Gómez Arias/Tome 1/Texte entier

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. cover-230).

COLLECTION
DE
ROMANS ESPAGNOLS.

GÓMEZ ARIAS.

DE L’IMPRIMERIE DE LACHEVARDIÈRE,
rue du colombier, no 30.
GÓMEZ ARIAS,
ou les
MAURES DES ALPUJARRAS,
roman historique espagnol
par
J. Telesforo de Trueba y Cosío,
traduit
par l’auteur d’olésia ou la pologne, d’edgar,
et de vanina d’ornano.
TOME PREMIER.
Séparateur
PARIS,
CHARLES GOSSELIN, LIBRAIRE
de son altesse royale monseigneur le duc de bordeaux,
rue saint-germain-des-prés, no 9.
M DCCC XXIX

À L’HONORABLE
LORD HOLLAND.

MYLORD,

C’est avec plaisir que je profite de la permission que vous m’avez donnée de vous dédier cet ouvrage, comme une faible preuve de mon respect pour votre caractère.

En ma qualité d’Espagnol, je trouve un nouveau motif d’offrir ce roman à Votre Seigneurie, qui a constamment prouvé l’intérêt qu’elle porte à la prospérité et à la littérature de mon pays.

J’ai l’honneur d’être,

Mylord,

De Votre Seigneurie

Le très humble et obligé serviteur,

Telesforo de Trueba y Cosío.

PRÉFACE.


Que le lecteur ne s’alarme point à ce mot, qui annonce en général qu’un auteur a l’intention d’être aussi égoïste que bavard. Je tâcherai d’éviter du moins ce dernier défaut ; mais j’avoue que je ne prendrai point le masque d’une fausse humilité pour captiver l’indulgence, que je ne parlerai pas de mon talent novice, de mon inexpérience dans la carrière littéraire, en y joignant cette longue suite d’et cœtera avec lesquels un écrivain ouvre en général sa première campagne.

Le public n’a aucun besoin de ces excuses fatigantes, qui ont au moins le tort de n’être pas sincères ; il suffit d’être doué d’une médiocre dose de bon sens pour supposer qu’un auteur ne pense pas un mot des accusations qu’il avance contre lui-même. En publiant un ouvrage, si un auteur pensait que cet ouvrage ne vaut rien, on pourrait le comparer à un père négligent qui abandonne un fils mal élevé au mépris ou à la compassion du monde. Eh ! bon Dieu ! si un homme ne se croyait ni talent, ni instruction, pourquoi donc écrirait-il ? Ayant ainsi renoncé à mes priviléges à l’indulgence, il me reste à dire quelques mots sur l’origine et le but du roman que je publie.

Admirateur enthousiaste du génie profond de sir Walter Scott et des délicieuses compositions de ce grand fondateur de fictions historiques, je me suis souvent étonné, en lisant ses ouvrages, qu’il n’ait jamais choisi l’Espagne pour le théâtre de ses drames animés. On conviendra généralement que l’Espagne est la terre classique de la chevalerie et du roman. La longue domination des Maures, le contraste frappant entre leur religion, leurs mœurs, leurs usages, et ceux des Chrétiens, leurs ennemis ; les différens petits royaumes qui divisaient l’Espagne, les querelles qui en étaient la conséquence ; les intrigues, les batailles, tout concourut à produire une succession de caractères et d’incidens extraordinaires, qui semblaient, combinés pour être illustrés sur la scène ou dans le roman. Cependant, tandis que les traditions et les chroniques moins fertiles de l’Angleterre, de l’Écosse, de l’Irlande et de la France, furent successivement exploitées par l’habile magicien et les plus heureux de ses imitateurs, on semble avoir oublié les productions riches et variées qui composent le trésor national de l’Espagne.

Réfléchissant alors que j’avais, comme tout autre, le droit de piller, en choisissant un sujet convenable, il se trouva que mes intentions furent confirmées par les encouragemens de quelques uns des plus éminens parmi mes compatriotes. Je commençai donc et j’achevai cet ouvrage.

Quant à ce qui regarde le héros, il me serait difficile d’assurer s’il a existé ou non. En dépit de toutes mes recherches, je ne puis citer d’autre autorité que cette comédie si connue du célèbre Calderon de la Barca, intitulée : La Niña de Gómez Arias. Il est probable que Calderon tira le sujet de cette comédie, suivant l’usage adopté dans son temps, d’une légende ou d’une tradition qui n’est point parvenue jusqu’à nous. Que cela soit ou non, il suffit qu’un caractère semblable à Gómez Arias soit malheureusement quelquefois produit par la nature. J’ai tâché néanmoins d’adoucir les nuances du caractère peint dans la comédie, en faisant d’un libertin un ambitieux, cette passion n’étant nullement incompatible avec l’abandon de la morale et le mépris des liens les plus sacrés.

Il existe un point seulement sur lequel je désire appeler l’indulgence de mes lecteurs : cet ouvrage, écrit en anglais par un Espagnol, doit porter les traces de son origine étrangère ; il s’y trouve sans doute des fautes de style et de langage. Puis-je espérer que le public anglais usera envers moi de la même générosité et de la même bienveillance dont il a déjà donné des preuves dans des matières d’une bien plus haute importance, à l’égard de mes malheureux compatriotes ?


GÓMEZ ARIAS,
ou
LES MAURES DES ALPUJARRAS.

CHAPITRE PREMIER.

introduction.

L’ancienne cité de Grenade présente dans son histoire des faits aussi curieux qu’intéressans. Elle n’est pas moins célèbre par la place distinguée qu’elle occupe dans les annales de l’Espagne que par ses souvenirs chevaleresques et ses ingénieuses fictions. Située au pied des montagnes couvertes de neige de la Sierra Nevada et s’étendant au milieu de la riche plaine de la Vega, elle semble placée par la nature comme une barrière entre un hiver éternel et un éternel printemps.

Parmi les monumens qui embellissent la ville, le palais de l’Alhambra est peut être le plus remarquable. Il fut fondé par un des rois maures après la conquête du royaume de Grenade, et devint depuis ce moment la résidence favorite d’une longue suite de princes qui l’enrichirent des dépouilles du vaincu et l’ornèrent avec magnificence de tout ce que le luxe invente et fournit. Rien enfin de ce que l’imagination peut rêver et l’industrie humaine produire, ne fut épargné par le goût oriental des Maures pour rendre ce séjour digne des souverains de Grenade.

Des siècles se sont écoulés depuis la fondation de ce palais ; des royaumes ont été renversés, des générations se sont succédé, et l’Alhambra subsiste encore, comme un fier témoignage du pouvoir mauresque. Mais ce dernier monument de la gloire des Maures, placé au milieu de monumens chrétiens, proclame aussi la chute de ses anciens maîtres.

La ville de Grenade domine une immense étendue de pays, et les regards s’arrêtent avec délices sur les scènes pittoresques et variées qui se déroulent autour de son enceinte. Aussi loin que l’œil peut atteindre, on aperçoit une plaine fertile et animée qui renferme tout ce que la nature a de plus enchanteur. Là de nombreux troupeaux broutent et se jouent dans de gras pâturages ; partout des villages plus ou moins éloignés se dessinent hardiment sur le feuillage d’un vert sombre qui les encadre. Ici le jasmin des jardins et l’oranger, cultivés avec soin, semblent vouloir prouver leur gratitude en remplissant l’air de leur parfum. De brillans jets d’une eau limpide s’élancent de fontaines d’albâtre, embellissent le paysage, répandent une continuelle fraîcheur, et contribuent à dissiper la langueur qui, dans ce climat voluptueux, s’empare si facilement des sens.

Après avoir reposé ses regards sur ce lieu de bonheur et de tranquillité, l’œil s’étonne devant l’imposant aspect de la Sierra Nevada. La couleur invariable, l’éternelle désolation de ces gigantesques montagnes, offrent un contraste frappant avec les teintes variées et le luxe de la campagne qui est à ses pieds. Sur les sommets escarpés de ces montagnes les nuages semblent avoir fixé leur demeure, et dans leurs régions inhospitalières aucun être vivant ne peut habiter. Les vicissitudes du climat, les changemens de saison, les trouvent inébranlables ; elles restent à jamais stériles et désolées au milieu de l’abondance et de la joie.

Grenade fut la dernière place forte des Maures en Espagne, qui pendant sept siècles défièrent les différens rois chrétiens, dont les efforts continuels parvinrent à regagner lentement les États qui avaient été si rapidement enlevés à leurs ancêtres.

Enfin le temps, une série de succès remportés par un grand nombre de guerriers distingués, aidèrent à recouvrer des possessions qui avaient été perdues par la faiblesse d’un roi et la trahison d’un prélat[1].

Ferdinand et Isabelle réunirent par leur mariage les couronnes d’Aragon et de Castille, consolidèrent le pouvoir et donnèrent une nouvelle impulsion à l’énergie des chrétiens. Après différens succès qui ne présentaient que des avantages médiocres, ils résolurent d’assiéger Grenade. À cette époque la ville était en proie à des dissensions civiles, occasionnées par la rivalité de deux familles, celle des Zégris et celle des Abencerrages.

Les Maures, affaiblis par leurs querelles domestiques, n’opposaient qu’une résistance imparfaite à leur ennemi, qui les pressait avec d’autant plus d’ardeur. Après un siège de huit mois, dans lequel une foule de guerriers se signalèrent, la résidence royale des califes succomba, et la bannière de la croix se déploya triomphante sur les tourelles de l’Alhambra.

Les Maures parurent d’abord satisfaits de leurs nouveaux maîtres et du changement de gouvernement ; le roi Ferdinand retourna à Séville, laissant la ville soumise dans une apparente tranquillité ; ce calme dura peu. De violens symptômes de rébellion se montrèrent dans la conduite des vaincus, le mécontentement et les murmures gagnèrent tous les quartiers de la ville, et bientôt une révolte ouverte se déclara.

L’Archevêque de Tolède, dans son zèle outré pour la conversion des infidèles, adopta des mesures plus propres à augmenter leur aversion pour la religion chrétienne qu’à leur faire abandonner une croyance dont les préceptes se trouvaient en harmonie avec leurs habitudes et leurs goûts. Le prélat, voyant ses desseins traversés par les habitans de l’Albaycin, envoya un de ses officiers pour arrêter ceux qui étaient suspectés d’encourager l’opposition. Ce coup impolitique et maladroit exaspéra tellement les mécontens, que l’alguazil qui se présenta pour accomplir sa mission devint la victime de leur furie. On l’accabla d’abord d’imprécations, des menaces suivirent, enfin une énorme pierre, lancée par une fenêtre, renversa le malheureux officier mort sur la place.

Cet assassinat fut le signal de la révolte. Les Maures étaient convaincus qu’un acte aussi téméraire ne resterait point impuni ; ils se préparèrent à une vigoureuse résistance. Quelques uns des plus hardis se précipitèrent de rue en rue, appelant aux armes leurs compatriotes, s’écriant que les articles du traité en vertu duquel ils s’étaient rendus étaient violés, puisqu’ils ne pouvaient exercer leurs devoirs religieux sans crainte d’être insultés.

Cet événement fut une grande occasion de trouble et d’inquiétude pour le Comte de Tendilla, que la Reine Isabelle avait investi du gouvernement de la ville. Il prit les mesures les plus promptes pour apaiser la fureur toujours croissante des mécontens. Mais, voulant essayer une négociation avant d’employer les moyens extrêmes, il exposa aux rebelles la folie de leur entreprise, et le peu de probabilité de combattre avec succès le pouvoir des chrétiens. Ses efforts pour rétablir l’ordre furent long-temps infructueux. Mais la promesse d’une amnistie et du recouvrement de leurs droits, l’intégrité bien connue du comte, sa confiance généreuse en envoyant sa femme et son fils comme otages jusqu’à l’accomplissement du traité, engagèrent la majorité des rebelles à poser leurs armes et à accepter le pardon qui leur était offert.

Cependant les quarante chefs qui avaient été choisis par les insurgés jugèrent cette conduite pusillanime et la méprisèrent. Éblouis par les rêves de l’ambition, animés par l’espoir d’assurer leur indépendance, et convaincus que les sauvages retraites des montagnes offraient de grandes facilités pour conduire une guerre avec autant de sécurité que de succès, ils abandonnèrent Grenade pendant la nuit, et communiquèrent leurs projets et leur ressentiment aux Maures qui habitaient les contrées adjacentes. Les villes de Guejar Lanjaron, Andurax, prirent les armes ; tous les montagnards des Alpujarras suivirent cet exemple, et les chrétiens furent menacés de perdre ces avantages que leur valeur et leur persévérance avaient si noblement conquis.

C’est à cette époque intéressante que commence le roman qui va suivre, et quelques uns des évènemens dont nous venons de donner l’analyse forment la partie historique du sujet.


CHAPITRE II.

Nous sommes sous les armes, sinon pour
combattre les ennemis étrangers, du
moins pour contenir les rebelles.
Shakespeare.

Des nouvelles alarmantes ayant été communiquées à la reine sur la résolution des insurgés, cette princesse adopta promptement les mesures nécessaires pour la conservation de son pouvoir. Elle appela autour d’elle les conseillers dans le jugement desquels elle s’était toujours confiée, et les champions dont la valeur avait souvent été éprouvée à l’heure du danger.

À l’extrémité supérieure de la salle d’audience, où ils étaient alors assemblés, la Reine était assise sur un trône magnifique, abrité par un dais de velours cramoisi. À la première vue, on n’aurait pu supposer qu’Isabelle fût née pour commander ; sa taille était peu élevée, mais chacun de ses mouvemens portait l’empreinte de la dignité. La douceur de ses brillans yeux bleus semblait persuader l’obéissance plutôt que la commander, de même que son mécontentement se manifestait plutôt par des reproches que par des menaces ; peu de femmes ont eu plus d’attraits, aucune n’a eu un meilleur jugement. On ne pourrait lui reprocher qu’un peu trop de sévérité pour tout ce qui concernait la religion ; mais cette sévérité tenait à ses principes, à la fermeté de son caractère et à cette inflexibilité avec laquelle elle faisait exécuter les décrets qui lui semblaient justes ; si le grave historien peignit Isabelle avec tous ces attributs de l’héroïsme, quel vaste champ il ouvrit au romancier !

À la droite de la Reine on voyait le célèbre Alonzo d’Aguilar, la terreur de l’infidèle, remarquable par son noble maintien et la place honorable qu’il occupait. Comme son frère, le brave Gonzalve de Cordoue, il s’était distingué dans les guerres contre Grenade, et possédait la confiance illimitée de sa souveraine. D’une haute et imposante stature, il joignait à une force athlétique un air de dignité qui convenait au plus vaillant guerrier de l’époque. Son visage exprimait une résolution et une intrépidité, mêlées de franchise et de candeur, qui inspiraient autant de confiance que de respect. Sa taille élevée conservait l’élasticité de la jeunesse et n’avait point été abattue par le poids de cinquante hivers. Alonzo d’Aguilar avait passé presque toute sa vie dans le tumulte des camps. Le bouillant courage de ses belles années subsistait encore, mais il était tempéré par l’expérience de l’âge mur. Les sillons qui creusaient ses joues, et les boucles légèrement argentées répandues parmi ses cheveux noirs, augmentaient les sentimens de vénération que ses vertus étaient si bien capables d’inspirer.

Du côté opposé était placé Don Iñigo Mendoza, Comte de Tendilla et gouverneur de Grenade ; il avait de nombreux droits à la reconnaissance de l’Espagne, et il était père d’un fils qui servit depuis sa patrie, comme vaillant soldat, comme homme d’État éclairé, et savant profond.

Près de ces guerriers on voyait le Maître de l’Ordre de Calatrava, l’Alcade de los Donceles, le Comte Ureña, et d’autres chefs fameux. Le reste des gentilshommes, placés suivant leurs rangs, complétait cette imposante assemblée.

Il régnait un silence universel, et chacun semblait impatient de connaître le but du conseil auquel il avait été si brusquement appelé, et sur lequel on ne pouvait former que des conjectures.

Mais de ces nobles rangs un brave chevalier se trouvait absent, un chevalier qui, malgré sa jeunesse, était déjà un vieux soldat, et dont les talens brillans lui avaient acquis le droit de partager avec ces illustres personnages la faveur de sa souveraine. Gómez Arias n’était pas là, et Don Alonzo d’Aguilar, qui le regardait déjà comme son fils, s’affligeait de son absence.

Ce jeune seigneur, exilé momentanément de la cour, n’aurait pu paraître sans danger à Grenade. Ni son propre mérite, ni l’influence d’Aguilar, ne purent engager Isabelle à dévier de la route qu’elle s’était tracée, et à refuser justice à la famille et aux amis de Don Rodrigo de Cespedes, alors dangereusement blessé par Gómez Arias, son rival heureux dans les affections de Leonor d’Aguilar.

Les membres du conseil étant réunis à cette seule exception près, la Reine prit la parole. « — Nobles chrétiens ! dit-elle, mes amis, et braves défenseurs ! vous êtes sans doute instruits des motifs qui vous amènent en notre présence. À moins qu’un prompt remède ne soit appliqué, nous sommes menacés de perdre ce territoire pour lequel nous avons si long-temps combattu, et qui a été acheté au prix du sang le plus précieux de l’Espagne. Rappelez le noble feu qui vous anima jusqu’alors, et que la force de nos armes soit de nouveau déployée contre les ennemis de notre foi et de notre pays. Peu de temps s’est écoulé depuis que votre courage et votre persévérance réduisirent la fière cité de Grenade, et forcèrent les Maures à rendre l’héritage de mes ancêtres, et déjà les germes de la discorde ont enfanté la rébellion. Quels que soient les motifs de plaintes des habitans de l’Albaycin, c’est devant notre trône seul qu’ils auraient dû exposer leur mécontentement et demander justice, et non pas se confier dans la force de leurs armes. Ils n’ont eu que trop d’occasions de reconnaître notre supériorité. Nos envoyés ont été insultés, un d’eux fut assassiné en remplissant les devoirs dont il était chargé. La conduite active et prudente du Comte de Tendilla a calmé momentanément la révolte mais les chefs se sont retirés dans les défilés des Alpujarras, pour conduire avec adresse une guerre qu’ils ne pourraient soutenir contre nous dans les plaines. Châtions leur insolence avant de laisser s’accroître le mal ; non que je doute du succès, mais dans le dessein d’épargner un sang précieux, que des mesures trop lentes pourraient faire couler. Parmi les chefs, ceux qui semblent posséder au plus haut degré la confiance des révoltés, et ceux qui défient le plus hautement notre pouvoir, sont, El Negro[2] de Lanjaron, et El Feri de Benastepar. Le premier, bloqué dans le château de Lanjaron, ne pourra long-temps soutenir un siége ; mais le second est un ennemi formidable, il connaît l’intérieur des sauvages montagnes dans lesquelles il s’est retiré, et présentera une plus grande résistance. C’est contre lui que nos principaux efforts doivent être dirigés. »

La Reine prit alors une bannière sur laquelle étaient représentées les armes de Castille et d’Aragon. « — C’est à vous, Don Alonzo d’Aguilar, dit-elle, que nous donnons le commandement en chef de l’expédition. C’est entre vos mains que nous remettons ce gage précieux que vous fixerez, je l’espère, sur le sommet des Alpujarras. »

En disant ces mots Isabelle présenta l’étendard au vieux guerrier. Il s’inclina en le recevant, et le feu de l’enthousiasme brilla dans ses yeux noirs, tandis qu’il s’agenouillait et baisait la main de la Reine ; puis agitant la bannière, il s’écria : — Tout ce que les efforts humains peuvent entreprendre pour réussir, je l’entreprendrai. Des mains de sa souveraine, Alonzo reçoit ce gage d’une faveur royale, il se montrera reconnaissant d’une si noble distinction. Oui, cet étendard sacré deviendra fatal aux infidèles, et il ne me quittera pas jusqu’au moment où il flottera triomphant sur le sommet des montagnes. — Braves guerriers, ajouta-t-il avec une nouvelle exaltation, si cette bannière disparaît à vos yeux, cherchez-la où les cadavres des Maures présenteront le plus grand carnage. Vous la trouverez teinte dans le sang d’Alonzo d’Aguilar, mais encore serrée dans sa main mourante.

En prononçant ces derniers mots il agita de nouveau la bannière, et les chefs qui l’entouraient firent entendre de bruyantes acclamations. Isabelle fit alors un mouvement de la main pour demander l’attention du conseil, et parla en ces termes : — Écoutez notre décret souverain. Dès ce moment il est défendu à tous nos sujets d’entretenir avec les rebelles aucune communication, de quelque sorte qu’elle soit. La moindre transgression à cet ordre sera considérée comme trahison, et le coupable sera livré à toute la sévérité des lois. Qu’un édit soit proclamé à ce sujet afin qu’aucun transgresseur ne puisse s’excuser sur son ignorance.

Le conseil levé, les chefs se retirèrent, peu à peu ; Don Alonzo, après avoir salué la Reine, se disposait à les suivre, lorsqu’Isabelle l’arrêta. — Restez Aguilar, dit-elle, je veux vous assurer moi-même combien j’éprouve de chagrin que le mariage de votre fille soit différé, peut-être pour long-temps, par la malheureuse aventure de son amant avec Don Rodrigo de Cespedes. Comment va le blessé ?

— Gracieuse souveraine, répondit Don Alonzo, on m’a rapporté qu’il était maintenant presque hors de danger. Dans quelques jours, si la guérison s’opère, Don Lope Gómez Arias pourra, je l’espère, reparaître dans la ville, sans craindre pour sa sûreté.

