ACTE QUATRIÈME

Un salon dans le palais del Grido, à Naples. — Cheminée à pans coupés, à droite. — Croisée avec rideaux au premier plan, à droite. — Grande porte au fond. — Portes au premier et deuxième plans de gauche. — Table à droite, en face de la fenêtre. — Deux lampes allumées sur la cheminée.



Scène PREMIÈRE.

LE BARON, LÉONORA.
LÉONORA, adossée à l’une des deux portes de gauche.

Madame n’y est pas pour monsieur le baron.

LE BARON.

Voilà trois semaines que cela dure. Présente mes compliments à ta maîtresse. Dis-lui que je lui souhaite des rêves heureux et un réveil agréable.

LÉONORA.

Ah ! monsieur ! avez-vous le cœur de parler de la sorte ? Cette nuit !

LE BARON, désignant les fenêtres de droite.

A-t-elle vu ce qu’on prépare là pour demain matin ?

LÉONORA.

Je l’ai éloignée d’ici et j’ai fermé les rideaux. Elle croit encore que don Gabriel s’est pourvu en cassation ou que le roi lui fera grâce. Si elle avait vu l’horrible machine qu’ils dressent là, elle serait morte.

LE BARON.

Bah ! les femmes ont la vie plus dure qu’on ne croit.

LÉONORA.

Si monsieur savait comme madame est souffrante, il ne serait peut-être pas si cruel.

LE BARON.

Je ne suis pas cruel. J’ai pleuré à l’audience, tout le monde l’a vu. J’ai fait mieux encore, j’ai recommandé ce malheureux à l’indulgence du tribunal. (Il s’assied.)

LÉONORA.

Il aurait mieux valu ne pas le dénoncer. Car enfin, c’est votre témoignage qui l’a perdu.

LE BARON.

C’est plutôt le sien, puisqu’il a confessé le crime.

LÉONORA.

Il y en a qui disent qu’il a avoué le crime sans l’avoir commis, et tout cela pour sauver la réputation de madame.

LE BARON, haussant les épaules.

Il me semble que tu t’intéresses beaucoup à ce malfaiteur.

LÉONORA.

Eh ! monsieur, qui ne le plaindrait pas ? mourir à trente-deux ans !

LE BARON.

C’est la moyenne de la vie humaine.

LÉONORA.

Et si bon ! si brave ! si généreux ! On dit que le juge avait les larmes aux yeux en prononçant la sentence.

LE BARON.

C’est ta maîtresse qui t’a conté cela ? Elle en parle souvent, n’est-il pas vrai ?

LÉONORA.

Madame ? Elle ne l’a pas seulement nommé une fois. Depuis trois semaines que la pauvre âme vit renfermée dans son appartement, elle n’a guère causé qu’avec le bon Dieu. Lorsque j’entre chez elle, le matin, je la trouve en prière. Le soir, elle me renvoie pour prier tout à son aise ; je reviens vers minuit pour savoir si elle n’a besoin de rien ; et à travers le trou de la serrure, je la vois à genoux, immobile et toute en larmes.

LE BARON, se levant.

Ah ! ah ! Et quand elle se croit seule avec Dieu, ne l’as-tu jamais entendue demander pardon de quelque chose ?

LÉONORA.

De quoi s’accuserait-elle, la pauvre brebis sans tache ?

LE BARON.

Et depuis quand les femmes de bien ferment-elles obstinément leurs portes à leurs maris ?

LÉONORA.

Dame, monsieur le baron, je ne sais pas. C’est peut-être depuis que les maris font couper des têtes devant leur palais.

LE BARON.

Assez ! Vous êtes une sotte et une impertinente. (On sonne.) Rentrez chez votre maîtresse qui vous appelle ; et, si le spectacle de demain lui donne trop sur les nerfs, faites appeler le docteur ! (Il sort par le fond. — Gaëtana entre par la gauche.)


Scène II.

LÉONORA, GAËTANA.
GAËTANA, pâle et affaiblie.

Tu es seule ? Avec qui parlais-tu ?

LÉONORA.

Avec M. le baron, madame. Il sort d’ici.

GAËTANA, se jetant dans un fauteuil.

Ah ! J’avais cru reconnaître la voix de M. Martinoli.

LÉONORA.

Est-ce que madame l’attendait ?

GAËTANA.

