Gœtz de Berlichingen à la main de fer/Acte III

Traduction par Jacques Porchat.
Théâtre de GoetheLibrairie de L. Hachette et Cietome I (p. 194-225).
◄  Acte II
Acte IV  ►


ACTE TROISIÈME.

Augsbourg. Un jardin.

DEUX MARCHANDS DE NUREMBERG.
PREMIER MARCHAND.

Attendons ici, car l’empereur doit y passer. Il monte justement par la grande allée.

DEUXIÈME MARCHAND.

Qui est avec lui ?

PREMIER MARCIAND.

Adelbert de Weislingen.

DEUXIÈME MARCHAND.

L’ami de Bamberg ? C’est bon.

PREMIER MARCHAND.

Nous nous jetterons à ses pieds, et je porterai la parole.

DEUXIÈME MARCHAND.

Bien ! les voici.

PREMIER MARCHAND.

Il a l’air de mauvaise humeur. (L’empereur et Weislingen approchent.)

L’EMPEREUR.

Je suis mécontent, Weislingen, et, quand je jette un regard sur ma vie passée, je me sens près de perdre courage. Tant d’entreprises inachevées ! tant d’autres malheureuses ! Et tout cela, parce qu’il n’est dans l’Empire si petit prince, qui n’attache plus d’importance à ses chimères qu’à mes pensées. (Les marchands se jettent à ses pieds.)

LE MARCHAND.

Très-illustre, très-puissant empereur !

L’EMPEREUR.

Qui êtes-vous ? qu’y a-t-il ?

LE MARCHAND.

Nous sommes de pauvres marchands de Nuremberg, sujets de Votre Majesté, et nous implorons son assistance. Gœtz de Berlichingen et Jean de Selbitz nous ont battus et pillés, nous trente, comme nous revenions de la foire de Francfort avec une escorte de Bambergeois. Nous implorons l’aide et le secours de Votre Majesté Impériale, autrement nous sommes tous ruinés et forcés de mendier notre pain.

L’EMPEREUR.

Juste ciel ! juste ciel ! qu’est-ce que cela ? L’un n’a qu’une main, l’autre n’a qu’une jambe : que feriez-vous donc, s’ils avaient deux jambes et deux mains ?

LE MARCHAND.

Nous prions humblement Votre Majesté de jeter sur notre détresse un regard de compassion.

L’EMPEREUR.

Comme les choses vont !… Si un marchand vient à perdre un ballot de poivre, il faut appeler aux armes tout l’Empire ; et, s’il se présente des affaires de grande importance pour la majesté impériale et l’Empire, en sorte que royaumes, principautés, duchés et autres États y soient intéressés, personne ne peut vous rassembler.

WEISLINGEN, aux marchands.

Vous venez dans un mauvais moment. Allez et restez quelques jours ici.

LES MARCHANDS.

Nous implorons Votre Grâce. (Ils s’éloignent.)

L’EMPEREUR.

Encore de nouvelles affaires ! Elles se succèdent comme les têtes de l’hydre.

WEISLINGEN.

Et ne peuvent être extirpées que par le fer et le feu et une courageuse résolution.

L’EMPEREUR.

Croyez-vous ?

WEISLINGEN.

Je ne vois rien de plus faisable, si Votre Majesté et les princes pouvaient s’entendre sur un autre démêlé insignifiant. Ce n’est point toute l’Allemagne qui se plaint de troubles. La Souabe et la Franconie couvent seules encore les restes de la fatale guerre intestine. Et là même il se trouve beaucoup de nobles et d’hommes libres qui soupirent après le repos. Si nous pouvions une fois nous délivrer de Sickingen, de Selbitz… de Berlichingen, le reste se dissiperait bientôt de soi-même. Car c’est eux dont l’esprit anime la multitude rebelle.

L’EMPEREUR.

Je voudrais ménager ces gens-là : ils sont nobles et vaillants ; si je faisais la guerre, j’aurais besoin d’eux en campagne.

WEISLINGEN.

Il serait à désirer qu’ils eussent dès longtemps appris à écouter leur devoir. Et puis il serait extrêmement dangereux de récompenser par des postes d’honneur leurs entreprises rebelles. Car c’est justement de cette douceur et de cette clémence impériale qu’ils ont si horriblement abusé jusqu’à ce jour ; et leur parti, qui fonde là-dessus sa confiance et son espoir, ne sera pas dompté, avant que nous les ayons fait disparaître de la face du monde, et que nous leur ayons enlevé absolument toute espérance de se relever jamais.

L’EMPEREUR.

Vous conseillez donc la rigueur ?

WEISLINGEN.

Je ne vois pas d’autre moyen de réprimer l’esprit de vertige qui s’empare de provinces entières. N’entendons-nous pas çà et là les nobles se plaindre, avec la plus grande amertume, que leurs sujets, leurs serfs, se révoltent contre eux et contestent avec eux, menacent de restreindre leur souveraineté héréditaire, en sorte qu’il en faut craindre les suites les plus funestes ?

L’EMPEREUR.

L’occasion serait belle maintenant pour agir contre Berlichingen et Selbitz : je voudrais seulement qu’on ne leur fît aucun mal. Je voudrais les tenir prisonniers, et puis ils devraient jurer de renoncer à toute vengeance, de rester tranquilles dans leurs châteaux et de ne pas rompre leur ban. À la prochaine session, je veux le proposer.

WEISLINGEN.

Une joyeuse et favorable acclamation épargnera à Votre Majesté la fin de son discours. (Ils s’éloignent.)

Jaxthausen.

SICKINGEN, BERLICHINGEN.
SICKINGEN.

Oui, je viens demander à votre noble sœur son cœur et sa main.

GŒTZ.

En ce cas, je voudrais que vous fussiez venu plus tôt. Je dois vous dire que, pendant sa captivité, Weislingen a gagné son amour, l’a demandée en mariage, et je la lui ai promise. J’ai relâché l’oiseau, et il méprise la main secourable qui l’a nourri dans le besoin. Il voltige de côté et d’autre pour chercher sa pâture, Dieu sait sur quel buisson.

SICKINGEN.

Est-ce possible ?

GŒTZ.

Comme je vous le dis.

SICKINGEN.

Il a rompu un double lien. Je vous félicite de ne vous être pas unis plus étroitement avec le traître.

GŒTZ.

La pauvre fille, seule à l’écart, passe sa vie à prier et gémir.

SICKINGEN.

