LES ÉMOTIONS


D’UN AUTEUR SIFFLÉ

M. Victor Hugo, dans un de ses plus beaux livres, analyse les sentiments et les idées d’un condamné à mort. Toutefois, il manque un chapitre à l’ouvrage. Le malheureux qu’on a mis en scène et qui raconte ses impressions lui-même ne peut pas nous dire la fin. Il laisse la curiosité du lecteur à moitié satisfaite ; il nous fait tort de sa dernière émotion ; on voudrait le ressusciter pour entendre de sa bouche ce qu’il a souffert sous le couteau. Les auteurs sifflés survivent généralement à la chute de leurs ouvrages ; vous n’avez pas besoin de les ressusciter pour apprendre d’eux-mêmes ce qu’ils ont senti au bon moment. Êtes-vous désireux d’étudier cette question sur le vif ? Écoutez, c’est le condamné qui raconte, comme dans le beau livre de M. Victor Hugo. La scène se passe le lendemain de l’exécution, je veux dire de la représentation.

« Ne me croyez pas meilleur que je ne suis. J’ai commis le crime. Oui, j’ai fait un drame avec préméditation et sans aucune circonstance atténuante. Rien au monde ne m’y obligeait ; je pouvais rester innocent : il suffisait de me croiser les bras. Je pouvais passer le temps à boire de la bière et à fumer des pipes au fond d’une brasserie, et mériter ainsi l’estime de mes jeunes contemporains. Peut-être la nature m’avait-elle créé pour cette riante destinée. C’est la lecture des romanciers qui m’a perdu.

Une jolie nouvelle de Charles de Bernard m’inspira la première idée. Quelques amis, quelques complices, si le mot vous paraît plus juste, m’aveuglèrent sur les dangers d’une telle action et me poussèrent en avant. Je travaillai plusieurs mois de ce travail assidu, obstiné, opiniâtre, qui trouve sa récompense, dit-on, et je finis par écrire cinq actes.

Je les portai à la Comédie-Française, et le comité de lecture, moins lettré, sans doute, que les brasseries du quartier latin, eut la faiblesse de les recevoir. On trouva là dedans quelques scènes hardies et nouvelles, et je persiste à croire aujourd’hui que ce drame aurait pu intéresser le public, si le public avait pu l’entendre.

Heureux l’auteur qui fait admettre une pièce au Théâtre-Français ! il est sur le chemin des honneurs et de la fortune. Qu’il soit habile, insinuant, protégé, bien en cour, il distancera tous ses rivaux en un rien de temps et s’emparera de l’affiche. Je fus mis en répétition au bout de quatorze mois ; on me répéta avec beaucoup de zèle et de talent. La pièce était admirablement montée : Geffroy, Got, Bressant, Monrose, Mirecourt et cet excellent Barré ; Mlle  Favart, ce camée antique, et Mlle  Riquer, ce pastel, de Latour ! Je retirai la pièce après deux mois de répétitions.

Mlle  Favart était tombée malade ; je ne voyais qu’elle ou Mlle  Thuillier dans le rôle de Gaëtana. D’ailleurs, l’été approchait ; la direction de la Comédie-Française, après m’avoir fait attendre un peu plus que de raison, annonçait la résolution de me jouer en pleine canicule. Je repris mon manuscrit et je passai les ponts.

Ce ne fut pas sans regretter amèrement les interprètes que je laissais en arrière. Je savais que la troupe de l’Odéon, à part quelques artistes de premier ordre, ne vaut pas celle du Théâtre-Français ; mais je comptais (voyez un peu comme on s’abuse !) sur la sympathie d’un public jeune.