Oui, je lui avais écrit après le jugement, et j’espérais au moins une réponse…

LÉONORA.

Il répondra, madame. D’ailleurs, rien ne presse… nous avons le temps.

GAËTANA, avec doute.

Tu crois ? Et Birbone ? A-t-on de ses nouvelles ?

LÉONORA.

Birbone est loin de Naples, j’en ai peur. Depuis le jour fatal, personne ne l’a vu.

GAËTANA.

Allons ! encore une espérance évanouie. (Se levant.) Je comptais sur un bon mouvement… il m’avait promis… juré… N’y pensons plus. Il n’y a rien de nouveau, Léonora ?

LÉONORA, vivement.

Non, madame ; rien de nouveau, je vous assure !

GAËTANA.

Comme tu as dit cela !

LÉONORA, allant à Gaëtana.

Madame devrait rentrer chez elle.

GAËTANA.

Non, je suis mieux ici. Dans ma chambre, j’étouffe. Quelque chose tremble en dedans de moi. Il me semble que mon cœur est suspendu au bout d’un fil.

LÉONORA.

Si madame essayait de dormir ?

GAËTANA.

J’y ai renoncé depuis longtemps. (S’asseyant.) Le sommeil est pire que la veille. Le jour, je crains, je souffre, je pleure. Mais si par malheur je ferme les yeux, c’est bien pis : je vois !

LÉONORA.

Pauvre madame !

GAËTANA.

Mais rassure-moi donc ! Dis-moi que les juges reviendront de leur erreur ; que le roi fera grâce. Parle-moi !

LÉONORA.

Oui. madame. Il ne faut pas vous tourmenter. Je vous promets qu’il n’arrivera rien. Je vous assure que le roi… que don Gabriel… ou peut-être même que les juges… Mais madame ne m’écoute point.

GAËTANA.

Non ! j’écoute là-bas. (Montrant la fenêtre de droite.) Tu n’as rien entendu, toi ?

LÉONORA, vivement.

Rien, madame. Mais madame serait mieux dans son appartement. Les bruits du dehors n’y arrivent pas, et si madame…

GAËTANA.

Tais-toi ! Ces coups sourds qui retentissent à intervalles égaux ont quelque chose de sinistre, (Se levant et descendant à gauche.) Ce n’est pourtant pas dans le palais qu’on frappe ainsi !

LÉONORA, allant à Gaëtana.

Non, madame, ce n’est pas dans le palais… C’est… je ne sais où… dans le voisinage.

GAËTANA.

Sur la place, peut-être ? Mais qui donc à Naples peut travailler après minuit ?

LÉONORA, troublée.

Je ne sais, madame, mais ce n’est rien assurément. Il ne faut pas que madame s’inquiète. Et tenez, madame, le bruit a cessé ! (Nouveaux coups dans la coulisse.)

GAËTANA.

Non !

LÉONORA, se plaçant devant elle.

Madame !

GAËTANA.

Tu me caches quelque chose !

LÉONORA.

Bonne et chère madame !

GAËTANA.

Je veux… !

LÉONORA veut retenir Gaëtana.

Au nom du ciel, ne regardez pas !

GAËTANA, courant à la fenêtre.

Je verrai malgré toi ! (Elle pousse un cri.) Ah ! (Elle se jette à la renverse sur la table, puis, soutenue par Léonora, elle tombe sur un fauteuil.)

LÉONORA.

Madame ! je vous en prie ! tout n’est pas désespéré ! Nous avons encore au moins quatre heures. Prenez courage ! On peut le sauver ! Pour Dieu, madame, ne vous laissez pas mourir ! Qu’est-ce qu’il deviendra, si vous l’abandonnez ! (On frappe. Courant à la porte du fond.) Qui est là ?

MARTINOLI.

Moi.

LÉONORA.

Quel bonheur ! madame, M. Martinoli ! (Léonora ouvre ; entre Martinoli.)


Scène III.

Les Mêmes, MARTINOLI.
GAËTANA, allant à lui.

Parlez ! je sais tout. Est-il encore de l’espoir ?

MARTINOLI.

Oui.

GAËTANA.

Vous êtes un Dieu sauveur !

MARTINOLI.

Tout dépend de vous ! C’est-à-dire du baron. Gabriel a refusé de se pourvoir, mais toute la noblesse de Naples s’est jetée aux pieds du roi.