— Grenade sera fière de le posséder encore, dit la Reine, comme un des braves chevaliers dont l’Espagne s’honore, et un de ceux à qui la nature a le plus libéralement prodigué ces avantages qui assurent les faveurs de notre sexe. Mais j’ai souvent entendu dire qu’il était volage en amour, et comme femme, ce défaut me paraît presque un crime. Votre Leonor n’est-elle point alarmée de cette réputation d’inconstance que chacun reconnaît à son futur époux ?

— N’est-elle pas la fille d’Aguilar ? reprit avec orgueil le vieux guerrier. Quel est celui qui oserait manquer à une femme qui porte ce nom ?

— Je ne suppose pas non plus, répondit Isabelle avec douceur, que Leonor puisse un jour se repentir de son choix. Elle a trop d’attraits pour ne pas fixer le plus inconstant des hommes, et je désire bien sincèrement que Gómez Arias sache apprécier ses vertus.

— Don Lope n’est pas aussi léger qu’on a voulu le persuader à Votre Majesté, observa Don Alonzo. Enfin je n’use d’aucune violence pour décider ma fille ; elle aime Gómez Arias. Je regrette seulement de ne pas voir célébrer leur mariage avant de marcher contre El Feri de Benastepar. Je serais tranquille au milieu du danger si je laissais quelqu’un pour protéger ma fille en cas que je vinsse à perdre la vie dans cette hasardeuse expédition.

— La fille d’Alonzo d’Aguilar, reprit la Reine, n’aura besoin de personne pour remplacer son père tant qu’Isabelle vivra. Elle restera près de moi, et je manifesterai par mes soins envers elle toute l’estime, toute la reconnaissance que je devais à son père. Mais par quel hasard n’êtes-vous point le Mantenedor[3] des lices dans les jeux de demain ?

— Quelqu’un qui en est plus capable que moi s’est déjà approprié cette charge. J’éprouverais peu d’intérêt au succès d’un tournoi, lorsque nous sommes sur le point d’attaquer mortellement nos ennemis. Ces jeux brillans conviennent aux jeunes chevaliers et non point aux vétérans de mon âge. Ces galans seigneurs sont admirés des belles, et chacun d’eux sait qu’il existe un cœur qui fait des vœux pour ses succès. Ma seule ambition est de conquérir des lauriers gagnés dans des batailles sanglantes sur les ennemis de ma patrie, de mériter l’approbation de cette patrie et la faveur de son plus bel ornement, ma noble souveraine.

Le ton ferme et résolu d’Alonzo s’accordait parfaitement avec la franchise et la générosité de son caractère ; la Reine lui tendit sa main ; il s’agenouilla pour la recevoir, et la pressa contre ses lèvres.

— Vous avez mérité cette faveur, s’écria Isabelle, mon brave, mon fidèle ami ! Votre patrie paiera par sa gratitude vos longs services. Allez, et prospérez dans votre brillante carrière.

Le reste de la journée fut employé à préparer les jeux du lendemain. Les chevaliers s’occupèrent à embellir leurs ajustemens, à examiner leur armure, tandis que de belles mains ornaient les devises, et arrangeaient les couleurs du chevalier favori. La ville était remplie de curieux, les habitans des pays adjacens ayant été attirés par la célébrité des fêtes qui devaient avoir lieu. Grenade ne pouvait contenir toute la foule qui se rassemblait dans ses murs, et des tentes avaient été élevées sur les plaines riantes de la Vega. Les accens de la joie se faisaient entendre de tous côtés ; les guerriers et le peuple, animés par l’espoir des plaisirs qu’ils se promettaient, se confondaient parmi les étrangers, et présentaient un tableau mouvant aussi gai que varié.


CHAPITRE III.

Cada uno dellos mientes tiene al so,
Abrazan los escudos delant los corazones :
Abaxan las lanzas a bueltas con los pendones ;
Enclinaban las caras sobre los arzones :
Batien los cavallos con los espolones
Tembrar quierie la tierra dod eran movedores.
Poema del Cid.

Le matin de la fête arriva, et le peuple se précipita en foule vers l’entrée des lices, curieux de contempler un spectacle qui devait surpasser en magnificence tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. Hors des murs de la ville un grand emplacement, sur un terrain parfaitement uni, avait été choisi pour le théâtre de ces jeux où devaient rivaliser la force, la valeur et l’adresse. Une galerie avait été construite, s’étendant de chaque côté des lices, et à l’extrémité se trouvait une forteresse en bois peint imitant les pierres, recouverte en toile et capable de contenir un grand nombre d’hommes armés. Sur la première tour de ce château flottait une large bannière portant une croix rouge ornée d’or ; c’étaient les armes de l’ordre de Calatrava, dont le Mantenedor était le Grand-Maître. De plus petites bannières entouraient la première ; elles appartenaient aux quatre chevaliers qui s’étaient offerts pour combattre avec le Mantenedor, et qui, ainsi que lui, étaient obligés d’accepter le défi de tous les paladins cherchant des aventures et disposés à les attaquer. Des deux côtés du château on avait élevé deux tentes devant lesquelles on voyait les étendards et les armures des chevaliers auxquels ces tentes appartenaient. À l’entrée de chacune il y avait un écuyer prêt à accueillir au nom de son maître toutes les demandes qui lui seraient adressées.

À l’extrémité opposée, en face du château, on avait tendu un magnifique pavillon orné de drapeaux et couvert de devises travaillées en or et en argent sur un fond de brocart vert. Devant le pavillon destiné aux chevaliers qui combattraient le Mantenedor et ses assistans, on avait groupé des sabres, des lances, des boucliers, des armures. Vers le milieu de la galerie, à droite du château, une plate-forme était élevée pour la Reine et pour sa suite. Cette plate-forme était entourée de drap rouge, couverte d’un riche dais en brocart pourpre, sur le haut duquel brillaient unies, les armes royales de la Castille et de l’Aragon. La Reine était entourée de ses filles d’honneur, des principales dames et des principaux seigneurs de la cour. Devant le lieu occupé par la Reine on avait placé les arbitres du tournoi, dont le devoir était de décider du mérite des candidats et d’adjuger les récompenses. Des deux côtés du trône des places avaient été réservées pour la noblesse et la haute bourgeoisie de Grenade, tandis que les deux extrémités et la totalité de l’autre galerie étaient occupées par le peuple, sans que chacun eût d’autres droits à la préséance que celui d’être arrivé le premier.

Bientôt les cloches pesantes de la cathédrale firent retentir les airs ; une musique guerrière y répondit dans l’intérieur des lices ; c’était le signal de l’arrivée de la Reine.

Isabelle parut entourée d’une suite nombreuse ; elle fut saluée par les cris du peuple dont la joie, à la vue de sa souveraine bien-aimée, était égale au plaisir qu’il se promettait de la fête.

La Reine portait une robe de velours cramoisi ornée de perles ; un voile d’une grande magnificence était attaché dans ses cheveux et retombait en plis gracieux sur son cou et ses belles épaules : sur ce voile, d’un tissu de grand prix, on voyait des lions et des tours brodés en or, ainsi que d’autres emblèmes des armes d’Espagne. La Reine portait aussi les croix des ordres de Santiago et de Calatrava ; ces croix étaient enrichies de diamans et de pierres précieuses d’une immense valeur.

La lice offrait alors le plus brillant et le plus noble spectacle. Un de ses côtés du moins présentait toute la splendeur de la cour, et les joyaux étincelans, les habits somptueux, les plumes qui se balançaient, indiquaient le point où les femmes les plus belles de l’Espagne, et celles du plus haut rang, se trouvaient réunies dans toute leur gloire et leur magnificence. C’était aussi sur ce point que l’attention était plus particulièrement dirigée, car dans ces jeux guerriers et ces martiales prouesses, l’intérêt est entièrement concentré sur ces objets enchanteurs, pour le sourire desquels les lances se croisent et les casques sont brisés.

Le côté opposé de la galerie ne présentait pas une scène aussi brillante, mais la variété et la simple élégance des costumes, les visages joyeux, les contenances animées, contribuaient à l’effet du tableau, tandis que les armures et les boucliers d’un lustre étincelant, les riches bouquets de plumes qui ornaient les cimiers des casques, le hennissement de l’ardent coursier qui caracolait au milieu de la lice, les sons d’une musique guerrière qui par intervalle remplissaient les airs, exaltaient l’imagination, et inspiraient l’amour, de la chevalerie et des armes.

Une fanfare de trompettes et de clairons indiqua que le tournoi allait commencer. En un instant l’intérieur des lices fut désert, il n’y resta que les hérauts couverts d’habits rouges et or, et suivis de trompettes. Ils s’avancèrent aux quatre coins des lices pour proclamer le défi. Ce défi fut prononcé dans le langage de la chevalerie, qu’il serait superflu de transcrire. Il disait que le Mantenedor et ses partisans, Don Manuel Ponce de Leon, l’Alcade de los Donceles, le Comte Cifuentes, et Don Antonio de Leyva, invitaient tous les chevaliers qui couraient les aventures à rompre une lance, s’ils étaient assez hardis pour disputer leur droit aux lices. Aussitôt que le défi fut prononcé, les hérauts se retirèrent à leur poste ; les trompettes sonnèrent de nouveau, les portes du château s’ouvrirent, et les cinq chevaliers au nom desquels le défi avait été porté s’avancèrent.

Rien ne pouvait surpasser la richesse de leur costume, la splendeur de leurs armures et l’aisance de leur maintien. Le Grand-Maître portait un ajustement d’acier dont le corselet était argenté, et par-dessous, un court manteau de velours blanc, couleur qu’il avait adoptée. Sur son écu, au milieu d’un champ d’argent, la croix rouge de Calatrava était peinte ; il la portait sur son armure, et elle était entourée de cette devise : Por esta y por mi Rey[4].

Don Manuel Ponce de Leon attirait ensuite l’attention des spectateurs ; son armure ressemblait à celle du Mantenedor, excepté que la ropa[5] qui lui couvrait les épaules était cramoisie. Sur son immense bouclier on remarquait les barres des armes d’Aragon, accordées à ses vaillans ancêtres par les rois de ce pays, et écartelées avec les armes de la famille, qui étaient un lion rampant sur un champ d’argent ; devise qui, suivant la tradition, avait été adoptée par le fameux Troyen Hector, dont les chroniques françaises assurent que les Ponce de Leon sont descendus. Au-dessous des armes on lisait ces mots : « Soy como mi nombre[6]. »

L’équipement des autres chevaliers correspondait avec celui du Mantenedor ; la seule remarque qui les distinguait était la couleur des ropas et la différence de la devise que chacun d’eux portait sur son bouclier, et qui indiquait ou les sentimens particuliers du chevalier ou les armes de sa famille. Ils montaient tous les cinq des chevaux blancs comme la neige, aussi admirables par la belle proportion de leurs formes que par la richesse de leurs brides. Ils frappaient la terre d’un pied impatient, et lançaient au loin la blanche écume dont leurs mors étaient couverts, comme s’ils se fussent indignés du retard qu’on imposait à leur bouillante ardeur ; ils étaient caparaçonnés avec de longues housses de brocart ornées d’or ou d’argent, suivant la couleur de l’habit du cavalier, et leurs queues et leurs crinières étaient ornées de nœuds de rubans.

Les cinq chevaliers avancèrent avec dignité, et d’un pas lent, jusqu’au moment où ils arrivèrent devant la Reine ; alors, par un mouvement simultané, ils firent agenouiller leurs coursiers, et, après avoir salué la Reine et sa suite avec leurs lances, ils s’élancèrent autour des lices comme pour reconnaître leur domaine. Enfin, après plusieurs évolutions guerrières pendant lesquelles ils étaient animés par les sons de la musique, ils s’avancèrent au milieu de la lice, s’arrêtèrent un instant, et, jetant à terre leurs gantelets, ils rentrèrent au château dans le même ordre dans lequel ils en étaient sortis. Les trompettes sonnèrent, et au même moment une foule de nouveaux chevaliers se précipitèrent dans l’arène, désirant tous saisir les gages de défi. Bientôt les cinq chevaliers qui furent favorisés du sort restèrent seuls dans la lice. Ces champions portaient des cottes-de-mailles espagnoles avec un corselet entouré d’or ; leurs flexibles coursiers de Barbarie, noirs comme l’aile du corbeau, semblaient avoir été choisis pour présenter un contraste avec ceux de leurs adversaires. Les casques de ces chevaliers étaient presque cachés sous des bouquets de plumes rouges et blanches. Le chef de cette bande élégante refusa de se nommer, ajoutant que ses quatre compagnons le connaissaient et répondaient pour lui. Néanmoins, en considérant le courage et l’adresse que le chevalier inconnu montra dans la suite, on crut généralement que ce ne pouvait être que le célèbre Gonzalve de Cordoue, qui, dans un moment de mécontentement, s’était éloigné de la cour et avait encouru la disgrâce de la Reine. Les quatre autres chevaliers furent aisément reconnus par leurs couleurs et leurs devises. Le plus remarquable d’entre eux était le jeune Don Pedro, fils de Don Alonzo de Aguilar. Son courage était supérieur à son âge, et il inspirait un intérêt général, tant à cause de lui que par rapport à son illustre père. Sur son écu on voyait un aigle d’or, emblème de son nom. Cet aigle s’élevait vers les nuages, entraînant dans ses serres le corps sanglant d’un infidèle. Au-dessous ces mots étaient écrits :

Le subiré hasta el cielo
Porque de mayor caida.[7]

Cet écu appartenait à Don Alonzo de Aguilar lui-même, qui fut aussi charmé que surpris que son fils eût choisi une telle devise dans cette occasion. Chacun approuva dans le jeune Don Pedro cette haine invincible qu’il montrait envers les ennemis de son pays, haine dont il avait hérité de ses ancêtres, et qui remplissait ses pensées, même dans les jeux et dans les plaisirs. À côté de Don Pedro, Garcilaso de la Vega était fier des armes qu’il portait et qui étaient celles de sa famille : sur un champ d’airain, la tête sanglante d’un Maure pendait à la queue d’un cheval noir ; ces mots étaient écrits autour : Ave Maria, devise qu’avait choisie la famille des Garcilaso, en mémoire d’un fameux combat singulier soutenu par un membre de leur maison contre le fier Maure Audala, dont l’insolence impie avait attaché comme marque de dérision la salutation sacrée de la Vierge à la queue de son cheval. Les deux autres champions étaient le Comte de Ureña et le jeune Sayavedra, l’un et l’autre célèbres dans ce siècle de chevalerie, par leur bravoure et leur galanterie.

Ils s’avancèrent tous vers le château, et après avoir accompli la cérémonie de frapper deux fois le gong[8] qui était à côté, ils choisirent une tente, et s’éloignèrent. Alors les chevaliers qui avaient porté le défi parurent, et les deux partis se mesurèrent des yeux. Il eût été difficile de trouver dans toute l’Espagne dix chevaliers plus vaillans, et leur force et leur adresse reconnues promettaient à l’assemblée un spectacle des plus intéressans.

Au signal donné, ils s’avancèrent impétueusement ; cependant ils étaient si habiles dans l’art de l’équitation, et leurs coursiers si bien dressés, qu’ils arrivèrent au milieu de la lice au même instant, et le bruit de leur choc sembla l’effet d’un seul mais redoutable mouvement. Les lances furent brisées jusqu’à la poignée, mais chaque chevalier garda sa place, au milieu des applaudissemens de la multitude. Ils s’attaquèrent une seconde fois avec la rapidité de l’éclair, et se rencontrèrent encore avec la même précision, mais non pas avec le même succès. La victoire se déclara pour les chevaliers du château, et les deux chefs seuls ne furent point ébranlés et demeurèrent fermes sur leurs étriers. Le jeune Don Pedro ne put résister à la force supérieure de Ponce de Leon. Garcilaso fut renversé de cheval par Don Antonio de Leyva, et les deux autres furent plus maltraités encore par l’Alcade et le Comte de Cifuentes.

Les applaudissemens des spectateurs et les fanfares des instrumens proclamèrent la victoire du Mantenedor et de ses partisans ; ces chevaliers se retirèrent dans le château, prêts à répondre à toutes les demandes qui leur seraient faites. Le chef du parti vaincu, dont la valeur s’était montrée avec tant d’avantage, signifia son intention d’attaquer le Mantenedor dans un combat singulier ; mais le maréchal des joutes s’y opposa, alléguant qu’aucun chevalier ne pouvait combattre deux fois contre le même adversaire ; ce différend fut soumis aux juges, qui se déclarèrent contre le chevalier inconnu ; il fut donc obligé de renoncer à son dessein.

Le Mantenedor et ses associés se félicitaient sur leur triomphe. Ils avaient vaincu les plus braves chevaliers, et s’imaginaient orgueilleusement que tous ceux qui se présenteraient leur offriraient une victoire aisée. Cette opinion semblait en général prévaloir, car pendant quelques instans personne ne se présenta dans les lices pour contester leur supériorité.

Don Pedro, dont le cœur était indigné de sa défaite, monta sur un nouveau coursier, galopa vers le château, et défia le Mantenedor lui-même. Don Alonzo de Aguilar vit le noble courage de son fils avec autant de plaisir que de crainte ; il jouissait en découvrant tant d’audace dans une âme si jeune, et tremblait en même temps en songeant aux conséquences d’une telle témérité.

Le gong retentit deux fois ; le chef parut et fut étonné de la présomption du jeune aventurier. Ils prirent place, les trompettes donnèrent le signal, les champions s’avancèrent, et leur première rencontre sembla prouver une telle égalité de forces, que toute l’assemblée répondit par ses acclamations. C’était en effet le plus important défi, et chacun en attendait l’issue avec une attention mêlée d’anxiété. Les femmes surtout, qui s’intéressent avec tant d’ardeur aux succès de la jeunesse, agitaient dans les airs leurs mouchoirs et leurs écharpes pour animer le jeune chevalier dont le noble cœur n’avait pas besoin de stimulant. Dans la seconde rencontre néanmoins, Don Pedro ne fut pas aussi fortuné ; le Mantenedor, jaloux de sa gloire qu’il hasardait contre un enfant, redoubla d’attention, appela toutes ses forces et toute son adresse à son aide ; Don Pedro ne put résister à la fureur de ses coups ; la lance échappa de sa main fatiguée, il fut obligé de quitter le champ de bataille, honorablement sans doute, mais cependant toujours dans la possession du Mantenedor et de ses associés.

Alors le château fit entendre ses clairons en signe de défi et de triomphe, tandis que dans le pavillon aucun chevalier ne témoignait le désir de renouveler un engagement. Quelques instans s’écoulèrent, et les hérauts, suivant l’usage, invitèrent les chevaliers qui cherchaient des aventures à comparaître.

Dix minutes se passèrent ; un second appel fut fait et ne reçut point de réponse. Le triomphe du Mantenedor parut certain, et les hérauts étaient sur le point de faire entendre la troisième et dernière proclamation, lorsqu’on vit un chevalier se diriger au grand galop vers les lices, après avoir frappé violemment à la barrière pour être admis. Il se précipitait vers le château, lorsque le maréchal l’arrêta dans sa course ; car aucun étranger ne pouvait porter un défi sans avoir donné son nom et ses titres, ou sans avoir présenté un ami qui engageât sa parole que le nouveau combattant était un vrai et loyal chevalier.

L’étranger fut obligé d’obéir, mais en faisant un signe pour avertir le héraut de ne point faire entendre son dernier appel. Il galopa vers Don Pedro, et, le prenant à part, conféra quelques minutes avec lui. Alors le jeune Aguilar s’avança rempli de surprise et de joie, et engagea sa parole pour son nouveau compagnon. Cette circonstance, et l’apparence du chevalier inconnu, excitèrent une attention et un intérêt universels. Ce chevalier portait une armure d’un acier bleu, par-dessous laquelle pendait un manteau court en velours noir brodé d’or. Son casque brillant était couvert de plumes blanches et noires, et sur sa lance flottait un petit étendard des mêmes couleurs. Sa poitrine était couverte d’un pesant écu qui ne portait d’autre devise que ce solitaire motto : Conocelle por sus fechos[9]. Le chevalier inconnu n’avait amené ni écuyer ni page, et dans toute sa personne il existait un air de mystère bien fait pour augmenter l’intérêt que son apparition soudaine avait déjà excité.

Son coursier s’élança de nouveau vers le château ; cet animal semblait n’obéir à aucun frein ; chacun pensait avec effroi que l’inconnu courait un affreux danger. Un cri d’horreur se fit entendre au moment où le chevalier allait être brisé contre les murs du château ; mais soudain, à la distance d’environ deux pieds du monument, il saisit les rênes d’une main ferme, et le maître et le coursier semblèrent être retenus immobiles par une puissance surnaturelle. Un cri d’admiration succéda à celui qu’avait causé la terreur, et chacun se perdait en conjectures relativement à l’étranger. La noble arrogance de ce motto : Conocelle por sus fechos, fit apprécier davantage l’adresse et le courage qu’il venait de montrer. Il s’avança vers le gong, fit entendre des sons redoublés et provocateurs, et, brandissant sa lance en face du château et devant les tentes, sembla montrer le désir de combattre tous les partis. Cette hardiesse excita de nouveau les applaudissemens. Les chevaliers du château s’étonnèrent, et leur fierté fut indignée. L’inconnu caracola dans la lice, paraissant attendre le bon plaisir du Mantenedor, dont le rang lui donnait le droit de combattre le premier. Les trompettes firent entendre le signal, et les champions s’élancèrent, au grand galop l’un contre l’autre : le choc fut terrible, leurs lances se brisèrent, et leurs coursiers chancelèrent à cette violente secousse. Les chevaliers prirent de nouvelles lances et se préparaient à une seconde attaque, lorsque le cheval du Mantenedor, soit terreur panique ou quelque autre cause, fit un écart qui obligea son maître à changer le but de ses coups, et le laissait exposé à ceux de son antagoniste ; mais le chevalier mystérieux refusa généreusement de prendre avantage de cet accident, et, faisant une demi-volte, attendit que le Mantenedor fût remis de sa surprise ; mais celui-ci, vaincu par la courtoisie de son adversaire, refusa de l’attaquer encore, et se retira dans le château.