Nous la ferons chanter.

GŒTZ.

Quoi ! vous résolvez-vous à épouser une fille délaissée ?

SICKINGEN.

Cela vous fait honneur à tous deux d’avoir été trompés par lui. La pauvre fille devra-t-elle s’enfermer dans un couvent, parce que le premier homme qu’elle a connu était un infâme ? Non pas, je persiste ; elle sera la reine de mes châteaux.

GŒTZ.

Je vous dis qu’elle ne le voyait pas avec indifférence.

SICKINGEN.

Ne me crois-tu pas en état de chasser l’ombre d’un misérable ? Allons auprès d’elle. (Ils sortent.)

Le camp de l’armée impériale d’exécution.

UN CAPITAINE, OFFICIERS.
LE CAPITAINE.

Avançons prudemment, et ménageons nos gens le plus possible. Nous avons d’ailleurs l’ordre précis de le réduire à l’extrémité et de le prendre vivant. Ce sera difficile. En effet, qui osera s’attaquer à lui ?

PREMIER OFFICIER.

Sans doute ! Et il se défendra comme un sanglier. En somme, il ne nous a fait de sa vie aucun tort, et chacun se refusera à risquer, dans cette entreprise, bras et jambes pour l’empereur et l’Empire.

DEUXIÈME OFFICIER.

Ce serait une honte, si nous ne le prenions pas. Si seulement je le tiens une fois par son pourpoint, il n’échappera plus.

PREMIER OFFICIER.

N’allez pourtant pas le prendre avec les dents : il pourrait vous emporter les mâchoires. Bon jeune homme, de pareils personnages ne s’empoignent pas comme un voleur fugitif.

DEUXIÈME OFFICIER.

Nous verrons !

LE CAPITAINE.

Il doit avoir notre lettre à présent. Plus de lenteurs : envoyons une troupe pour l’observer.

DEUXIÈME OFFICIER.

Laissez-moi la conduire.

LE CAPITAINE.

Vous ne connaissez pas la contrée.

DEUXIÈME OFFICIER.

Un de mes gens est un enfant du pays.

LE CAPITAINE.

Soit, je le veux bien. (Ils s’éloignent.)

Jaxthausen.

SICKINGEN, seul.

Tout marche à souhait. Elle a été un peu troublée de ma proposition… et m’a regardé des pieds à la tête. Je gage qu’elle me comparait avec son damoisea[1]. Dieu merci, j’ose me présenter ! Elle a répondu peu de chose et confusément. Tant mieux ! Il faut que cela cuise quelque temps. Chez les jeunes filles qu’un chagrin d’amour a blessées, une proposition de mariage vient bientôt à point. (Entre Gœtz.)

SICKINGEN.

Quelles nouvelles, beau-frère ?

GŒTZ.

Mis au ban de l’Empire.

SICKINGEN.

Quoi !

GŒTZ.

Tenez, lisez cette lettre édifiante ! L’empereur a ordonné contre moi une exécution, qui doit livrer mon corps en pâture aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs.

SICKINGEN.

Il faut d’abord qu’ils mettent la main à l’œuvre. Je me trouve ici très-à-propos.

GŒTZ.

Non, Sickingen, il vous faut partir… Vos grands projets pourraient être anéantis, si vous vous déclariez si mal à propos ennemi de l’Empire. Vous me serez à moi-même bien plus utile, si vous paraissez neutre. L’empereur vous aime, et ce qui peut m’arriver de pire est d’être fait prisonnier ; alors votre entremise me servira, et me tirera d’une détresse dans laquelle votre secours intempestif pourrait nous précipiter tous deux. Qu’arriverait-il en effet ? L’expédition actuelle est dirigée contre moi : s’ils apprennent que tu es auprès de moi, ils enverront plus de troupes, et nous n’y gagnerons rien. L’empereur est à la source, et je serais dès à présent irrévocablement perdu, s’il était aussi aisé d’inspirer le courage, que de convoquer une troupe de gens.

SICKINGEN.

Je peux du moins vous faire joindre secrètement par une vingtaine de cavaliers.

GŒTZ.

Bien ! J’ai déjà dépêché George à Selbitz et mes cavaliers dans le voisinage. Cher beau-frère, quand mes gens seront rassemblés, cela fera une petite troupe, telle que peu de princes en ont vu réunie.

SICKINGEN.

Vous serez peu de gens contre une multitude.

GŒTZ.

C’est trop d’un loup pour un troupeau de moutons.

SICKINGEN.

Mais s’ils ont un bon berger ?

GŒTZ.

Cela t’inquiète ! Ce sont tous mercenaires. Et d’ailleurs le meilleur chevalier ne peut rien faire, quand il n’est pas maître de ses actions. C’est aussi de la sorte qu’ils vinrent à moi, un jour que j’avais promis au comte palatin de servir contre Conrad Schotten ; il me présenta une instruction de la chancellerie, portant la manière dont je devais marcher et me conduire. Alors je rejetai le papier aux conseillers, et je dis : « Je ne saurais me conformer à cet ordre : j’ignore ce qui peut m’arriver ; cela ne se trouve pas dans l’instruction. Il faut que j’ouvre moi-même les yeux, et voie ce que j’ai à faire.

SICKINGEN.

Bon succès, frère ! Je veux partir sur-le-champ et t’envoyer ce que je pourrai rassembler à la hâte.

GŒTZ.

Viens encore auprès de nos femmes ; je les ai laissées ensemble. Je voudrais que tu eusses leur parole avant de partir. Ensuite envoie-moi les cavaliers, et reviens en secret chercher Marie ; car mon château, je le crains, ne sera bientôt plus une résidence convenable pour des femmes.

SICKINGEN.

Ayons bonne espérance. (Ils sortent.)

Bamberg. La chambre d’Adélaïde.

ADÉLAÏDE, FRANZ.
ADELAÏDE.

Ainsi les deux armées d’exécution sont déjà en chemin ?

FRANZ.

Oui, et mon maître a la joie de marcher contre vos ennemis. Je voulais le suivre d’abord, si volontiers que je vienne auprès de vous. Et je vais repartir à présent, afin de revenir bientôt avec d’heureuses nouvelles. Mon maître me l’a permis.

ADÉLAÏDE.

Comment se porte-t-il ?

FRANZ.

Il est joyeux. Il m’a ordonné de vous baiser la main.

ADÉLAÏDE.

La voici… Tes lèvres sont brûlantes.