GAËTANA.

Eh bien ?

MARTINOLI.

Les moments sont précieux ; vous avez du courage, je ne dois rien vous cacher. Le roi s’est montré plus que sévère. « On pourrait pardonner le crime, a-t-il dit, mais un gentilhomme qui assassine son ennemi à la veille d’un duel, est indigne de notre clémence. »

GAËTANA.

Mais il est innocent !

MARTINOLI.

Eh ! pauvre enfant, je le sais bien ! Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, puisque la justice a prononcé. À force d’importunités, on a fléchi le roi. Il accordera la grâce.

GAETANA, avec explosion.

Ah !

MARTINOLI.

Il accordera la grâce ; mais à cette condition expresse que M. le baron del Grido la demandera lui-même.

GAËTANA, s’assied.

Nous sommes perdus !

MARTINOLI.

Non ! si vous êtes femme ! Je livre tout entre vos mains. J’ai préparé, d’accord avec tous les amis du comte, la pétition qu’il faut remettre au roi. Il n’y manque que la signature de votre mari. Vous avez une heure à vous ; vous aimez le comte Pericoli… Agissez !…

GAETANA, se lève.

Mais qu’attendez-vous de moi ?

MARTINOLI.

Un de ces miracles qui attestent l’héroïsme de la femme. M. del Grido vous aime et vous pouvez tout sur lui… si vous voulez. (Gaëtana baisse la tête, tend la main à Martinoli, qui lui glisse le papier dans les mains.) J’attendrai de vos nouvelles chez moi. Faites en sorte qu’il ignore ma visite.

GAËTANA, avec amertume.

Oui !…

MARTINOLI, lui serrant la main.

Pauvre enfant ! (Il sort.)


Scène IV.

GAËTANA, LÉONORA.
GAËTANA, à Léonora.

Léonora ! fais dire à M. le baron que je serai heureuse de le recevoir ici (Léonora va à la porte de gauche et parle à voix basse à Cardillo qui traverse le théâtre et sort par le fond.)

LÉONORA.

Pauvre chère madame !

GAËTANA.

Ne pleure pas ! est-ce que je pleure, moi ? Donne-moi ce miroir ! Je suis bien laide, n’est-ce pas ? La douleur et les veilles ont rougi mes yeux. Comment me trouves-tu ?

LÉONORA.

Belle comme la vertu, madame.

GAËTANA.

Ne parle pas de vertu ! je suis une malheureuse ! Le voici ! Chasse-le ! Je ne veux pas le voir !… Je m’étais trompée ! ce n’est pas encore lui !… Et pourtant je ne peux pas laisser ce malheureux mourir pour moi… Que ferais-tu ? Conseille-moi… Je ne sais que devenir.

LÉONORA.

Madame, on a frappé !

GAËTANA.

Ouvre-lui !… Attends ! (Elle court à la fenêtre et regarde l’échafaud en face.)

LEONORA, avec effroi, courant à elle.

Madame ?… Que faites-vous ?…

GAËTANA.

Je prends du courage ! (Léonora va ouvrir. Entre le baron.) Va, laisse-nous, mon enfant !


Scène V.

GAËTANA, sur le devant, LÉONORA ET LE BARON, dans le fond.
LE BARON, à demi voix à Léonora.

Y a-t-il longtemps que le juge est sorti ?

LEONORA, avec embarras.

Mais, monsieur…

LE BARON.

Y a-t-il longtemps que le juge est sorti ?

LÉONORA.

Non, monsieur le baron, il n’y a qu’un instant… Mais… pourquoi ?

LE BARON.

Pour savoir s’il était venu. Va-t’en ! (Elle sort à gauche.)


Scène VI.

LE BARON, GAËTANA.
LE BARON.

Est-ce bien vous, madame, qui m’avez fait appeler ?

GAËTANA.

Oui, monsieur…

LE BARON.

En vérité ? Je ne m’attendais pas…

GAËTANA.

Asseyez-vous… j’ai à vous parler sérieusement.

LE BARON.

Ah !

GAËTANA.

Bien des choses se sont mises entre nous. Des événements imprévus, des accidents terribles nous ont séparés. On vous a cru mort, et je vous ai pleuré de toute mon âme. Vous avez longtemps souffert, et je vous ai soigné tendrement. Voici de meilleurs jours qui commencent. Vous plaît-il que nous soyons heureux ensemble, comme si le passé n’avait été qu’un rêve ?