Don Manuel Ponce de Leon s’avança, heureux de l’occasion que le hasard lui offrait, de cueillir les lauriers que son chef avait abandonnés. Ce chevalier, dans l’opinion de plusieurs, était le plus redoutable des cinq qui portèrent le défi. Les nombreux combats singuliers qu’il avait soutenus contre les Maures, et d’autres faits d’armes, lui avaient acquis une grande réputation. Il arriva donc au milieu de la lice, confiant dans sa valeur, et sûr du succès. Au premier choc il y eut un léger avantage de son côté, ayant eu l’adresse de diriger sa lance avec tant de vigueur contre la poitrine de son adversaire, que le chevalier inconnu en fut ébranlé, tandis que Don Manuel gardait l’immobilité d’un rocher. Néanmoins, comme il ne pouvait réclamer un avantage décidé, les deux champions se préparèrent à une nouvelle attaque. Les légers coursiers volèrent encore à travers la lice, et les combattans se rencontrèrent une seconde fois ; le bruit du choc de leurs lances fut horrible ; ce choc fut fatal à Ponce de Léon, qui reçut un coup si violent que, sans la solidité de son armure, la Reine eût perdu un de ses plus vaillans défenseurs. Les sangles qui retenaient la selle de son cheval se brisèrent, et l’animal, incapable de résister à un si terrible assaut, recula, chancela et roula dans la poussière, jetant son cavalier au milieu des lices, Pons de Leon se releva avec difficulté, on le reconduisit au château, d’où sortit l’Alcade de los Donceles prêt à venger la disgrâce de son compagnon. Il présenta une inutile résistance, car le Chevalier inconnu semblait à chaque nouvelle rencontre acquérir de nouvelles forces. Les efforts du Comte de Cifuentes furent encore plus malheureux. Cet infortuné Chevalier fut renversé de cheval d’une telle manière, que pendant un moment il parut porté dans les airs par la pointe de la lance de son antagoniste. Les acclamations des spectateurs et les sons de la musique redoublaient à chaque nouvelle preuve d’adresse et de force, et le triomphe du Chevalier inconnu paraissait certain. Il ne lui restait à combattre que le plus jeune, et dans l’opinion générale le moins redoutable des Chevaliers du château. Cependant le jeune Don Antonio de Leyva montra dans sa contenance intrépide qu’il n’était point intimidé par la valeur et le bonheur extraordinaire de ce formidable champion.

Les trompettes firent entendre le signal, les lances s’inclinèrent, les chevaux s’élancèrent, et le plus grand silence régnait parmi le peuple. Bientôt les lances font résonner l’air du bruit de leur terrible rencontre ; le charme est rompu, chacun applaudit et s’étonne ; les champions, si inégaux en apparence semblent posséder les mêmes forces. Leurs lances sont brisées en éclats et les coups effroyables qu’ils se sont portés ne paraissent produire d’autre effet que de modérer l’ardeur impétueuse de leurs coursiers. Les Chevaliers reviennent promptement à eux-mêmes et reprenant leur position, ils s’attaquent avec la rapidité de la flèche, les lances se brisent encore, et les chevaux reculent à ce nouveau choc. La surprise et la joie agitent les spectateurs. L’espérance revient animer les esprits abattus du Mantenedor et des Chevaliers du château. Le désappointement et la rage se partagent le cœur de l’inconnu. Il fait un mouvement d’une impatiente colère, saisit la lance qu’on lui présente, et l’agite en la pressant de sa main redoutable comme pour s’assurer de sa solidité ; puis faisant décrire un demi-cercle à son coursier, il semble résolu de mettre enfin un terme aux espérances de ses antagonistes. Il se précipite en désespéré sur Antonio de Leyva, qui, convaincu de l’attaque furieuse qu’il allait essuyer, réunit toutes ses forces pour y opposer une vigoureuse résistance. L’inconnu se pencha sur son coursier et pointa sa lance sur la poitrine de son adversaire. Don Antonio devina son intention, et dirigea la sienne vers la tête de son antagoniste ; cette manœuvre était difficile, mais son succès terminait le combat. L’inconnu néanmoins évita le coup en s’inclinant davantage, tandis que la colère qui bouillait dans son sein seconda si puissamment ses efforts, que le brave Don Antonio tomba ; mais il fit chanceler son adversaire, le renversa en arrière, et emporta au bout de sa lance les plumes qui ornaient son casque.

La victoire était complète, et les lices résonnèrent des cris d’admiration. Le Chevalier mystérieux ayant désarmé tous les champions, caracola pendant quelque temps dans la lice, faisant exécuter à son coursier obéissant et habile de gracieuses évolutions. Puis avançant devant le trône où la Reine était assise, il baissa la pointe de sa lance, et fit ployer les genoux à son destrier. Passant ensuite devant Leonor d’Aguilar, il fit de nouveaux saluts, tandis qu’une pluie de rubans de différentes couleurs, des gants blancs et parfumés, et d’autres bagatelles élégantes s’échappaient avec profusion des belles mains qui les offraient, comme un tribut à la bravoure et à l’adresse. Après avoir accompli ce qu’exigeait la courtoisie, l’inconnu, sans attendre la récompense qu’il avait si bien méritée, enfonça les éperons dans les flancs de son cheval, et disparut aux yeux de la multitude surprise et ravie.

Ce Chevalier devint le sujet de toutes les conversations et de plusieurs gageures. Il avait vaincu cinq champions cités parmi les plus braves dans la vaillante cour d’Isabelle. — Un seul homme peut-être serait capable d’aussi valeureux exploits, mais il était exilé, poursuivi par les lois, et son apparition dans les lices eût été menacée d’un grand danger. Cependant la bravoure extraordinaire de l’inconnu, l’intimité qui semblait régner entre lui et Don Pedro, ce jeune seigneur n’ayant point balancé à engager sa parole pour l’étranger, révélèrent sans aucun doute que c’était l’illustre Gómez Arias. Le sourire expressif que la Reine adressa à Don Alonzo de Aguilar, lorsque le champion victorieux salua Leonor, et les couleurs brillantes qui couvrirent au même instant les joues de cette jeune dame, aidèrent encore davantage à faire reconnaître son amant.

En l’absence du principal vainqueur, les Juges accordèrent le prix à Don Antonio de Leyva, qui, d’après leur propre avis et l’opinion générale, le méritait à juste titre. Les différens orchestres exécutèrent alors un air guerrier. La Reine quitta l’assemblée suivie de son splendide et nombreux cortége, et chacun se retira parfaitement satisfait des jeux de la matinée, pour passer le reste du jour à discourir sur le mérite différent des divers Chevaliers dont les prouesses avaient excité leur admiration.


CHAPITRE IV.

Poi la Victoria da quel canto stia,
Che vorra la divina providenza :
Il cavalier non havra colpa alcuna.
Ma il tutto impulterassi à la fortuna.

arioste.

Le lendemain fut un aussi grand jour, et le peuple goûta des plaisirs non moins vifs. La même pompe et la même cérémonie présidaient à la cour ; et les mêmes joutes eurent lieu dans les lices.

Néanmoins comme tout ce qui concernait le tournoi fut une répétition du jour précédent, une nouvelle description ne causerait point au passif lecteur le même plaisir qu’éprouvèrent les habitants de Grenade. Il nous suffira de dire que les Chevaliers du château gardèrent l’avantage qu’ils avaient acquis, quoique de nouveaux aventuriers essayassent de leur ravir les palmes qu’ils avaient conquises. Le Chevalier mystérieux, le plus redoutable de tous les combattants, soit par crainte d’être découvert, soit par quelque recommandation secrète, ne reparut plus dans les lices.

À un signal convenu, les Hérauts proclamèrent que les jeux de la valeur et de la force étant terminés, ceux de l’adresse étaient sur le point de commencer.

Pendant un intervalle de deux heures, on débarrassa l’intérieur des lices, et on prépara le lieu pour le jugo de la sortija[10], jeu qui plaisait particulièrement à la Reine. Ce temps fut employé par la foule bigarrée à prendre le repas substantiel dont chacun s’était précautionné.

Un pin droit et élevé, élégamment décoré de rubans, fut enfoncé en terre, et l’on suspendit une bague d’or d’une dimension proportionnée, à l’une de ses branches, sous lesquelles les candidats devaient passer au grand galop. La Reine elle-même, de sa main royale, devait offrir la récompense au vainqueur. C’était son portrait enrichi de pierres précieuses, suspendu à une pesante chaîne d’or artistement travaillée. La nature du prix, le titre de celle qui le décernait, et l’idée qu’il n’y avait qu’une récompense à obtenir, excitaient l’émulation de chaque Chevalier à mériter un honneur d’autant plus désirable qu’il ne serait point partagé.

Les chirimias, les dulzainas[11], et d’autres instrumens, qui ont vieilli, mais qui étaient alors en pleine faveur, remplirent les airs de leur harmonie, tandis que l’attention de la multitude joyeuse fut excitée par l’arrivée soudaine de Hérauts à cheval somptueusement habillés, et précédés par des esclaves noirs jouant des cymbales ; ils parcoururent les lices pendant quelques instans, et se retirèrent enfin à leur poste pour faire place à de charmans pages montés sur d’élégans palefrois, et revêtus d’habits de soie bleu de ciel, ornés de rubans ; ils étaient coiffés d’un turban de velours cramoisi, couvert de plumes blanches. Ces pages portaient devant eux des lances légères et déliées, convenables à ces jeux paisibles ; les ayant déposées près de la Reine, ils se rendirent à la place qui leur était désignée du côté opposé à la troupe des Hérauts et des esclaves noirs.

Mais bientôt les regards de l’assemblée se dirigèrent alternativement vers les quatre coins des lices, d’où sortirent quatre quadrilles de Chevaliers se surpassant les uns les autres par la richesse de leurs habits, la splendeur de leurs joyaux, et leur bonne mine. Ces quadrilles se distinguaient par les différentes couleurs qu’ils portaient, et l’on choisit trois champions dans chaque, pour disputer le prix. Au signal donné, ils s’ébranlèrent, en suivant l’ordre de préséance que le sort avait indiqué, et, dès le premier tour, sept candidats passèrent leur lance à travers la bague, l’emportant dans leur course rapide.

Les instrumens firent entendre une fanfare, et les sept compétiteurs se soumirent de nouveau à tenter le sort ; deux seulement, furent favorisés, le jeune Garcilaso et Antonio de Leyva. La victoire allait être disputée par eux, et le rose et le vert étaient les deux couleurs rivales ! Les quadrilles auxquels ils appartenaient, ainsi que les spectateurs qui avaient adopté ces couleurs, attendaient avec anxiété les résultats de cette dispute. Garcilaso fit faire à son cheval une gracieuse courbette, s’élança avec la rapidité de la flèche ; malgré la vivacité de sa course, il tenait sa lance avec une parfaite aisance, et il emporta la bague une seconde fois. Don Antonio s’avança, il s’amusa pendant quelques instans à faire manœuvrer savamment son coursier, puis, il s’avança vers l’arbre, objet de tous les regards, où était supendue la victoire ou la défaite. Il se tenait si parfaitement à cheval, qu’excepté les plumes de son casque qui se balançaient au gré du vent, son corps était immobile ; on aurait cru voir un centaure volant comme un météore au-dessus de la plaine. Cependant sa lance manqua le milieu de la bague, et toucha seulement un de ses bords ; telle avait été la rapidité du mouvement de Don Antonio, que la bague heurtée s’élança dans les airs ; alors l’adroit cavalier fit tourner son coursier sur lui-même, et, avant que la bague eût le temps de tomber, il la reçut au bout de sa lance, aux acclamations de tout le peuple. Cet acte d’adresse extraordinaire excita un applaudissement général, et quelques uns s’écrièrent que Don Antonio avait mérité le prix. Néanmoins, comme Garcilaso avait aussi réussi à enlever la bague, les candidats furent obligés d’exiger un nouvel essai : la fortune se déclara en faveur du jeune Antonio, qui fut au même instant entouré du parti triomphant, et conduit vers la Reine pour recevoir la récompense promise.

Aussitôt que la victorieuse cavalcade approcha d’Isabelle, Don Antonio et le chef du quadrille sautèrent légèrement à terre. Le conquérant fléchit le genou devant sa gracieuse souveraine, et Isabelle, avec un sourire de bonté, passa autour du cou du Chevalier la chaîne à laquelle son portrait était suspendu.

— Porte ceci, dit la Reine, en mémoire de ton adresse et en souvenance d’Isabelle. Rappelle-toi que par ce don je m’engage à accorder à celui qui me le présentera, la faveur qu’il désirera obtenir. J’en donne ma parole royale.

Don Antonio baisa humblement la main de la Reine, et rejoignant son quadrille, les cavaliers qui le composaient exécutèrent pendant quelques instans de savantes évolutions, comme pour marquer leur triomphe, puis ils quittèrent les lices. L’adresse de Don Antonio de Leyva, tant au jeu de la bague que pendant le tournoi, lui avait attiré l’admiration de tous les spectateurs, et plus particulièrement celle du beau sexe. Bien des regards lancés par des yeux brillants s’arrêtèrent sur lui ; bien des cœurs battirent avec émotion, lorsqu’il inclina sa jolie tête pour saluer la Reine et les dames de sa cour.

La fière Leonor elle-même ne pouvait entièrement cacher la satisfaction intérieure qu’elle éprouvait des triomphes du jeune Antonio de Leyva ; malgré tous ses efforts, elle déguisait mal un secret sentiment d’intérêt et de joie. Certainement ce n’était point de l’amour ; car, suivant l’opinion générale, elle avait irrévocablement fixé ses affections sur un autre objet. Mais elle était dans cet état d’esprit plus aisément senti que facile à décrire : ce qu’elle éprouvait pour Antonio était trop vif pour n’être que de l’amitié, et trop froid pour être appelé amour ; c’était quelque chose qui tenait de l’un et de l’autre, mêlé de beaucoup d’estime pour un jeune Chevalier qu’on lui avait cependant appris à regarder comme son inférieur en rang et en fortune.

Leonor de Aguilar avait hérité de son père d’une fierté et d’une hauteur qui, dans quelques occasions, étouffaient sa bonté naturelle qui se trouve ordinairement dans le cœur et la tendresse de toutes les femmes. Elle ne croyait pas qu’une passion pût jamais être assez forte pour ne pouvoir être maîtrisée. Ses pensées étaient trop remplies des brillantes visions de la gloire, pour descendre une minute à l’analyse de la tendresse et des progrès gradués de l’amour. Elle sympathisait entièrement avec les sentimens élevés de son père ; elle lui avait laissé le soin de son bonheur, et consentit sans peine à regarder Gómez Arias comme son futur époux ; il faut ajouter aussi que ce jeune cavalier avait des qualités trop brillantes pour que ces hommages n’aient pas été acceptés avec plaisir.

Gómez Arias possédait dans un degré éminent de grands talens militaires et un désir insatiable de gloire et de renommée, qualités qui dans l’opinion de Leonor, surpassaient toutes les autres. Une des raisons pour lesquelles elle l’aimait, c’est qu’elle le croyait digne en tout de Leonor de Aguilar. Elle était donc prête à sacrifier sa liberté, et désirait même un mariage qui n’avait été retardé que par le fâcheux accident qui avait mis en danger la vie de don Rodrigo de Cespedes.

La valeur extraordinaire et l’adresse que Gómez Arias avait montrées dans le tournoi (car Leonor était certaine que le Chevalier inconnu ne pouvait être que son amant) augmentait considérablement son admiration pour lui, et le désir d’unir son sort à celui d’un homme qui promettait de mériter par ses services la reconnaissance de sa patrie.

Les fêtes étant terminées, plusieurs chefs, tels que l’Alcade de los Donceles, le Comte de Cifuentes, et d’autres d’un égal mérite, quittèrent Grenade avec les forces qu’ils commandaient, pour se mesurer contre les rebelles dont le nombre et l’audace augmentaient chaque jour.

Pendant ce temps Don Alonzo de Aguilar, auquel était échue la part la plus dangereuse de l’entreprise, celle de pénétrer au milieu des terribles montagnes des Alpujarras, voyait avec impatience la prolongation de son séjour à Grenade, regardant chaque moment qui s’écoulait dans le repos comme perdu pour la gloire.

Sa joie fut donc extrême, lorsqu’il communiqua à sa fille le parfait rétablissement de Don Rodrigo de Cespedes. Rien ne pouvait plus s’opposer à la prompte arrivée de Gómez Arias, pour la cérémonie nuptiale, et Alonzo de Aguilar voyait enfin avancer le moment où il irait combattre l’infidèle. Des dépêches furent envoyées à Don Lope, qui était caché à Cadix, dans lesquelles il était invité à reparaître à Grenade. Don Alonzo ne formait aucun doute que Gómez Arias répondrait avec empressement à cette invitation. Satisfait sur ce sujet, Aguilar tourna toutes ses pensées vers l’objet qui remplissait entièrement son esprit et l’emportait sur tout autre sentiment. Deux ou trois jours de plus, et il marcherait contre les ennemis de sa patrie, et il ajouterait de nouveaux lauriers à cette glorieuse couronne qui entourait déjà son front. Leonor, sa fille, montrait la même anxiété pour le retour de son amant ; ce désir était moins causé par l’amour que par la noble ambition d’obtenir la prérogative d’appeler par les noms sacrés de père et d’époux les deux plus braves guerriers du siècle.

Don Alonzo et sa fille attendaient donc avec une égale impatience la journée du lendemain, car, suivant tous leurs calculs, c’était celle qui devait ramener Gómez Arias à Grenade.


CHAPITRE V.

sterling. C’est vrai, c’est vrai ; et puisque
vous changez une fille pour en prendre une
autre, c’est seulement comme si vous faisiez
un échange de marchandises, vous savez.
sir john. C’est cela, en effet.
sterling. Eh mais ! je l’avais oublié ; nous
comptons ici sans notre hôte.
Le Mariage clandestin.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Gómez Arias, tandis qu’il observait Roque, son valet et son confident, s’approchant avec une expression de gravité qui ne lui était pas ordinaire, et qu’on distinguait bien rarement sur les traits joyeux du bouffon.

— Que désirez-vous ?

— Je désire quitter votre service, señor.

— Quitter mon service ! en vérité, Roque, vous ne pouvez être mécontent d’un maître aussi indulgent que je le suis.

— Oui, monsieur, répondit Roque, je suis mécontent, et de plus voilà trois ans que je le suis, si je puis parler franchement.

— Jusqu’ici vous ne m’aviez pas encore demandé la permission d’être impertinent. Mais enfin de quoi vous plaignez-vous ?

— D’abord vous n’êtes pas riche, c’est un grand tort.

— Que puis-je y faire ?

— Vous auriez pu une fois remédier à ce mal, mais l’occasion est passée. En second lieu, vous jouez.

— Voilà le diable qui prêche la morale, dit Gómez Arias en riant. Eh bien, consciencieux Roque, qu’avez-vous à prouver contre cet amusement ?

— Rien du tout, contre l’amusement lui-même ; je ne parle que des conséquences. Si vous gagnez, vous jouissez très tranquillement du fruit de vos succès ; si vous perdez, c’est tout le contraire, vous me faites partager votre mécontentement et m’accablez de votre mauvaise humeur, dont vous êtes, toujours fort généreux. Jouez de franc jeu si vous voulez absolument jouer, et faites-moi partager les résultats du gain, comme vous me faites partager les résultats de la perte.

— Tu es une plaisante espèce de fou, dit Gómez Arias en tournant dans ses doigts ses moustaches noires comme le jais, et se regardant complaisamment dans un miroir.

— Je vous remercie, seigneur, reprit le valet en s’inclinant profondément ; mais ayez la bonté de considérer que la bonne opinion que vous avez de mes talens, n’est malheureusement pas une assez grande compensation pour les privations et les périls nombreux auxquels il faut se soumettre à votre service. Pour continuer la liste de vos…

— De mes torts ! dit Gómez Arias en l’interrompant.

— Je dis seulement de mes plaintes, reprit le valet. Ce que je déteste le plus, après votre amour du jeu, c’est votre profession militaire et la réputation que vous avez acquise par votre bravoure.

— Bonté, du ciel ! s’écria Gómez Arias, tu te plains de la qualité qui convient le mieux à un gentilhomme.

— Mais moi, je ne suis point un gentilhomme, observa Roque, et je ne sais trop pourquoi je serais exposé aux mêmes dangers que les héros, sans espérer obtenir jamais la même considération qu’eux.

— Je mets ma gloire à être un soldat, s’écria Gómez Arias, et un noble enthousiasme se manifesta sur son visage mâle et dans toute sa contenance. Oui, j’ai vaincu bien des ennemis de ma patrie ; et, avant de mourir, j’espère encore essayer la bonté de la lame de mon épée contre ces rebelles maudits, les Maures des Alpujarras.

— Tout cela, est bien beau, certainement, reprit Roque, mais je ne crois pas que votre pays vous ait autant d’obligations que vous vous l’imaginez.

— Quoi ! dit Gómez Arias, d’un air mécontent.

