Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (trad. Daremberg)/Tome II/VIII

Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (1856)
Traduction par Charles Victor Daremberg.
Baillière (IIp. 376-397).
VIII


DES SECTES AUX ÉTUDIANTS[1].


Chapitre premier. — Du but et de la fin de la médecine ; définition de cet art. — Deux moyens principaux pour arriver à la connaissance des choses salubres ou insalubres, d’où il résulte deux sectes principales en médecine : l’empirique et la dogmatique.


Le but de la médecine est la santé, sa fin est la possession de cet état ; le médecin doit nécessairement connaître par quels moyens on procure la santé quand elle n’existe pas, et par quels moyens on la conserve quand elle existe. On nomme remèdes et secours les moyens qui donnent la santé quand elle n’existe pas, et régime hygiénique ce qui l’entretient quand elle existe. Suivant une ancienne définition, la médecine est précisément la science des choses salubres et des choses morbifiques. On entend par salubres les choses qui conservent la santé existante ou la rétablissent lorsqu’elle est détruite, et par morbifiques celles qui ont une action contraire. Le médecin a besoin de connaître les unes et les autres pour rechercher les premières et éviter les secondes. Tous ne s’accordent pas sur la manière dont on acquiert la science de ce qui est salubre et de ce qui est morbifique. Les uns prétendent que l’expérience seule suffit à l’art ; aux autres, il semble que le raisonnement n’est pas d’une médiocre utilité. Ceux qui procèdent exclusivement de l’expérience sont appelés par dérivation empiriques ; ceux qui prennent leur point de départ dans le raisonnement ont reçu de la même manière le nom de rationnels ; ce sont les deux sectes premières de la médecine : l’une n’invoque que l’expérience pour trouver les moyens thérapeutiques, l’autre a recours aux indications, et on a coutume d’appliquer à l’une le nom d’empirique et à l’autre celui de rationnelle ; on a coutume aussi d’appeler la première de ces sectes observatrice et mnémonique, et la seconde dogmatique et analogistique ( raisonnante). De même les médecins attachés à l’une ou à l’autre secte sont dits empiriques, observateurs et annalistes des phénomènes, s’ils s’en tiennent à l’expérience, ou rationnels, dogmatiques et analogistiques (raisonneurs) s’ils admettent le raisonnement.


Chapitre ii. — Méthode des empiriques pour trouver les remèdes.


Les empiriques disent que l’art a été constitué de la manière suivante : Comme on avait observé que parmi les nombreuses affections auxquelles les hommes sont sujets, les unes, par exemple, une épistaxis, des sueurs, une diarrhée, ou tout autre phénomène dont on ne saisissait pas la cause sensible, et arrivant spontanément dans l’état de santé ou de maladie, entraînaient soit du dommage, soit du soulagement, et que d’autres ayant une cause évidente, mais dépendant d’une sorte de hasard et non de notre détermination, par exemple avoir une hémorrhagie à la suite d’une chute, ou d’un coup, ou de toute autre espèce de blessure, ou encore, cédant à ses appétits, prendre dans une maladie de l’eau froide, du vin ou toute autre substance, entraînaient également avec soi dommage ou soulagement ; on a appelé physique (naturelle) la première espèce d’affections nuisibles ou favorables, et fortuite la seconde. La première vue de chacune de ces affections, ils l’appellent rencontre fortuite (περίπτωσις), tirant la manière de désigner ces phénomènes de ce qu’ils se présentent accidentellement et sans qu’on le veuille ; telle est l’espèce d’expérience qu’on appelle fortuite ; celle qu’on nomme improvisée (αὐτοσχέδιον) consiste à essayer avec intention un moyen qui a été suggéré soit en songe, soit de toute autre manière. Mais il existe aussi une troisième espèce d’expérience qui est l’imitative (μιμητική), et qui a lieu quand on expérimente à diverses reprises, dans des affections identiques, des moyens quelconques qui ont nui ou soulagé soit naturellement, soit par le hasard, soit qu’on ait essayé d’y avoir recours de propos délibéré. C’est là, suivant les empiriques, ce qui constitue surtout l’art ; car c’est après avoir imité, non-seulement deux ou trois fois, mais très-souvent, le traitement qui a soulagé une première fois, c’est après avoir constaté ensuite que le plus ordinairement il produit les mêmes effets dans les mêmes affections, qu’ils appliquent le nom de théorème à ce souvenir (c.-à-d. à l’ensemble) de tous ces cas, et qu’ils pensent être arrivés à un résultat digne de confiance et posséder une partie de l’art. Lorsqu’on eut ainsi rassemblé un grand nombre de ces théorèmes, la médecine fut constituée, selon eux, par leur réunion totale, et celui qui les réunit fut médecin.

Les empiriques appellent autopsie une semblable réunion, attendu qu’elle est un souvenir des faits observés souvent de la même manière. Ils lui donnent aussi le nom d’expérience ; ils nomment histoire la relation de ces faits observés. Un même fait est du domaine de l’autopsie quand on l’observe, et du domaine de l’histoire quand on l’apprend d’après l’observation d’autrui. Mais comme il peut arriver qu’on ait affaire, soit à des maladies qu’on n’a pas encore vues, soit à des maladies connues, mais dans un pays qui ne fournit aucun des médicaments dont l’efficacité a été éprouvée par l’expérience, ils ont imaginé comme moyen de trouver un remède, le passage du semblable au semblable (ἡ τοῦ ὁμοίου μετάβασις). Ils recourent souvent à ce procédé, et transportent le même remède d’une maladie à une autre maladie semblable, ou d’une partie à une autre partie. Ils passent également d’un médicament éprouvé à un médicament qui lui ressemble. Ainsi ils passeraient d’une maladie à une autre, par exemple, de l’érysipèle à l’herpès ; d’une partie à une autre, par exemple du bras à la cuisse ; enfin d’un médicament à un autre, comme dans la diarrhée, de la pomme à la nèfle. Tout passage du semblable au semblable est une voie qui conduit à la découverte. La découverte n’existe pas avant l’expérience ; mais lorsque l’effet qu’on a espéré a été constaté par l’expérience, ce témoignage donné par elle rend le résultat aussi digne de confiance que s’il s’était présenté plusieurs fois de la même manière à l’observation. Ils appellent expérience pratique (πεῐρα τριβική) cette expérience qui se fonde sur le passage du semblable au semblable, parce que celui qui veut faire quelque découverte par ce procédé doit être exercé dans l’art médical. Toutes les expérimentations qui précèdent l’expérience, et dont l’art avait besoin pour être constitué en un ensemble, peuvent se faire par le premier venu. Telle est la route qui conduit par l’expérience vers la fin de l’art.