LE BARON.

Pardonnez-moi si je ne vous comprends pas aux premiers mots, mais ce langage est si nouveau que je n’en crois pas mes oreilles. Ne venez-vous pas de dire que vous étiez disposée à m’aimer ?

GAËTANA.

Oui. monsieur, je vous aimerai ; je ferai tous mes efforts pour vous rendre heureux. Ne hochez pas la tête en signe de doute. Je suis une bonne petite fille ; j’ai l’ambition de devenir à vos yeux la meilleure des femmes. Et, pour commencer, cette Gaëtana, qui, depuis votre guérison, vous a méchamment fermé sa porte, vient à vous repentante et soumise. Monsieur le baron del Grido, mon cher mari, ne me repoussez pas !

LE BARON, lui tendant la main.

À la bonne heure ! (Elle s’assied.) Voilà comme une femme doit être avec son mari.

GAËTANA.

Vous êtes bon ! vous me pardonnez ?

LE BARON.

Oui. je vous pardonnerai de bien bon cœur, si vous comprenez toute la gravité de vos fautes.

GAËTANA.

Je n’ai pas commis de grandes fautes ; cependant je suis coupable, puisque je vous ai fait de la peine. Oubliez le passé comme moi, qui ai noyé tous mes souvenirs dans les larmes.

LE BARON.

Tous ?

GAËTANA.

Oui. monsieur. Je ne me rappelle rien, sinon que Dieu m’a donnée à vous pour vous obéir en toutes choses et vous aimer de toutes mes forces. Pardonnez-moi !

LE BARON.

Tête folle ! il est impossible de garder rancune à ces yeux-là !

GAËTANA.

Ainsi, vous me pardonnez ?

LE BARON, souriant.

Bientôt ! demain.

GAËTANA.

Je voudrais ma grâce aujourd’hui.

LE BARON.

Méchante enfant ! tu m’as fait bien du mal, tu m’en feras encore. Je ne conseillerai jamais à un homme de mon âge de mettre à son chevet un ange aussi terrible que toi. Mais tu es si belle et si séduisante, que ma colère s’évanouit à la douce lumière de tes yeux. Je te pardonne.

GAËTANA, lui passant les bras autour du cou.

Merci, monsieur. Je vous bénis, et toute la ville vous bénira.

LE BARON.

Pourquoi toute la ville ? Notre bonheur a-t-il besoin d’être publié ?

GAËTANA.

Non ; mais c’est qu’après avoir fait grâce à une coupable comme moi, vous ne pouvez pas refuser de sauver un innocent.

LE BARON, très-froid.

Quel innocent ?

GAËTANA.

Je ne sais plus son nom.

LE BARON, se lève furieux.

Vous mentez ! vous l’aimez encore !

GAËTANA, le ramenant vers elle.

Quelle folie ! voilà vos imaginations qui reprennent le dessus. Je vous jure, monsieur, que je ne pense plus à lui, sinon pour le plaindre. Dès qu’il ne sera plus à plaindre, je n’y penserai plus du tout. Au nom de ce bonheur, que je vous promets et que je vous donnerai, sauvez-le, vous le pouvez ; il en est temps encore.

LE BARON.

Parlons de nous ! Vous m’aimez, Gaëtana ?

GAËTANA.

Oui, monsieur, je vous aime !… parce que vous êtes bon !

LE BARON.

Merci ! je suis bon… mais juste.

GAËTANA.

Je vous aime, parce que vous êtes bon et juste, et incapable de faire le mal.

LE BARON.

Parlons de nous !

GAËTANA.

Je vous aime, parce que vous avez l’âme ouverte à tous les sentiments généreux.

LE BARON.

Ne me regarde pas ainsi ! je croirais à la fin que tu ne mens pas et que tu m’aimes en effet.

GAËTANA.

Eh bien ! oui, je vous aime ! je suis votre femme ! une pauvre petite créature à vous !

LE BARON, la prenant dans ses bras.

S’il était vrai !… si le feu secret qui me dévore avait enfin échauffé la froideur et ton indifférence. Si ton cœur endormi s’était éveillé à la prière frémissante de ma voix qui tremble ! (Saisissant le papier qu’elle avait mis dans son corsage.) Quel est donc ce papier que vous cachiez là ?