— Calmez-vous, Don Lope, je n’ai point l’intention de vous offenser. Vous avez rendu sans aucun doute de grands services à l’Espagne, en la débarrassant d’un bon nombre d’infidèles ; mais réfléchissez, Señor, que votre épée n’a pas été moins fatale au sang chrétien. Dans les batailles, vous pourfendez les infidèles pour le repos de votre âme, mais dans les intervalles de paix, pour vous tenir en haleine, je suppose, vous n’avez pas moins de bonne volonté pour envoyer dans l’autre monde les plus braves sujets de Sa Majesté. Mettons tout cela dans la balance, et calculons si votre pays ne souffre pas d’avantage de vos duels pendant la paix, qu’il ne gagne par votre courage pendant la guerre. Mais voici la plus terrible de vos peccadilles, — de mes sujets de plaintes, veux-je dire.

— Qu’est-ce que c’est, je vous prie ?

— Votre goût invincible pour l’intrigue, et ce qui le suit ordinairement, l’inconstance.

— L’inconstance ! répéta Gómez Arias, comment cela serait-il autrement ? L’insistance est l’âme de l’amour.

— Je n’essaierai pas de discuter ce point avec un si grand adepte ; mes remontrances sont limitées aux résultats seuls, et je puis assurer avec vérité que ma vie, en temps de paix, est, s’il est possible, plus misérable que pendant la guerre ; car ce n’est pas en portant des lettres d’amour, en corrompant des domestiques, en faisant partie des sérénades, en surveillant les mouvements des vénérables pères, des moroses duègnes, des frères ombrageux, que je pourrais goûter un moment de repos.

— Cela est vrai, dit Don Lope, ma vie est uniquement dévouée à la guerre et à l’amour.

— Je pense plutôt que c’est une guerre continuelle, reprit le valet ; elle peut être fort de votre goût, Señor, mais, moi, qui n’ai pas le tempérament si amoureux, ni les inclinations aussi guerrières, le jeu ne m’en plaît pas autant. Au lieu de passer les nuits tranquillement dans le lit, comme tout bon chrétien doit faire, nous les employons à parcourir les rues silencieuses, à mettre en réquisition tous les signaux de l’amour, à chanter de langoureuses romances, accompagnées par les tendres cadences de la mélancolique guitare. Je supporterais encore tout cela avec résignation, sans les suites désagréables qui terminent ordinairement nos louables occupations. Il arrive souvent lorsque vous êtes mourant d’amour, et moi de crainte et d’appréhension, que nous rencontrons des individus qui malheureusement ne sont pas des amateurs aussi décidés de la musique. Quelque frère mal disposé, ou quelque amant maltraité de la beauté que nous courtisons, arrive presque toujours pour interrompre notre harmonie ; alors la discorde commence, les épées sont tirées, les femmes crient, les Alguazils tombent sur nous, et la bataille continue jusqu’à ce qu’un des galanes[12] soit mort ou blessé, ou lorsque les Alguazils deviennent assez nombreux pour rendre la retraite prudente. Par un hasard malencontreux, il arrive presque toujours que je suis pris au collet par le frère ou les Alguazils en question, et, sans plus de cérémonie, mais pour récompenser le mérite et encourager un valet à servir aussi fidèlement son maître, je reçois quelques centaines de coups libéralement administrés sur mes misérables épaules. Lorsqu’ils ont meurtri tous les os de mon corps, ils me permettent poliment de me retirer, me disant, pour me consoler, de remercier mon étoile, et m’assurant qu’une autre fois je n’en serai pas quitte à si bon marché. Avec cette charmante perspective, je me traîne au logis comme je le puis ; alors mon maître, humain et reconnaissant, sympathisant aux souffrances que j’ai endurées pour son compte, me dit, d’une voix en colère :

— Roque, où avez-vous été perdre votre temps ? Il m’appelle le plus négligent des coquins, et me donne d’autres noms également honorables ; et, après avoir écouté le récit de ma tragique aventure, il me dit avec sang-froid, et il pense qu’il le dit avec justice : — Vous n’avez que ce que vous méritez ; c’est votre propre faute : pourquoi n’êtes-vous pas une meilleure sentinelle ?

— Roque, dit Gómez Arias, vous m’avez déjà raconté souvent l’histoire de vos malheurs, et je ne vois pas par quelle nécessité vous la répétez aujourd’hui.

— Je vous demande pardon, Don Lope Gómez Arias, répondit le valet d’un ton plaisamment solennel, mais j’ai fermement résolu de quitter sérieusement votre service, car je m’aperçois que vous allez vous lancer dans de nouvelles difficultés, et je ne me sens aucun goût de courir encore les aventures. Dernièrement vous avez disparu tout d’un coup pour quelque expédition mystérieuse, et je suis sûr que vous avez été à Grenade pour être un des champions du tournoi, malgré tout le péril que vous couriez dans cette hasardeuse entreprise ; car si vous aviez été découvert…

— N’en parlez plus, Roque, ce danger est passé.

— Très bien, Señor ; mais il y en a mille autres qui ne le sont pas. Voudriez-vous être assez bon pour répondre à quelques questions ?

Gómez Arias, pour s’éviter des mots superflus, fit un signe de tête.

— Combien y a-t-il de temps que nous avons quitté Grenade ? demanda le valet.

— Deux mois environ, répondit son maître.

— Nous quittâmes cette ville en conséquence de la blessure mortelle infligée par vous à Don Rodrigo de Cespedes, votre rival près de Leonor de Aguilar.

— C’est vrai.

— Nous cherchâmes un refuge à Cadix, pour y rester cachés et laisser passer la tempête.

— C’est encore vrai.

— Et maintenant vous employez tous vos talens à surprendre les affections d’une jeune fille innocente, qui ne vous connaît pas davantage qu’elle ne connaît notre saint père le Pape.

— Eh bien !

— Je ne suppose pas que vous ayez l’intention d’épouser ces deux dames.

— Non certainement.

— Alors, je suis embarrassé de décider comment vous pourrez concilier ces deux intrigues. Mais enfin, comme je prévois que tout cela ne se passera pas tranquillement, vous m’excuserez si je trouve prudent de me retirer avant que le danger ne soit plus grand. Si vos deux maîtresses, si une au moins, était d’un sang plébéien, peut-être surmonterais-je mes craintes ; mais il n’en est rien ; il s’agit de deux femmes de bonne maison.

Roque continuait son sermon éloquent et moral, lorsque Gómez Arias fit un tour dans l’appartement, prit une canne, et marchant droit à son valet, en conservant le plus grand sang-froid : — Roque, lui dit-il, vous devez convenir que je vous ai donné une grande preuve de patience ; mais j’ai assez de vos discours pour ce matin, et je vous prie d’y mettre un terme, à moins que vous ne désiriez que j’y réponde par un argument sans réplique.

En prononçant ces mots, Gómez Arias jeta sur Roque un regard expressif, et secoua la canne qu’il tenait à la main ; Roque se retira, car il savait que son maître ne manquait jamais à sa parole dans les occasions de cette nature.

— Quant à votre intention de quitter mon service, ajouta Don Lope, je n’ai qu’une objection à vous faire, c’est que vous ne me quitterez pas sans me laisser vos deux oreilles, qui en savent trop long sur mon compte pour que je les laisse ainsi en liberté ; d’ailleurs, mon cher Roque, j’ai conçu un tel goût pour votre personne que je ne pourrais réellement me décider à vous quitter sans que vous me laissiez un souvenir de cette espèce. Maintenant, ajouta Gómez Arias d’un ton sévère, sortez et ne vous occupez plus de mes affaires.

Roque fit un humble salut et se retira. Dans cette circonstance et dans beaucoup d’autres, Gómez Arias fit usage de cette puissance invincible qu’ont les esprits forts sur ceux qui leur sont inférieurs. Le valet avait souvent pris la résolution de quitter son maître, car le pauvre Roque craignait les coups et les autres faveurs de ce genre qui lui étaient souvent administrées, grâce aux qualités aimables de son maître et à son goût pour les intrigues d’amour. Il avait de plus une idée très exacte de la justice, et se révoltait d’être obligé d’accepter des récompenses qui étaient dues entièrement à son supérieur. Il est juste d’ajouter qu’il ne se soumettait à cette obligation que lorsqu’il y était absolument forcé.

Roque, néanmoins, avait une conscience, une de ces consciences prudentes qu’on doit bénir comme un don précieux. Il n’était certainement pas assez déraisonnable pour exiger qu’un jeune gentilhomme menât la vie paisible d’un moine ; il ne trouvait pas non plus étonnant que son maître eût quelques intrigues ; mais il fallait, selon lui, que les intrigues fussent renfermées dans les limites de la plus grande prudence. Si Gómez Arias avait borné ses galanteries à séduire des filles de fermiers, à déshonorer des femmes de marchands, Roque, eût entièrement approuvé sa conduite, d’autant mieux que dans ce cas son maître eût seulement soutenu une espèce de droit héréditaire attaché aux gens d’une classe élevée. Mais tromper deux dames de haute naissance, c’était réellement une faute trop forte pour pouvoir être tolérée par la conscience timorée du prudent serviteur.

Roque n’avait certainement rien à dire contre le courage de son maître ; il ne se plaignait que de son excès ; car cette surabondance de bravoure, jointe aux dispositions amoureuses de Don Lope, était constamment en opposition avec les principes de Roque, par les difficultés qu’elles élevaient à l’accomplissement de cette loi naturelle qui donne l’instinct de sa propre conservation.

C’est un fait avéré, que Roque ne chercha jamais volontairement l’occasion d’enfreindre un si recommandable précepte ; il était heureusement doué d’une qualité nécessaire à son observance, qualité que les individus qui n’en ont point été favorisés appelleraient poltronnerie.

Ce n’est pas tout encore ; le valet, dont le tour d’esprit n’était nullement romantique, n’éprouvait aucun goût pour les scènes embellies par la clarté des étoiles et pour les aventures nocturnes ; il avait assez peu d’élévation d’âme pour préférer le grossier plaisir d’un paisible sommeil, à la mélancolique beauté d’une lune argentée.

Toutes ces considérations agissaient puissamment sur l’esprit de Roque, et plusieurs fois il avait formé le projet de quitter son maître ; mais tel était le pouvoir que Gómez Arias exerçait sur lui, que les desseins du pauvre valet étaient renversés toutes les fois qu’il essayait de les mettre en pratique.


CHAPITRE VI.

Ma chi’l vede e non l’ama ?
Ardilo umano cor, nobil fierezza,
Sublime ingegno. — Ah ! perche tal ti fero
Natura e il cielo ?

alfieri.

Sa touchante beauté, est celle de la fleur demi
close ; elle en a la délicatesse et le modeste
éclat ; sa fraîcheur égale celle de la nature
au premier printemps du monde.
rowe.

Don Lope Gómez Arias ne connaissait aucun frein qui pût maîtriser sa volonté ; il plaçait une confiance illimitée dans les ressources de son esprit supérieur et dans ses avantages physiques. La nature avait pris plaisir en effet à l’accabler de ses dons les plus précieux. Au courage le plus intrépide, à une résolution prompte, il joignait une intelligence éclairée et les talens les plus brillans. Mais malheureusement il était dépourvu de ces qualités du cœur qui donnent le plus de prix à ces avantages.

Son courage téméraire et sa supériorité l’avaient rendu un objet de crainte, non seulement aux ennemis de sa patrie, mais à ses rivaux en ambition et en amour. Les hommes l’enviaient et ne l’aimaient pas, les femmes éprouvaient pour lui de tout autres sentimens ; elles ne pouvaient découvrir les vices de son cœur à travers l’enveloppe charmante qui le couvrait. Un grand nombre avait été victime de ses grâces séduisantes, de ses tendres discours ; devait-on les blâmer ? peut-être on ne devait que les plaindre, car il possédait tous les secrets qui touchent le cœur innocent d’une jeune fille et séduisent la vanité d’une femme. Outre sa valeur et la fermeté de son esprit, qualités d’autant plus admirées du beau sexe, qu’elles sont rarement son partage, Gómez Arias avait des manières engageantes et adroites, mais sans" aucun mélange de servilité ; il semblait plutôt commander l’attention que la rechercher ; il régnait sur ses traits une grande expression de fierté, mais elle était tempérée par la plus exacte politesse.

Gómez Arias était parfaitement beau, d’une taille haute, majestueuse et d’une admirable proportion. Il y avait dans les regards expressifs de ses grands yeux noirs, une intelligence supérieure, et dans le sourire qui errait souvent sur ses lèvres, au moins autant de malice que de gaieté. Ses traits réguliers, quoiqu’un peu forts, étaient ombragés par une profusion de boucles noires et brillantes, par d’épaisses moustaches et par la pera[13] qui était placée entre sa lèvre inférieure et son menton.

Tel était le principal héros de cette histoire. En dépit de toutes les ressources de son imagination, Gómez Arias s’était lancé dans une route tortueuse dont il ne savait plus comment sortir. Il venait de recevoir une lettre de Don Alonzo de Aguilar, le père de sa belle fiancée, annonçant le rétablissement de son rival, et l’appelant en toute hâte à Grenade. Mais Gómez Arias n’éprouvait aucun désir de revoir cette ville. Cependant Grenade était à cette époque une ville intéressante et bien préférable à Cadix. La beauté de Leonor n’avait point de rivale à la cour. C’était une grande séduction pour Don Lope ; elle était riche, du plus haut rang ; c’était une plus grande séduction encore ; et en considérant l’influence que son père, le célèbre Aguilar, avait sur l’esprit de la Reine, un tel mariage assurerait une brillante carrière, et cependant notre héros ne désirait pas retourner à Grenade. La jeune et belle Theodora de Monteblanco était l’idole qui régnait alors sur son cœur. Elle semblait avoir fixé ce cœur volage ; et dans ce moment Don Lope ressentait vivement tous les inconvéniens d’une vie enchaînée par le mariage. Cependant un homme de son caractère devait essayer de concilier en même temps et ses devoirs et ses inclinations. Gómez Arias resta pendant quelque temps dans un état d’irrésolution. Ses engagemens avec Leonor, engagemens sacrés, et les brillans rêves de son ambition, ne pouvaient chasser entièrement l’image de Theodora ; car dans cette jeune et charmante fille, il trouvait tous les avantages de son ancienne maîtresse, sans retrouver en elle ses défauts.

Theodora était âgée de dix-sept ans, son visage ravissant et les formes voluptueuses de sa taille avaient acquis toute leur perfection, tandis qu’elle conservait encore toute l’innocence, toute l’ingénuité qu’on possède à son âge, lorsque le cœur est pur et que le monde n’a point habitué à feindre. Son visage était d’une éclatante blancheur ; il ne s’y mêlait une couleur plus vive que lorsque sa sensibilité ou une émotion momentanée couvrait ses joues d’un brillant incarnat. Il y avait une harmonie si parfaite dans tous les gracieux contours de sa personne, que sans l’expression mélancolique de ses grands yeux noirs ombragés de cils soyeux, et sans la profusion de boucles flottantes dont son cou et ses épaules étaient couverts, on l’eût prise pour un des chefs-d’œuvre de ces anciens maîtres, qui, avec l’albâtre le plus pur, imitaient les plus beaux ouvrages de la nature.

Theodora aimait Gómez Arias de tout l’enthousiasme d’une jeune fille dont l’imagination est exaltée et dont le cœur palpite pour la première fois. Elle ressentait la passion la plus vive ; il lui eût été impossible de le cacher à l’objet de son adoration, mais elle ne forma jamais le dessein de lui en faire un mystère. Elle aimait avec toute la naïve simplicité d’un cœur incapable de tromper. Ignorant la prudence que l’école du monde enseigne, inhabile dans cette coquetterie dont les femmes font usage pour augmenter la puissance de leurs charmes et fixer la tendresse des hommes, elle avait soumis son âme entière à son amant, et dans sa touchante confiance elle ne doutait pas qu’elle ne fût payée de retour.

Ce dévouement flattait la vanité de Gómez Arias. Il admirait la candeur angélique de cette jeune fille, qui plaçait toute sa félicité dans son amour, sans y admettre la moindre crainte, le moindre calcul, la moindre précaution. Ce caractère que la nature seule avait formé, séduisait son imagination ; il ne l’avait point encore rencontré parmi ses anciennes maîtresses, et il payait cette douce confiance par la plus tendre admiration.

Gómez Arias caressait ces charmantes rêveries, quand Roque, son valet, arriva soudainement de l’air d’un homme qui vient annoncer quelque nouvelle.

— Eh bien, s’écria Don Lope, que veut dire ceci, pourquoi entrez-vous sans être appelé ? Avez-vous toujours la sage intention de quitter mon service ? Et vous soumettez-vous aux conditions ?

— Non Señor, répondit Roque, d’un air d’importance ; je viens apporter de nouvelles preuves du zèle que je mets à vous servir.

— Sur mon honneur, vous avez une grande complaisance. Vous avez vu la duègne, je suppose ?

— Oui, Señor, et j’ai encore vu une autre personne.

— Parlez-moi d’abord de la duègne.

— Nous irons cette nuit. Son maître vient de sortir avec un ami qui arrive de Grenade, je les ai vus moi-même quitter la maison.

Gómez Arias ne perdit point de temps à se préparer à cette entrevue ; et comme la nuit approchait, il ceignit son épée, et jetant négligemment un manteau autour de lui, il sortit accompagné seulement de son valet pour se rendre à cette expédition nocturne.

— Êtes-vous sûr, bon Roque, dit-il, que vous avez vu le vieux gentilhomme sortir de sa maison ?

— Tout-à-fait sûr, Don Lope, mes yeux me trompent rarement ; en vérité je n’ai aucun reproche à leur faire. Il n’y en eut jamais deux plus capables d’inspirer de la confiance, lorqu’ils distinguent de loin et à la clarté de la lune, un père, un frère, ou quelque autre trouble-fête de ce genre. On dit qu’Argus avait cent yeux, et cependant il fut trouvé en faute, tandis que moi qui n’en ai que deux…

— Ils sont quelquefois aussi négligens, interrompit Don Lope.

— Rarement, reprit Roque ; et malheureusement lorsqu’ils me trompent, j’en gémis bien cruellement : je suis un homme d’une grande délicatesse.

— Argus, observa son maître, fut puni de sa négligence, et il est juste que tu éprouves le même traitement dans les mêmes circonstances.

— Comment donc ! répliqua Roque, il fut changé en paon. Je ne sais trop en quel animal je serais changé, puisque ce genre de transformation est la peine qui attend les sentinelles coupables ; je pense que la forme d’un jackal me conviendrait le mieux, car, comme lui, je dirige le lion vers sa proie. Mais maintenant, señor, laissons de côté la plaisanterie, j’ai quelque chose de sérieux à vous apprendre ; savez-vous qui j’ai vu causer avec Don Manuel de Monteblanco quand il sortait de sa maison ?

— Non, et cela m’est fort indifférent.

— En vérité, il est fort heureux que cela vous soit indifférent, car il se trouve que c’est votre rival, Don Rodrigo de Cespedes.

— Bien, Roque, s’écria Gómez Arias d’un ton de plaisanterie ; voilà une preuve convaincante que vos yeux si vantés se trompent quelquefois.

— Je l’ai cru d’abord moi-même et aussitôt je fis le signe de la croix ; mais je m’aperçus bientôt que le diable n’était pour rien là-dedans, et que ce n’était point une illusion. Il serait réellement curieux que ce Don Rodrigo eût une intention semblable à la vôtre. On pourrait croire alors que cet homme est né tout exprès pour traverser vos desseins.

— Eh bien ! reprit Don Lope, avec un sourire, il semblerait aussi que je suis né pour châtier son insolence.

Roque fit à cela une folle réponse, car, en sa qualité de gracioso[14], il usait fréquemment du privilège de dire tout ce qui lui passait par la tête, sans considérer s’il avait tort ou raison.

Ils hâtèrent leur course vers la maison de Monteblanco ; déjà ils approchent, et la lune qui jette ses rayons à travers la plus proche reja[15] montre aux yeux la forme d’une femme. Don Lope avance ; et ses regards pénétrans découvrent, malgré l’obscurité, la figure de Theodora. Ses traits sont embellis par le plus doux sourire, et toute sa personne dévoile par une touchante émotion l’anxiété de son âme. Le marteau de la porte est doucement agité, et ce son peu harmonieux fait tressaillir de joie le cœur de l’amant impatient, comme celui d’une musique céleste. Enfin la porte s’ouvre, et une matrone charitable, dont la jeunesse a fui depuis long-temps, souhaite la bienvenue au cavalier. Don Lope répond d’un air aimable à ses avances, un sourire de gratitude erre sur ses lèvres, il serre la main de la duègne.

La fidèle Martha montre dans sa toilette et dans ses manières tous les signes extérieurs de son état. Une imperturbable gravité règne sur ses traits durs, qui ne connurent jamais ce que c’était qu’un sourire, et dont l’expression prédominante est un mélange de sévérité religieuse et d’orgueil, mal déguisé sous le voile de l’humilité. Martha était loin de pratiquer les austérités rigides que toute sa contenance semblait indiquer ; mais son extérieur tendait à le prouver, de la même manière qu’un homme qui manque de cœur affecte le courage afin de mieux cacher sa lâcheté.

Martha portait un ample habit de laine noire, attaché autour de sa taille avec la ceinture d’un religieux, à laquelle était suspendu un rosaire composé d’énormes grains noirs. Sa tête était couverte d’un bonnet de la toile la plus blanche, et avec la rigueur de la plus exacte modestie ; son cou, jusqu’aux limites de son menton, était caché sous un mouchoir de la même étoffe.