Chapitre iii. — Méthode des dogmatiques pour trouver les remèdes.


La secte qui procède par le raisonnement ordonne d’étudier la nature du corps que l’on veut traiter et la puissance de toutes les causes à l’action desquelles l’homme étant exposé tous les jours devient mieux portant ou plus malade ; de plus, elle prescrit au médecin de connaître d’avance la nature des airs, des eaux et des lieux, du genre de vie, des aliments, des boissons et des habitudes pour trouver la cause de toutes les maladies, la vertu des médicaments, et pour devenir capable de calculer, à l’aide de comparaison et de raisonnement, quels effets produira, contre une certaine espèce de cause, un moyen de traitement doué d’une certaine propriété déterminée. Les partisans de cette secte disent qu’un médecin qui ne s’est pas exercé de diverses manières dans toutes ces études ne trouvera aucune ressource dans la matière médicale. Je veux par un petit exemple vous faire comprendre toute cette doctrine : qu’une partie du corps soit douloureuse, dure, rénitente et plus gonflée qu’à l’ordinaire, le médecin doit rechercher d’abord la cause en vertu de laquelle dans ce cas une quantité de liquide affluant vers la partie en plus grande quantité qu’il ne convient naturellement soulève cette partie, y produit de la douleur en la distendant ; il tâchera en second lieu d’arrêter le flux s’il continue ; sinon, il videra la partie. Mais comment empêcherez-vous le liquide d’affluer et comment l’évacuerez-vous s’il a déjà rempli la tumeur ? C’est par l’emploi des réfrigérants ou des topiques astringents que vous empêcherez la fluxion ; c’est en échauffant doucement et en relâchant que vous évacuerez le liquide. C’est de la diathèse elle-même que se tire l’indication du remède le plus propice ; mais cette indication ne suffit pas, disent les dogmatiques, il y a d’autres indications fournies par l’état des forces du malade, par son âge, par son idiosyncrasie ; de même la saison de l’année, la nature du pays, le genre de vie, les habitudes sont autant de sources d’indications thérapeutiques spéciales.

Pour vous faire mieux saisir ce principe par un exemple, supposons un individu pris d’une fièvre aiguë, éprouvant de l’aversion pour les mouvements et un sentiment de pesanteur dans le corps ; supposons qu’il ait plus de turgescence qu’avant de tomber malade, qu’il soit plus rouge et que ses veines soient distendues et gonflées, il est de toute évidence que chez cet individu il y a surabondance d’un sang trop échauffé. Quel doit être le traitement ? N’est-ce pas évidemment une évacuation ? car l’évacuation est le contraire de la plénitude ; or les contraires se guérissent par les contraires. Comment donc évacuerons-nous et dans quelle proportion ? Il n’est pas possible de le déterminer en ne faisant attention qu’à la cause, il faut considérer aussi la force du malade, son âge, la saison, le pays et toutes les autres circonstances énumérées un peu plus haut. Si le sujet est plein de force et dans la vigueur de l’âge, si on est au printemps et dans un pays tempéré, on ne commettra point une faute en lui ouvrant la veine et en laissant couler le sang autant que la cause l’exige ; si, au contraire, le malade est faible, d’un âge très-tendre ou très-avancé, s’il habite une région glacée comme la Scythie ou brûlée comme l’Éthiopie, si on est au milieu des chaleurs de l’été ou des rigueurs de l’hiver, personne n’oserait lui pratiquer une saignée. Les dogmatiques veulent qu’on observe aussi les habitudes, le genre de vie et la nature du corps, car de l’observation de toutes ces circonstances découlent pour eux les indications thérapeutiques.


Chapitre iv. — Les moyens thérapeutiques employés par les empiriques et par les dogmatiques sont les mêmes, mais la méthode pour les trouver est différente. (Voy. Lieux affectés, III, iii.)



Ce qui pour les dogmatiques est une source d’indication pour le traitement n’est qu’une source d’observation pour les empiriques. La réunion des symptômes que j’ai énumérés plus haut chez un fébricitant, et que les empiriques ont la coutume d’appeler concours (συνδρομή), indique une évacuation pour un dogmatique, mais pour un empirique elle ne suggère que la réminiscence de l’observation. En effet, ayant observé souvent qu’une évacuation guérit dans de pareilles circonstances, il espère réussir dans le cas présent en employant le même traitement ; il sait aussi, pour l’avoir observé souvent, que les personnes à la fleur de l’âge supportent sans inconvénient une évacuation abondante, qu’on saigne plus largement au printemps qu’en été, dans un pays tempéré, et si le malade avait quelque évacuation habituelle, par exemple des hémorrhoïdes ou une épistaxis ; le dogmatique saignera plus abondamment, en pareilles circonstances, mais en prenant son point de départ dans la nature des choses ; l’empirique le fait également, mais parce qu’il l’a observé ainsi. Pour le dire en un mot, les empiriques et les dogmatiques usent du même mode de traitement dans les mêmes maladies ; ils diffèrent seulement sur la manière de le trouver. Les mêmes symptômes qui se manifestent dans le corps fournissent aux dogmatiques l’indication de la cause [prochaine] à l’aide de laquelle ils trouvent les moyens thérapeutiques ; ils rappellent aux empiriques les faits observés plusieurs fois de la même manière. Quand les dogmatiques ne constatent aucun symptôme qui leur fournisse l’indication de la cause [prochaine], ils ne craignent pas d’interroger la cause appelée procatartique, par exemple, s’il y a eu morsure d’un chien enragé, ou d’une vipère, ou de quelque autre animal analogue ; en effet la plaie elle-même reste toujours, ou du moins dans les commencements, semblable aux autres plaies ; ainsi, la morsure d’un chien enragé présente pendant toute sa durée la même apparence que la morsure d’un autre chien ; la morsure de vipère ressemble d’abord à toutes les autres, mais lorsque la maladie fait des ravages, il se manifeste dans tout le corps des symptômes pernicieux. Quand tous ces accidents produits par les animaux appelés venimeux ne sont pas combattus dès le début à l’aide des moyens convenables, ils deviennent éminemment funestes. Quelle est donc la véritable thérapeutique ? N’est-ce pas d’évacuer le poison qui s’est introduit dans le corps par la blessure ? Aussi ne faut-il pas se hâter d’amener la cicatrisation et de fermer ces plaies ; on doit, au contraire, les ouvrir souvent si elles sont trop petites ; pour la même raison il convient d’appliquer des remèdes chauds, âcres ou pouvant attirer et dessécher le venin. Les empiriques ont recours au même mode de traitement, seulement au lieu de le chercher dans la considération de la nature des choses, ils le trouvent dans le souvenir de ce que l’expérience a montré à leur observation. Pour la thérapeutique de chacune des maladies susdites, les empiriques agissent par rapport aux causes procatartiques comme l’expérience leur a appris à le faire eu égard aux âges, aux saisons, aux localités. Si l’on s’accordait mutuellement que les deux méthodes de recherches sont vraies, il n’y aurait pas besoin d’une longue discussion.