FRANZ, à part, posant la main sur son cœur.

Je brûle ici plus encore. (Haut.) Madame, vos serviteurs sont les plus heureux des hommes.

ADÉLAÏDE.

Qui commande contre Berlichingen ?

FRANZ.

Le seigneur de Sirau. Adieu, excellente dame ! Je pars. Ne m’oubliez pas.

ADÉLAÏDE.

Il te faut manger et boire et te reposer.

FRANZ.

À quoi bon ? Je vous ai vue. Je ne sens ni la fatigue ni la faim.

ADÉLAIDE.

Je connais ta fidélité.

FRANZ.

Ah ! madame !

ADÉLAÏDE.

Tu n’y tiendras pas : repose-toi, et prends quelque nourriture.

FRANZ.

Vous prenez soin d’un pauvre jeune homme ! (Il sort.)

ADÉLAÏDE.

Il a les larmes aux yeux. Je l’aime de tout mon cœur. Personne n’eut jamais pour moi un aussi vif et aussi sincère attachement. (Elle sort.)

Jaxthausen.

GŒTZ, GEORGE.
GEORGE.

Il veut vous parler lui-même. Je ne le connais pas ; c’est un homme de haute taille, aux yeux noirs et ardents.

GŒTZ.

Fais-le entrer. (Entre Lerse.)

GŒTZ.

Dieu vous garde ! Qu’est-ce que vous m’apportez ?

LERSE.

Ma personne. C’est peu de chose, mais tout ce que je suis, je vous l’offre.

GŒTZ.

Vous êtes le bienvenu chez moi, doublement bienvenu, un brave, et dans ce temps, où je n’espérais pas gagner de nouveaux amis, où je craignais plutôt d’heure en heure de perdre les anciens. Dites-moi votre nom.

LERSE.

Franz Lerse.

GŒTZ.

Je vous remercie, Franz, de m’avoir fait connaître un brave.

LERSE.

Une fois déjà je me suis fait connaître à vous, mais alors vous ne m’en avez pas remercié.

GŒTZ.

Je ne me souviens pas de vous.

LERSE.

J’en serais fâché. Vous souvient-il que vous étiez contre Conrad Schotten pour le comte palatin, et que vous voulûtes aller à Hassfurt pour le carnaval ?

GŒTZ.

Je m’en souviens.

LERSE.

Vous souvient-il d’avoir rencontré en chemin, près d’un village, vingt-cinq cavaliers ?

GŒTZ.

Très-bien. Je crus d’abord qu’ils n’étaient que douze, et je partageai ma troupe. Nous étions seize ; et je me postai près du village, derrière la grange, dans l’intention de les laisser passer outre. Je voulais ensuite les prendre à dos, comme j’en étais convenu avec le reste de la troupe.

LERSE.

Mais nous vous aperçûmes, et nous montâmes sur une hauteur près du village. Vous vous approchâtes et vous restiez en bas. Quand nous vîmes que vous ne vouliez pas monter, nous descendîmes.

GŒTZ.

Alors seulement je vis que j’avais mis la main dans la braise. Vingt-cinq contre huit. Il ne s’agissait pas de chômer. Ehrard Truchses me tua un homme : moi, je le renversai de cheval. S’ils s’étaient tous conduits comme lui et un de ses cavaliers, moi et ma petite troupe nous nous en serions mal trouvés.

LERSE.

L’homme dont vous parliez…

GŒTZ.

C’était le plus brave que j’eusse rencontré. Il me pressait vivement. Quand je croyais m’en être délivré, et voulais en attaquer un autre, il revenait à la charge et frappait rudement. Il me porta même un coup à travers mon brassard, et me blessa légèrement.

LERSE.

Lui avez-vous pardonné ?

GŒTZ.

Il ne me plaisait que trop bien.

LERSE.

Eh bien, j’espère que vous serez content de moi. J’ai fait mes preuves sur vous-même.

GŒTZ.

Est-ce toi ? Oh ! bienvenu, bienvenu ! Peux-tu dire, Maximilien, que tu as enrôlé dans tes troupes un homme pareil ?

LERSE.

Je suis surpris que vous ne m’ayez pas reconnu d’abord.

GŒTZ.

Pouvais-je imaginer que celui-là viendrait m’offrir ses services, qui, avec tant d’acharnement, avait tâché de me vaincre ?

LERSE.

C’est justement cela, monseigneur. Je sers comme cavalier dès ma jeunesse, et j’ai été aux prises avec maint chevalier. Quand nous tombâmes sur vous, cela me réjouit. Je connaissais votre nom, et j’appris à vous connaître vous-même. Vous vous souvenez que je ne tenais pas ferme ; vous vîtes que ce n’était pas frayeur, car je revenais. Bref, j’appris à vous connaître, et dès ce moment je résolus de servir sous vous.

GŒTZ.

Combien de temps voulez-vous rester avec moi ?

LERSE.

Une année, sans solde.

GOTZ.

Non, vous serez traité comme un autre, et de plus en homme qui m’a donné à faire près de Remlin. (Entre George.)

GEORGE.

Jean de Selbitz vous salue. Il sera ici demain avec cinquante hommes.

GŒTZ.

Bien.

GEORGE.

Une troupe de soldats de l’Empire descend le long du Kocher[2], sans doute pour vous observer.

GOSTZ.

Combien sont-ils ?

GEORGE.

Cinquante.

GŒTZ.

Pas plus ! Viens, Lerse ; allons les écraser : quand Selbitz viendra, qu’il trouve déjà un peu d’ouvrage fait.

LERSE.

Ce sera un beau commencement de vendange.

GŒTZ.

À cheval ! (Ils sortent.)

Un bois près d’un marais.

DEUX CAVALIERS de l’Empire se rencontrent.
PREMIER CAVALIER.

Que fais-tu ici ?

DEUXIÈME CAVALIER.

J’ai demandé la permission d’aller au plus pressé. Depuis la fausse alarme d’hier au soir, j’ai si mal aux entrailles, qu’il me faut à tout moment descendre de cheval.

PREMIER CAVALIER.

La troupe est-elle près d’ici ?

DEUXIÈME CAVALIER.

À peu près à une lieue, en remontant la forêt.

PREMIER CAVALIER.

Pourquoi te sauver jusqu’ici ?

DEUXIÈME CAVALIER.

Je t’en priėe, ne me trahis pas. Je veux aller au prochain village, et voir si je ne peux guérir mon mal avec des applications chaudes. D’où viens-tu ?