Gómez Arias s’élança dans l’intérieur de la maison et fut bientôt aux pieds de sa maîtresse. Theodora est heureuse comme dans un Élysée d’amour. Mille tendres émotions agitent son sein, où la flamme brûle sous la neige la plus pure. En contemplant Gómez Arias, ses yeux humides dévoilent toute sa tendresse ; elle est tremblante, mais c’est de la plus délicieuse émotion. Le sourire de ses lèvres entr’ouvertes répond aux regards passionnés de son amant, et les couleurs brillantes qui viennent animer ses joues peignent les transports ravissans d’un véritable amour dans l’âge heureux de la première innocence. Don Lope prend la main qu’elle lui offre et la presse contre son cœur, tandis que ses yeux ravis contemplent l’objet charmant qui lui a donné toutes ses affections ; il s’enivre en respirant son haleine embaumée ; il entoure de ses bras caressans sa taille légère. Theodora incline doucement sa tête sur celle de son amant, et tous les deux semblent enlacés des belles et longues tresses de ses cheveux. Dans les regards enflammés de Don Lope, Theodora puise à longs traits un délicieux et mortel poison ; une larme brûlante s’échappe de ses yeux et tombe sur la main de son amant ; un profond soupir s’exhale de son sein ; leurs visages se joignent, et leurs lèvres se touchent. Heureux ! mille fois heureux ces momens, où l’amour accorde ses premières faveurs ; faveurs si douces, si précieuses, et trop souvent, hélas ! si chèrement achetées ! Les deux amans parlaient peu ; lorsque le cœur est plein, il existe un silence éloquent, bien supérieur au froid arrangement des mots. Gómez Arias oubliait ses rêves ambitieux dans la réalité de son bonheur présent. Il était aimé, passionnément aimé, par celle qui était le plus parfait modèle de l’innocence et de la beauté ; on lui donnait plus d’amour qu’il ne croyait le cœur d’une femme capable d’en contenir. L’espérance se montrait sous ses couleurs les plus brillantes, et l’imagination de Don Lope anticipait avec transport toutes les délices dont l’homme peut jouir ; il était parfaitement heureux, car l’espoir du bonheur est peut-être plus enivrant encore que la réalité. C’est ainsi que la rose, lorsqu’elle n’est pas entièrement épanouie, est plus douce à la vue qu’au moment où elle déploie tous ses charmes, car l’heure de la maturité est le signal du déclin. Cependant nous poursuivons avec avidité les fleurs brillantes du plaisir ; nous les saisissons avec ardeur, et elles se fanent dans nos mains.

Le temps s’écoulait, les amans restaient plongés dans la délicieuse rêverie de l’amour et dans l’échange mutuel de tendres soupirs et d’éloquens regards, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, et Roque entra avec un air d’effroi. Le fidèle Argus venait annoncer l’approche de Monteblanco et de Don Rodrigo. Gómez Arias connaissant la poltronnerie de son valet, ne crut pas d’abord le danger aussi imminent. Mais la duègne, qui venait d’être désagréablement troublée dans ses dévotions, arriva pour confirmer la fatale nouvelle.

Quoique ces cruelles interruptions ne fussent point une circonstance nouvelle dans les annales de l’amour, et quoique Gómez Arias fût familiarisé avec le danger, cependant lorsqu’il remarqua la contenance de la duègne, le fidèle thermomètre de l’intrigue, il s’aperçut que l’orage serait d’une nature alarmante. Des rides plus profondes sillonnaient son triste visage, son œil était hagard, et son rosaire s’agitait dans sa main tremblante.

— Sainte Vierge ! je suis perdue ! s’écria, la dame effrayée. Ah ! Don Lope, la faute en est à mon cœur compatissant et à ma complaisance ; voilà ma réputation souillée d’une tache que toute l’eau bénite d’Espagne ne serait pas capable d’effacer !

— Mais assurément, observa Gómez Arias, le danger ne peut être assez pressant pour que je n’aie pas le temps de m’échapper ?

— Vous échapper ! répondit la duègne, ils sont dans ce moment sur l’escalier.

— Misérable ! s’écria Don Lope en se tournant vers son valet, c’est ainsi que vous veillez à la sûreté de votre maître.

Roque, très prudemment, s’éloigna du contact de la main qui était déjà levée, et comme pour détourner l’explosion, bégaya quelques excuses. Le visage de Theodora se couvrit tout-à-coup d’une pâleur mortelle, et la jeune fille timide joignit ses mains dans l’attitude du désespoir. Sa situation critique et les alarmes de la duègne ébranlèrent d’abord Gómez Arias, mais, avec cette fermeté que le danger inspire aux âmes comme la sienne, il maîtrisa son émotion, et trouva dans l’instant un stratagème pour empêcher la découverte de son secret.

— Si Don Rodrigo suit Monteblanco, dit-il, nous sommes sauvés, et n’avons rien à craindre.

— Rien à craindre ! répéta Roque ; je crois au contraire que le danger redouble lorsqu’un homme a deux ennemis à affronter au lieu d’un.

— Silence ! s’écria Gómez Arias. Martha, rassurez-vous, affectez de ne pas me connaître ; faites un libre usage de l’organe dont la nature vous a si libéralement douée, et n’épargnez point les reproches et les injures. Theodora, reprenez courage ; et vous, Roque, gardez le silence.

La porte s’ouvrit. Monteblanco et Don Rodrigo entrèrent, mais ils s’arrêtèrent stupéfaits dans un muet étonnement, en apercevant le groupe qui se présentait devant eux. La duègne avait appelé à son secours le courage du désespoir, et accablait Gómez Arias d’un torrent d’injures. : Theodora s’était éloignée de la lumière pour cacher son émotion à son père, dont la vue affaiblie par l’âge ne put distinguer ses traits, Roque avait pris un air impertinent et effronté, et son maître s’appuyait contre une muraille avec l’apparence du plus grand sang-froid. Don Manuel et son ami, incapables de parler pendant quelques momens, regardaient fixement les étrangers ; enfin Don Rodrigo rompit le silence avec une exclamation de surprise.

— Don Lope Gómez Arias ! s’écria le chevalier.

— Don Lope Gómez Arias ! répéta Monteblanco. C’est votre rival qui est ici. Qu’est-ce que tout cela signifie, Martha ?

— Votre Seigneurie peut le demander à ce gentilhomme lui-même, répondit la duègne ; je ne le connais pas, mais c’est le plus hardi et le plus impertinent des hommes (Martha faisait usage avec plaisir du privilége que lui avait accordé Don Lope), le moins cérémonieux, la plus mauvaise tête, et le cavalier le plus suffisant que j’aie jamais rencontré. Sainte Vierge ! quel trouble il cause dans cette maison ! Et voilà son impudent, son coquin de valet, qui est la première cause de tout ce bruit, et j’espère que votre Seigneurie lui donnera de bonnes raisons de se repentir de son insolence.

— Me repentir de mon insolence répondit Roque, maudite bruja[16] ! il serait plus méritoire de couper ta langue calomniatrice.

Ici la duègne continua à lâcher une seconde bordée de mots, sans donner aucune explication positive, comme c’est ordinairement l’usage lorsqu’on veut gagner du temps et recouvrer sa présence d’esprit.

— Paix, femme, interrompit Gómez Arias dans le milieu de sa harangue. Ce trouble, comme vous l’appelez, est votre propre ouvrage ; si vous vous étiez conduite avec plus de politesse envers un étranger, vous auriez évité l’impertinence de mon valet à votre égard, impertinence pour laquelle il sera certainement puni en temps et lieu. À ces mots, Gómez Arias jeta un regard courroucé sur Roque, qui pensait bien qu’il serait le seul puni des folies de son maître, et que la non-réussite de cette aventure retomberait infailliblement sur sa tête. Il essayait de deviner quelle était la nature de l’impertinence qu’il avait commise envers la dame dont il avait reçu de si grossières épithètes.

Pendant tout ce temps, le patient Don Manuel attendait une explication, et plus la duègne parlait, plus il trouvait impossible de comprendre ce qu’elle voulait dire.

Enfin Gómez Arias, après avoir essayé vainement plusieurs fois d’arrêter la langue de Martha, saisit le premier moment où elle reprit haleine, et dit en s’adressant à Don Manuel : — Vous devez désirer sans aucun doute de connaître l’objet de ma visite.

— Visite ! s’écria la duègne, il s’est introduit de force, c’est un droit qu’il a acquis par la violence. Dieu me bénisse, une visite ! Vous appelez cela une visite !

— Silence, Martha, silence, laissez parler ce gentilhomme, cria Don Manuel un peu rassuré, et craignant intérieurement le talent de la duègne pour les explications.

— Don Manuel, reprit Gómez Arias, je suis extrêmement mortifié de la confusion que je viens de causer dans la maison d’un aussi respectable Chevalier ; mais je ne mérite réellement pas autant de blâme que cette bonne femme voudrait bien le faire croire.

— Bonne femme ! répéta la duègne. Jesus me valga ! devais-je vivre assez long-temps pour être appelée ainsi ! Soi christiana vieja[17], et d’une bonne famille, je puis le dire. Il n’y a point de sang juif dans mes veines. Bonne femme, grand Dieu ! mon cher maître, dois-je être appelée bonne femme ?

Don Manuel avait l’air sérieux, non pas peut-être parcequ’il lui semblait difficile de résoudre la question qui venait de lui être adressée, mais parce qu’il jugeait qu’il n’apprendrait rien sur ce qu’il désirait savoir, tant que la duègne aurait le libre usage de la parole ; pour apaiser sa colère, le bon cavalier l’assura que sous aucun rapport elle ne méritait le titre qui lui avait été donné.

L’ordre étant rétabli, Gómez Arias continua : — La cause de mon séjour ici est très simple, dit-il, la voici. Informé par mon valet que Don Rodrigo cherchait à savoir où j’étais, voulant reconnaître cette faveur, je pensai que mon honneur était engagé à faciliter cette rencontre le plus promptement possible. J’arrivai à cette maison d’où mon valet avait vu sortir Don Rodrigo ; mais avant que je pusse expliquer l’affaire qui m’y amenait, cette Dame si sévère m’assaillit d’injures. Mon domestique, soit par zèle pour moi, soit, plutôt pour satisfaire un goût particulier, répondit sur le même ton, et peut-être même y mit-il trop d’aigreur.

— Trop d’aigreur ! pensa Roque ; voilà une plaisante accusation, moi qui n’ai pas ouvert la bouche.

— J’essayais de m’expliquer, continua Gómez Arias, dans l’espoir d’être plus civilement reçu, quand cette jeune Dame entra dans l’appartement (Don Lope montra Theodora) ; j’allais m’adresser à elle, lorsque heureusement l’objet de mes recherches se présenta lui-même ; circonstance qui me procure le plus grand plaisir, et je suis persuadé que Don Rodrigo désire aussi vivement que moi renouveler l’échange des gages de notre mutuelle amitié.

— Señor Don Lope Gómez Arias, répondît Don Rodrigo, blessé du ton de légèreté qu’affectait son rival, je me félicite aussi de cette rencontre inattendue, et quoique la politesse railleuse de Don Lope indique assez la confiance qu’il place dans le hasard qui l’a toujours protégé, cependant il me trouvera à chaque rencontre de plus en plus porté à renouveler l’échange des gages de cette amitié à laquelle il vient de faire allusion.

— Señor Don Rodrigo de Cespedes, reprit Gómez Arias, je ne puis qu’admirer la louable ambition qui sert de stimulant à vos actions et à votre noble hardiesse ; un individu aussi indigne que je le suis, ne peut reconnaître avec une gratitude suffisante l’honneur que vous voulez bien lui accorder.

Ces mots et le sourire sardonique qui les accompagna, exaspérèrent Don Rodrigo à un tel degré, que, se tournant vers son rival sans se donner la peine de lui répondre, il lui montra la porte en lui enjoignant de le suivre. Gómez Arias se rendait à ses volontés, lorsque Monteblanco s’avança vers eux en s’écriant :

— Arrêtez, Caballeros, arrêtez ; vous êtes dans ma maison, et quoique je sois loin de vouloir détourner deux gentilshommes d’une affaire d’honneur, ne souffrez pas qu’on dise que ma demeure a été le théâtre d’une scène sanglante.

Válgame Dios ! s’écria Roque, Don Manuel parle comme un oracle. Non pas que je pense moi-même que cette heure de ténèbres est faite pour décider de si importantes matières ; le grand jour est certainement préférable à la lueur vacillante de la lune et des étoiles pour des affaires de cette sorte.

Theodora se sentait mourir d’émotion et de crainte ; mais l’imminence du danger lui inspirait une espèce de tranquillité qui tenait du désespoir. Elle savait que son entremise augmenterait encore les difficultés de sa position, sans prévenir l’accomplissement de leurs desseins. Elle plaçait une grande confiance dans le courage de son amant et dans son adresse supérieure à manier les armes ; elle possédait aussi cette hauteur d’âme qui frémirait d’une apparence de lâcheté dans l’objet de son admiration.

Les remontrances de Monteblanco furent vaines ; Don Rodrigo se précipita vers la porte avec furie, et Gómez Arias le suivit avec le sang-froid d’une personne habituée à de pareilles scènes.

— Suivez-moi ! criait Don Rodrigo en s’élançant au bas des escaliers.

— Arrêtez, Don Rodrigo, dit Gómez Arias avec ironie ; pas tant de précipitation, ou vous pourrez tomber avant que votre heure ne soit venue.

Ce sarcasme détruisit le peu d’empire que Don Rodrigo conservait sur lui-même. Ses yeux lancèrent des flammes, tout son corps trembla, et, incapable de se contenir plus long-temps, il tira son épée, et choisit le Zaguan[18] pour le champ de bataille.

— Défendez-vous, Don Lope ! s’écria-t-il avec rage.

— Pensez à vous, beau sire ! répondit Don Lope en saisissant son épée et se mettant avec calme en position de se défendre.

Don Rodrigo, avec l’impétuosité de la colère, s’élança sur son antagoniste, et l’assaillit avec tout le courage et toute l’adresse d’un homme expérimenté dans l’art de l’escrime. Les coups succédaient aux coups avec une mortelle rapidité ; mais l’œil actif de Gómez Arias veillait, et son bras écartait leur approche avec une dextérité consommée. Don Rodrigo semblait animé par l’esprit d’un démon, et pendant quelques minutes il épuisa ses forces dans des attaques inutiles, diminuant d’autant plus ses moyens de résistance. Il régnait trop d’animosité de part et d’autre pour que ce combat pût durer long-temps ; quelques minutes de plus, et il serait devenu fatal à un des deux champions (car c’était alors le tour de Don Lope de presser son adversaire affaibli) ; mais Roque, dans le zèle de cette conscience timorée qu’on lui connaît, éteignit très adroitement la lumière qui éclairait le Zaguan, comme le moyen le plus efficace de suspendre les hostilités.

Le lieu du combat fut plongé tout-à-coup dans les plus profondes ténèbres, et Don Rodrigo, craignant d’être trompé dans sa vengeance, appela Gómez Arias.

— Je suis ici, répliqua Don Lope ; je suis ici, Don Rodrigo ; la lumière est superflue, nous n’en avons pas besoin : une mutuelle sympathie nous attirera l’un vers l’autre et dirigera nos armes.

Les épées se rencontrèrent de nouveau, et de vifs et passagers jets de lumière, semblables à la flamme fugitive qui, dans les pays méridionaux brille quelquefois dans l’air, présentèrent pour un instant à la vue la contenance terrible des combattans. Tout-à-coup un gémissement profond se fait entendre, un corps tombe lourdement sur la terre, et un cri d’horreur s’échappe de la bouche des gens de Don Manuel, qui s’étaient précipités à l’entrée du Zaguan.

— Il est mort, se dit Don Rodrigo à lui-même, et songeant à sa sûreté, il disparut avec la rapidité du vent.

— Apportez des torches, cria Monteblanco, et procurons au Caballero qui est tombé tous les secours qui sont en notre pouvoir.

L’état dans lequel était Théodora ne peut être décrit. Elle ignorait encore quelle avait été la victime, son âme était remplie d’une épouvantable crainte, dont la réalité aurait empoisonné toute son existence ; cette incertitude affreuse ne dura heureusement qu’un instant. Theodora elle-même, dans son horrible anxiété, fut la première à apporter une torche, qui peut-être devait éclairer le froid cadavre de celui dans lequel elle avait mis tout son espoir de bonheur. Ce moment fut horrible, mais la torche répandant une vive clarté autour du Zaguan, lui montra Gómez Arias calme et dans toute l’apparence d’une parfaite santé. Un faible cri s’échappa du sein de sa maîtresse, et tous les sentimens affreux que l’incertitude et la frayeur y avaient répandus donnèrent place aux soupirs et aux larmes. Son émotion fut à peine aperçue par son père, trop occupé à rechercher quel était le cavalier blessé.

— Don Rodrigo est la victime, s’écria tristement le vieux gentilhomme en jetant ses regards autour de lui ; car dans le même instant il aperçut un corps humain couché dans la partie la plus sombre du Zaguan.

— Il fait un mouvement, s’écria Martha en faisant le signe de la croix.

— Il existe encore, reprit Don Manuel ; secourons promptement l’infortuné jeune homme ; cherchez où est sa blessure.

— Non, répondit la Duègne, pensons plutôt au salut de son âme, agissons comme de vrais et de charitables chrétiens ; courez, Cacho, courez et amenez fray Bernardo, ou fray Benito, n’importe ; tout religieux conviendra dans un pareil moment.

Monteblanco se précipitait vers Don Rodrigo afin de le secourir, lorsque le corps étendu par terre fit un bond soudain et se trouva tout-à-coup sur ses jambes ; tous les spectateurs étonnés reconnurent Roque, le valet de Gómez Arias.

— Qu’est-ce que cela signifie ? où est Don Rodrigo ? demanda Monteblanco.

— Mais, répondit Roque, sans se déconcerter, il est peut-être à cinquante lieues, si l’on peut en juger par la vitesse avec laquelle il a pris la fuite.

— Il n’est donc pas mort ?

— Il me semble que non.

— D’où vient le gémissement que nous avons entendu ?

De este humilde pecador[19].

— Jésus Maria, s’écria la Duègne, comment ce judio[20] ose-t-il ainsi jeter une noble famille dans la consternation ?

— En vérité, Señora, reprit le valet, je crois au contraire que, sans moi, cette noble famille aurait été jetée dans une consternation bien plus réelle.

— Roque, dit Gómez Arias, vous n’êtes pas blessé, à ce que je vois ?

— Non, Dieu merci ! répliqua Roque.

— Alors vous êtes un coquin.

— Un coquin, parceque je ne suis pas blessé ! voilà une singulière conséquence.

— Votre entremise est une impertinence, continua Don Lope, et vous en serez puni.

— Ce que vous appelez une impertinente entremise est une chose fort heureuse ; car j’ai prévenu l’effusion inutile d’un sang noble et chrétien, et j’ai séparé deux combattans acharnés, mieux qu’une bande d’Alguazils n’aurait pu le faire ; j’obtiendrai probablement pour récompense des menaces et des injures. Mon maître est désolé parceque j’ai plus de zèle pour sa sûreté qu’il n’en a lui-même, et il se désespère parceque le sanguinaire Don Rodrigo ne lui a point passé son épée à travers le corps.

— Silence ! dit Gómez Arias en colère. Puis il continua d’un ton plus doux : Je suis réellement affligé pour Don Rodrigo. Rempli d’inquiétudes sur ma mort supposée, je ne m’étonnerais pas qu’il ne redoutât la demeure des hommes, et qu’il n’eût été chercher un refuge au milieu des Alpujarras,

— C’est fort charitable à vous, señor, dit Roque, de montrer tant de sollicitude sur le sort de Don Rodrigo. En vérité, je ne comprends rien à l’humeur des gentilshommes. Il n’y a qu’un instant vous en vouliez à sa vie, et maintenant vous redoutez pour votre adversaire les inconvéniens d’une nuit passée au milieu des Alpujarras.

Monteblanco se félicitait intérieurement de la manière heureuse dont s’était terminée une aventure qui menaçait d’avoir de si sérieux résultats ; il s’inquiétait un peu, il est vrai, de l’embarras, du péril où se trouvait Don Rodrigo, mais il pensait très judicieusement qu’il valait mieux que son pauvre ami passât une nuit dans les montagnes, que de se trouver exposé lui-même à toutes les conséquences qui auraient résulté de la mort d’un des deux champions, puisque le champ de l’action était son propre Zaguan ; il eût été forcé de jouer un rôle dans ce drame, ce dont il aimait mieux être dispensé, celui d’expliquer l’affaire aux officiers de la justice. Cette considération le porta intérieurement à approuver le stratagème de Roque, quoiqu’il ne voulût en aucune manière témoigner hautement son approbation, pensant très sagement que la conduite des inférieurs et des valets ne doit jamais être louée, même lorsqu’elle peut rendre service.

Agissant d’après ces principes charitables, il n’essaya point d’arrêter les menaces et les injures dont le malencontreux valet était assailli de toutes parts. Le pauvre Roque eut une nouvelle occasion de se convaincre combien un homme gagne peu à suivre l’impulsion d’un bon cœur, et de quelle singulière manière les grands reconnaissent un service, même lorsque intérieurement ils en sont satisfaits.

— Sors d’ici, impudent ! s’écria Don Manuel. Ton effronterie mérite une punition exemplaire.

En disant ces mots, il prit la main de sa fille, et, faisant un léger salut à Gómez Arias, il allait se retirer, lorsque Don Lope s’avança vers lui.

— Arrêtez, Don Manuel, dit-il, je ne puis quitter votre maison sans vous exprimer mes regrets du trouble que j’y ai causé. Je vous offre mes excuses comme chevalier, comme homme d’honneur, et je suis convaincu que Don Manuel de Monteblanco les acceptera. C’est mon valet qui est la première cause de tout le mal, et il n’échappera point à la punition qu’il mérite.

Don Manuel parut satisfait des excuses de Gómez Arias ; et, le saluant de nouveau, mais moins légèrement que la première fois, il quitta le Zaguan accompagné par sa charmante fille, qui venait de comprendre l’éloquent adieu exprimé dans les regards de son amant, et qui renfermait dans son sein tout le bonheur qu’elle en avait éprouvé.