Chapitre v. — Résumé des objections que se font mutuellement les empiriques et les dogmatiques.


Mais comme les dogmatiques accusent l’expérience, ceux-ci d’être instable, ceux-là d’être incomplète, d’autres enfin de n’être pas artistique, et que les empiriques de leur côté reprochent au raisonnement d’être probable, mais non pas vrai, il en résulte entre les deux partis une très-longue discussion avec accusation et réfutation réciproques. Ainsi Asclépiade démontre, en ce qui touche l’empirisme, l’impossibilité de voir plusieurs fois une même chose de la même manière, d’où l’on doit par conséquent conclure que l’expérience est tout à fait instable et qu’elle ne peut servir à la plus petite découverte ; d’un autre côté Érasistrate accorde que par l’expérience on découvre des remèdes simples contre des maladies simples, comme l’emploi du pourpier contre le mal de dents, mais non des remèdes composés contre des maladies composées ; il admet qu’elle n’est ni tout à fait impropre à quelque découverte que ce soit, ni capable de les faire toutes. Viennent ensuite ceux qui, tout en reconnaissant que l’expérience peut conduire à de semblables découvertes, lui reprochent de ne pouvoir être limitée, d’être longue, et, suivant leur expression, dépourvue de méthode. Ils y substituent donc le raisonnement après avoir établi que l’expérience n’a ni consistance ni réalité, et qu’elle est pour ainsi dire, dépourvue d’art.

Repoussant ces sorties, les empiriques s’efforcent de prouver que l’expérience peut servir de base, qu’elle se suffit à elle-même, et qu’elle est technique ; et, à leur tour, ils adressent à l’analogisme des reproches variés, en sorte que les dogmatiques sont obligés de réfuter chaque espèce d’accusation. Ainsi quand ils se vantent de connaître la nature du corps, le mode de formation de toutes les maladies, la vertu des remèdes, les empiriques, les serrant de plus près, s’inscrivent en faux contre de telles prétentions, et disent que tout cela peut approcher du probable et du vraisemblable, mais ne constitue pas une science solide ; ou si, par hasard, ils accordent la réalité de ces connaissances, ils cherchent à en démontrer l’inutilité ; ou si encore ils en accordent l’utilité, ils soutiennent qu’elles sont superflues[2]. Telles sont les questions générales sur lesquelles porte la discussion entre les empiriques et les dogmatiques.

Quant aux questions particulières, il en est beaucoup sur lesquelles ils diffèrent ; par exemple, celles qui touchent à la recherche des choses cachées ; ainsi les dogmatiques préconisent l’anatomie, les indications et la science dialectique ; car, pour eux, ce sont des instruments qui conduisent à la découverte des choses cachées. Les empiriques, au contraire, soutiennent que l’anatomie ne peut servir à aucune découverte, ou du moins que ces découvertes, si elle en fait naître, ne sont en rien nécessaires à l’art ; ils nient tout à fait les indications et la possibilité d’arriver à la connaissance d’une chose par une autre, car chaque chose doit être connue par elle-même, et il n’existe point de signe qui révèle une chose cachée par nature ; de plus la dialectique ne sert à aucun art ; ils s’élèvent encore contre le fondement de la dialectique, contre les définitions, et ils disent qu’en principe il n’y a jamais de démonstration pour une chose cachée par nature.

Ils s’élèvent aussi contre les procédés vicieux de démonstration dont les dogmatiques ont coutume de se servir, et contre toute espèce d’analogisme ; suivant eux, ce dernier procédé ne saurait découvrir ce qu’il promet ; nul autre art ne s’est constitué d’après lui et il n’imprime aucun progrès aux choses humaines ; mais l’épilogisme, qu’ils nomment un raisonnement évident, est utile pour la découverte des phénomènes inconnus pour le moment ; c’est ainsi qu’ils désignent tout ce qui est du genre des choses sensibles, mais qui ne s’est pas encore manifesté ; il sert aussi à réfuter ceux qui osent avancer des choses contraires à la réalité des phénomènes, à mettre en évidence les omissions faites dans la description de ces mêmes phénomènes, à combattre les sophismes, attendu qu’il ne s’écarte jamais des choses évidentes et qu’il y prend toujours son point d’appui. Il n’en est pas de même, disent-ils, de l’analogisme ; il part, il est vrai, des phénomènes, mais il aboutit aux choses éternellement cachées ; aussi revêt-il une grande multiplicité de formes ; car de ce qui est évident il tire l’une après l’autre des choses qui ne sont pas évidentes. Il en résulte, et c’est pour eux un nouvel argument, un désaccord qui n’a point de solution ; ils disent que c’est là le signe de la non-compréhension ; ils appellent compréhension une connaissance véritable et solidement basée ; le contraire ils l’appellent incompréhension ; ils soutiennent que l’incompréhension est la cause du désaccord sans solution, et que ce désaccord est à son tour le signe de l’incompréhension ; ils prétendent que la dissidence touchant les choses cachées n’admet pas de solution et que celle touchant les phénomènes en trouve une ; alors en effet, chaque chose apparaissant telle qu’elle est, confirme le témoignage de ceux qui disent vrai et confond le mensonge. Les dogmatiques et les empiriques discutent entre eux sur des milliers de points semblables, et cependant dans les mêmes maladies ils suivent le même traitement, du moins ceux qui s’en tiennent à la règle dans chaque secte.


Chapitre vi. — Exposition de la doctrine des méthodiques.