PREMIER CAVALIER.

Du prochain village. J’ai été chercher du pain et du vin pour notre officier.

DEUXIÈME CAVALIER.

Bien ! il se régale à notre face, et il nous faut jeûner ! Le bel exemple !

PREMIER CAVALIER.

Reviens avec moi, drôle !

DEUXIÈME CAVALIER.

Je serais un fou ! Il y en a bien d’autres dans la troupe, qui jeûneraient volontiers, s’ils en étaient aussi loin que moi.

PREMIER CAVALIER.

Entends-tu ? des chevaux !

DEUXIÈME CAVALIER.

Oh ! malheur !

PREMIER CAVALIER.

Je grimpe sur un arbre.

DEUXIÈME CAVALIER.

Je me cache dans les roseaux. (Gols, Lerse, George et des cavaliers paraissent.)

GŒTZ.

Ici, le long de l’étang, et, à main gauche, dans le bois ; comme cela, nous les prendrons à dos. (Ils passent.)

PREMIER CAVALIER. Il descend de l’arbre.

Il ne fait pas bon ici. Michel !… Il ne répond pas ? Michel, ils sont partis. (Il s’avance vers le marais.) Michel ! Miséricorde ! Il est noyé. Michel ! Il ne m’entend pas ; il est mort. Te voilà donc crevé, poltron ! Nous sommes battus. Des ennemis, partout des ennemis ! (Gatz, George, paraissent à cheval.)

GŒTZ.

Halte-là, drôle, ou tu es mort !

LE CAVALIER.

Laissez-moi la vie.

GŒTZ.

Ton épée ! George, mène-le vers les autres prisonniers, que Lerse garde là-bas près du bois. Je veux atteindre leur officier fugitif. (Ils s’éloignent.)

LE CAVALIER.

Qu’est devenu le chevalier qui nous commandait ?

GEORGE.

Mon maître l’a renversé de cheval la tête la première, en sorte que son panache s’est planté dans la boue. Ses gens l’ont remis à cheval, et ils ont fui comme des possédés. (Ils s’éloignent.)

Le camp.

LE CAPITAINE, PREMIER CHEVALIER.
PREMIER CHEVALIER.

Ils fuient de loin vers le camp.

LE CAPITAINE.

Il sera sur leurs talons. Faites avancer cinquante hommes jusqu’au moulin ; s’il se risque trop loin, vous l’attraperez peut-être. (Le chevalier s’éloigne. On amène le deuxième chevalier.)

LE CAPITAINE.

Comment va-t-il, jeune homme ? Avez-vous perdu en courant quelques andouillers ?

DEUXIÈME CHEVALIER.

Que la peste t’étouffe ! La plus forte ramure serait brisée comme verre. Diable d’homme ! Il s’est élancé sur moi : il m’a semblé que la foudre m’avait fait entrer sous terre.

LE CAPITAINE.

Remerciez seulement Dieu d’en être revenu.

DEUXIÈME CHEVALIER.

Il n’y a pas de quoi remercier : j’ai deux côtes rompues. Où est le chirurgien ? (Ils s’éloignent.)

Jaxthausen.

GŒTZ, SELBITZ.
GŒTZ.

Que dis-tu, Selbitz, de cette mise au ban de l’Empire ?

SELBITZ.

C’est un trait de Weislingen.

GŒTZ.

Le crois-tu ?

SELBITZ.

Je ne le crois pas, je suis certain.

GŒTZ.

Comment ?

SELBITZ.

Il était à la diète, te dis-je, et tournait autour de l’empereur.

GŒTZ.

Bien ! Encore un projet que nous ferons échouer !

SELBITZ.

Je l’espère.

GŒTZ.

Partons ! et ouvrons la chasse aux lièvres.

Le camp.

LE CAPITAINE, CHEVALIERS.
LE CAPITAINE.

Avec cela rien n’avance, messieurs. Il nous bat un détachement après l’autre, et ce qui n’est pas pris ou tué fuirait en Turquie, Dieu me pardonne, plutôt que de rentrer au camp. De la sorte nous devenons plus faibles tous les jours. Il faut, une fois pour toutes, en venir aux prises avec lui, et cela sérieusement. J’y serai en personne, et il verra avec qui il a affaire.

LE CHEVALIER.

C’est notre désir à tous ; seulement il connaît si bien le pays, il sait si bien tous les passages et les détours de la montagne, qu’il est aussi difficile à prendre qu’une souris dans un grenier.

LE CAPITAINE.

Nous le prendrons bien. Marchons d’abord sur Jaxthausen. Qu’il le veuille ou non, il faudra bien qu’il vienne défendre son château.

LE CHEVALIER.

Toute la troupe doit-elle marcher ?

LE CAPITAINE.

Sans doute ! Savez-vous qu’elle est déjà diminuée de cent soldats ?

LE CHEVALIER.

Eh bien ! hâtons-nous avant que tout le bloc de glace soit fondu ; il fait chaud dans le voisinage, et nous sommes là comme du beurre au soleil. (Ils s’éloignent.)

Montagne et forêts.

GŒTZ, SELBITZ, CAVALIERS.
GŒTZ.

Ils viennent en masse. Il était bien temps que les cavaliers de Sickingen se joignissent à nous.

SELBITZ.

Il faut nous partager. Je prendrai à main gauche et tournerai la colline.

GŒTZ.

Bien ! Et toi, Franz, mène-moi les cinquante, par la droite, à travers la forêt. Ils viennent par la bruyère ; je les recevrai de front. George, tu resteras avec moi. Et, quand vous verrez qu’ils m’attaquent, tombez aussitôt sur leurs flancs. Nous les attraperons. Ils ne croient pas que nous puissions leur faire tête. (Ils s’éloignent.)

Une bruyère : d’un côté une colline, de l’autre un bois.

LE CAPITAINE, LES TROUPES D’EXÉCUTION.
LE CAPITAINE.

Il tient dans la bruyère ! Voilà qui est impertinent. Il en sera puni. Quoi ! ne pas craindre le torrent qui se précipite sur lui ?

LE CHEVALIER.

Je ne voudrais pas vous voir à la tête de la troupe ; il a l’air de vouloir planter en terre, la tête en bas, le premier qui osera l’attaquer. Passez derrière.

LE CAPITAINE.

C’est à contre-cœur.

LE CHEVALIER.