GAËTANA.

Monsieur ! je vous en prie ! C’est la grâce de ce malheureux !

LE BARON, se levant.

Ah ! ah ! ah ! vieille bête que je suis !…

GAËTANA.

Le roi lui pardonnera si vous le voulez. Il ne faut plus que votre signature, et je vous la demande à genoux ! Ne me la refusez pas si vous m’aimez, et je consacrerai toute ma vie à vous récompenser d’un tel bienfait. Je ne le reverrai plus. Le roi l’enverra en exil. Je ne serai qu’à vous, je ne penserai qu’à vous, j’oublierai tout ce qui n’est pas vous !

LE BARON.

On n’oublie sincèrement que les morts. (Il déchire le papier.)

GAËTANA, se levant avec fureur.

Mais croyez-vous que tout le monde les oublie ? Croyez-vous que le faux témoin qui a, de propos délibéré, envoyé un innocent à l’échafaud efface un tel souvenir de sa mémoire ? Êtes-vous sûr qu’il vous suffira de penser à autre chose ? On dit, monsieur le baron, que les criminels ont des remords.

LE BARON.

Je n’aurai jamais de remords, parce que je n’ai rien fait que de juste. J’ai parlé devant le tribunal comme je devais parler ; les juges ont achevé l’ouvrage.

GAËTANA.

Essayez donc de me persuader, à moi, qu’il était coupable, et que c’est la vérité qui vous force à le faire mourir !

LE BARON.

Eh bien, non, ce n’est pas dans l’intérêt de la justice que j’ai fait condamner… ce gentilhomme. C’est pour sauver une chose au moins aussi sainte : l’honneur ! Un homme m’offense dans ce qu’il y a de plus délicat, de plus sacré, de plus inviolable. J’avais le droit de le poignarder dans ma maison, la justice n’aurait eu rien à dire. Je pouvais lui casser la tête en duel, sous les yeux de quatre témoins ; le monde m’aurait approuvé. J’aime mieux la place publique et le fer du bourreau ; n’ai-je pas le choix des armes ? Il faut que cet homme soit un assassin pris sur le fait, pour que personne ne puisse supposer qu’il était votre amant. Mais les femmes n’entendent rien à ces sortes de choses. Elles ont de la vertu, quelquefois. À nous seuls appartient l’honneur !

GAËTANA.

Gardez-le donc pour vous seul, cet honneur infâme ! Car vous l’avez avoué, Gabriel est innocent, Gabriel n’a rien fait pour vous donner la mort ; Gabriel a les mains pures ; il n’y a dans Naples qu’un assassin : vous !

LE BARON.

Et tu venais t’offrir à moi, femme noble entre toutes les courtisanes !

GAËTANA.

Oui, j’avais fait le sacrifice de mon bonheur et de ma dignité. Mais votre infamie élève entre nous une barrière infranchissable, et je ne passerai pas ma vie avec le pourvoyeur du bourreau ! (Elle va vers la porte de son appartement.)

LE BARON.

Où donc comptez-vous vivre, s’il vous plaît ?

GAËTANA.

Je compte mourir à la même heure que lui ! (Elle sort par la gauche. — Birbone entre par la droite.)[1]


Scène VII.

LE BARON, BIRBONE.
BIRBONE, la regardant sortir.

Brave petit cœur de femme !

LE BARON, courant au timbre.

Je te préviens que tout le monde est sur pied dans la maison.

BIRBONE.

Tiens ! je ne suis donc plus votre ami ?

LE BARON.

N’avance pas, ou je sonne !

BIRBONE.

Sonnez vos gens, si vous voulez qu’on nous entende, et si vous n’avez point de secret à garder.

LE BARON.

C’est bien… Assieds-toi… là-bas. (Il prend un revolver dans un tiroir.)

BIRBONE.

Ce n’est pas de jeu ; je suis sans armes !

LE BARON.

Par où es-tu entré, coquin ?

BIRBONE.

Par la porte, baron. Est-ce que je n’ai pas dans cette poche toutes les clefs du royaume !

LE BARON.

Qu’as-tu à me dire ! (Il s’assied.)

BIRBONE.

Une bonne action à vous proposer.

LE BARON.

Toi ?

BIRBONE.

Nos anciens comptes sont réglés à notre satisfaction réciproque.

LE BARON.

Comment ?