Ceux qu’on appelle méthodiques (car c’est ainsi qu’ils se nomment, comme si les dogmatiques, leurs prédécesseurs, avouaient ne pas traiter l’art avec méthode) ne me semblent pas être en désaccord avec les anciennes sectes seulement quant au raisonnement, mais ils changent aussi beaucoup dans la pratique de l’art ; suivant eux, ni la partie affectée, ni la cause de la maladie, ni l’âge du malade, ni la saison, ni le pays, ni la considération des forces, de la nature ou de la complexion du malade, ne servent pour l’indication du traitement. Ils rejettent aussi la considération des saisons, du pays et des habitudes, disant qu’il leur suffit de tirer l’indication du traitement convenable des affections seules, et encore non des affections particulières, mais de celles qu’ils regardent comme générales et communes. Ils appellent communauté ce qui domine, en les embrassant toutes, les affections particulières.

Les méthodiques s’efforcent de démontrer l’existence de deux communautés et d’une troisième qui est un mélange des deux autres, les uns pour les maladies qui sont du ressort du régime, les autres pour toutes les maladies sans exception. Ils donnent à ces affections générales le nom de resserrement et de relâchement, et ils soutiennent que toute maladie est ou un resserrement ou un relâchement, ou un composé de ces deux états. Si les évacuations naturelles du corps sont supprimées, ils appellent cet état resserrement (στέγνωσις), si elles sont augmentées ils l’appellent relâchement (ῥοῶδες ou ῥῦσις) ; quand il y a à la fois rétention et flux, ils disent qu’il y a un composé (ἐπιπλοκή) ; par exemple, si l’œil est à la fois le siége d’inflammation et de flux. En effet, l’inflammation, qui est une maladie par resserrement, n’étant pas seule, mais accompagnée de flux, dans un seul et unique organe cela constitue une affection composée. Ils assurent de plus que l’indication du traitement convenable dans le resserrement est le relâchement, et le resserrement dans le relâchement. Par exemple, quand le genou est enflammé, ils disent qu’il faut relâcher ; quand au contraire le ventre ou l’œil sont pris de flux, il faut réprimer et resserrer. Dans les maladies composées il faut résister à ce qui est le plus pressant, car ils professent qu’on doit s’opposer à l’affection qui incommode le plus et qui fait courir du danger, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus fort, plutôt qu’à l’autre affection.

Pourquoi donc ne s’appellent-ils pas dogmatiques puisqu’ils déduisent les moyens de traitement de l’indication ? Parce que, répondent-ils, les dogmatiques recherchent le caché, tandis que nous nous en tenons aux choses apparentes ; ils définissent même toute leur doctrine la connaissance des communautés apparentes ; et pour que leur définition ne se rapporte pas aussi à tous les autres arts (car ils pensent que tous les arts consistent dans la connaissance de communautés apparentes), ils ajoutent conséquentes avec le but de la médecine ; quelques-uns ajoutent non pas conséquentes avec le but, mais qui s’accordent avec le but. Le plus grand nombre réunit ces deux expressions et dit que la méthode est la connaissance des communautés apparentes conséquentes avec le but de la médecine et s’accordant avec lui ; d’autres, comme Thessalus, professent que la méthode est la connaissance des communautés qui touchent à la santé et qui lui sont nécessaires. Voilà pourquoi ils ne veulent être appelés ni dogmatiques, parce qu’ils n’ont pas besoin comme eux de ce qui est caché, ni empiriques, bien qu’ils s’occupent autant que possible des choses apparentes, puisqu’ils sont séparés d’eux par l’indication. Ils ne sont pas d’accord avec les empiriques, quant à la manière même de s’occuper des choses apparentes ; car les empiriques abandonnent les choses cachées comme inaccessibles à nos connaissances, tandis qu’eux les rejettent comme inutiles ; les empiriques se bornent à [tirer le traitement de] l’observation des phénomènes, tandis qu’eux emploient l’indication ; c’est en cela, disent-ils, qu’ils diffèrent à la fois des dogmatiques et des empiriques et surtout en ce qu’ils retranchent la considération des saisons, des âges, des pays et de toutes les choses semblables ; ils pensent que cela est évidemment inutile, et n’a été tenu en honneur par les médecins leurs prédécesseurs qu’en vue de leur réputation. Ils proclament que c’est là le plus grand bienfait de la secte méthodique, ce qui la rend digne de respect et d’admiration. Aussi blâment-ils celui qui a dit : « La vie est courte et l’art est long » (Aph. I, i), soutenant tout au contraire que l’art est court et que la vie est longue. Car en supprimant tout ce qu’on croyait faussement servir à l’art et en faisant uniquement attention aux communautés, la médecine n’est ni longue ni difficile, mais très-facile, sans obscurité et pouvant s’apprendre aisément en six mois. Car avec cette méthode, dans les maladies qui sont du ressort du régime, ils réduisent toute la médecine à de très-brèves notions ; de même pour celles qui sont du ressort de la chirurgie et de la pharmaceutique, car dans ces deux dernières espèces de maladies, les méthodiques tâchent également de trouver quelques communautés générales, en petit nombre, et qu’ils proposent comme but du traitement, de sorte que, à mon avis, on pourrait non-seulement apprendre leur art dans ces six mois-tant vantés, mais même dans un temps beaucoup plus court. Il faut être reconnaissant envers eux d’avoir abrégé la science s’ils disent la vérité ; mais s’ils trompent on doit les accuser d’incurie.


Chapitre vii. — Objections que les méthodiques adressent aux empiriques et aux dogmatiques.


Je montrerai maintenant qu’on me paraîtrait surtout juger avec discernement les méthodiques en cherchant si on doit les regarder ou comme des aveugles quant aux choses utiles, ou comme ayant su, eux seuls, éviter ce qui était superflu. La discussion ne me paraît pas de peu d’importance, et se borner seulement au raisonnement comme pour les empiriques et les dogmatiques qui se disputent sur l’invention première des moyens de traitement, tandis-qu’ils sont d’accord sur leur emploi immédiat ; mais la secte méthodique fait nécessairement beaucoup de mal ou beaucoup de bien à la pratique de l’art. Il y a deux moyens de juger les choses, dont l’un procède par le seul raisonnement et l’autre par les phénomènes évidents. Celui-qui procède par le raisonnement seul est trop élevé pour les élèves, ce n’est donc pas le moment de s’en occuper ; l’autre, qui procède seulement par les phénomènes, est commun à tous les hommes. Qu’est-ce donc qui nous empêche d’employer d’abord ce dernier [dans notre polémique], puisqu’il est clair pour les élèves et qu’il est tenu en honneur par les méthodiques eux-mêmes ; car en toutes circonstances ils ne célèbrent que le phénomène ; c’est là ce qu’ils vantent à tout propos, disant que tout ce qui est obscur est inutile. Considérons donc d’abord les causes qu’on appelle procatarctiques en prenant les phénomènes pour règle de notre jugement.

