Plon-Nourrit et Cie (2p. 182-189).


XXV


Les deux amis causèrent longtemps ainsi ; puis Galehaut manda les clercs que le roi Artus lui avait envoyés et les réunit dans sa chapelle, en présence du seul Lancelot. Là, il leur fit jurer sur les saints de ne rien lui cacher de ce qu’ils pourraient découvrir par clergie de la signifiance de son rêve, que ce fût pour sa douleur ou pour sa joie ; après quoi il leur conta sa vision, dont ils furent très ébahis.

— Sire, dit le plus sage, qu’on appelait maître Hélie de Toulouse, il faut grand loisir pour mener à bien une si haute chose, car il n’est philosophe dans le siècle qui n’y aurait beaucoup à étudier. Donnez-nous un répit de neuf jours.

Galehaut consentit. Mais, quand le dixième jour fut venu, il les réunit à nouveau. Le premier d’entre eux, qui avait nom Boniface de Rome, dit qu’il avait fait une conjuration au moyen de quoi il avait découvert quel était le lion couronné.

— C’est le roi Artus, et le lion sans couronne, c’est vous-même ; mais je n’ai pu apprendre ce que signifie le léopard ; j’ai vu seulement que vous l’emmeniez en votre compagnie.

Le second clerc, maître Hélias de Hardole en Hongrie, confirma ce que son compagnon avait découvert ; puis il pria Galehaut de permettre qu’il n’en dit pas davantage.

— Beau maître, ce ne peut être ; parlez, ou je vous tiendrai pour parjure et foi-mentie.

— Sire, sachez donc qu’un jour le léopard partira et que le lion sans couronne en demeurera si désespéré qu’il prendra la mort.

À ces mots, Galehaut demeura longtemps pensif et silencieux. Enfin il invita le troisième clerc à parler. Celui-là était né au royaume de Logres, dans un château nommé Ludevoit, qui était à six lieues du gué des Bois, où Merlin disait que toute sagesse un jour descendrait ; on l’appelait Pétroine, et c’est lui qui mit les prophéties de Merlin en écrit.

— Sire, le léopard signifie celui qui fit la paix de monseigneur le roi Artus et de vous. Et c’est le fils du roi qui mourut de deuil et de la reine aux grandes douleurs.

Le quatrième clerc, qui était de Cologne la bonne cité, prononça à son tour :

— Sire, maître Pétroine a bien dit ; mais j’ai vu quelque chose de plus. J’ai trouvé qu’il vous faudra franchir une rivière grande et profonde sur un pont de quarante-cinq planches, et que vous tomberez à l’eau, et que vous irez au fond sans revenir. Quarante-cinq, c’est le terme de votre vie ; mais je ne puis vous dire si chaque planche signifie un an, un mois, une semaine ou un jour.

À entendre cela, Lancelot eut grand deuil et Galehaut sentit l’angoisse en son cœur. Alors maître Hélie de Toulouse le requit de faire sortir le chevalier son ami et les clercs.

— Sire, dit-il, vous êtes un des plus sages princes de ce monde ; mais gardez toujours de rien prononcer devant celui ou celle que vous aimez, qui puisse mettre son cœur en malaise. Je vous dis cela pour ce chevalier qui d’ici s’en est allé, car je sais bien que vous l’aimez du plus haut amour qui se puisse entre deux compagnons loyaux. Et le léopard de votre songe, c’est lui.

— Mais, beau maître, le lion n’est-il pas une plus fière bête que le léopard, et de plus grande seigneurie ? Le meilleur des chevaliers devrait avoir semblance de lion.

— Sire, il y aura un jour un chevalier meilleur que Lancelot : Merlin l’a prédit dans ses prophéties. Celui-là achèvera les aventures de Bretagne et s’assoira au siège périlleux de la Table ronde, où nul ne prit place sans mourir. Et il sera vierge, car il le faut être pour accomplir l’aventure du saint Graal : le fils du roi qui mourut de deuil et de la reine aux grandes douleurs ne l’est point. Et sachez que, si madame la reine est présentement accusée de vilenie, c’est en punition du péché qu’elle a commis avec lui, et de sa déloyauté envers le plus prud’homme du monde, qu’elle honnit. Mais, quant aux quarante-cinq planches, ne vous en mettez pas en peine : il n’est point d’homme, en effet, qui eût la moindre joie au cœur s’il connaissait le terme de sa vie, car il n’y a rien d’aussi épouvantable que la mort.

— Beau maître, il vous faut tenir votre serment. S’il plaît à Dieu, pour grande qu’en soit la douleur de mon corps, mon âme sera heureuse de savoir quand je dois mourir, car je tâcherai de bien faire, et je m’en hâterai davantage que si j’avais à vivre tout un grand âge. Il serait temps que je me repentisse de mes péchés.

