Plon-Nourrit et Cie (2p. 161-164).


XX


Lancelot, cependant, menait si grand deuil dans sa prison qu’on ne pouvait le décider à boire ni à manger : alors sa tête se vida, puis s’emplit de rage et de frénésie, et il se mit à battre et blesser ses compagnons, de sorte qu’on dut l’enfermer seul dans un autre cachot. Vainement Galehaut implora le geôlier, disant qu’il aimait cent fois mieux d’être tué par son ami que d’en être séparé ; l’homme, qui était mauvais, ne voulut point les réunir. Toutefois, il fut apprendre à la dame de la Roche qu’un des prisonniers était devenu fou. Elle ne connaissait que monseigneur Gauvain.

— Quel est-il ? demanda-t-elle.

— Dame, c’est un pauvre homme, sans doute ; ses compagnons assurent qu’il ne possède pas seulement un pouce de terre.

— Ce serait donc péché mortel que de ne pas le relâcher.

Et, à l’aube, le forcené fut mené hors du château par une fausse poterne. C’est ainsi qu’il se rua soudain au milieu de l’armée où il se mit à faire un furieux dégât. Il n’avait point d’arme, mais il renversait les tentes, attaquait les dormeurs à coups de poings, à coups de pierres, si bien que tout le monde fuyait devant lui ; et de la sorte il parvint auprès du logis de la reine. Ah ! quelle douleur elle sentit quand, de sa fenêtre, elle le vit en cet état ! Elle se pâma dans les bras de la dame de Malehaut.

— Dame, lui dit celle-ci quand elle fut revenue à elle, qui sait s’il ne fait pas le fol pour nous voir ?

La dame descend, s’approche de Lancelot et lui veut prendre la main, mais il ramasse une pierre et elle se sauve en criant. La reine, à son tour, s’écrie de frayeur, et au son de cette voix le forcené passe sa main sur ses yeux, comme interdit. Alors la reine sort, le saisit par le bras, l’emmène dans une chambre sans qu’il résiste. Elle avait envoyé chercher Lionel ; mais, dès qu’il aperçut le valet, Lancelot lui courut sus, car sa dame seule pouvait le calmer : sa frénésie le reprenait quand elle s’éloignait. Et ainsi durant neuf jours et neuf nuits !

Le dixième, les Saines firent une sortie.

— Ha, la fleur des chevaliers, s’écria la reine en pleurant, que n’êtes vous en votre bon sens ! Cette mortelle bataille serait menée à bien !

À ces mots, Lancelot saute sur une vieille lance qui était dans un coin et s’adresse à un pilier sur lequel il la brise ; puis il se met à courir dans la salle, heurtant les murs et les portes comme un furieux, avise enfin l’écu naguère fendu qu’avait envoyé la Dame du Lac, le passe à son cou, et, tout soudain, se pame de faiblesse, tandis que la reine s’évanouit de douleur.

À ce moment, on vit entrer une dame belle et de haute taille, vêtue de soie blanche comme neige neigée, qui s’avança vers le forcené et le prit par le poing.

— Beau Fils de Roi, commanda-t-elle, revenez à vous !

Sur-le-champ il se lève, comme honteux, et peu à peu il retrouve son droit sens, et se met à pleurer en reconnaissant celle qui l’avait élevé. Elle le fait étendre sur un lit, lui oint les poignets et les tempes d’un onguent qui l’endort.

— Dame, dit-elle à la reine, qu’on le laisse sommeiller tout son saoul. À son réveil, vous lui ferez prendre un bain parfumé de bonnes herbes, et quand il en sortira, il sera guéri. Mais gardez qu’il porte en bataille un autre écu que celui-ci, tant qu’il pourra durer.

— Dame, ne me direz-vous pas qui vous êtes ?

— Je suis la Dame du Lac.

Quand elle entendit ce nom, la reine sentit l’eau du cœur lui monter aux yeux. Elle courut à la Dame, lui mit les bras au col.

— Soyez la bien venue, belle douce amie, vous que je chéris et que j’honore le plus au monde !

— Dame, dame, aimez sur toute chose celui pour qui rien ne vaut que vous. C’est grande folie que de pécher, et certes il y a folie en vos amours, mais vous pouvez vous flatter que nulle autre jamais n’eut le pouvoir que vous avez : car vous êtes la compagne du plus prud’homme et la dame du meilleur chevalier du monde ; et en gagnant Lancelot, vous m’avez gagnée aussi. Pourtant il me faut partir, car la plus grande force qui soit m’entraîne : et c’est la force d’amour. Mon ami ne sait à cette heure où je suis, et je ne veux lui faire peine : peut-on, quand on aime, avoir une autre joie que celle de ce qu’on aime ?

Quelque temps elles causèrent de la sorte, mais la reine pria vainement la Dame du Lac de demeurer ; quand vêpre approcha, celle-ci embrassa la reine et la recommanda à Dieu ; puis elle s’éloigna, montée sur son blanc palefroi.