Le méthodique, à qui je donne le premier la parole, dira à peu près ce qui suit : Pourquoi vous inquiétez-vous inutilement, ô dogmatiques et empiriques ; de refroidissement et d’échauffement, d’excès de vin et d’indigestions, de réplétion et d’abstinence, de fatigue et d’inactivité, de qualités des aliments et de changements d’habitude ? Croyez-vous que ces-choses-là servent à guérir ? devez-vous, négligeant les affections du corps, traiter les influences qui n’existent plus au début de la maladie ? Ces influences elles-mêmes ont disparu ; mais leur produit reste dans le corps, et c’est là ce qu’il faut guérir, car c’est là l’affection ; il convient donc d’examiner quelle elle est : si c’est un resserrement, il faut relâcher ; si c’est un flux, il faut resserrer, quelle que soit la cause qui produise chacun de ces états. À quoi sert donc la considération de la cause, si le flux n’a jamais besoin de relâchement, ni ce qui est resserré de resserrement ? À rien du tout, cela est évident de soi-même.

Les méthodiques tiennent le même langage sur les causes cachées prochaines dont ils regardent la recherche comme également superflue, parce que l’affection indique son traitement, même quand on ne connaît pas la cause qui l’a produite ; ils appliquent le même mode de raisonnement aux saisons, aux âges, aux pays, et s’étonnent aussi, à cette occasion, que les anciens médecins n’aient pas compris une chose aussi manifeste ; car, ajoutent-ils, l’inflammation, qui est, comme ils le disent, une maladie de resserrement, ne réclame certainement pas, quand elle vient dans l’été, des remèdes relâchants, et des remèdes d’une autre nature pendant l’hiver, mais elle demande dans les deux saisons un traitement identique ; de même elle n’exige pas chez les enfants des remèdes relâchants, et chez les vieillards des resserrants ; de même encore elle ne veut pas des relâchants en Égypte, et à Athènes des resserrants ; le flux, qui est l’affection contraire de l’inflammation, n’exige jamais de remède relâchant, mais toujours des resserrants en hiver et en été, au printemps et à l’automne, si le malade est un enfant, et s’il est un homme fait ou un vieillard, s’il habite la Thrace, la Scythie ou l’Éthiopie. Les méthodiques professent par conséquent qu’aucune de ces considérations n’est utile et qu’on s’en embarrasse vainement.

À quoi sert-il encore, de considérer les parties du corps ? N’est-il pas également superflu d’en tenir compte pour l’indication du traitement utile ? Quelqu’un osera-t-il dire que, dans une partie nerveuse, l’inflammation doit être relâchée, et qu’elle doit être resserrée dans une partie artérieuse, veineuse ou charnue ? Pour parler en général, s’il y a quelque chose de resserré dans une partie du corps, osera-t-on soutenir qu’il ne faut pas relâcher, ou qu’il ne faut pas resserrer le flux ? Si donc la nature de la partie ne change en rien l’espèce de traitement, et si l’invention des moyens thérapeutiques dépend toujours du genre de l’affection, la considération de la partie est évidemment inutile. Telle est, en résumé, la doctrine du méthodique.


Chapitre viii. — Réfutation des méthodiques par les empiriques.


Après le méthodique que l’empirique vienne s’exprimer à peu près de cette façon : Quant à moi, je ne connais rien autre chose que les phénomènes, et je ne me vante pas de savoir rien de plus élevé dans la science que ce que j’ai vu souvent. Si vous méprisez les phénomènes, comme je l’ai entendu faire par un certain sophiste, il ne me reste plus qu’à me réfugier chez ceux qui estiment les phénomènes, et vous aurez remporté une victoire de Cadmus[3]. Si, comme je l’ai également entendu au début de cette discussion, vous répétez : Tout ce qui est obscur est inutile, et si vous vous en tenez aux choses évidentes, comme vous l’avez dit au début, je vous montrerai peut-être ce que vous avez négligé, en vous remémorant les phénomènes :

Deux hommes mordus par un chien enragé vont trouver leur médecin habituel pour réclamer ses soins ; chez tous les deux la blessure est petite, de sorte que la peau même n’est pas tout à fait divisée : l’un des médecins traite seulement la blessure, ne s’inquiétant pas d’autre chose, et guérit la partie en peu de jours ; l’autre, au contraire, lorsqu’il apprend que le chien était enragé, loin de s’empresser de faire cicatriser la plaie, l’agrandit de plus en plus, en employant pendant longtemps des médicaments forts et âcres ; et il oblige le malade à boire pendant ce temps des contre-poisons et des remèdes propres à guérir la rage, comme il les appelait lui-même. Or, voilà ce qu’il advint finalement aux deux malades : l’un fut sauvé et guéri, c’est-à-dire celui qui avait bu le contre-poison ; l’autre, persuadé qu’il n’avait aucun mal, fut subitement pris d’hydrophobie et mourut dans les convulsions. Croyez-vous que, dans ce cas, on ait cherché en vain la cause procatarctique, et l’homme mourut-il par une autre raison que par la négligence du médecin, qui ne s’enquit nullement de la cause et n’employa pas le traitement tiré de l’observation ; il me semble que c’est là véritablement ce qui entraîna la mort du malade.

Puisque je m’en tiens aux phénomènes, je ne saurais négliger aucune cause de cette nature ; je ne saurais non plus ni rejeter ni mépriser la considération de l’âge, car ici encore les phénomènes m’obligent à croire que des affections identiques sous tous les rapports n’exigent pas toujours les mêmes traitements, mais que ces traitements sont quelquefois tellement différents, suivant les divers âges, que ce n’est pas seulement la quantité ou le mode d’administration, mais l’espèce même du remède qui doit être changée. Ainsi, je vous ai vu souvent saigner des pleurétiques vigoureux et à la fleur de l’âge, mais ni un méthodique, ni vous, ni aucun autre médecin n’oseraient jamais ouvrir la veine dans l’extrême vieillesse ou dans la première jeunesse.