Je vous en prie. Vous êtes encore le lien de ce faisceau de baguettes : si vous le détachez, il vous les brisera comme des roseaux.

LE CAPITAINE.

Sonne, trompette, et vous, sonnez sa déroute. (Ils s’éloignent.)

SELBITZ, accourant au galop, de derrière la colline.

Suivez-moi ! Qu’ils crient à leurs mains : Multipliez-vous ! (Il s’éloigne.)

LERSE, sortant du bois.

Au secours de Gœtz ! Il est presque enveloppé. Brave Selbitz, tu l’as déjà un peu dégagé. Nous sèmerons la bruyère de ces têtes de chardons. (Ils passent. Tumulte.)

Une hauteur surmontée d’une tour.

SELBITZ, blessé, CAVALIERS.
SELBITZ.

Posez-moi ici, et retournez à Gœtz.

PREMIER CAVALIER.

Permettez-nous de rester, monseigneur : vous avez besoin de nous.

SELBITZ.

Que l’un de vous monte sur la tour et voie ce qui se passe.

PREMIER CAVALIER.

Comment parviendrai-je là-haut ?

DEUXIÈME CAVALIER.

Monte sur mes épaules, tu pourras atteindre la brèche, et t’élever jusqu’au bord de la tour.

PREMIER CAVALIER. Il monte.

Ah ! monseigneur !

SELBITZ.

Que vois-tu ?

PREMIER CAVALIER.

Vos cavaliers fuient vers la colline.

SELBITZ.

Damnés coquins ! Je voudrais qu’ils tinssent, quand je devrais avoir une balle dans la tête. Qu’un de vous y coure et fulmine contre eux et les ramène. (Le cavalier part.) Vois-tu Gœtz ?

LE CAVALIER.

Je vois les trois plumes noires au milieu de la mêlée.

SELBITZ.

Nage, brave nageur ! Me voilà gisant !

LE CAVALIER.

Un panache blanc ! Qui est-il ?

SELBITZ.

Le capitaine.

LE CAVALIER.

Gœtz pousse à lui… Pouf ! Il tombe.

SELBITZ.

Le capitaine ?

LE CAVALIER.

Oui, monseigneur.

SELBITZ.

Bien ! bien !

LE CAVALIER.

Malheur ! malheur ! Je ne vois plus Gœtz.

SELBITZ.

Alors, meure Selbitz !

LE CAVALIER.

Quelle horrible mêlée, à la place où il était ! Et le panache bleu de George disparaît aussi.

SELBITZ.

Descends. Ne vois-tu pas Lerse ?

LE CAVALIER.

Rien. Tout est en confusion.

SELBITZ.

Il suffit. Viens. Comment se comportent les cavaliers de Sickingen ?

LE CAVALIER.

Bien. En voilà un qui fuit vers le bois. Encore un ! Un peloton tout entier ! Gœtz est perdu.

SELBITZ.

Descends.

LE CAVALIER.

Je ne puis… Bien ! bien ! Je vois Gœtz ! Je vois George !

SELBITZ.

À cheval ?

LE CAVALIER.

Oui, à cheval ! Victoire ! victoire ! Ils fuient.

SELBITZ.

Les Impériaux ?

LE CAVALIER.

Le drapeau au milieu, Gœtz à leurs trousses… Ils se dispersent. Gœtz atteint l’enseigne… Il tient le drapeau. Il le tient. Une poignée de gens autour de lui… Mon camarade arrive jusqu’à Gœtz… Ils viennent. (Surviennent Gœtz, George, Lerse et une troupe de cavaliers.)

SELBITZ.

Bravo, Gœtz ! Victoire ! victoire !

GŒTZ. Il descend de cheval.

Elle est chère ! bien chère ! Tu es blessé, Selbitz ?

SELBITZ.

Tu es vivant et vainqueur ! J’ai fait peu de chose. Et mes chiens de cavaliers ! Comment t’en es-tu tiré ?

GŒTZ.

Cette fois il en a coûté de la peine. Et je dois ici la vie à George ; je la dois à Lerse. J’avais renversé le capitaine de son cheval. Ils tuent le mien et m’attaquent. George se fait jour jusqu’à moi, saute à bas de son cheval, et, comme l’éclair, je prends sa place ; lui, comme le tonnerre, il monte aussi sur un autre. (À George.) Comment t’es-tu retrouvé à cheval ?

GEORGE.

Au moment où un soldat allait vous frapper, je lui ai donné de l’épée dans le ventre, comme sa cuirasse se haussait. Il tombe, et, en vous délivrant d’un ennemi, je me fournis d’un cheval.

GŒTZ.

Alors nous fûmes arrêtés, jusqu’au moment où Franz se fit jour et nous joignit, et nous fauchâmes du milieu pour nous dégager.

LERSE.

Les chiens que je conduisais auraient dû faucher aussi par dehors, jusqu’à ce que nos faux se fussent rencontrées, mais ils se sont enfuis comme des Impériaux.

GŒTZ.

Tous fuyaient, amis et ennemis. Toi seule, petite troupe, tu as protégé mes derrières. J’avais assez à faire avec les drôles qui me tenaient tête. La chute de leur capitaine m’aida à les ébranler et ils s’enfuirent. J’ai leur drapeau et quelques prisonniers.

SELBITZ.

Le capitaine vous a échappe ?

GŒTZ.

Ils l’avaient sauvé sur l’entrefaite. Venez, enfants ! Venez, Selbitz !… Faites une civière de branchages… tu ne peux monter à cheval. Viens dans mon château. Ils sont dispersés. Mais nous sommes en petit nombre, et je ne sais s’ils n’ont point de réserve à faire avancer. Je veux vous régaler, mes amis. Un verre de vin fait plaisir après une pareille rencontre.

Le camp.

LE CAPITAINE, CAVALIERS.

Je voudrais vous égorger tous de ma main ! Pourquoi s’enfuir ? Il ne lui restait pas une poignée de monde. Fuir devant un seul homme ! Personne ne le croira que ceux qui se plairont à rire de nous. Allez courir les environs, vous, et vous, et vous. Si vous trouvez de nos cavaliers dispersés, ramenez-les ou tuez-les. Nous devons réparer ces brèches, quand il faudrait y briser nos épées.

Jaxthausen.

GŒTZ, LERSE, GEORGE.
GŒTZ.

