Gómez Arias/Tome 3/02

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Troisièmep. 16-31).

CHAPITRE II.


Aguarda hasta que yo pase
Si ha de caer ima teja.

Quevedo.

Este misterio aparente
Te voy, Señor, a explicar.

Zarate.


Nous pensons qu’il est temps maintenant de retourner sur nos pas pour reparler d’un personnage qui a joué un rôle important dans le commencement de cette histoire. Le lecteur doit se souvenir d’un certain Don Rodrigo de Cespedes, qui tint si bien sa place dans un ou deux des chapitres précédens, mais qui eût ensuite la meilleure de toutes les excuses pour ne plus reparaître depuis. C’est à lui qu’il nous faut revenir : je demande donc au lecteur de détourner son attention pour quelques instans des évènemens présens, quelque intéressans qu’ils soient, pour refaire connaissance avec ce brave et malheureux Cavalier. Et c’est bien le cas de dire ici combien en général je déteste les interruptions, et combien je trouve dure cette nécessité à laquelle tout auteur est obligé de se soumettre, de suspendre son récit au moment où il commence à devenir un peu intéressant.

Il est juste de remarquer que la majorité des lecteurs est d’un caractère si curieux qu’on ne peut lui persuader de prendre en bonne part ce qu’elle lit, et de s’en rapporter aveuglément à la bonne foi de l’auteur pour la vérité de ce qu’il raconte. S’il en était comme nous le désirons, on épargnerait beaucoup de temps, les explications deviendraient inutiles, les ouvrages plus courts et par suite plus amusans, et tout cela, il nous semble serait un avantage immense pour le monde littéraire. Quoi qu’il en soit, il nous faut prendre les choses comme elles se trouvent établies, et puisque le lecteur attend un dénouement heureux et circonstancié pour toute aventure un peu mystérieuse, hâtons-nous d’obéir à cette coutume. Revenons-en donc à Don Rodrigo.

Nous l’avons laissé avec son valet Peregil, attendant patiemment la bonne volonté de leurs mules, et n’ayant rien de mieux à faire pour passer le temps que de soupirer, se plaindre et s’impatienter. La nuit était affreuse et l’arbre sous lequel nos amis s’étaient mis à couvert n’offrait que peu d’abri. Si ce lieu de repos était peu commode, ils pouvaient compter sur un souper encore moins agréable : ce n’était que de l’herbe, en grande abondance, il est vrai, mais d’un goût fort désagréable. Si bien que, soit manque d’appétit, soit habitude de luxe, ils abandonnèrent la jouissance entière de ce repas à la mule du révérend Père et à l’âne du Mesonoro. Nos voyageurs ne pouvant donc ni souper ni se reposer, prirent le parti de se résigner à leur triste sort et d’attendre l’approche du jour avec cette patience que leur imposait la nécessité. Don Rodrigo, poursuivi par l’idée pénible que son rival Gómez Arias avait péri dans le combat, désirait vivement arriver jusqu’aux montagnes pour y trouver une retraite sûre et y rester caché jusqu’à ce qu’il pût rentrer sans crainte dans Grenade.

Aussi, à peine les premiers rayons de l’aurore eurent-ils coloré la terre encore endormie, que Don Rodrigo, dans son impatience, s’empressa de voir s’il pouvait compter sur sa mule. Peregil imita son maître, et s’étant assurés que l’abondance du repas avait rendu beaucoup de forces à leurs montures, ils partirent promptement, marchant vite pour réparer le temps perdu, et ils poursuivirent leur route vers la partie la plus sauvage et la plus déserte de cette solitude.

Don Rodrigo et son valet continuèrent à errer pendant deux jours, sans avancer beaucoup, grâces aux mauvaises dispositions de la mule et de son compagnon. Ils ressemblaient dans leur course à un Chevalier errant et à son digne écuyer, avec cette seule différence que ces derniers devaient rechercher les aventures avec empressement, tandis que Don Rodrigo désirait vivement les éviter. Le pauvre Chevalier se trouvait dans la position la plus pénible ; sa vengeance avait été satisfaite, et maintenant des sentimens plus généreux s’étaient emparés de son cœur. Il pensait avec remords que, pour laver une injure particulière, il avait privé sa patrie d’un de ses plus braves défenseurs ; enfin, comme tout amant placé dans une position semblable, il sentait bien que la femme qui avait d’abord dédaigné ses hommages, les repousserait avec horreur, maintenant qu’il s’était couvert du sang d’un rival préféré. Son esprit ne se nourrissait que de réflexions aussi tristes, car rien ne rend un homme prudent et pensif comme une position périlleuse. Bientôt ils arrivèrent dans la contrée occupée par les Maures rebelles, et leur position devenant de plus en plus dangereuse, leur inquiétude en augmenta.