Quand Hippocrate dit : « Avant et pendant la canicule, les purgations sont difficiles à supporter (Aph. IV, 5) » ; et dans un autre endroit (Ibid., 4) : « En été il faut purger par le haut, en hiver par le bas, » croyez-vous qu’il dise vrai ou faux ? Dans les deux suppositions, vous me paraissez manquer de réponse ; si vous avancez qu’il dit faux, vous méprisez les phénomènes que vous vous donnez l’air d’estimer, car les faits montrent qu’il en est visiblement ainsi qu’Hippocrate le dit ; si vous avouez qu’il dit vrai, vous admettez la considération des saisons, des localités, que vous proclamiez inutile. Je pense que vous n’avez jamais exécuté de grands voyages hors de votre patrie, et que vous n’avez pu faire l’expérience de la différence des pays, sans cela vous sauriez nécessairement que ceux qui habitent le nord, de même que les habitants de l’Égypte et tous ceux du midi, ne supportent pas des évacuations abondantes, tandis que les individus qui habitent des régions moyennes éprouvent souvent un grand soulagement des saignées.

Que vous ne teniez pas compte des parties du corps, cela me paraît tout à fait étonnant, extrêmement absurde, et contraire non-seulement à la vérité, mais encore à ce que vous faites vous-même. De par les Dieux ! quand il y a inflammation, réclame-t-elle le même traitement à la jambe, à l’oreille, à la bouche ou à l’œil ? Pourquoi donc vous ai-je vu souvent faisant des scarifications avec le bistouri et fomentant avec de l’huile les inflammations de la jambe, tandis que vous ne traitiez jamais ainsi celles de l’œil ? Pourquoi traitiez-vous les inflammations des yeux avec des astringents, et pourquoi n’appliquez-vous pas les mêmes topiques aux jambes ? Pourquoi ne traitez-vous pas les oreilles enflammées avec les médicaments oculaires, et les yeux avec les auriculaires ? Les médicaments contre les inflammations des oreilles sont autres que ceux des yeux ; le vinaigre avec de l’huile de rose est un bon remède contre l’inflammation des oreilles, mais je ne crois pas que personne ose instiller ce remède dans les yeux enflammés, ou, si vous l’osiez, vous ne tarderiez pas, je le sais, à recevoir le châtiment de votre témérité. Le fruit de l’épine d’Égypte (acacia proprement dit) est un bon remède contre l’inflammation de la luette, de même que l’alun sessile. Sont-ce là aussi des médicaments convenables contre les yeux et les oreilles enflammées ? Ne sont-ils pas, au contraire, ce qu’il y a de plus pernicieux pour ces parties ?

Je vous dis tout cela en vous accordant votre première proposition, qu’il faut relâcher l’inflammation des jambes et celle des bras, mais avec cette restriction qu’il n’en est pas ainsi de l’inflammation des yeux, de la luette et des oreilles. Lorsque je vous aurai démontré que même celle des jambes et des bras ne doit pas être relâchée, dans quelque circonstance que ce soit, peut-être reconnaîtrez-vous, si vous êtes raisonnable, combien vous vous écartez de la vérité ; c’est une question de souvenir des phénomènes. En effet, quand l’inflammation d’une partie quelconque ne tient pas à une blessure, mais survient spontanément par suite de la constitution qu’on appelle pléthorique, chez nul malade il ne conviendra de relâcher la partie avant d’avoir évacué tout le corps, car [si vous agissez autrement], non-seulement vous n’amoindrirez pas l’inflammation, mais vous l’augmenterez encore ; c’est pourquoi dans cette période nous appliquons sur cette partie les remèdes astringents et rafraîchissants ; ce n’est qu’après les évacuations générales que la partie enflammée supporte les remèdes relâchants. Si je ne vous persuade pas par ce discours, il est temps que je me réfugie chez ceux qui estiment les phénomènes en eux-mêmes, comme je l’ai dit au commencement.


Chapitre ix. — Réfutation des méthodiques par les dogmatiques. — Objection de Galien contre quelques-uns des principes de la secte méthodique.


L’empirique ayant ainsi parlé, cède la place au dogmatique, qui tient à peu près ce discours : Si vous êtes raisonnable, la discussion précédente suffira peut-être pour vous prouver qu’il ne faut pas rejeter comme inutile la considération de l’âge, des saisons, des localités, des causes procatarctiques et des parties du corps. Si l’empirique ne vous a pas encore convaincu en vous rappelant les phénomènes, si vous avez besoin de quelque raisonnement, je crois devoir ajouter le suivant, et je vous montrerai que la base sur laquelle repose votre secte tombe en ruines : Je vous entends parler d’une connaissance de communautés apparentes, mais je demande toujours à quoi se rapportent particulièrement ces communautés, et comment on les reconnaît ; il me semble toujours que je je puis pas les reconnaître, et la raison c’est que vous êtes d’accord entre vous quant aux mots, tandis que sur les faits il y a dissidence ; car certains d’entre vous mesurent le relâchement et le resserrement par l’état contre nature des évacuations ; si les humeurs sont retenues, on nomme l’affection resserrement, et si elles coulent avec excès, on l’appelle flux ; d’autres font consister les affections dans la diathèse même des parties, et blâment fortement ceux qui s’en tiennent aux évacuations.