Le public de la Comédie-Française est bien élevé, mais un peu froid, blasé et sceptique. Il ne se fâche pas pour un rien, mais, en revanche, il est difficile à émouvoir. Tout bien pesé, j’aimais mieux offrir ma pièce à la jeunesse des Écoles. J’ai vécu par là, dans mon temps ; il y aura juste dix ans, le 15 de ce mois, que j’en suis sorti pour aller voir Athènes. J’ai fait, entre le Panthéon et la Sorbonne, une petite provision d’idées et de sentiments qui sont encore aujourd’hui le fond de mon être. J’ai applaudi aux cours de Jules Simon et donné quelques coups de poing dans l’amphithéâtre de M. Michelet. Que diable ! le quartier latin serait bien changé si je ne trouvais pas un peu de sympathie chez nos jeunes camarades ! N’ai-je point bataillé sept ou huit ans pour cette vieille révolution que tous les jeunes gens aimaient en ce temps-là ? Ai-je déserté nos anciens drapeaux, religieux ou politiques ? Ai-je insulté les dieux de la littérature et de l’art ? Ai-je manqué une occasion de défendre Victor Hugo à Guernesey, David (d’Angers) dans l’exil ou dans la tombe ? David, le grand David m’embrassait comme un fils à son lit de mort, et je garde un médaillon de Rouget de l’Isle, où il écrivit mon nom de la main gauche lorsqu’il était déjà paralysé du côté droit.

Il est vrai que je n’ai sacrifié ni mon temps ni ma santé sur les autels de la Bohème. Est-ce un crime ? La rive droite dit non, la rive gauche dit oui. Pauvres enfants du quartier latin ! les brillants capitaines de la Bohème ne sont plus, et vous obéissez au commandement des goujats de l’armée. Murger, que j’aimais comme un frère et qui me le rendait bien, m’a dit encore l’an passé : « La Bohème n’est pas une institution ; c’est une maladie, et j’en meurs ! »

Mais, pardon ; c’est de Gaëtana qu’il s’agit pour le moment. Les artistes de l’Odéon l’ont répétée six ou sept semaines. Vous ne savez peut-être pas, ô travailleurs naïfs ! qu’il y a près d’un an de labeur assidu dans l’œuvre que vous abattez d’un coup de sifflet ! On ne vous a pas dit que la clef de votre chambre, appuyée contre vos lèvres, faisait tomber des murailles plus douloureusement bâties que les remparts de Jéricho !

Si du moins les auteurs étaient vos seules victimes ! Mais voici Mlle  Thuillier, une grande comédienne, une âme intrépide dans un corps fragile, une pauvre Pythie inspirée et souffrante qui transforme les tréteaux en trépieds ! Voilà Tisserant, l’honnête, le sincère, le courageux artiste, un des précepteurs de votre jeunesse, s’il vous plait, car les belles vérités qui sont tombées dans vos oreilles depuis dix ans et plus avaient toutes passé par sa bouche ! Et Ribes, si jeune et si fier ! Et Thiron, qui est des vôtres, car c’est un véritable étudiant de la Comédie, et le plus gai, le plus laborieux de vous tous ! Vous avez sifflé ces gens-là comme des cabotins de banlieue ! Vous leur avez lancé à la face cet outrage sanglant qui a tué, le mois dernier, une pauvre femme appelée Mme  Faugeras. Et pourquoi l’avez-vous fait ? Pour suivre quelques meneurs aux mains sales qui écriront peut-être les Mémoires du père Bullier, mais qui ne feront jamais ni un drame, ni une comédie, ni un livre, ni rien !

