Plon-Nourrit et Cie (2p. 133-137).


XI


Or le conte dit à cet endroit qu’Hector eut plusieurs aventures très belles en quêtant monseigneur Gauvain.

Un soir qu’il venait de sortir des terres de Norgalles, il aperçut devant lui une cité tout entourée d’eau courante ou de marais, et si bien fortifiée qu’elle ne pouvait craindre que la famine. Mais alentour, dans la campagne, on ne découvrait que ruines et maisons incendiées.

Il s’engagea sur une longue chaussée, très étroite, qui menait à travers les fossés jusqu’à la barbacane de la porte. Tout était ouvert : il passa. Mais, aussitôt qu’il parut dans la rue, de tous côtés les gens s’enfuirent et l’on entendit claquer les huis de leurs maisons. Il fut par la rue déserte jusqu’à la seconde porte et la trouva close. Alors il revint sur ses pas, maudissant le lieu et les habitants, et s’aperçut qu’on avait fermé également la porte par où il était entré.

Un vilain, qui revenait des champs tout chargé de ramée, entra à ce moment dans la rue, et, voyant Hector, il jeta son fardeau pour s’enfuir au plus vite dans une maison ; mais, avant qu’il eût pu en déclore l’huis, le chevalier l’atteignit et lui cria qu’il était mort s’il ne lui enseignait comment sortir. À quoi le vilain répliqua que, fût-il le roi Artus, il lui faudrait demeurer dans la ville cette nuit.

— Comment ! s’écria Hector courroucé, prétend-on m’héberger ici malgré moi ?

Et s’étant emparé de la cognée que le bûcheron portait au cou, il saute à bas de son cheval qu’il attache au crochet d’une maison, et court frapper à grands coups sur la porte de la ville.

Il l’avait déjà entamée, lorsqu’un valet se présenta.

— Sire, vous faites mal de tailler ainsi notre porte. Venez plutôt au château, car il faut vous héberger ici.

— Je n’y mettrai pas les pieds ! cria Hector.

— Au moins mènerai-je votre cheval à monseigneur, reprend le valet qui, aussi léger qu’un émerillon, saute sur le destrier et s’enfuit.

Il fallut bien aller au palais. Hector gravit les degrés et entra dans une salle bien jonchée de menthe, de glaïeuls et de roseaux, où brillaient tant de chandelles qu’on l’eût crue éclairée par la lumière même des étoiles errantes aux cieux. Un feu de bûches y brûlait dans une cheminée, entre quatre colonnes, si grand que quarante hommes, dit le conte, s’y fussent chauffés à l’aise ; mais, assis devant la flamme, il n’y avait qu’un vieillard vêtu d’une robe d’écarlate fourrée de martres zibelines, au milieu de quelques chevaliers.

— Sire, dit le prud’homme à Hector sans lui rendre son salut, les preux de votre pays sont-ils donc charpentiers pour dépecer les portes ainsi ?

— Sire, je suis un chevalier errant, et sachez que j’ai de grandes affaires. Je vous requiers de me faire rendre mon cheval qu’un valet m’a pris.

— Je le ferai quand vous m’aurez donné satisfaction de la porte que vous avez taillée.

— Je l’eusse bien coupée si j’en eusse eu le loisir ! Il n’y a ici que de vrais excommuniés ! Certes, ils n’ont cure de conseiller un franc homme !

En le voyant si courroucé, le vieux chevalier se mit à rire et lui demanda qui il était.

— Hector des Mares, chevalier de la reine, femme du roi Artus de Logres.

Aussitôt le vieillard se leva devant lui et lui souhaita la bienvenue, puis il le fit désarmer et couvrir d’un riche manteau.

— Hector, lui dit-il, vous avez vu que cette cité est forte : aussi maints barons l’ont-ils désirée. Le roi Belinan de Norgalles, le duc Escan de Cambenic et beaucoup d’autres ont tenté de la prendre, et à cette heure Marganor, le sénéchal du roi des Cent Chevaliers, me fait rude guerre. Ainsi, du jour que j’ai été chevalier, il m’a fallu me défendre et je n’ai pas cessé de guerroyer toute ma vie. Las ! me voilà tout vieux et je n’ai d’autre enfant qu’une fille belle et sage ; aussi ne la veux-je donner qu’à un chevalier de grande richesse et de grande prouesse, qui soit capable de maintenir ma terre. Il y a trois ans, les bourgeois sont venus me dire que je tardais trop à la marier, et qu’ils déguerpiraient de ma cité, si je ne leur faisais serment de garder ici une nuit et une matinée tous les chevaliers errants qui passeraient : ils pensent que je pourrai de la sorte faire épouser ma fille par quelque prud’homme et en avoir un héritier. En outre, mes hôtes doivent jurer sur les reliques qu’ils combattront les ennemis de l’Étroite Marche : ainsi a nom ce château.

— Sire, c’est là une mauvaise coutume, dit Hector. Un étranger ne doit pas être forcé de guerroyer contre qui ne lui a méfait.

— Qu’y puis-je ? Il n’y a pas sept jours que deux chevaliers du roi Artus ont été pris en combattant ici contre Marganor. Ils m’ont dit qu’ils s’appelaient Yvain et Sagremor, et qu’ils étaient en quête du meilleur homme qui ait jamais porté écu, bien qu’ils ne sussent où il est, ni ne le connussent. J’ai eu grand chagrin de leur prise, mais il faut obéir à la coutume.

En apprenant cette nouvelle, Hector poussa un grand soupir, car, bien qu’il n’eût jamais vu monseigneur Yvain ni Sagremor le desréé, il avait souvent ouï parler d’eux. Et la nuit il dormit peu, car il se demanda comment il les pourrait délivrer, tout seul comme il était. Il se leva dès qu’il vit le jour, et, quand il eut entendu la messe, il réclama ses armes. Mais le vieux sire lui rappela qu’il devait jurer de combattre les ennemis de l’Étroite Marche avant que de les avoir. Les reliques furent apportées, et très volontiers il fit le serment, car il pensait aux deux prisonniers.