Peut-être pourrai-je réussir à indiquer maintenant en quoi les deux opinions me semblent également erronées ; je m’adresserai d’abord à ceux qui jugent les affections d’après l’état contre nature des excrétions, car je me demande avec étonnement s’ils n’ont jamais vu dans les maladies ni sueurs, ni urines, ni vomissements, ni selles plus abondantes qu’à l’état normal, produisant un bon effet, et, ce qui serait le plus absurde de tout, s’ils n’ont jamais vu une hémorrhagie nasale amener une crise ? Ce dernier phénomène est cependant contre nature, non-seulement par la quantité, mais aussi par l’espèce. Les sueurs, les urines, et tout ce qui est rejeté par le ventre ou par les vomissements, ne sont pas contre nature, eu égard à l’espèce ; mais quelquefois ces évacuations excèdent tellement la mesure naturelle, que j’ai vu des malades mouiller entièrement leur couche, d’autres dont les selles allaient jusqu’à trente cotyles ; mais je n’ai pas cru devoir arrêter ces évacuations, parce qu’elles entraînaient le principe nuisible ; cependant, en prenant pour criterium général les excrétions naturelles, il faudrait arrêter ces symptômes. Voilà pourquoi j’aurais en quelque sorte plus de confiance en ceux qui font consister les communautés dans la diathèse même ; toutefois je suis étonné que ces derniers aient osé dire que ces communautés étaient apparentes, car si le flux ne consiste pas dans la matière qui s’écoule par le ventre, mais dans l’état du corps qui est le principe du flux, il est impossible que cet état se révèle à aucun de vos sens. Comment alors les communautés seraient-elles apparentes ? La diathèse de la fluxidn peut avoir en effet son siége dans le colon, dans les intestins grêles, dans la vessie, dans l’estomac, dans le mésentère et dans plusieurs autres parties internes ; mais ni aucune de ces parties, ni aucune de leurs affections ne sont accessibles aux sens : comment donc pourra-t-on dire encore que les communautés sont apparentes, à moins qu’on ne veuille appeler apparence la connaissance par le moyen des signes ? Si c’est là ce qu’on veut dire, je ne sais pas en quoi les méthodiques diffèrent des anciens médecins. Comment se vantent-ils d’apprendre l’art en peu de temps, en six mois, par exemple ? Ils auraient, ce me semble, besoin d’un apprentissage assez long pour reconnaître ce qui échappe aux sens ; mais pour bien reconnaître ce qui échappe aux sens, on a encore besoin de l’anatomie qui enseigne la nature de chacune des parties internes, et de beaucoup de science dans la philosophie de la nature, afin de scruter la fonction et l’utilité de chaque partie ; avant d’avoir trouvé tout cela, il est impossible de reconnaître l’affection d’une partie profondément située. Est-il nécessaire d’ajouter qu’on a grand besoin de dialectique pour bien distinguer comment les effets se lient aux causes, et pour ne pas être trompé par le sophisme d’un autre ou de soi-même ? On voit, en effet, que nous nous faisons quelquefois des sophismes à nous-mêmes sans nous en douter.

J’aimerais à demander aux méthodiques, s’ils ont appris à discuter, ce que c’est que le flux ; car dire avec quelques-uns d’entre eux que le flux est un certain état contre nature, ne me paraît pas suffisant ; si on ne nous apprend pas quel est cet état, si c’est un relâchement, ou un ramollissement, ou une raréfaction, nous n’en serons pas plus avancés pour cela ; en effet, on ne les entend rien dire de clair à ce sujet, mais ils soutiennent ce qui leur passe par la tête, tantôt l’une, tantôt l’autre opinion, souvent toutes à la fois, comme si cela revenait au même. Si quelqu’un essaye de leur apprendre comment ces états diffèrent entre eux, et que chacun d’eux exige un traitement particulier, ils n’ont pas la patience d’écouter, mais ils blâment également les médecins anciens de ce qu’ils ont inutilement distingué ces états. C’est à ce degré qu’ils se donnent peu de peine pour rechercher la vérité ; ils ne souffrent pas même qu’on leur apprenne que le tendu est l’opposé du relâché, le dur du mou et le dense du rare ; qu’en outre, le flux est autre que la rétention des excrétions naturelles, et qu’Hippocrate a distingué tout cela. Ils se prononcent témérairement sur ces questions ; ils disent lestement et sans examen que le phlegmon (c’est ainsi qu’ils appellent une tumeur dure, rénitente, douloureuse et chaude) est une maladie par resserrement ; puis ils appellent d’autres inflammations des maladies compliquées, par exemple l’inflammation des yeux quand elle est accompagnée de flux, et celle des amygdales, de la luette, du palais et des gencives [quand elles se trouvent dans le même cas] ; ils admettent ensuite que les canaux sont les uns dilatés et les autres fermés, d’où résulte la présence des deux affections. Quelques-uns ne craignent pas de dire que le flux et le resserrement peuvent avoir lieu en même temps dans le même canal, ce qu’il n’est même pas très-facide de se représenter. C’est à ce point-là qu’ils poussent la témérité ! Un petit nombre d’entre eux, qui.se donnent la peine de discuter et de réfléchir un peu plus longtemps, changent quelquefois d’avis, quoique difficilement, et se convertissent à la vérité.

Pour ces méthodiques donc et pour tous ceux qui veulent apprendre quelque chose avec exactitude sur les affections générales et premières, il existe des traités spéciaux. Puisque je me propose les intérêts des élèves, il est convenable d’être court. Puissent aussi les méthodiques faire leur profit de ce que je dis ! C’est ce qui adviendra s’ils cessent de se disputer et s’ils pèsent par eux-mêmes la valeur du raisonnement. Or voici ce raisonnement : ce que les méthodiques appellent phlegmon est une tumeur contre nature, douloureuse, rénitente, dure et chaude, qui, de sa nature même, ne rend pas la partie plus rare, plus dure ni plus dense qu’auparavant, mais la remplit d’une fluxion surabondante et la rend ainsi tendue. En effet, tout ce qui est tendu n’est ni plus dense ni plus dur qu’auparavant ; on peut s’en convaincre par le cuir, les courroies et les tresses de cheveux, si vous essayez de les tendre autant que possible. Ainsi le traitement de la plénitude locale consiste dans l’évacuation, car l’évacuation est le contraire de la plénitude. Quand les parties sont évacuées, il en résulte immédiatement qu’elles deviennent plus relâchées, puisque la tension est un effet nécessaire de la réplétion, comme le relâchement est un effet constant de l’évacuation ; mais ni la densité, ni la raréfaction, ni le flux, ni la rétention n’accompagnent forcément l’un ou l’autre état ; car si quelque chose est poreux, il ne s’ensuit pas qu’il y ait écoulement. Comment cela se ferait-il si le contenu était épais et peu abondant ? La densité n’entraîne pas non plus nécessairement après elle la rétention, car ce qui est abondant et ténu s’écoule même par des canaux étroits. Il vaudrait donc mieux que les méthodiques lussent les livres des anciens pour y apprendre de combien de manières ce qui est d’abord contenu dans une partie est évacué plus tard. Ce phénomène a lieu si la partie contenante devient poreuse, si le contenu s’atténue et s’il est abondant, s’il se meut fortement, s’il est attiré par quelque chose de l’extérieur, ou s’il est poussé et pour ainsi dire rejeté par quelque chose à l’intérieur. Si quelqu’un, négligeant toutes ces conditions, n’admet qu’une cause de l’évacuation, la raréfaction des canaux, il semblera ne pas même connaître les choses apparentes, puisque nous voyons évidemment la laine, les éponges et d’autres substances d’une nature aussi rare, retenir et ne pas laisser échapper le liquide qu’elles contiennent s’il est peu abondant, mais le laisser échapper quand il est en plus grande quantité. Pourquoi, lorsqu’il s’agit des yeux, de la bouche et d’autres parties également poreuses, les méthodiques n’ont-ils pas admis la même chose, c’est-à-dire que ces parties pouvaient être quelquefois le siége d’écoulement à cause de l’abondance du fluide qu’elles contenaient, et non de la raréfaction des canaux ? Nous voyons également des vases de terre tellement poreux qu’ils laissent traverser l’eau ; mais si on y verse du miel, il ne passe pas, attendu que sa substance est plus épaisse que ne sont larges les pores du vase. Il n’était donc pas déraisonnable de croire que souvent il s’échappe quelque chose à cause de la ténuité, bien que le corps contenant ne soit pas naturellement percé, ou que la nature qui régit l’animal, faisant dans beaucoup de circonstances un effort puissant, peut évacuer tout le superflu par elle-même en l’exprimant et en le repoussant pour ainsi dire. Pourquoi serait-il difficile de se figurer cela pour celui qui s’occupe habituellement avec attention de la pratique de l’art, car les crises et les maladies s’opèrent à peu près de cette façon ?