— Sire, nous trouvons en un livre que l’on appelle la Vie des Pères qu’en la terre de Toscane, il y avait jadis une dame de très grande richesse qui avait longtemps mené folle vie. Non loin d’elle, au milieu d’une forêt, vivait un saint homme hermite. Elle fut le voir, et par ses bonnes paroles il l’amenda beaucoup. Une fois, pourtant, il lui révéla qu’elle n’avait plus que trente jours à vivre, et l’avertit de s’efforcer à bien faire jusque-là. Mais, à cette nouvelle, la dame sentit trembler sa chair et son cœur frémir, et elle désespéra, si bien que les diables se mirent en elle et qu’elle oublia le salut de son âme à cause de la peur de son corps. Pourtant, l’hermite cria merci à Notre Seigneur pour elle, et Dieu l’entendit : dans la chapelle une voix annonça au prud’homme que le don qu’il demandait lui était accordé. Il vint au lieu où la dame était, et elle pleura, lorsqu’il entra, tant les diables la tourmentèrent à ce moment. Mais, sitôt que le prud’homme eut fait de sa main le signe de la vraie croix sur elle, ils sortirent de son corps en criant, brayant et hurlant si fort que toute la terre en tremblait. Elle abandonna le siècle, coupa ses tresses, prit une robe de religion, et vécut jusqu’à sa mort sur un haut tertre, entre deux roches, en compagnie d’une seule pucelle. Et à cela vous pouvez voir que c’est un vil péché que de désespérer, car c’est du jour où elle le fit que le Saint-Esprit l’abandonna et que les diables entrèrent en elle. De même saint Pierre s’enfonça dans la mer, sitôt qu’il eut peur. Ainsi en advient-il des gens qui veulent savoir le jour de leur mort : de la terreur de la chair peut naître le désespoir. Mon conseil est que vous laissiez de chercher cette folie et que vous vous peiniez à faire le bien comme si vous n’aviez à vivre que trente jours.

Mais Galehaut insista si fort que maître Hélie dut consentir, en pleurant, à tenir son serment.

Sur-le-champ, il fit apporter des charbons éteints et il traça sur le mur de la chapelle quarante-cinq roues pour signifier les années ; puis quarante-cinq roues plus petites : et c’était la signifiance des mois ; puis quarante-cinq roues plus menues encore : et c’était la signifiance des semaines ; puis quarante-cinq roues minimes : et c’était la signifiance des jours. Cela fait, il recommanda à Galehaut de ne s’ébahir de rien ; puis il fut prendre sur l’autel la croix d’or et de pierres précieuses qu’il garda entre ses mains, et la boîte contenant le Corpus Domini qu’il bailla à Galehaut ; enfin il tira de sa poche un livret où il se mit à lire jusqu’à ce que son visage rougît et que la sueur lui coulât sur la face. Au bout d’un moment, il s’arrêta et gémit ; puis il reprit sa lecture en tremblant de tous ses membres. Alors une obscurité se répandit et une voix se fit entendre, si hideuse et si épouvantable qu’elle résonna dans toute la cité de Sorehaut et que Galehaut terrifié s’accroupit en se cachant les yeux de sa boîte, tandis que maître Hélie tombait sur le dos, la croix sur sa poitrine. Puis l’obscurité se dissipa, mais la terre se mit à trembler, et un bras long à merveille sortit du mur, vêtu jusqu’au coude d’une manche de samit jaune, et du coude jusqu’au poing de soie blanche. La main, vermeille comme charbon embrasé, tenait une épée rouge de sang, dont elle voulut férir maître Hélie qui lui opposa la croix, puis Galehaut qui mit la boîte à l’encontre : alors l’épée fit des moulinets autour d’eux ; enfin elle alla frapper le mur, trancha quarante-deux des grandes roues, et autant dans chaque rangée des autres ; après quoi elle disparut par où elle était entrée.

— Ha, maître, dit Galehaut, vous m’avez bien tenu votre promesse, et je sais maintenant que j’ai encore à vivre trois ans, trois mois, trois semaines et trois jours !

— Sire, vous pourrez bien dépasser ce terme avec l’aide de Lancelot : car vous ne mourrez que parce que votre compagnon vous laissera. Toutefois vous ne devez découvrir à personne le secret du tout en tout.

Ils sortirent de la chapelle, et Galehaut se prit à songer que c’était plutôt de la reine que dépendait son sort, car sans doute c’était elle qui lui ferait perdre la compagnie de son ami. Toutefois, comme il trouva Lancelot les yeux rouges des larmes d’angoisse qu’il avait versées, il lui fit très joyeux visage.

— Beau compagnon, lui dit-il, n’ayez point de chagrin, car je suis tout aise de ce que j’ai appris : c’est que les quarante-cinq planches signifient les années que j’ai encore à vivre ; et maître Hélie m’a révélé que de vous ne me viendrait nul chagrin.