Pendant ce temps, Don Lope, satisfait de lui-même, appela fièrement son valet ; le fidèle serviteur suivit son maître, et Don Lope oubliant sa prétendue colère dès qu’elle n’eut plus de témoins, rentra dans ses appartemens, où il put réfléchir à loisir sur les évènemens de la soirée, et former des plans pour le succès de ses projets ultérieurs.



CHAPITRE VII.

Parióme adrede mi Madre
Oxalá no me pariera !

quevedo.

Il n’arrive point de mal qu’il ne tombe
sur mes épaules
shakespeare.

Il vaut mieux être né heureux que riche, dit un vieux proverbe ; et la vie entière de Don Rodrigo de Cespedes semblait prouver la vérité de cet adage. Son existence était une série d’évènemens malencontreux, dont les conséquences devenaient souvent funestes ; on aurait pu croire qu’il avait été choisi par l’aveugle déesse comme une victime sur laquelle elle se plaisait à exercer ses caprices.

Il serait difficile de décider pourquoi Don Rodrigo n’avait pas le talent de réussir dans ce qu’il entreprenait, car il réunissait tous les avantages capables de rendre un homme brillant dans la société et agréable dans la vie privée. Il possédait de la fortune et une santé parfaite ; sa tournure était distinguée et ses manières élégantes : c’était un brave soldat pendant la guerre et le cavalier le plus courtois pendant la paix. Tout faisait présumer qu’il devait être heureux, mais ces avantages ne l’aidaient à rien ; ils ne servaient qu’à rendre sa fatalité plus remarquable.

Ces anomalies ne peuvent être expliquées par aucun principe raisonnable ; mais elles peuvent être attribuées à l’absence de ce don précieux, qui souvent est préférable à la naissance et à la fortune : le don de réussir.

Don Rodrigo avait adressé ses hommages à trois différentes Dames avec l’intention morale d’entrer avec elles dans la sainte carrière du mariage. Il faut peut-être avouer que cette pensée si louable ne prit de la consistance dans son esprit qu’après sa chute complète dans le rôle d’homme à bonnes fortunes ; rôle qui n’a rien d’honorable en lui-même, et qui cependant ajoute à la réputation d’un homme du grand monde, aussi bien qu’il satisfait sa vanité. On peut donc supposer, sans faire preuve d’un trop grand discernement, que Don Rodrigo songea au mariage comme à une dernière ressource, lorsqu’il fut convaincu de son inhabileté à obtenir des succès dans le champ plus fleuri de la galanterie. Mais jusque dans ce port de salut, la fatalité le poursuivit encore sans égard pour le dieu d’hymen.

Le premier rival de Don Rodrigo était un homme plutôt au-dessous qu’au-dessus de quatre pieds, dont la taille était contournée et les traits repoussans. Sa fortune était loin d’égaler celle de Don Rodrigo ; et cependant, malgré tous ces désavantages, cette espèce de petit monstre, à la grande surprise de chacun, remporta le prix que poursuivait notre malencontreux cavalier. Don Rodrigo plaça ses secondes affections sur une Dame dont les prétentions étaient plus modestes, dont la beauté n’avait rien de remarquable, et dont la fortune et la naissance étaient inférieures à celles de son adorateur. Il se persuada que son rang et ses titres assureraient son succès ; il oubliait les avantages dont la nature l’avait pourvu : ses grands yeux noirs, son nez aquilin, sa taille bien proportionnée, un port noble et majestueux, une bravoure respectée même par ses rivaux et ses ennemis ; mais son Angélique préférait, il faut le croire, des qualités tout-à-fait opposées. Elle choisit pour mari un obscur plébéien, auquel la vue d’un fusil de Tolède eût donné la fièvre. Désespéré des goûts vulgaires de celles auxquelles il s’était adressé, Don Rodrigo prit la résolution hardie d’attaquer le cœur de la plus grande Dame d’Espagne. Il offrit ses hommages à Leonor de Aguilar ; mais ses prétentions furent également repoussées, et quoique sa vanité ne pût être blessée d’avoir Gómez Arias pour rival heureux, cependant, impatienté des sarcasmes continuels de ce seigneur, il se détermina à conquérir par la chance des armes le nouvel objet de ses affections. Le lecteur se rappelle peut-être le succès qui couronna ce dernier exploit.

Le malheur de Don Rodrigo ne se renfermait pas seulement dans ses amours ; il s’étendait sur tout ce qu’il entreprenait. S’il se battait en duel, il était ordinairement blessé, ou si par hasard il blessait son adversaire, quoiqu’il fût presque toujours l’offensé, il passait alors pour l’agresseur. Disait-il quelque chose de spirituel, on ne manquait pas de l’attribuer à une autre personne, tandis que si quelque absurdité circulait dans le monde, on avait pour habitude de l’en croire l’auteur.

Nous ne chercherons pas à donner de plus nombreuses preuves du malheur qui poursuivait Don Rodrigo. Nous le voyons maintenant victime de son mauvais génie. Il quitta le Zaguan de la maison de Monteblanco avec la plus grande précipitation. Rempli de l’idée qu’il avait tué son rival, et convaincu de la nécessité d’une prompte fuite, il courut à son auberge pour chercher son valet et monter à cheval, voulant exécuter sa prudente résolution avant qu’on ne fût instruit de l’évènement qui venait d’avoir lieu. À son arrivée, il demanda où était Peregil son domestique ; mais Peregil était allé aux prières du soir : Don Rodrigo comprit que cela voulait dire au cabaret. Il y envoya un garçon de l’auberge, et lui apprit où son valet pourrait le trouver, hors de la ville. Il alla bien vite à l’écurie ; mais Peregil, dans son zèle et ses soins pour tout ce qui appartenait à son maître, en avait emporté la clef. Le temps devenant précieux, et Don Rodrigo ne voulant causer aucun embarras qui pût le faire remarquer, monta sur une mule de mauvaise apparence qui était attachée à la porte d’une maison, et lui confia sa destinée. Il ne doutait pas que Peregil ne lui amenât son cheval, en donnant un prix raisonnable pour la mule, ce qui, d’après sa chétive apparence, ne serait point une chose difficile.

Enfin, après s’être rendu dans le lieu qu’il avait assigné pour rendez-vous, et avoir attendu deux heures dans un état d’agitation et d’inquiétude, alarmé au moindre bruit, croyant sans cesse qu’on le poursuivait, et ne se consolant que par l’idée que son cheval le tirerait bientôt de cet éminent danger, il vit arriver son valet, non pas monté sur son propre cheval, ni conduisant par la bride son superbe coursier d’Arabie, mais grimpé sur une misérable mule, qui paraissait exiger la constante application du fouet. Peregil ne lui épargnait pas les coups, et ne pouvait cependant en obtenir un pas plus vif.

— Peregil, agent du démon, dit Don Rodrigo avec impatience, où est mon cheval ?

— À l’auberge, répondit le valet d’un air de mauvaise humeur.

— À l’auberge, coquin ! Pourquoi ne l’avez-vous pas amené ? Ne savez-vous pas que ma vie est en péril ?

— Par une très bonne raison, reprit le valet, c’est que je n’en ai pas été le maître. Il ne faut blâmer que vous-même, Señor, vous ne vous êtes fait aucun scrupule de prendre la mule du révérend père, et vous ne devez pas être surpris si le révérend père a pris la même liberté avec votre cheval.

— Par Saint-Jacques de Compostelle, ceci est trop fort pour être supporté, s’écria Don Rodrigo ; comment ce fripon de religieux a-t-il osé prendre mon cheval d’Arabie, en échange de cette indigne mule ? Cet homme de Dieu n’a-t-il point de conscience ?

— Je ne m’en suis pas informé, Señor, mais je pense plutôt qu’il n’a pas de remords de la manière dont il s’est conduit envers moi. — Oh ! si je pouvais trouver le révérend père, dans un lieu où il n’y aurait point de témoins, son crâne tonsuré n’aurait plus besoin de rasoirs à l’avenir.

— Et pourquoi êtes-vous monté sur cette méprisable ânesse ? demanda Don Rodrigo avec colère.

— Doucement, Señor, doucement ; puisque mon maître montre une si grande prédilection pour les mules, il n’est point étonnant que son valet montre le même goût pour les ânesses.

— Misérable, osez-vous plaisanter, dans un semblable moment et sur un tel sujet ?

— En effet, il n’y a pas là de quoi rire, reprit Peregil ; et, en vérité, je ne sais pas pourquoi je plaisanterais dans cette occasion : je suis le plus maltraité des deux. Regardez, je vous prie, cette horrible bête ! Que le tonnerre du ciel et les malédictions de tous les saints tombent sur elle et sur son ancien maître. En disant ces mots, Peregil labourait les côtes de la malheureuse ânesse, regrettant que le vénérable père ne fût pas auprès d’elle afin de prendre sa part des coups qu’il dispensait avec tant d’ardeur.

— Trêve de folies, dit Don Rodrigo, elles sont inconvenantes lorsque la vie de ton maître est en danger. Donne-moi des détails circonstanciés et positifs sur cette œuvre d’iniquité, ou, par mon sabre, tu te repentiras du jour où ton maître monta une mule pour la première fois de sa vie.

— Eh ! bon Dieu ! dit le valet soumis, vous saurez, Don Rodrigo, que cette malheureuse mule est en effet la cause de tout ceci. Quand j’arrivai de l’église, je fus étonné de voir tous les gens de l’auberge dans la plus grande confusion. Le révérend père courait de côté et d’autre, hurlant comme un chien de fermier, et cherchant sa noble mule en appelant la vengeance du ciel sur le voleur profane, épithète qui, suivant toute apparence, s’adressait à votre seigneurie.

— Le révérend père était ivre, dit Don Rodrigo en souriant ; ne s’apercevait-il pas que j’avais laissé mon coursier dans l’écurie, qui, j’espère, était une assez bonne sécurité pour la mule, jusqu’à ce que vous en ayez payé la valeur ?

— Il est sûr qu’il s’en aperçut ; mais lorsque je lui proposai de l’indemniser pour sa perte, il me demanda une somme si exorbitante, qu’il me fut impossible de le satisfaire. Dans son opinion, le coursier n’était point une compensation suffisante pour sa mule ; ainsi, pour rendre l’affaire égale et la terminer à l’amiable, il me proposa de laisser mon cheval par-dessus le marché, et de recevoir cette abominable ânesse comme cadeau.

En prononçant ces mots, Peregil gratifia la pauvre bête d’une nouvelle profusion de faveurs.

— Misérable pécheur ! répliqua Don Rodrigo, comment avez-vous pu consentir à cet abominable arrangement ?

— Parceque je ne pus l’empêcher. Pensez-vous, Señor, que j’aurais prêté les mains à une semblable extorsion si j’avais pu m’en dispenser ? Mais votre fuite précipitée me fit présumer que vous aviez tué votre adversaire. Le révérend père était appuyé de tous les gens de l’auberge, et je pensai qu’il serait peut-être dangereux pour vous de poursuivre cette affaire.

Don Rodrigo fut convaincu de la force de cet argument, et après avoir accablé d’anathèmes le voleur et les gens de l’auberge, occupation dans laquelle Peregil se joignait charitablement à son maître, il dit d’un ton mélancolique : — Puisqu’il n’y a point de remède, il faut se soumettre avec courage à cette mauvaise fortune.

— Il le faut, Señor, reprit Peregil ; il y a au moins quelque consolation dans l’idée que nous sommes déjà si habitués aux caprices de dame Fortune, que cette nouvelle preuve de sa bonne volonté n’a pu nous causer de surprise. — Mais puis-je vous demander où nous allons ?

— Chercher un refuge dans les montagnes, répondit Don Rodrigo d’une voix sombre.

— Que l’assistance de Dieu soit avec nous ! murmura Peregil ; car nous en avons besoin plus que personne.

Après ce dialogue, ils dirigèrent leur marche vers les Alpujarras, aussi tristement et aussi lentement que le comportaient leur position et les animaux qu’ils montaient. De temps en temps la mule du révérend père s’arrêtait court, comme si elle voulait méditer sur ce qu’elle allait faire ; il ne fallait rien moins alors que les caresses de Don Rodrigo (car il n’osait employer un autre moyen) pour l’engager à reprendre sa route.

L’infortuné maître et son humble valet voyagèrent ainsi pendant l’espace de trois heures, dans la nuit la plus profonde. Tout-à-coup Don Rodrigo remarqua que son domestique s’était arrêté ; il se détermina à se rendre près de lui afin de joindre ses efforts aux siens. Il indiqua son intention à sa mule ; mais, au grand désespoir du Chevalier, elle profita du bon exemple que venait de lui donner sa compagne l’ânesse, et s’approchant d’elle, resta immobile. L’obstination de ces animaux surpassa les efforts désespérés de Don Rodrigo et de son valet, et après avoir épuisé leurs forces dans un châtiment inutile, ils résolurent prudemment d’attendre le bon plaisir de leurs montures entêtées. Ils cherchèrent un abri sous les branches d’un arbre touffu, et attendirent la pointe du jour avec impatience, réfléchissant en silence sur leur misérable situation.



CHAPITRE VIII.

O gran contrasto in giovenil pensiero,
Desir di laude ed impeto d’amore ;
Ne chi pire vaglia amor si irova il vero,
Che resta or questo, or questo superiore.

Arioste.

D’abord un vague soupçon, une crainte confuse,
puis une conviction soudaine de la
fatale vérité, comme un pressentiment
traversa son esprit
Le Tasse.

Les teintes rosées de l’aurore coloraient la terre, et les sombres vapeurs de la nuit s’effaçaient graduellement à l’approche du soleil, lorsque Don Manuel de Monteblanco, qui était déjà éveillé, reçut la nouvelle qu’une troupe de cavaliers approchait de sa maison. Le vieux gentilhomme s’avança vers une fenêtre pour examiner les personnes qui venaient lui rendre visite, et tâcher de les reconnaître. La troupe était composée d’un Chevalier armé, et d’une demi-douzaine de gens d’armes, bondissant sur le gazon élastique avec toute l’ardeur de la jeunesse. Don Manuel, qui les examinait toujours, fut bientôt à même de reconnaître l’air martial et la tournure élégante du Chevalier, son jeune ami et parent, Don Antonio de Leyva dont il attendait chaque jour l’arrivée avec la plus grande impatience. Le jeune guerrier était couvert d’une armure en acier poli garni d’argent ; une profusion de plumes flottantes ombrageaient son casque brillant, et jetaient une teinte rougeâtre sur son jeune visage, où une expression qui indiquait la valeur se mêlait à un air de franchise et de gaieté ; les couleurs de ses joues étaient animées par l’exercice ; ses yeux, d’un bleu foncé, annonçaient une émotion qui ne leur était pas ordinaire, et son âge si tendre, les grâces de son maintien, augmentaient l’intérêt qu’on éprouvait en le voyant investi du commandement. Il montait un fier et agile coursier de Barbarie, magnifiquement harnaché, qui semblait participer de l’ardeur guerrière de son maître, car il rongeait son frein, jetait au loin une blanche écume, et le jeune cavalier était obligé de faire usage de toute son adresse pour diminuer son impétuosité.

La petite troupe qui accompagnait le guerrier adolescent portait le costume de l’époque. Elle servait d’escorte à Don Antonio, et faisait partie du corps dont il était le commandant. À leur arrivée, les pesantes portes de la maison s’ouvrirent, et le vénérable Monteblanco attendit sur leur seuil la visite de son noble ami. Au même moment, Don Antonio s’élança de son cheval et se jeta dans les bras qui s’avançaient pour recevoir ses embrassemens.

— Soyez le bien venu, trois fois le bien venu dans la demeure de votre vieil ami et parent.

— Dieu vous bénisse, noble Don Manuel ; je me réjouis de voir que la main du temps semble vous oublier ; votre contenance est toujours jeune. Comment se porte la belle Theodora ?

— Fraîche comme la rose du printemps, belle comme le lis de la vallée, et joyeuse comme l’habitante des airs, répondit le tendre père. Mais entrez, continua-t-il d’un air satisfait, venez vous rafraîchir. Pedro, dit-il en se tournant vers son majordome, personnage grand, maigre et sérieux, ayez soin que ces cavaliers (en montrant la suite de Don Antonio) ne manquent de rien.

Alors prenant son parent par la main, il le conduisit dans la maison.

— Theodora, dit Don Manuel, est encore occupée de ses oraisons du matin avec la bonne Martha ; mais dans une occasion comme celle-ci, ce ne sera pas un grand péché d’interrompre leurs dévotions.

— Non, je vous-en prie ; répondit Don Antonio en souriant, je n’ai point l’habitude de déranger les Dames lorsqu’elles sont occupées d’une si louable manière.

— Bien, mon jeune ami, comme il vous plaira. Mais bon Dieu ! continua Don Manuel en regardant Don Antonio avec complaisance depuis la tête jusqu’aux pieds, quel changement ! C’est un plaisir, une consolation pour moi d’admirer tous les avantages que peu d’années donnent à un jeune homme. Vous vous êtes distingué dans les jeux, ajouta Don Manuel, j’en suis enchanté, d’autant plus qu’il paraît que c’est la Reine elle-même qui a récompensé votre mérite. J’ai entendu dire que vous commandiez une partie de ces braves gens destinés à combattre les rebelles des Alpujarras.

— En vérité, répondit Don Antonio avec modestie, notre grande Reine m’honore beaucoup plus que je ne le mérite. Mais je puis jurer que ma conduite dans l’avenir me rendra digne de la confiance qu’elle veut bien m’accorder.

— Je suppose alors, dit Don Manuel, que votre séjour à Cadix sera de courte durée.

— En effet, il m’est seulement permis d’y attendre l’arrivée du corps que je commande ; et je dois aller immédiatement rejoindre l’armée qui est sous les ordres du noble Aguilar.

— Alors, mon cher parent, observa Monteblanco en souriant, nos projets doivent être accomplis sans aucun délai.

— Je ne me plaindrai pas d’agir avec trop de promptitude, puisque le bonheur de ma vie est attaché à l’accomplissement de ces projets. Au même moment on ouvrit la porte du salon, et Theodora fut présentée avec cérémonie par la duègne, qui, après avoir fait un salut raide et prétentieux, recula et se tint à une distance respectueuse.

— Chère enfant, dit Don Manuel, voici votre parent, Don Antonio de Leyva, que vous connaissez déjà ; il arrive dans notre maison sous les meilleurs auspices d’un galant Chevalier ; son front est orné de la couronne du triomphateur, grâce à l’adresse et au courage qu’il a montrés dans les jeux. C’est un bon présage pour ses succès futurs dans les champs de la gloire.

Theodora offrit sa main à son parent en essayant de répondre à sa cordialité ; mais c’était un effort pour cacher la froideur réelle qu’elle éprouvait ; une terreur involontaire s’emparait peu à peu de ses sens ; et toute sa personne trahit son émotion violente lorsqu’elle crut deviner le motif de la visite de Don Antonio. Le ton d’affection et de contentement qui régnait entre son père et le jeune de Leyva augmenta ses soupçons sur une cause qu’elle redoutait d’apprendre.

Aussitôt que Don Antonio se fut retiré, Monteblanco témoigna l’intention de parler à sa fille en particulier. La jeune fille tremblante obéit ; ses pas étaient mal assurés ; elle ressemblait au criminel qui va recevoir une sentence irrévocable. La duègne resta dans le salon, surprise de cette conférence mystérieuse dans laquelle on se dispensait, avec si peu de cérémonie, de son approbation et de ses conseils. Son orgueil était blessé ; elle se signa plusieurs fois avec ardeur, et sortit murmurant quelque chose qui tenait le milieu entre la prière et la malédiction.

Au bout de quelques minutes l’entretien secret fut terminé ; Theodora sortit de l’appartement de son père les yeux noyés de larmes, et dans la plus violente émotion. Elle courut dans sa chambre, et, poussant le verrou, donna un libre accès à toute sa douleur.

— Hélas ! s’écria-t-elle, l’affreux soupçon est confirmé, et la manière tyrannique dont mon père m’a communiqué ce qu’il exige de moi ne me donne aucune espérance de faire changer sa résolution. Aucun délai, pas un mois, pas même une semaine ne m’est accordée ; la mesure de mon malheur est complète ; je suis perdue ! Oh ! Lope ! Lope !

Theodora ne put continuer, ses sanglots seuls se firent entendre, et elle s’abandonna à tout l’excès de son désespoir.

La duègne s’approcha d’elle pour essayer de la consoler, ou du moins de la calmer. Comme nous l’avons vu, elle était blessée du peu de confiance que Don Manuel lui avait montrée ; dans son jugement, elle avait résolu de porter ailleurs l’utilité de ses conseils ; nous devons observer qu’elle était très obligeante de son naturel. Elle prodiguait ses bons avis avec la plus grande libéralité, et elle avait un fonds inépuisable de pieuses exclamations et de consolations au service de ses amis. Mais elle désirait par-dessus tout être consultée dans toutes les occasions. Malgré ces aimables qualités, la duègne, dans l’opinion de bien des gens, ne méritait pas de meilleur titre que celui de commère.

Niña[21], qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-elle : que veulent dire ces larmes ? Hélas ! je vois que votre père est coupable de quelque mesure tyrannique ; je le suppose surtout par ses soins à me dérober son secret. Dieu lui pardonne ! Il ne veut jamais recevoir aucun conseil, et je ne sais pourquoi je reste dans sa maison. Mon enfant, confiez vos chagrins et vos plaintes à votre meilleure amie ; vous savez que je ne suis jamais aussi heureuse que lorsque je console les affligés, et que j’offre mes services à ceux qui n’ont point de protection.