Je passe sous silence les autres causes des évacuations ainsi que celles des rétentions qui leur sont opposées en nombre égal ; un pareil discours n’est pas fait pour les oreilles de ces gens-là. Je reviens à ce qu’ils comprendront peut-être mieux, ce me semble. L’œil peut être affecté de fluxion quand l’humeur est abondante ou ténue, ou quand la nature la pousse à travers cet organe, sans que les parties elles-mêmes s’écartent en quoi que ce soit de l’état normal. Il faut épaissir l’humeur ténue et évacuer l’humeur abondante. Quant à l’effort de la nature, il faut l’accepter lorsqu’il vient à temps, mais il ne faut pas s’occuper de la substance des yeux, parce qu’elle n’est pas la cause du flux. Penser qu’une certaine inflammation est une affection de resserrement, et qu’une autre est une affection compliquée, cela ne me paraît guère l’opinion d’hommes raisonnables ; car ils commencent par oublier leur propre assertion, à savoir qu’il ne faut pas distinguer le flux par l’évacuation, ou le resserrement par la rétention, mais qu’il faut s’en tenir aux affections mêmes des parties, lorsque les inflammations sont égales sous tous les rapports, et que l’inflammation actuelle ne diffère en rien des inflammations précédentes, si ce n’est que dans le premier cas il s’échappe quelque chose, et qu’il ne s’échappe rien dans le second. Comment ne serait-il pas singulièrement absurde de regarder la dernière comme composée et l’autre comme un resserrement ? Comment, en second lieu, ne leur est-il pas venu à l’esprit, ce qui se présentait de soi-même, à savoir que ni à la main, ni au pied, ni à l’avant-bras, ni au bras, ni à la jambe, ni à la cuisse, ni à aucune autre partie du corps, on ne voit jamais une espèce d’inflammation avec flux, tandis que le flux survient uniquement dans les inflammations de la bouche, des yeux et du nez ? Jupiter a-t-il commandé à toutes les communautés composées de ne jamais se porter vers aucune autre partie du corps, mais de faire seulement la guerre au nez, aux yeux et à la bouche ?

L’inflammation peut attaquer toutes les parties capables d’être influencées par la cause de sa formation ; mais parce que quelques-unes sont naturellement rares et d’autres denses, il s’échappe une partie de l’humeur des premières, tandis qu’elle est retenue dans les dernières. En effet, remplissez une outre ou un autre objet d’une égale densité avec une substance fluide, il ne s’en écoule rien ; remplissez au contraire une éponge ou un objet également poreux, le superflu s’échappe immédiatement. Si donc les méthodiques se rappelaient combien tout le reste de la peau est plus dense que les membranes des yeux, du nez et de la bouche, pourquoi leur serait-il difficile d’attribuer la cause [de la différence des inflammations] à la nature des parties, et de laisser de côté la complication et tout ce long bavardage ? Les inflammations accompagnées d’ulcérations dans les autres parties montrent qu’il en est ainsi. Dans ces inflammations, l’humeur ténue s’écoule comme dans celles des yeux, du nez et de la bouche ; mais, aussi longtemps que la peau est intacte et tout à fait dense, elle est un obstacle à toute espèce d’écoulement, et cela ne tient pas au genre d’inflammation. De même, si vous imprégnez d’une grande quantité de miel ou de goudron une éponge ou de la laine, il ne s’en échappe rien à cause de l’épaisseur du fluide ; les choses se passeraient de la même façon si vous les imprégniez d’eau ou d’un liquide également ténu, pourvu que la quantité en soit très-petite. C’est, je pense, pour une raison analogue qu’il ne s’échappe pas toujours quelque chose des yeux, c’est-à-dire à cause de l’épaisseur des humeurs, ou parce qu’il n’y a rien de superflu, comme lorsqu’ils sont à l’état normal. Ainsi la même espèce d’inflammation, ne différant en rien d’une autre, si ce n’est par l’épaisseur du liquide qui afflue, peut produire une inflammation sans écoulement, inflammation que les très-sages méthodiques appellent un resserrement et qu’ils croient différent de l’inflammation compliquée, oubliant leurs propres raisonnements, auxquels ils reviennent cependant à tout propos, à savoir que la formation des affections tient aux parties solides et non aux liquides. Si donc le même état existe dans le corps et offre cette seule différence que les humeurs sont épaisses ou ténues, et s’il arrive indistinctement soit un flux, soit une rétention des fluides, comment, dis-je, admettez-vous que les communautés sont différentes ? De cette manière votre compliqué est incompréhensible. Quant aux autres communautés spéciales, qui regardent non-seulement la diététique, mais aussi la chirurgie et la pharmaceutique, je vous apprendrai peut-être une autre fois (Voy. dans le Traité suivant la fin du chap. xxxii) combien vous vous trompez, si vous n’êtes pas encore convaincu par ce que je vous dis. Mais comme ceci suffit aux élèves, je veux aujourd’hui mettre ici fin à mon discours.




  1. Pour ce traité j’ai mis à profit généralement ici par exception notre manuscrit 1883, et aussi un manuscrit de Venise (Append., cl. v, no 9) ; mais le texte imprimé est suffisant, et quelquefois même plus correct que les mss.
  2. C’est-à-dire sans doute qu’on peut arriver au but par un chemin plus court.
  3. C’est-à-dire vous resterez seul. — Voy. Paramiographes grecs, éd. Schneidewin et Leutsch, t. II, p. 470.