Nous n’avons pas un instant à perdre. Pauvres garçons, je ne puis vous donner aucun repos. Faites vite la chasse aux environs, et tâchez de relancer encore des cavaliers. Donnez-leur à tous rendez-vous à Weilern : c’est là qu’ils seront le plus en sûreté. Si nous tardons, ils marcheront droit à mon château. (Lerse et George s’en vont.) Il faut que j’envoie quelqu’un à la découverte. Cela commence à s’échauffer, et si c’étaient seulement de braves compagnons !… mais ce n’est qu’un ramassis. (Il sort.)


SICKINGEN, MARIE.
MARIE.

Je vous en prie, cher Sickingen, ne vous éloignez pas de mon frère. Ses cavaliers, ceux de Selbitz, les vôtres, sont dispersés, Il est seul ; on a rapporté Selbitz blessé dans son château, et je crains tout.

SICKINGEN.

Soyez tranquille, je ne partirai pas. (Entre Gœtz.)

GŒTZ.

Venez à l’église : le prêtre attend. Je veux que dans un quart d’heure vous soyez unis.

SICKINGEN.

Permettez que je reste ici.

GŒTZ.

C’est à l’église que vous devez venir à présent.

SICKINGEN.

Volontiers… et après ?

GŒTZ.

Après, vous vous mettrez en route.

SICKINGEN.

Gœtz !

GŒTZ.

Ne voulez-vous pas venir à l’église ?

SICKINGEN.

Allons ! allons !

Le camp.

LE CAPITAINE, UN CAVALIER.
LE CAPITAINE.

Combien sont-ils en tout ?

LE CAVALIER.

Cent cinquante.

LE CAPITAINE.

De quatre cents ! Cela est dur. À présent marchons sans délai sur Jaxthausen, avant qu’il se remette et s’oppose encore à notre marche.

Jaxthausen.

GŒTZ, ÉLISABETH, MARIE, SICKINGEN.
GŒTZ.

Que Dieu vous bénisse, qu’il vous donne d’heureux jours, et, ceux qu’il vous retranchera, qu’il les garde pour vos enfants !

ÉLISABETH.

Et ces enfants, que Dieu en fasse d’honnêtes gens, tels que vous êtes : et puis laissez-les devenir ce qu’ils voudront !

SICKINGEN.

Je vous rends grâces, et à vous aussi, Marie. Je vous ai conduite à l’autel, à vous de me conduire au bonheur.

MARIE.

Nous entreprendrons ensemble un pèlerinage à cette terre promise étrangère.

GŒTZ.

Bon voyage !

MARIE.

Nous ne l’entendons pas ainsi ; nous ne vous quittons pas.

GŒTZ.

Il le faut, ma sœur.

MARIE.

Tu es bien cruel, mon frère.

GŒTZ.

Et vous êtes plus tendres que prévoyants. (Entre George.)

GEORGE, bas à Gœtz.

Je ne peux entraîner personne. Un seul y était disposé ; ensuite il a changé d’avis et n’a plus voulu.

GŒTZ, bas à George.

Bien, George. La fortune commence à m’être contraire. Mais je le prévoyais. (Haut.) Sickingen, je vous en prie, partez dès ce soir ; persuadez Marie. Elle est votre femme : faites-le-lui sentir. Si les femmes traversent nos entreprises, notre ennemi est plus tranquille en rase campagne qu’il ne serait sans cela dans son château. (Entre un cavalier.)

LE CAVALIER, bas à Gœtz.

Monseigneur, l’étendard impérial marche droit à nous en grande hâte.

GŒTZ.

Je les ai éveillés à coups de verges ! Combien sont-ils ?

LE CAVALIER.

Environ deux cents. Ils ne peuvent être à plus de deux lieues d’ici.

GŒTZ.

Encore de l’autre côté de la rivière ?

LE CAVALIER.

Oui, monseigneur.

GŒTZ.

Si j’avais seulement cinquante hommes, ils ne la passeraient pas. N’as-tu pas vu Lerse ?

LE CAVALIER.

Non, monseigneur.

GŒTZ.

Commande à tout le monde de se tenir prêt… Il faut nous séparer, mes amis. Pleure, ma bonne Marie. Il viendra des moments où tu pourras te réjouir. Il vaut mieux pleurer le jour de tes noces, que si une joie excessive était le présage d’un prochain malheur. Adieu, Marie ! Adieu, mon frère !

MARIE.

Je ne puis me séparer de vous, ma sœur. Cher frère, souffre-nous ! Estimes-tu si peu mon mari, que de mépriser son secours dans cette extrémité ?

GŒTZ.

Oui, mes affaires sont en fâcheux état. Peut-être suis-je près de ma ruine. Vous commencez à vivre, et vous devez séparer votre sort du mien. J’ai fait seller vos chevaux : il faut que vous partiez sur-le-champ.

MARIE.

Non frère ! mon frère !

ÉLISABETH, à Sickingen.

Cédez-lui. Partez.

SICKINGEN.

Chère Marie, partons.

MARIE.

Toi aussi ? Mon cœur se brisera.

GŒTZ.

Eh bien, reste ! Dans quelques heures mon château sera cerné.

MARIE.

Malheur ! malheur !

GŒTZ.

Nous nous défendrons aussi bien que nous pourrons.

MARIE.

Mère de Dieu, aie pitié de nous !

GŒTZ.

Et à la fin nous devrons périr ou nous rendre… Et tes larmes auront entraîné ton noble époux dans ma ruine.

MARIE.

Tu me mets au martyre.

GŒTZ.

Reste, reste ! nous serons pris ensemble, Sickingen ; tu tomberas avec moi dans la fosse ! J’espérais que tu pourrais m’en tirer.

MARIE.

Partons. Ma sœur ! ma sœur !

GŒTZ, à Sickingen.

Mettez-la en sûreté, et alors souvenez-vous de moi.

SICKINGEN.

Je n’entrerai pas dans son lit avant de vous savoir hors de danger.

GŒTZ.

Ma sœur, ma chère sœur ! (Il l’embrasse.)

SICKINGEN.

Partons ! partons !

GŒTZ.

Encore un moment… Je vous reverrai. Consolez-vous ! Nous nous reverrons. (Sickingen et Marie s’en vont.) Je la chassais, et, à présent qu’elle s’en va, je voudrais la retenir. Élisabeth, tu restes auprès de moi ?

ÉLISABETH.

Jusqu’à la mort. (Elle se retire.)

GŒTZ.

Que Dieu donne une femme comme elle à ceux qu’il aime ! (Entre George.)

GEORGE.