— Oui, bonne Martha, reprit la malheureuse jeune fille, je suis sensible à votre amitié, et je suis sûre que vous ne me refuserez pas votre compassion. Hélas ! sans vos conseils et votre assistance, je ne surmonterai jamais les difficultés dont je suis entourée. Il faut que je le voie, il faut que je voie Don Lope cette nuit même !

Alors elle expliqua à Martha la cause de son chagrin, et la duègne, heureuse de trouver une occasion de rendre service, promit de coopérer à l’accomplissement des désirs de sa pupille.



CHAPITRE IX.

Jeunes beautés,
Gardez précieusement votre faible cœur ;

cachez vos soupirs amoureux ; et dans le
bocage, où le chèvre-feuille forme un abri,
où les roses qui s’échappent de leurs tiges
présentent une couche moelleuse, quand
le crépuscule du soir jette son rideau pourpré
sur la nature, ne vous fiez point à
l’homme trompeur.

thomson.

Dans la partie la plus solitaire du jardin de Monteblanco, Theodora, enveloppée d’une robe légère et d’un blanc virginal, était assise sur un banc rustique, ombragé par le mirthe et l’arbousier. L’air était calme, et sans le frémissement léger du feuillage agité par la brise, ou les sons plaintifs du rossignol, aucun bruit n’eût troublé un silence qui avait quelque chose de solennel. La voûte bleuâtre des cieux où brillaient d’innombrables étoiles, le parfum pénétrant de la fleur d’orange et du jasmin, la douce langueur qu’on puisait dans l’atmosphère, tout disposait l’esprit à des pensées d’amour.

Theodora, cependant, restait absorbée dans un chagrin profond : sa tête était baissée, et ses longues tresses noires tombaient avec profusion sur son cou d’albâtre et sur son sein, cachant presque un visage charmant encore, mais couvert des larmes du désespoir.

Une figure humaine parut sur les murs du jardin, puis aussitôt le bruit de sa chute sur le gazon fut entendu. Theodora tressaille, mais un prompt souvenir calme sa crainte momentanée. Le visiteur nocturne était Gómez Arias ; il avait reçu un billet de Theodora, et devinant quelque malheur nouveau, il accourait, rempli d’inquiétude, au rendez-vous.

De quel étonnement fut-il saisi ! Il contemple celle qu’il aime, elle ne vient point au-devant de ses caresses passionnées ; elle reste silencieuse et désespérée. Son visage enchanteur n’est point embelli de ce sourire si doux que la présence de son amant faisait naître. Elle est triste, sans mouvement, et parmi les bosquets de fleurs et le vert feuillage, elle semble une statue d’une chaste et sévère beauté, placée pour former un contraste avec les plus gaies et les plus brillantes productions de la nature.

Gómez Arias est devant elle, et elle paraît à peine s’apercevoir de sa présence ; il la regarde avec surprise, et murmure doucement son nom. Cette voix si bien connue de Theodora rappelle ses idées incohérentes, et le son magique réveille son cœur et le rend tout entier à l’amour. Elle lève la tête, rejette en arrière les boucles d’ébène de ses beaux cheveux, et les rayons de la lune éclairant son visage, montrent à Gómez Arias les larmes qui le sillonnent.

Don Lope s’approche de Theodora, ses bras entourent sa taille, et il essaie par les mots les plus tendres de calmer un chagrin dont il ne connaît pas encore la cause.

— Theodora, demande-t-il enfin, que signifie cette douleur ? Quels sont les malheurs qui nous menacent ? Pourquoi vous livrer à un tel désespoir ? Ah ! ne savez-vous pas que mon amour peut vaincre tous les obstacles ?

Puis, comme s’il était frappé d’une pensée soudaine, il ajouta :

— Vous ne pouvez certainement avoir conçu le moindre doute sur la vérité, le dévouement de mon affection !

— Douter de votre affection ! Oh ciel ! ne prononcez pas même ce mot épouvantable. Il y a quelque chose dans cette idée de plus terrible que la mort. Non, non, ajouta-t-elle avec vivacité, je ne veux pas, je ne puis pas douter de votre affection. Si jamais…

Theodora ne put continuer, son imagination lui avait présenté tout-à-coup ce malheur, plus épouvantable que tous les autres, et reculant avec effroi devant cette image, elle fut obligée pendant quelque temps de garder le silence avant de pouvoir maîtriser son émotion.

— Non, reprit-elle enfin, je ne doute pas de votre amour. Mais une autre calamité m’est réservée, elle rendra misérable le reste de mon existence.

Elle s’arrêta une seconde fois, ses larmes coulèrent plus abondamment encore.

Gómez Arias se sentit soulagé d’une grande inquiétude, car il eut d’abord l’idée que Theodora avait appris ses engagemens avec Leonor de Aguilar. Son embarras cessa, convaincu intérieurement que le malheur que Theodora redoutait de lui apprendre céderait devant les ressources de son esprit ou devant la témérité dont il se sentait capable.

— Parlez, ma Theodora, dit-il, confiez-moi cette douleur que je ne puis comprendre. Séchez vos larmes, ne tremblez plus, je suis avec vous.

— Oh, Lope ! répondit la jeune fille désespérée, il faut que je renonce à vous pour jamais.

— Pour l’amour du Ciel, Theodora, calmez cette agitation ; hier vous étiez aussi heureuse que l’est un cœur qui se livre pour la première fois à l’amour, et qui est payé du retour le plus tendre qu’un mortel puisse accorder ; et maintenant…

— Il est arrivé, dit Theodora en l’interrompant, mon futur époux est ici.

Gómez Arias parut ému à cette nouvelle, mais reprenant aussitôt un calme apparent, il demanda le nom de son rival.

— Quel est, s’écria-t-il, le mortel assez hardi pour réclamer la main de ma Theodora ? C’est sans doute quelque noble et brillant Chevalier.

— Hélas ! votre supposition n’est que trop juste, et c’est cette circonstance qui augmente mon chagrin : s’il avait un caractère moins estimable, s’il était dépourvu de ces avantages qui rendent un homme cher au cœur d’une femme, j’aurais le droit de refuser ses hommages. Dans ce cas, si j’étais une victime de l’autorité paternelle, je trouverais quelque consolation dans une haine qui serait fondée ; mais l’homme qui cherche à s’allier avec notre maison est un Chevalier dont le choix honorerait les premières familles d’Espagne. Brave, généreux, de haute naissance, aussi distingué par la supériorité de son esprit que par les avantages de sa personne, il possède la confiance de la Reine, qui l’a nommé commandant d’une des divisions destinées à combattre les rebelles.

Theodora fit toutes ces observations dans la simplicité de son cœur, et ne s’aperçut pas combien elle blessait son amant. Il ne ressentait pas les angoisses de la jalousie, car il avait trop de confiance dans son propre mérite et dans l’affection passionnée de Theodora ; mais il était intérieurement mortifié des éloges accordés à un autre, d’autant plus qu’ils donnaient lieu à une comparaison qu’il ne pouvait pas aisément supporter. D’un ton un peu sévère, il demanda le nom de ce Chevalier accompli, et Theodora, qui s’aperçut combien son âme était offensée, prononça d’une voix faible le nom de Don Antonio de Leyva. Ce mot produisit sur Gómez Arias l’effet d’une secousse électrique, et malgré son empire sur lui-même, il ne put cacher le mécontentement qu’il éprouvait.

— Quoi ! s’écria-t-il, Don Antonio de Leyva, ce jeune présomptueux que je déteste !

Mais réprimant son émotion, sa fierté maîtrisa ses esprits irrités, et il continua avec une gaieté forcée :

— Certainement, Don Antonio est un galant Chevalier, et digne, sous tous les rapports, de captiver l’amour d’une femme. Don Lope s’arrêta de nouveau, car il n’était pas encore assez maître de lui, et déguisait trop mal ses secrets sentimens. Gómez Arias haïssait Don Antonio, par la seule raison que ce jeune homme acquérait chaque jour, par sa valeur et ses qualités, une réputation plus brillante. Il ne pouvait oublier son aventure du tournoi ; Don Antonio l’avait arrêté dans sa carrière, et menacé de lui ravir la gloire de la journée ; il le regardait donc comme son dangereux rival, il enviait le commandement dont la Reine l’avait investi, car c’était, selon lui, l’occasion la plus favorable pour augmenter ses droits à la faveur royale.

Theodora était loin de deviner la cause de l’agitation de son amant. Elle attribuait ce qu’il ressentait à la jalousie ; elle ne se trompait pas ; mais ce n’était point de la jalousie d’amour. Il régna un long silence, pendant lequel les souffrances de Theodora redoublèrent ; car elle s’apercevait du changement qui s’était opéré dans les manières de Gómez Arias ; plusieurs passions se combattaient dans son cœur ; mais celle de l’orgueil blessé dominait sur les autres. Ses regards indignés lançaient des étincelles ; un sourire amer errait sur ses lèvres, et une colère concentrée joignait ses épais sourcils.

— Theodora, dit-il en arrêtant ses regards sévères sur la jeune fille tremblante ; Theodora vous m’avez trompé !

— Je vous ai trompé, Gómez Arias ! et elle resta stupéfaite à cette cruelle supposition. Je vous ai trompé ! répéta-t-elle encore ; pouvez-vous vous arrêter un moment à un soupçon aussi dégradant pour moi ? Oh, Lope ! est-il possible que vous ayez une telle opinion de Theodora !

— Pourquoi ne m’avez-vous pas instruit plus tôt de cet arrangement de famille ?

— Je l’ignorais moi-même ; ce mariage fut projeté entre mon père et Don Antonio, sans consulter mes inclinations. Hélas ! la première nouvelle que j’en reçus fut pour me préparer à la cérémonie qui doit avoir lieu immédiatement. Lope, mon bien-aimé, ajouta-t-elle avec tendresse, ah ! ne brisez plus jamais mon cœur par des soupçons indignes de notre mutuelle passion.

Et se jetant dans les bras de Don Lope, et le serrant contre son sein avec l’innocence et la confiance d’un véritable amour : — Jamais, ajouta-t-elle, Theodora ne vous cacha une seule pensée ; vous êtes le maître de mon cœur, et des plus secrets désirs de mon âme.

Puis elle reprit avec un ton calme : — Don Antonio est arrivé ce matin même, et mon père m’annonça aussitôt le but de sa visite. Ma surprise fut excessive ; je me récriai sur le court délai qui m’était accordé, et j’essayai par mes prières de détourner le coup fatal ; ces prières furent vaines aussi bien que mes larmes ; mon père me signifia que je devais céder à l’accomplissement de ses désirs, me laissant le choix d’une prompte obéissance, ou de passer le reste de mes jours dans la triste solitude d’un cloître. Mon choix est fait ; je vous perds, Don Lope, je vous perds pour jamais ; mais votre image chérie me suivra dans le sombre asile de la pénitence et du malheur. C’est là que se terminera mon existence ; j’abandonnerai le monde sans regret ; mais vous quitter, en aurai-je la force ? Ce n’est point à Dieu que je sacrifierai ma jeunesse, car mon cœur est tout entier à l’amour. Je n’abjurerai pas le monde, car il contiendra le seul objet dont le souvenir me fera supporter la vie. Je ne m’enfermerai point comme une pécheresse pénitente pour pleurer sur une vie coupable, mais comme une amante désespérée, qui veut conserver inviolables les sermens qu’elle adressa au premier, à l’unique objet de son attachement. Pour vous seul, Don Lope, mes larmes couleront ; vous serez le but de mes méditations. Dans ma profonde solitude, je prierai pour votre bonheur, pour votre bonheur, Don Lope, auquel je ne participerai pas ! Une consolation me restera, celle de penser qu’au milieu de votre brillante carrière, votre cœur se reportera quelquefois vers le silencieux asile où la jeunesse de Theodora sera cachée. Cette idée peut faire supporter de grands chagrins ; et lorsque la main secourable de la mort me délivrera de mes chaînes, vos larmes couleront peut-être sur la tombe de celle dont le plus grand crime fut de vous aimer trop tendrement.

— Theodora ! s’écria Gómez Arias, ému par la peinture qu’elle avait tracée ; est-ce là le seul remède que vous puissiez trouver à notre malheur ?

— Quoi ! demanda-t-elle vivement, en serait-il un autre ?

Elle s’arrêta, et regarda Gómez Arias avec anxiété ; une lueur d’espérance venait de pénétrer jusqu’au fond de son cœur.

Don Lope garda le silence pendant quelques minutes, et dit, avec une froideur glaciale : — Theodora, vous ne m’aimez pas !

— Dieu du ciel ! répondit Theodora effrayée de cette horrible supposition. Don Lope, ne répétez plus ces mots ; ils me tueraient. Qu’exigez-vous de moi ? parlez, Gómez Arias, parlez. Je ferai tout pour vous convaincre de la sincérité de ma tendresse et de la cruelle injustice de vos soupçons.

— Vous devez vous soustraire alors à l’oppression paternelle, reprit Don Lope avec calme, et vous trouverez dans votre amant la tendresse qu’un père vous refuse. Ne vous effrayez pas ; cette résolution vous coûtera, peut-être ; mais songez que c’est votre seule ressource, et que nous devons nous soumettre à la loi impérieuse de la nécessité. Consentez à me suivre, et dans peu de temps vous deviendrez ma femme à la face du ciel et de la terre.

Theodora s’étonna de cette proposition ; elle fixa ses regards expressifs sur Gómez Arias, et lui dit, d’une voix aussi calme que le comportait sa violente émotion : — Hélas ! Don Lope, je vous demanderai à mon tour si c’est là le remède que vous trouvez à nos malheurs ? Vous me proposez d’abandonner mon père au déclin de sa vie, de le laisser en proie aux regrets et à la honte.

— Vous aviez déjà formé le projet de l’abandonner, observa Gómez Arias.

— Non, Lope, en me retirant dans un couvent, je trompe seulement ses espérances, et je n’encours point sa haine et sa malédiction ; son chagrin serait modéré par la résignation, et non pas empoisonné par l’aiguillon de la honte. Don Lope, ajouta-t-elle avec dignité, demandez ma vie, mais n’exigez pas un crime comme une preuve d’amour.

— Arrêtez, Theodora, interrompit Gómez Arias avec un calme qui s’accordait mal avec le sombre nuage qui couvrait son front. Restez ; vous avez raison et je rétracte ma demande. Cette offre était dictée dans les transports d’un sincère, d’un ardent amour, et comme la seule ressource qui nous est laissée au moment du danger. Mais je vois que je me suis trompé sur vos sentimens. De telles actions ne sont entreprises que par des âmes capables de sentir, d’apprécier l’étendue d’une véritable passion, non pas par des êtres froids, des consciences timorées comme la vôtre. Je m’étais flatté dans mon orgueil que j’avais rencontré le modèle d’une affection profonde et désintéressée ; mais je suis déçu dans mon attente, et vous ressemblez au reste de votre faible sexe, vous ressemblez à ces femmes dont la vanité est flattée des hommages qu’on leur rend, mais dont le cœur est incapable d’une résolution hardie et généreuse en faveur de l’homme qu’elles prétendent aimer. Je ne vous presserai pas davantage. Dès ce moment mes sentimens changent à votre égard ; vous n’êtes pas celle que je croyais avoir trouvée : votre cœur n’a pu comprendre l’amour que j’avais pour vous, puisqu’il n’est pas capable d’y répondre.

En prononçant ces paroles, Gómez Arias se dégagea brusquement des bras de Theodora, tandis que cette infortunée, effrayée de ce mouvement, jeta sur lui des regards égarés, car l’intensité de son chagrin lui ôtait la faculté de réfléchir. Mais lorsqu’elle vit son amant s’éloigner, elle reprit un instant l’usage de sa raison, ses pensées s’arrêtèrent sur ce nouveau malheur plus difficile à supporter que tous les autres, et jetant un cri déchirant, elle tomba sans connaissance.

Alarmé de l’effet produit par sa cruelle colère, Gómez Arias revint sur ses pas, et relevant la charmante victime, la contempla, avec toute l’anxiété d’un amour que l’inquiétude avait ranimé. Theodora est dans ses bras, mais ses beaux yeux sont fermés, ses joues sont décolorées et son front couvert d’une sueur froide et pénible. L’étincelle de la vie ne semble plus animer ces formes si belles qui restent pâles et sans mouvement. La colère de Don Lope fait place à la crainte. Tandis qu’il essuie la sueur qui tombe sur les joues de Theodora, il aperçoit des gouttes de sang qui coulent doucement sur son front d’albâtre. Dans la violence de sa chute sur une allée sablée, Theodora s’était blessée à la tête, et cette trace pourprée formait un mélancolique contraste avec l’extrême blancheur de son visage.

Gómez Arias fut ému, tandis qu’il contemplait l’angélique créature qu’il tenait dans ses bras. Il n’y avait point d’artifice dans la douleur mortelle qu’elle avait éprouvée. Peu de mots l’avaient réduite à cet état. Il y a peut-être de la cruauté dans le cœur d’un homme qui s’applaudit des malheurs causés par l’excès de l’affection qu’on lui porte ; il faut avouer cependant que le cœur de Gómez Arias était partagé entre un sentiment de triomphe et de compassion. Mais il revint bientôt à des pensées plus généreuses : l’inquiétude et le regret prirent la place de la vanité, tandis que sa passion pour Theodora mourante reprenait tout son empire ; il contemplait sur ce beau visage l’excès du chagrin qu’il avait occasionné, et ses tendres efforts essayaient de le rendre à la vie. Il pressait contre son cœur ce précieux fardeau, plaçait son front brûlant sur les joues glacées de sa maîtresse, baisait la blessure qui ensanglantait son visage, et l’essuyait avec son écharpe.

Pendant quelque temps, Theodora parut privée d’existence. Don Lope l’appelait par les noms les plus tendres, rafraîchissait son visage avec l’eau d’une fontaine voisine, et s’épuisait en efforts impuissans. Enfin elle ouvrit les yeux, un léger mouvement agita son sein, et ses doigts charmans se portèrent à son front, comme si elle ressentait déjà la douleur de sa blessure. Un profond soupir s’exhala de sa poitrine, ses yeux s’ouvrirent, et un sourire mélancolique erra sur ses lèvres, en voyant la solicitude de son amant. Elle était encore incapable de s’exprimer par des paroles.

— Theodora ! dit Gómez Arias avec la plus profonde émotion, Theodora, ne me reconnaissez-vous pas ?

La jeune fille sembla se réveiller d’un horrible rêve ; elle jeta ses bras autour de Don Lope avec un mouvement convulsif, et s’écria d’une voix tremblante :

— Il ne m’a point abandonné ; non, non, il est ici, près de moi.

— Non, ma Theodora, répondit tendrement Gómez Arias, je ne vous ai point quittée, je ne vous quitterai jamais ; je suis un barbare de vous en avoir menacée. Je ne mérite point un attachement comme le vôtre, mais je vous demande à genoux de me pardonner.

Theodora revint promptement à la vie ; elle aperçut une trace de sang sur les lèvres de son amant ; elle sentit autour de sa tête l’écharpe qui lui servait de bandage ; et lorsque Gómez Arias lui expliqua la cause de sa blessure, la jeune fille passionnée se réjouit d’un mal qui avait été la source de soins si doux et de caresses plus douces encore.

Ils gardèrent l’un et l’autre un profond silence, craignant de reprendre une conversation qui avait causé de si tristes effets.

Mais le temps s’écoulait avec promptitude ; et Gómez Arias fut le premier à remontrer la nécessité de prendre un parti.

— Theodora, dit-il, la nuit s’enfuit, son ombre favorable ne nous protégera pas long-temps ; et le jour, hélas ! jettera des ombres bien plus tristes sur nos plus brillantes espérances.

Theodora soupira profondément, mais il lui fut impossible de répondre.

— Que faut-il faire ? demanda Don Lope, d’une voix sombre. Faut-il nous dire un éternel adieu ?

— Un éternel adieu ! s’écria Theodora ; je ne puis supporter tout ce qu’il y a d’affreux dans cette idée.

— Voilà le sort qui nous est réservé, répondit Don Lope, à moins que vous n’ayez la force de…

Il s’arrêta, jeta sur Theodora un regard expressif ; il n’osait parler, mais son silence se faisait assez comprendre.

L’angoisse de Theodora redoubla ; elle joignit les mains, et sa tête se pencha sur son sein.

— Que faire ? reprit Gómez Arias ; je vous le demande encore ; il nous reste peu de temps, le jour va paraître.

— Don Lope, s’écria Theodora dans un accès de désespoir, prenez pitié, prenez pitié de mon horrible situation, et ne me demandez plus un crime que mon faible cœur ne serait que trop prompt à commettre. Ne faites point usage du pouvoir irrésistible que vous avez sur mon âme, pour me plonger dans un abîme de misère qui empoisonnerait toute mon existence. Ne me forcez point à détruire la tranquillité d’un vieillard vénérable, d’un père dont le seul tort est dans son excessive tendresse, dans sa sollicitude pour son enfant. Si la résolution qu’il a prise à mon égard me plonge dans la plus affreuse douleur, on ne peut lui en adresser aucun reproche ; hélas ! tandis qu’il détruit toutes mes espérances de félicité, il croit travailler au bonheur futur de sa fille.

— Oui, répondit Gómez Arias avec un sourire amer, en la forçant de passer sa vie dans un cloître.

— Non, répondit Theodora, il ne me croit pas capable d’une si terrible résolution ; il ignore que j’ai donné toutes mes affections à un autre homme. Il croit que je ne pourrai être long-temps insensible au mérite de l’époux qu’il a choisi pour moi.