Cependant Don Rodrigo supportait avec le plus mâle courage sa triste position ; mais son valet, faute d’autre ressource, donnait un libre cours à ses plaintes.

— Seigneur, dit-il en se tournant vers son maître, que le Ciel nous protège, mais il me semble que nous nous enfonçons de plus en plus dans les périls. Nous avons fui les Alguazils pour tomber dans les griffes des Maures ; et après tout, quelque désagréable que soit l’aspect des premiers, j’aimerais bien mieux être maintenant entre leurs mains que d’avoir à redouter la rencontre dangereuse des infidèles. Plût à Dieu que je fusse tranquillement et commodément enfermé entre les murs du plus noir donjon de Grenade !

— Eh bien donc ! reprenons le chemin de Grenade, et livrons-nous à la colère des amis de Don Lope, dit Don Rodrigo ; car, quoique doué d’une grande bravoure et de beaucoup de courage, il sentait bien que ces vertus ne le protégeraient pas contre les ennemis qu’il risquait de rencontrer en avançant.

— Vraiment oui, reprit Peregil, retournons à Grenade, et que notre bon Ange gardien nous y conduise sans encombre ! — que la Vierge soit bénie !

— Ces contrées sauvages sont extrêmement désagréables pour un homme comme moi d’une imagination vive et poétique, car elles m’induisent dans d’étranges erreurs : mon esprit prend continuellement chaque objet pour toute autre chose que ce qu’il est réellement : au lever du soleil j’ai pris mon âne pour un officier et votre mule pour un Maure. Hélas ! mon cher maître, nous nous ressemblons ; car vous, Don Rodrigo, lorsque vous étiez dans une veine poétique et amoureuse, vous étiez disposé à voir des roses au lieu d’un joli visage ; du corail au lieu de lèvres, et des perles où les autres ne trouvent que des dents. Maintenant, Seigneur, c’est mon tour ; et en proie à la peur et à un accès de fièvre poétique, je métamorphose tous les objets qui se présentent à ma vue, tels que mon âne, votre mule, les moutons, les corneilles, les vaches et les chiens, en autant de coquins de Maures, et malgré tout, je suis bien persuadé que mes rêveries poétiques ne sont pas plus extravagantes que les vôtres.

Don Rodrigo, abattu par la double souffrance de la faim et de la lassitude, ne faisait pas attention à toutes les absurdités que débitait son valet : aussi Peregil, encouragé par ce silence, s’écria d’un ton plus hardi :

— Que le ciel maudisse tous les amans ! Tous ceux auxquels il passe par la tête de se couper la gorge, d’affronter tous les périls, de supporter toutes les souffrances imaginables, pour l’amour d’une même femme, lorsqu’il y en a une si grande quantité en Espagne, lorsque l’on peut si aisément choisir : je les maudis !

— Silence, misérable, s’écria Don Rodrigo, silence car tes réflexions stupides, profanent ce noble sentiment qui ne peut être ni goûté ni compris par ta nature brute et vile.

— Je remercie humblement la Providence, dit Peregil, de m’avoir donné un cœur aussi vil, puisque ces plaisirs exquis, ces sentimens nobles qui ne mènent les hommes qu’au malheur, sont en opposition directe avec mes goûts. Maintenant, dites-moi, mon très honoré Maître, s’il existe une loi divine ou humaine qui ordonne que, parce que vous aimez éperdument Leonor de Aguilar et que Leonor vous déteste cordialement, moi qui ne suis pour rien dans cet amour et cette haine, je doive être condamné à souffrir toutes les misères réunies, de la faim, de la soif, de la lassitude, enfin tous les dangers imaginables, voire même la mort ?

Don Rodrigo, absorbé par des pensées bien différentes, n’entendait pas les raisonnemens fastidieux de Peregil, lorsque, tout-à-coup, à la lisière d’un bois, les réflexions du maître et le bavardage impertinent du valet, furent interrompus par l’apparition désagréable d’un parti de rebelles, qui, sortant subitement de leur retraite, se trouvèrent en un moment devant Don Rodrigo, et exprimèrent par tous les signes imaginables la soif de la vengeance et la joie sauvage que leur faisait éprouver une telle rencontre.

— Arrêtez ! cria fièrement l’un des coquins.

— Don Rodrigo, pour toute réponse, tira bravement son épée, se préparant à une défense désespérée.