Je ne suis pas contraire au sifflet, quoique je préfère assurément les formes polies de la critique. J’ai sifflé à ma façon, poliment, un certain nombre d’abus. Mais je ne comprends pas qu’on siffle une pièce avant de l’avoir entendue, et pour le plaisir stérile de se montrer ennemi de l’auteur. Je comprends encore moins qu’on siffle bêtement et sans comprendre les choses. L’un de vous, par exemple, a relevé énergiquement cette phrase : « Les jeunes gens de notre temps ne s’en vont jamais sur un baiser fraternel ! » L’homme qui parlait ainsi sur la scène était un mari jaloux. Sa femme venait de lui dire : « Un jeune homme est amoureux de moi, il souffre, il est parti, il s’est engagé comme soldat dans l’armée de l’indépendance italienne. En lui disant adieu, je lui ai donné un baiser au front, le baiser d’une sœur à son frère. — Alors, ma chère, répond le jaloux, votre amant n’est point parti. Les jeunes gens de notre temps ne s’en vont jamais sur un baiser fraternel ! « Là-dessus, ô jeunes gens, un habitant du parterre s’est écrié : « N’insultez pas la jeunesse ! » Mais cet orateur était-il bien l’un de vous ? Y a-t-il dans les écoles de Paris un futur médecin, un avocat de l’avenir assez naïf pour prendre ainsi la mouche ? Le niveau des intelligences s’est-il abaissé à ce point depuis dix ans ? Non, ce n’est pas un de vous, c’est plutôt quelqu’un de vos portiers qui s’est dit dans son zèle excessif : On insulte mes locataires !

J’ai su, vers les dernières répétitions, qu’une forte cabale s’armait contre la pièce. Et, faut-il l’avouer ? j’estime tant la jeunesse française, que j’ai souri au lieu de trembler. Quelques étudiants m’ont fait l’amitié de me mettre sur mes gardes ; j’ai insisté pour que la police fût exclue de la représentation. On n’a pas voulu m’écouter ; on a même arrêté une quinzaine de grands enfants qui avaient fait du bruit sans savoir pourquoi. À la première nouvelle de cet accident, j’ai couru les réclamer comme s’ils avaient été de mes amis, et je les ai fait rendre à la liberté sur l’heure. Je ne les connais pas, ils me connaissent peu ou mal. Mais si ces lignes tombent jamais sous leurs yeux, ils auront peut-être un instant de remords. Qu’ils songent à leur première thèse, à leur premier examen, à leur premier concours, à leur première plaidoirie ; qu’ils se figurent autour d’eux un auditoire comme celui qu’ils m’ont fait : peut-être alors reconnaîtront-ils qu’il y a de l’injustice à siffler les gens sans les entendre.

Une dernière observation. Elle ne s’adresse pas aux meneurs, que je n’aurais pas la prétention de convaincre, mais à la foule des jeunes gens honnêtes qui se laissent quelquefois mener. Il se trouve, heureusement pour eux, que l’auteur est un caractère robuste, qui rebondit contre la haine au lieu de s’y briser en éclats. Mais si j’étais un de ces esprits craintifs qu’un rien dégoûte de la vie ; si j’étais allé me jeter à la Seine, du haut d’un pont, au lieu d’aller conter cette chaude soirée à ma mère : avouez, messieurs, que vous auriez fait là une belle besogne. Ou si même j’étais dans un de ces embarras qui ne sont, hélas ! que trop fréquents dans la vie des gens de lettres ; si j’avais eu besoin du succès d’hier soir pour déjeuner ce matin : vous auriez commis une cruauté gratuite et vous n’auriez pas eu l’excuse de la passion littéraire, car vous ne savez pas si la pièce est bonne ou mauvaise, bien ou mal écrite : vous avez toussé, sifflé et crié dès le commencement du premier acte !

Je me hâte de vous affranchir d’un tel souci. Je me porte bien, j’ai dormi cette nuit, j’ai déjeuné tant bien que mal ce matin, et si j’ai les nerfs un peu agacés, il n’y paraîtra plus dans deux heures.

Il y a mieux : j’espère que la pièce se relèvera d’elle-même après avoir lassé la cabale, et je ne la tiens pas pour morte. »


Ainsi parlait, ami lecteur, un dramaturge sifflé hier soir. Il prétend que sa pièce n’est pas morte ; je lui ris au nez, et je répète ce mot d’un sergent qui ramassait les morts sur un champ de bataille : « Si on les écoutait, ils diraient tous qu’ils ne sont que blessés ! »