BIRBONE.

Vous m’avez cassé le bras, il y a dix ans, quand j’étais petit…

LE BARON.

Moi ? je…

BIRBONE.

Mais, oui ! Vous savez bien… le foulard des Indes, le dernier de la douzaine !… Ah ! vous n’y allez pas de main morte quand on vous prend vos foulards !

LE BARON.

Comment ! c’est toi ?

BIRBONE.

Sans cela, je ne me pardonnerais pas le coup de stylet dont je vous ai récompensé… Mon bras droit s’est vengé comme il a pu ! Si le résultat n’a pas été aussi satisfaisant qu’on pouvait le désirer, le hasard seul en est coupable. Enfin ! vous avez passé six semaines au lit… l’honneur est satisfait !

LE BARON, se levant et allant à Birbone.

Alors, que viens-tu faire ici ?

BIRBONE, avec majesté.

Vous offrir le moyen de rentrer dans mon estime.

LE BARON.

Drôle !

BIRBONE.

Vous pensez bien qu’il s’agit encore du comte Pericoli. Madame la baronne vous a demandé sa grâce, et vous l’avez refusée un peu durement. Je serai plus heureux. J’y compte.

LE BARON.

Assez ! N’oublie pas que j’ai sauvé ta tête, et que je pouvais d’un seul mot…

BIRBONE.

Oh ! je connais mes droits… Oui, c’est moi qui devais mourir ce matin, et vous avez ménagé un tour de faveur à don Gabriel… Mais le meilleur serait de ne tuer personne. (Ramassant les fragments du papier.) Voici notre demande en grâce, les morceaux en sont bons… Recopiez-moi ça de votre plus belle écriture… et signez !

LE BARON.

Moi ?

BIRBONE.

Je porterai la lettre à « notre[2] » ami le juge Martinoli, qui l’attend.

LE BARON.

Ah çà, me diras-tu quel intérêt te pousse à sauver le comte Pericoli ?

BIRBONE.

Quel intérêt ? Il aime votre femme et il en est aimé.

LE BARON, déchirant les morceaux de la lettre.

Assez plaisanté, mon drôle ! va-t’en !

BIRBONE, se dirigeant vers le fond.

Prenez garde ! vous ne savez pas où j’irai si je m’en vais.

LE BARON.

Où donc ?

BIRBONE.

Me dénoncer au juge et sauver don Gabriel.

LE BARON.

Toi ? Tu n’es pas assez fou pour solliciter sa place.

BIRBONE.

Pardon ! Ma peine serait commuée en faveur de l’aveu sincère. D’ailleurs, le roi sait bien que j’ai trente mille bons amis dans le peuple ; car je suis du peuple, moi ! Né sous un simple réverbère, monsieur le baron ! Tous les réverbères de Naples se casseraient plutôt que de me laisser mourir[3].

LE BARON.

Et quand le roi daignerait commuer ta peine, tu n’en serais pas quitte à moins de dix ans de galères.

BIRBONE.

Vous l’avez dit ! « Nous comptons sur dix ans[4] ! » Mais les galères de Naples n’ont rien de mélancolique. On se promène dans la ville, avec un « beau gendarme[5] » à sa suite. A-t-on une course à faire ; on prend une voiture de louage et l’on s’installe commodément sur les coussins, tandis que le « gendarme » grimpe sur le siége du cocher. A-t-on soif ; on se fait servir une glace au café de l’Europe, et le « gendarme » gobe les mouches à la porte. Je vous assure, Excellence, que la chose a son côté plaisant. Du reste, vous en jugerez par vous-même.

LE BARON.

Tu dis ?

BIRBONE, s’avançant.

Je dis que tu en jugeras par toi-même. Car enfin, il m’est permis de te tutoyer. Nous sommes complices.

LE BARON.

Holà ! maraud !

BIRBONE, reculant un peu.

Maraud ? soit. Mais si j’obtiens dix ans pour tentative d’assassinat, ton excellence en aura bien quatre ou cinq pour faux témoignage. Déclaration mensongère devant M. le juge d’instruction ! Déposition calomnieuse en audience publique, sous la foi du serment, devant toute la ville de Naples ! Comprenez-vous maintenant pourquoi j’ai fait le mort pendant près de deux mois ? Je voulais vous laisser le loisir de vous enferrer jusqu’à la garde. C’est fait !