— Eh quoi ! vil Chrétien, tu oses braver notre colère ! Cette témérité te fera perdre la vie.

— Du moins, je la vendrai chèrement ! s’écria Don Rodrigo.

En ce moment, les Maures se jetèrent sur le malheureux Chevalier, qui se défendit avec une extrême bravoure, quoique sentant bien l’impossibilité d’échapper heureusement à tant d’ennemis ; tandis que Peregil, poussé par la terreur, s’enfuit à la hâte. Le combat ne pouvait pas durer long-temps : Don Rodrigo, couvert de blessures, tomba épuisé par la perte de son sang, gémissant sur son malheureux amour et la fatalité du sort. Les Maures relevèrent son corps, et ils le pendirent à un arbre, selon l’habitude de ces hommes féroces, lorsqu’un Chrétien avait le malheur de tomber dans leurs mains. Ils le laissèrent là ; et bientôt après, le hasard les conduisit à l’endroit où dormait Theodora, abandonnée par son lâche ravisseur.

La fuite de Roque, et les discours des Maures qu’elle avait entendus la nuit où elle fut faite prisonnière, persuadaient à cette malheureuse fille que c’était son amant qui avait été victime de la cruauté de ces barbares, et lui faisaient pleurer amèrement la mort de celui qui, en ce moment même, se conduisait envers elle avec la plus noire ingratitude.

Pendant ce temps, Roque, guidé par la frayeur vers un lieu de sécurité, rejoignit bientôt son maître : celui-ci, fort étonné, voyant son valet revenir sans la fille de Monteblanco, et tremblant que ses plans n’eussent été contrariés, s’empressa de lui demander :

— Où est Theodora ?

— Je l’ignore, répondit Roque d’une voix sombre ; — probablement dans le ciel, maintenant.

— Que veux-tu dire, coquin ? As-tu désobéi à mes ordres ?

— Non vraiment ; mais au moment où j’allais m’y conformer, quelques milliers de Maures des plus hardis sont arrivés à temps pour m’empêcher de mettre à exécution mes louables desseins. Je résolus d’abord de combattre ces mécréans, par respect pour la valeur de mon maître ; mais en y réfléchissant, j’ai trouvé qu’il était plus prudent de céder à la nécessité, et que, ne pouvant réussir à sauver la jeune dame des mains des rebelles, il fallait du moins les priver de celui des deux prisonniers dont ils pouvaient faire le plus de cas ; alors, ajouta Roque, au lieu de me servir de mes bras, j’ai eu recours à mes jambes que dans plus d’une occasion j’ai trouvées la partie la plus utile de mon corps.

Gómez Arias réfléchit un moment au récit de son valet, calculant les conséquences probables de cet événement ; et en dépit du chagrin qu’il affectait sur le malheur de Theodora, il pouvait à peine cacher la joie secrète qu’il éprouvait. Le sort venait de lui enlever le seul objet qui pût entraver ses projets ambitieux. Sans s’inquiéter des outrages auxquels serait probablement exposée sa charmante et trop confiante victime, Gómez Arias trouvait Theodora bien moins à craindre livrée au pouvoir des Maures que dans un couvent, et il continua sa route vers Grenade, étouffant les remords que pouvait lui causer sa lâche conduite par l’espoir de l’avenir brillant qui s’ouvrait devant lui.

Le jour suivant, il rencontra l’armée glorieuse de Don Alonzo de Aguilar, qui le reçut avec les témoignages de l’amitié la plus tendre. Il eut le bonheur de jouer un beau rôle dans le combat qui fut livré à El Feri, à Gergal, et qui amena ensuite la défaite complète des Maures à Alhacen, et la destruction de cette ville. De là, Don Lope marcha vers Grenade conduisant les prisonniers, et désirant offrir ses services à la reine. Son esprit lui suggéra des prétextes spécieux pour donner le change sur sa longue absence de Grenade et sur son retour si tardif, lorsqu’il avait appris qu’il pouvait revenir sans crainte. Mais Leonor de Aguilar, quoique vaine et fière, était femme dans ses affections, et elle accueillit favorablement des excuses très faibles il est vrai, mais soutenues par l’éloquence d’un amant aimé.

Ainsi, tandis que sa victime était abandonnée au sort le plus horrible, et qu’un père vénérable gémissait sous le poids de l’affliction la plus amère, le barbare auteur de tant de maux, Gómez Arias ne pensait qu’aux plaisirs et aux honneurs que lui promettait sa prochaine union avec Leonor de Aguilar.