lapidaires, orfevres et tailleurs de pierreries, ou les alchymistes et monoyeurs, ou les haultelissiers, les tissotiers, les velotiers, les horologiers, miralliers, imprimeurs, organistes, tinturiers et aultres telles sortes d’ouvriers, et, partout donnans le vin, aprenoient et consideroient l’industrie et invention des mestiers.

Alloient ouïr les leçons publicques, les actes solennelz, les repetitions, les declamations, les playdoyez des gentilz advocatz, les concions des prescheurs evangeliques.

Passoit par les salles et lieux ordonnez pour l’escrime, et là contre les maistres essayoit de tous bastons, et leurs monstroit par evidence que autant, voyre plus, en sçavoit que iceulx.

Et, au lieu de arboriser, visitoient les bouticques des drogueurs, herbiers et apothecaires, et soigneusement consideroient les fruictz, racines, fueilles, gommes, semences, axunges peregrines, ensemble aussi comment on les adulteroit.

Alloit veoir les basteleurs, trejectaires et theriacleurs, et consideroit leurs gestes, leurs ruses, leurs sobressaulx et beau parler, singulierement de ceulx de Chaunys en Picardie, car ilz sont de nature grands jaseurs et beaulx bailleurs de baillivernes en matiere de cinges verds.

Eulx retournez pour soupper, mangeoient plus sobrement que es aultres jours et viandes plus desiccatives et extenuantes, affin que l’intemperie humide de l’air, communicqué au corps par necessaire confinité, feust par ce moyen corrigée, et ne leurs feust incommode par ne soy estre exercitez comme avoient de coustume.

Ainsi fut gouverné Gargantua, et continuoit ce procès de jour en jour, profitant comme entendez que peut faire un jeune homme, scelon son aage, de bon sens en tel exercice ainsi continué, lequel, combien que semblast pour le commencement difficile, en la continuation tant doulx fut, legier et delectable, que mieulx ressembloit un passetemps de roy que l’estude d’un escholier.

Toutesfoys Ponocrates, pour le sejourner de ceste vehemente intention des esperitz, advisoit une foys le moys quelque jour bien clair et serain, auquel bougeoient au matin de la ville, et alloient ou à Gentily, ou à Boloigne, ou à Montrouge, ou au pont Charanton, ou à Vanves, ou à Sainct Clou. Et là passoient toute la journée à faire la plus grande chère dont ilz se pouvoient adviser, raillans, gaudissans, beuvans d’aultant, jouans, chantans, dansans, se voytrans en quelque beau pré, denichans des passereaulx, prenans des cailles, peschans aux grenouilles et escrevisses.

Mais, encores que icelle journée feust passée sans livres et lectures, poinct elle n’estoit passée sans proffit, car en beau pré ilz recoloient par cueur quelques plaisans vers de l’Agriculture de Virgile, de Hesiode, du Rusticque de Politian, descripvoient quelques plaisans epigrammes en latin, puis les mettoient par rondeaux et ballades en langue françoyse.

En banquetant, du vin aisgué separoient l’eau, comme l’enseigne Cato, De re rust. et Pline, avecques un guobelet de lyerre ; lavoient le vin en plain bassin d’eau, puis le retiroient avec un embut, faisoient aller l’eau d’un verre en aultre ; bastissoient plusieurs petitz engins automates, c’est à dire soy mouvens eulx mesmes.