LE BARON.

Je comprends. Combien veux-tu ?

BIRBONE.

Je veux que vous alliez aux galères en qualité de forçat. Je veux, un jour que nous nous promènerons ensemble, la chaîne au pied, sur la route du Pausilippe, vous montrer don Gabriel et madame Gaëtana assis l’un près de l’autre, et la main dans la main, au fond d’une jolie voiture.

LE BARON.

Ce n’est pas cela que tu veux. C’est vingt mille ducats. Je te les donnerai.

BIRBONE.

Non ! non ! non !

LE BARON.

Trente ! (Birbone hoche la tête.) Quarante ! Cinquante !

BIRBONE, ramassant les morceaux de papier.

Ne vous égarez pas dans les chiffres. Donnez-moi plutôt l’autographe que je vous ai demandé.

LE BARON.

Jamais !

BIRBONE.

Une fois, deux fois, trois fois ?

LE BARON.

Trois fois non ! cent fois non ! mille fois non !

BIRBONE.

Adieu ! le boulet que vous traînerez au pied est fondu.

LE BARON, lui barrant le passage.

Prends garde !

BIRBONE.

Vous n’avez pas la prétention de m’intimider, peut-être ? J’ai passé ma vie dans le mal et je n’ai jamais eu peur. Je ne commencerai pas aujourd’hui qu’il se présente une occasion de faire le bien. Ah ! je comprends votre dépit ; voici le jour qui se lève. (Il ouvre les rideaux.) La foule se rassemble, l’heure approche ; votre vengeance est un fruit mûr, excellent à cueillir, délicieux à savourer ; et c’est moi, Birbone, qui vous dis : N’y touchez pas ! (Il s’avance vers la porte du fond.)

LE BARON, lui coupe la retraite et lui parle en le poursuivant.

Sais-tu, drôle, que tu viens de t’introduire nuitamment dans mon domicile ?

BIRBONE.

Ce n’est pas la première fois.

LE BARON.

Sais-tu que tu as ouvert ma porte avec une fausse clef ? que le flagrant délit est constant… que…

BIRBONE.

Allons chercher les magistrats, nous ferons d’une pierre deux coups.

LE BARON.

Sais-tu qu’il est imprudent de pousser un homme à la dernière extrémité lorsqu’on a son secret, qu’on est chez lui, et qu’il peut, en appuyant son doigt sur un ressort…

BIRBONE, fuyant.

Ah ! monsieur le baron, je suis sans armes !

LE BARON, poursuivant.

Tant mieux ! traître ! ton secret va mourir avec toi !

BIRBONE.

J’en appelle ! (Il court au timbre et sonne très-fort ; la porte de gauche s’ouvre, Cardillo paraît avec deux domestiques. Le baron s’arrête.)


Scène VIII.

Les Mêmes ; CARDILLO.
CARDILLO.

Monsieur le baron a sonné ?

LE BARON, troublé.

Moi ? je… Sortez !

BIRBONE.

Oui, monsieur le baron, je sors. Cardillo n’aura pas besoin de me jeter à la porte. (Il s’avance vers le fond.)


Scène IX.

Les Mêmes ; GAËTANA, entrant par la gauche.
GAËTANA, apercevant Birbone.

Birbone !

BIRBONE.

Moi, madame, qui viens dénoncer le vrai coupable et sauver tout le monde. (Au baron.) Excepté vous !

GAËTANA.

Mais, cours donc, « jette-toi dans cette foule, arrête les bourreaux, écarte les soldats, » livre-toi, sauve-le ! Va, mon ami, va mourir pour Gabriel !

BIRBONE, s’éloignant.

C’est un peu égoïste, l’amour, mais c’est joliment beau ! (Il sort.)

GAËTANA, au baron.

Votre infamie retombe sur votre tête. Il vous perd, il le sauve !

LE BARON, lui saisit le bras, et montrant la fenêtre.

Il arrivera trop tard !


FIN DU QUATRIÈME ACTE.
  1. Les hurlements du public ont accompagné cette scène d’un bout à l’autre.
  2. Votre. Commission d’examen.
  3. C’est ici que j’ai insulté le peuple, et provoqué les justes réclamations de quelques concierges payés et abreuvés par leurs locataires.
  4. Coupé par la commission d’examen.
  5. Sbire majestueux. Commission d’examen.