Ils sont dans le voisinage ; je les ai vus de la tour. Le soleil se levait, et je voyais briller leurs piques. En les voyant, je n’ai pas senti plus de crainte qu’un chat devant une armée de souris. C’est vrai que nous jouons les rats.

GŒTZ.

Verrouillez la porte. Barricadez-la intérieurement avec des poutres et des pierres. (George sort.) Nous réduirons leur patience à bout, et je les ferai repentir de leur vaillance. (Un trompette au dehors.) Ah ! ah ! un coquin en habit rouge, qui vient nous demander si nous voulons être des poltrons. (Il s’approche de la fenêtre.) Qu’y a-t-il ? (On entend parler dans l’éloignement.)

GŒTZ, à part lui.

Une corde autour de ton cou ! (Le trompette continue à parler.)

GŒTZ.

Coupable de lèse-majesté !… C’est un prêtre qui a rédigé la sommation. (Le trompette achève.)

GŒTZ.

Il répond : Me rendre ! à discrétion ! À qui parlez-vous ? Suis-je un brigand ? Dis à ton capitaine que je garde, comme toujours, à Sa Majesté impériale le respect que je lui dois. Pour lui-même, dis-lui qu’il peut me… (Il ferme violemment la fenêtre.)

Siége. La cuisine.

ÉLISABETH, GŒTZ.
GŒTZ.

Tu as bien de la besogne, pauvre femme.

ÉLISABETH.

Je voudrais en avoir longtemps. Nous aurons de la peine à tenir.

GŒTZ.

Nous n’avons pas eu le temps de nous approvisionner.

ÉLISABETH.

Et tout ce monde que vous avez nourri depuis quelque temps ! Le vin commence aussi à manquer.

GŒTZ.

Si seulement nous tenons jusqu’à ce qu’ils proposent une capitulation ! Nous leur faisons bien du mal. Ils tirent tout le jour, et blessent nos murailles et brisent nos vitraux. Lerse est un brave garçon ; il circule avec son arquebuse : si quelqu’un se risque de trop près, paf ! il est à bas !

LE SOLDAT.

Du charbon, madame !

GŒTZ.

Qu’y a-t-il ?

LE SOLDAT.

Nous n’avons plus de balles ; nous voulons en fondre de nouvelles.

GŒTZ.

Où en est la poudre ?

UN SOLDAT.

Il en reste passablement. Nous ménageons nos coups.

Une salle.

LERSE, tenant un moule à balles, UN SOLDAT, portant du charbon.
LERSE.

Posez-le ici, et voyez où vous trouverez du plomb dans la maison. En attendant, je veux m’emparer de ceci. (Il enlève une fenêtre et en casse les vitres.) Tout secours vaut son prix. Ainsi va le monde : nul ne sait ce que les choses peuvent devenir. Le vitrier qui posa ce vitrage ne songeait certainement pas que le plomb pourrait causer à quelqu’un de ses petits-fils un affreux mal de tête ! Et, quand mon père m’engendra, il ne songeait pas quel oiseau du ciel ou quel ver de terre me mangerait. (George arrive, portant une gouttière.)

GEORGE.

Voici du plomb. Si tu ajustes seulement avec la moitié, aucun n’échappera pour aller dire à Sa Majesté ; « Sire, nous avons mal réussi. »

LERSE. Il en coupe une partie.

Voici un bon morceau.

GEORGE.

Que la pluie se cherche un autre chemin ! Je n’en suis pas en peine. Un brave cavalier et une bonne pluie se font partout passage.

LERSE. Il verse.

Tiens la cuiller. (Il s’approche de la fenêtre.) Voilà un de ces Impériaux qui se promène avec son arquebuse ; ils croient que nous avons épuisé nos munitions. Il va tâter de la balle, toute chaude, comme elle sort du poêlon. (Il charge.)

GEORGE, posant la cuiller.

Laisse-moi voir !

LERSE. Il tire.

Le moineau est à bas.

GEORGE. (Ils fondent des balles.)

C’est lui qui venait de tirer sur moi, comme je sortais par la lucarne et voulais enlever la gouttière. Il a frappé un pigeon, qui était posé assez près de moi ; le pigeon est tombé dans la gouttière ; j’ai remercié l’homme de ce rôti, et je suis rentré avec mon double butin.

LERSE.

Maintenant nous allons charger à souhait, et tourner dans tout le château pour mériter notre dîner. (Entre Gœtz)

GŒTZ.

Reste ici, Lerse. J’ai à te parler. Toi, George, je ne veux pas t’empêcher de poursuivre ta chasse. (George sort.) Ils m’offrent une capitulation.

LERSE.

J’irai auprès d’eux savoir ce que c’est.

GŒTZ.

Ce sera de me rendre, sous condition, dans une prison de chevalier.

LERSE.

C’est ne rien obtenir. Mais que faire, s’ils nous accordaient la libre sortie, puisque vous n’attendez de Sickingen aucun secours ? Nous cacherions l’or et l’argent en lieu où nulle baguette divinatoire ne pourrait les trouver, nous leur laisserions le château, et nous en sortirions honorablement.

GŒTZ.

Ils ne le souffriront pas.

LERSE.

Il ne s’agit que d’essayer. Demandons un sauf-conduit, et je sortirai. (Ils sortent.)

Une salle.

GŒTZ, ÉLISABETH, GEORGE, SOLDATS, à table.

C’est ainsi que le danger nous rassemble. Régalez-vous, mes amis. N’oubliez pas de boire ! La bouteille est vide ! Encore une, chère femme. (Élisabeth hausse les épaules.) N’y en a-t-il plus ?

ÉLISABETH, à voix basse.

Encore une : je l’ai mise à part pour toi.

GŒTZ.

Non pas, ma chère ! Donne-la. Ils ont besoin de stimulant, non pas moi : il s’agit de ma cause.

ÉLISABETH.

Allez la prendre dans le buffet.

GŒTZ.

C’est la dernière ; et je me sens comme si nous n’avions pas sujet d’épargner. Il y a longtemps que je n’ai été aussi joyeux. (Il verse à boire.) Vive l’empereur !

TOUS.

Qu’il vive !

GŒTZ.

Ce doit être notre avant-dernière parole, quand il faudra mourir ! Oui, je l’aime ; car nous avons le même sort, et je suis encore plus heureux que lui. Il est obligé de prendre les souris pour les États de l’Empire, et, pendant ce temps, les rats dévorent ses possessions. Je sais que parfois il aimerait mieux mourir que d’être plus longtemps l’âme d’un corps si mutilé. (Il verse à boire.) Il y a tout juste encore de quoi faire le tour de la table. Et, quand notre sang commencera à s’épuiser, comme le vin baisse d’abord dans cette bouteille, puis coule goutte à goutte, (il fait égoutter la bouteille dans son verre) quelle sera notre dernière parole ?

GEORGE.

Vive la liberté !

GŒTZ.

Vive la liberté !

TOUS.

Vive la liberté !.

GŒTZ.

Et, si elle nous survit, nous pouvons mourir en paix ; car nous voyons en esprit nos descendants heureux, et heureux aussi les empereurs de nos descendants. Quand les vassaux des princes les serviront aussi noblement et aussi librement que vous me servez ; quand les princes serviront l’empereur, comme je voudrais le servir…

GEORGE.

Les choses iraient bien autrement.

GŒTZ.

Pas autant qu’on pourrait croire. N’ai-je pas connu, parmi les princes, des hommes excellents, et la race en serait-elle éteinte ? Hommes bienveillants, qui trouvaient le bonheur en eux-mêmes et dans leurs sujets ; qui pouvaient souffrir à côté d’eux un noble et libre voisin, et ne le craignaient ni ne l’enviaient ; dont le cœur se dilatait, quand ils voyaient beaucoup de leurs égaux autour de leur table ; et qui n’avaient pas besoin de façonner d’abord les chevaliers en courtisans, pour vivre avec eux.

GEORGE.

Avez-vous connu de pareils seigneurs ?

GŒTZ.

Sans doute ! je me souviendrai toute ma vie d’une chasse que donna le landgrave de Hanau, et du repas que les princes et les seigneurs qui y assistèrent prirent en plein air, et de la foule des paysans accourus pour les voir. Ce n’était pas une mascarade, qu’il eût arrangée pour en tirer vanité. Mais ces têtes rondes des jeunes garçons et des jeunes filles, toutes ces joues vermeilles, et ces hommes à leur aise, et ces beaux vieillards, et tous ces joyeux visages !… Et comme ils prenaient part à la magnificence de leur maître, qui se réjouissait au milieu de son peuple sur la terre de Dieu !

GEORGE.

C’était là un seigneur accompli, comme vous !

GŒTZ.

Nous est-il défendu d’espérer que plusieurs princes tels que celui-là pourront régner en même temps ; que le respect de l’empereur, la paix et l’amitié des voisins, et l’amour des sujets, seront le plus précieux trésor de famille, qui se transmettra aux neveux et aux arrière-neveux ? Chacun garderait son bien et l’augmenterait par ses propres ressources, au lieu que maintenant on ne croit pas s’enrichir, si l’on ne ruine pas les autres.

GEORGE.

Après cela, monterions-nous encore à cheval ?

GŒTZ.

Plût à Dieu qu’il n’y eût pas dans toute l’Allemagne une seule tête turbulente ! Nous trouverions encore assez d’ouvrage. Nous purgerions les montagnes de loups ; tandis que notre voisin ferait tranquillement son labour, nous irions lui chercher un rôti dans la forêt, et, en échange, nous viendrions manger la soupe avec lui. Si cela ne nous suffisait pas, nous irions, comme des chérubins aux épées flamboyantes, camper avec nos frères aux frontières de l’Empire, pour faire tête aux loups, les Ottomans, aux renards, les Français, et protéger à la fois les domaines très-menacés de notre cher empereur et le repos de l’Empire. Ce serait là une vie, George ! Risquer sa peau pour la félicité générale ! (George se lève brusquement.) Où vas-tu ?

GEORGE.

Ah ! j’oubliais que nous sommes emprisonnés… Et c’est l’empereur qui nous emprisonne !… Et c’est pour sauver notre peau que nous la risquons !

GŒTZ.

Aie bon courage. (Entre Lerse.)

LERSE.

Liberté ! liberté ! Ce sont de pauvres sires, des ânes irrésolus et craintifs. Vous pouvez vous retirer avec armes, chevaux et bagages. Vous devrez laisser les provisions.

GŒTZ.

Elles ne leur feront pas mal aux dents.

LERSE, bas à Gœtz.

Avez-vous caché l’argenterie ?

GŒTZ.

Non !… Femme, va avec Franz : il a quelque chose à te dire. (Ils sortent tous.)

La cour du château.

GEORGE, dans l’écurie. Il chante.

Un enfant prit un oisillon.
Hem ! Hem !
Il riait, regardant la cage.
Hem ! Hem !
Bon ! Bon !
Hem ! Hem !

Il en joua si niaisement,
Hem ! Hem !
Le prit si maladroitement,
Hem ! Hem !
Bon ! Bon !
Hem ! Hem !
L’oiseau sur un toit s’envola,
Hem ! Hem !
Et du sot enfant se moqua.
Hem ! Hem !
Bon ! Bon !
Hem ! Hem !

GŒTZ.

Où en es-tu ?

GEORGE, faisant sortir son cheval.

Ils sont sellés.

GŒTZ.

Tu es agile.

GEORGE.

Comme l’oiseau hors de sa cage. (Tous les assiégés entrent.)

GŒTZ.

Vous avez vos arquebuses ? Non ! Montez et prenez les meilleures dans l’armoire aux armes : il n’en coûtera pas plus. Sortons à cheval.

GEORGE.

Hem ! Hem !
Bon ! Bon !
Hem ! Hem !

(Ils sortent.)

Une salle.

DEUX CAVALIERS, près de l’armoire aux armes.
PREMIER CAVALIER.

Je prends celle-ci.

DEUXIÈME CAVALIER.

Moi celle-ci… En voici une plus belle.

PREMIER CAVALIER.

Mais non ! Hâte-toi de venir.

DEUXIÈME CAVALIER.

Écoute.

PREMIER CAVALIER. Il court à la fenêtre.

À l’aide ! Bon Dieu ! Ils égorgent notre maître. Il est à bas de son cheval. George tombe.

DEUXIÈME CAVALIER.

Où nous sauver ? Par le noyer, près du mur, descendons en plaine ! (Il sort.)

PREMIER CAVALIER.

Franz résiste encore : je vais le joindre. S’ils meurent, je ne veux plus vivre. (Il sort.)



  1. Weissfisch, poisson blanc, jeu de mots sur Weislingen.
  2. Rivière du Wurtemberg ; affluent du Necker.