En prononçant ces mots elle se jeta aux pieds de Gómez Arias. — J’embrasse vos genoux, Don Lope, lui dit-elle, et j’implore votre protection ; je ne connais que trop ma propre faiblesse ; prenez compassion de ma misère, ne me pressez pas davantage, ne profitez point de la tendresse, de l’entier dévouement de celle qui vous adore, pour en faire une fille coupable.

Gómez Arias fut surpris de la fermeté de Theodora, il ne s’était point imaginé trouver une semblable résistance dans un cœur rempli d’un amour passionné. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer la générosité, la noblesse des sentimens de celle qui se serait volontiers renfermée pour la vie dans une triste solitude, plutôt que de dévier d’une route qu’elle croyait sacrée. Il se sentait humilié de sa supériorité, et aurait presque voulu se persuader que ses scrupules venaient plutôt de la faiblesse de son amour que de la force de ses principes.

Il la regardait avec un mélange de mécontentement et de tendresse, en essayant de la relever.

— Non, jamais, jamais, s’écria-t-elle, si vous n’exaucez mes prières.

— Relevez-vous, relevez-vous, Theodora, répondit Gómez Arias d’une voix sombre. Puisque vous le voulez, je ne demanderai plus un sacrifice que j’espérais de votre amour. Je vous obéirai, je vais vous quitter pour jamais. Mais ne supposez pas que je supporterai patiemment ma mauvaise fortune, j’attaquerai celui qui est la cause de tous nos malheurs, et si Don Antonio est un aussi vaillant Chevalier que sa renommée le fait croire, il me restera une consolation, celle de le sacrifier à ma vengeance ou de tomber moi-même sous ses coups. Vous le voulez, je vous le répète encore : adieu Theodora, adieu, nous ne nous reverrons plus.

— Non, s’écria Theodora dans l’agonie du désespoir, vous ne devez pas, vous ne pourrez pas me quitter ainsi. Oh ! Gómez Arias, jusqu’ici vous aviez été tendre et généreux, vous n’aviez point encore blessé mon cœur avant cette horrible nuit.

— Cela est vrai, reprit Don Lope, et jamais jusqu’à ce moment je n’avais douté de votre amour. Fille inconcevable, que dois-je faire ? que désirez-vous ? Votre affreuse résolution navre mon cœur ; voulez-vous me forcer dans mon désespoir à maudire l’heure où je vous ai vue pour la première fois ? Theodora, dit-il d’un ton de reproche, séchez vos larmes, réservez-les pour de plus grands malheurs encore. Puissiez-vous jouir de la paix que vous m’avez à jamais ravie. Adieu ! adieu !

En prononçant ces mots, Gómez Arias s’éloigna lentement ; Theodora se précipita vers lui, et comme le pauvre oiseau qui, sous l’influence magique du serpent, suit un charme trompeur, elle se jeta dans les bras de son amant, incapable de résister davantage à son désespoir. Don Lope, dit-elle avec un tremblement convulsif, vous l’emportez, nous ne nous quitterons jamais. Puis elle ajouta d’un ton solennel : Il était dans ma destinée de devenir coupable, mais rappelez-vous, Don Lope, que vous n’aurez jamais le droit de me le reprocher.

Gómez Arias la pressa tendrement contre son sein, et dans les transports de sa joie, il essaya de lui peindre le bonheur qui leur était réservé.

— Ma Theodora, dit-il, calmez vos craintes déraisonnables ; aussitôt que nous en trouverons l’occasion, vous deviendrez ma femme. Votre père vous pardonnera, et s’il pouvait être sourd à la voix de la nature, l’amour, la reconnaissance de Gómez Arias vous en dédommageront.

— C’est ma seule consolation, mon seul espoir, répondit Theodora. Aimez-moi, Don Lope, aimez-moi comme je vous aime. Hélas ! c’est impossible ; mais si vous oubliez vos sermens, si votre affection pouvait s’éteindre, ne me le dites jamais. Trompez-moi par pitié ! ne me laissez point deviner la vérité, ou que la mort vienne me délivrer promptement de ce malheur plus affreux que tous les autres. Gómez Arias essaya de calmer son agitation, et lui remontra de nouveau la nécessité de fuir avec la plus grande promptitude. Theodora s’était trop avancée pour reculer encore ; elle ne fit aucune résistance, et pouvant à peine se soutenir Gómez Arias l’entraîna à travers le jardin.

Don Lope fit un signal ; et une échelle de corde fut jetée par une personne qui était de l’autre côté du mur. À cette vue les larmes de Theodora coulèrent avec une nouvelle abondance. Une foule de craintes traversèrent son esprit ; le poids du remords oppressait déjà son cœur ; sans l’appui que lui prêtait Don Lope, elle serait tombée sur le gazon. Gómez Arias porta la tremblante jeune fille jusqu’au haut de l’échelle, et tandis qu’ils s’arrêtaient un instant au sommet du mur, elle jeta un long et mélancolique regard sur l’asile de son enfance et de son innocente jeunesse, où un vieillard abandonné allait vivre seul en proie au plus affreux chagrin. Theodora posa la main sur son cœur, comme pour en arrêter les horribles battemens, et détournant les yeux, elle confia sa destinée à celui qu’elle aimait si tendrement.



CHAPITRE X.

Où est-elle ?
Je désire voir ma fille ; faites-la venir.
...............
Vous m’avez trompé ; vous n’avez pas surveillé
le joyau de ma vie. Amenez-la-moi ;
qu’elle paraisse devant mes yeux.
Baumont et Fletcher.

Le jour parut, jour de tristesse pour l’infortuné Monteblanco. Assis sur une lourde chaise d’un travail grossier, le vieux Caballero attendait le moment où sa fille chérie viendrait lui demander de ses nouvelles et recevoir sa bénédiction. Il attendit pendant quelque temps sans impatience, mais bientôt, cédant à une inquiétude qui ne lui était pas naturelle, il appela la duègne ; ce fut en vain, il ne reçut point de réponse. La pieuse vieille Dame était profondément occupée à ses oraisons du matin ; son esprit ne songeait point à ce qui se passait dans ce misérable monde. Elle parut enfin, répondant à un troisième appel. Ses yeux étaient demi-fermés, ses lèvres s’agitaient dans la ferveur de sa dévotion, et ses doigts décharnés laissaient tomber un à un, à des intervalles mesurés, les gros grains noirs de son rosaire.

— Le Seigneur soit avec vous ! dit pieusement la duègne.

— Qu’il vous garde en sa sainte grâce, bonne Martha, répondit Don Manuel.

— Et que la sainte Vierge vous pardonne, Señor, pour troubler une humble pécheresse dans les prières qu’elle lui adresse.

— Amen ! répondit Don Manuel. Maintenant, Martha, dites-moi où est ma fille.

Ave Maria, dit la duègne en posant ses doigts sur un nouveau grain.

Monteblanco, qui espérait une réponse tout-à-fait différente, fut cependant assez bon pour faire la réponse obligée à la salutation angélique.

Sancta Maria, murmura-t-il avec un léger mouvement d’impatience, mais en élevant cependant les yeux au ciel. Bientôt la dévotion du vieux Cavalier céda à sa sollicitude paternelle.

— Martha, s’écria-t-il, mettez de côté votre rosaire, et dites-moi, je vous en conjure, si ma fille ne se porte pas bien.

— Sainte Vierge ! répondit la duègne. Qu’est-ce qui vous donne cette idée, Don Manuel ?

— Si elle se porte bien, pourquoi ne l’ai-je pas encore vue ? Où est-elle ?

— Dans son lit. Dieu la bénisse, reprit Martha, qui pensait tout naturellement qu’une jeune fille qui avait passé la nuit entière dans un colloque amoureux, ne pouvait pas se lever de fort bonne heure le jour suivant.

— Dans son lit ! répéta Monteblanco, dans son lit, quelle paresse ! il est sept heures sonnées. Il ajouta d’un air un peu inquiet : — A-t-elle passé une mauvaise nuit ?

— Non pas, que je sache, à moins cependant qu’elle n’ait mis un peu trop de zèle à ses dévotions du soir. Que la bénédiction du Seigneur soit avec elle, car c’est une douce et innocente enfant. Il est vrai qu’elle ne pouvait pas être autrement, après les saints préceptes que moi, misérable pécheresse, ai tâché d’inculquer dans son jeune cœur.

— Martha, Martha ! observa Don Manuel, je n’approuve pas entièrement cet excès de dévotion.

— Ah ! répondit la vieille, c’est exactement ce que je lui dis ; mais elle est si scrupuleuse dans ses exercices de religion !

— Martha, vous modérerez son zèle, et vous lui ferez comprendre qu’elle sera plus agréable aux yeux de Dieu en obéissant aux désirs de son père. Maintenant, ajouta-t-il d’un ton plus familier, allez, et dites-lui de descendre, car j’attends à chaque minute Don Antonio de Leyva.

La Duègne sortit en murmurant un gloria Patri, qui se termina au moment où elle fermait la porte. Elle se hâta de monter à l’appartement de sa pupille, mécontente d’un sommeil qui l’exposait à une réprimande, quelque légère qu’elle fût.

— Oh ! la jeune paresseuse, dit-elle. Dios me perdone. Qu’est-ce que cela veut dire ? n’êtes-vous pas honteuse d’être encore au lit à l’heure qu’il est, et d’être cause qu’une vieille chrétienne comme moi soit dérangée de ses prières ? Tout cela vient de votre rendez-vous nocturne ; il faut que je mette un terme à cela ; de pareils rendez-vous font peut-être beaucoup de bien au cœur, mais ne sont point favorables à la santé ni à la paix de l’âme : levez-vous, levez-vous, Perezosa, paresseuse, et n’exposez plus une Duègne complaisante aux reproches de votre père. Levez-vous à l’instant, Don Manuel vous attend !

Ne recevant point de réponse, elle crut qu’on la comprenait ? La Duègne était passablement sourde, et pensant que Theodora se servait des excuses qu’on peut naturellement employer dans une semblable circonstance, elle continua, sans s’inquiéter de la justesse de ces excuses :

— Non, non, dit-elle, n’essayez pas de m’apaiser, car vous avez de grands torts envers moi. Je suis trop bonne de cacher vos faiblesses avec le voile de la charité chrétienne. Sainte Vierge ! je frémis, lorsque je songe à quels périlleux hasards ma réputation est journellement exposée, par la sensibilité de mon cœur ! Que dites-vous ? — Eh ? — Quoi ? — Vous gardez le silence : eh ! mon enfant, c’est ce que vous pouvez faire de plus sage ; je suis bien aise de vous voir si humble, car l’humilité comme la charité couvre une multitude de fautes.

La bonne Duègne continua pendant quelque temps, sans courir le risque que son éloquence fût interrompue ; à la fin, surprise d’un tel excès de contrition de la part de Theodora, elle s’impatienta, ouvrit les fenêtres, jeta de côté les couvertures du lit de la jeune fille, et sa consternation fut extrême lorsqu’elle s’aperçut que l’objet de ses recherches avait disparu. L’étonnement de la vieille Dame se peignit fortement sur son visage ridé, et l’affreuse vérité vint tout-à-coup éclairer son esprit. La colère de Monteblanco, la tache qui allait souiller sa chère réputation se présentèrent en même temps à sa pensée. Elle fit entendre un cri discordant, qui participait du gémissement et de l’effroi, et qu’elle exhalait dans l’intention d’exprimer d’un seul coup son émotion, sa colère et sa douleur. Puis elle s’occupa dévotement à invoquer la protection de tous les saints du calendrier. Mais les saints, bien que puissans, ne sont point ceux qu’il faut consulter pour retrouver les jeunes filles errantes ; et la Duègne parut placer plus de confiance dans ses propres secours que dans leur assistance. Elle commença une scrupuleuse recherche dans tous les coins de la chambre, sous le lit, etc., et quittant l’appartement de Theodora, elle parcourut toute la maison.

Étonnés de l’activité de la Duègne, et désirant en connaître la cause, les domestiques entourèrent Martha ; mais à toutes leurs demandes elle ne répondit que par des exclamations et des interjections et par un murmure guttural, qui leur fit supposer que la vieille Dame avait entièrement perdu l’esprit.

Le jardin ne fut pas oublié, mais, hélas ! toutes les recherches furent vaines, et les alarmes de Martha devinrent de plus en plus violentes.

Il s’écoula quelque temps avant qu’elle se décidât à prendre un parti, calculant s’il ne serait pas plus prudent d’éviter l’orage par une fuite précipitée, ou de s’exposer hardiment à la colère de son maître. La fuite est la méthode généralement adoptée dans de semblables occasions ; mais ne serait-ce pas s’avouer tacitement coupable, et sa précieuse réputation en recevrait un choc dont elle pourrait difficilement se remettre. Au contraire, en bravant la colère du père irrité, elle pourrait nier effrontément avoir eu connaissance de cette malheureuse affaire, et appeler tous les saints du Ciel en témoignage de son innocence, tant elle était convaincue qu’ils n’avaient pas l’intention de la démentir.

En adoptant ce dernier parti, elle quitta le jardin, appelant sur son visage sec et ridé toute l’expression de surprise et de chagrin qu’elle put rassembler en aussi peu de temps.

Dans ce moment, Monteblanco, fatigué d’envoyer message sur message, résolut d’aller s’informer par lui-même quelle était la cause de l’absence prolongée de la Duègne.

— Martha ! Martha ! cria-t-il aussitôt qu’il l’aperçut ; au nom du diable, qu’est-ce que cela signifie ?

— Silence, Don Manuel, répondit la Duègne du ton le plus solennel ; silence, vénérable Señor ; car il est bien sûr que c’est le diable qui s’est mêlé de tout ceci.

— Quoi ! reprit Don Manuel étonné, expliquez-vous et promptement.

— Sainte Vierge ! dit la vieille Dame, faut-il qu’une telle chose soit arrivée de mon temps !

— Au nom de Dieu, alors, Martha, dites-moi, quel malheur est arrivé ?

— Oh ! murmura la vieille, s’efforçant d’attirer dans ses yeux décrépits quelques larmes rebelles ; ne me faites point de questions, car la honte et la douleur étoufferaient ma réponse.

— Que toutes les malédictions du Ciel vous étouffent ; femme, qu’avez-vous fait de ma fille ? parlez, parlez ; ou, par saint Jacques de Compostelle, je pulvérise votre vieille carcasse, et je la réduis en poussière avant que vous ayez le temps de dire votre Credo.

La Duègne n’avait jamais vu son maître dans une aussi terrible colère, et elle se repentit presque de n’avoir pas suivi la première impulsion qui la portait à la fuite. Elle maudit intérieurement cette faiblesse pour le soin de sa réputation, qui avait exposé la partie matérielle de sa personne dans un si éminent péril. Une vigoureuse défense était maintenant la seule alternative qui lui restât.

— Ce que j’ai fait de votre fille ! s’écria-t-elle avec un regard qu’elle avait l’intention de rendre aussi indigné que surpris. Que le Seigneur vous pardonne ! que puis-je avoir fait de votre fille ?

— Où est-elle alors ?

Il régna un moment de silence.

— Où est-elle ? demanda de nouveau le malheureux père, dont l’émotion redoublait à chaque instant.

— Hélas ! je l’ignore, elle s’est sauvée, suivant toute apparence : que la lumière du Ciel et son Ange gardien conduisent ses pas.

— Elle s’est sauvée, ma Theodora s’est sauvée ! s’écria don Manuel dans la plus profonde affliction.

— Il me semble que cela doit être ainsi, ajouta la Duègne avec assurance, puisqu’on ne peut la trouver nulle part. Le père désolé parut atterré comme par la foudre ; il frappa son front vénérable, et arracha sa barbe grise, dans l’agonie de son désespoir ; puis il exprima les plus amers reproches contre l’ingratitude de sa fille, et maudit le jour où elle avait reçu la naissance.

Tandis qu’il donnait carrière à sa douleur et à son ressentiment, la Duègne se signait avec son ardeur si active, que le mouvement rapide et répété de sa main attira enfin l’attention de Don Manuel.

— Vile hypocrite, s’écria-t-il en lui lançant un regard furieux ; vieille sorcière ! voilà donc comment tu as répondu à la confiance que j’avais en toi ! J’ai nourri un serpent dans ma maison, j’ai enfermé un loup dévorant dans la bergerie ! Maudite vieille ! tu as été complice de l’enlèvement de ma fille.

— Sainte Vierge de la Conception, dit Martha offensée ; faut-il que des titres aussi infâmes me soient donnés après soixante ans d’une rigide pénitence ! Que le Seigneur vous pardonne comme je le fais, señor !

— Tu me pardonnes ! toi, agent du démon, dit Don Manuel d’une voix de tonnerre, et stupéfait d’une pareille assurance ; tu me pardonnes !

— Je suis un agent du démon, moi, dont une tante mourut en odeur de sainteté dans le couvent de Sainte-Claire ; moi, qui suis cousine au second degré de Fray Domingo, un des plus religieux comme un des plus célèbres prédicateurs de notre temps.

— Que les malédictions du ciel tombent sur toi, sur lui, et sur toute ta race.

— Ne jurez pas, interrompit Martha, oh ! ne jurez pas, vous m’effrayez, je vais m’évanouir.

— Sors d’ici, abominable furie, continua Don Manuel.

San Pedro y San Pablo ! cria la Duègne.

— Infernale mégère ! reprit Monteblanco.

San Fosse bendito ! répondit Martha.

— Démon incarné.

Animas benditas !

Cette litanie extraordinaire fut interrompue par l’arrivée de Don Antonio de Leyva. Il ne fut pas peu surpris de la scène qui se présenta à ses yeux, et demeura quelque temps sans pouvoir obtenir une explication. Quand il fut informé du malheur qui venait d’avoir lieu, son étonnement égala sa douleur.

— Hélas ! dit-il, j’aurais dû supposer, d’après ma première entrevue avec Theodora, que ses affections étaient fixées sur un autre objet.

— Oh ! non, non, répondit vivement Don Manuel, vous vous trompez sûrement, elle ne peut avoir de l’amour pour personne. Comment aurait-elle un attachement sans que je m’en fusse aperçu ?

— Allons, dit Don Antonio en soupirant, c’est pour éviter de devenir ma femme qu’elle a quitté la maison paternelle.

Jesus Maria, répondit la Duègne, ne dites pas cela, Don Antonio ; comment un Cavalier aussi accompli que vous n’aurait-il pas pu lui plaire ?

— Bonne Dame, reprit Don Antonio, il ne serait pas difficile de deviner pourquoi je n’ai pas pu lui plaire, et je vois que je suis principalement à blâmer dans cette malheureuse circonstance.

— Non, non, s’écria Monteblanco en montrant Martha ; la personne qu’il faut blâmer ici, est cette détestable furie. Voyez comme elle fait le signe de la croix, et roule ses yeux, pour essayer de nous en imposer ; mais ce n’est plus en son pouvoir, j’ai été trop long-temps la dupe de sa piété affectée, de son apparente austérité de manières ; mes yeux se sont enfin ouverts à la vérité, je vois cette misérable créature sous ses véritables couleurs.

— Quelle raison pouvez-vous donner de l’étrange résolution de Theodora, à moins qu’elle n’ait été guidée par la haine qu’elle a pour moi et l’amour qu’elle ressent pour un autre ?

— Hélas ! je ne sais que penser, répondit Don Manuel ; mon esprit est accablé, et mes conjectures peuvent être fausses. Peut-être ai-je mis trop de promptitude dans ma manière d’agir avec elle, et j’ai influencé, sans le savoir, sa détermination. Mais je ne désespère point encore : elle peut être rappelée à son devoir ; sinon, le bonheur de ma vieillesse est détruit, et je n’aurai plus qu’à souhaiter d’être compté parmi les morts.

Monteblanco, de cette manière, trouva le moyen de ne point accuser sa fille du crime dont peut-être intérieurement il la croyait coupable, et d’avouer au jeune de Leyva que ses soupçons sur l’aversion de Theodora pour le mariage projeté n’étaient peut-être pas sans fondement.

Il lui était impossible de renoncer à l’union d’Antonio et de sa fille ; ce jeune homme, dans son opinion, possédait toutes les qualités qui sont capables de mériter l’affection d’une femme. Il résolut donc, prudemment de laisser à sa fille, si elle revenait dans la maison paternelle, tout le temps nécessaire pour réfléchir à un mariage si convenable, espérant qu’elle serait à la fin vaincue par la constance et les qualités sans nombre du jeune Don Antonio.

Rempli de cette pensée, il accepta les services de son ami, et ils concertèrent ensemble les moyens qu’il fallait employer pour rendre leurs recherches fructueuses.

— Don Manuel, s’écria Don Antonio de Leyva, malgré l’assurance que vous me donnez et votre bonté à mon égard, je ne puis m’empêcher de croire que je suis la première cause de la disparition de Theodora. Cette considération, et le tendre sentiment que votre fille est si capable d’inspirer et que je ressens pour elle, me donnent un des principaux rôles dans cette scène tragique. C’est donc avec toute la sincérité de mon cœur que j’offre mon assistance. Essayons d’abord de ramener la charmante fugitive sous le toit abandonné, puis promettez-moi de ne forcer en aucune manière ses inclinations.

— Je suivrai, répondit Don Manuel, des avis dictés par l’affection et par la prudence. Theodora, ajouta-t-il après un moment de silence, ne peut pas avoir quitté la ville, et nous la trouverons sans doute dans quelque couvent ou dans la maison d’un de nos parens. Cependant, pour ne manquer à aucune des précautions nécessaires, je vais envoyer à Grenade et dans les villes environnantes.

En disant ces mots, Monteblanco sortit avec son jeune ami ; en passant, devant la Duègne, il lança sur elle un regard courroucé et lui dit : — Tremblez, misérable pécheresse que vous êtes !

— Trembler ! répondit la vieille Dame avec toute la dignité qu’elle put prendre. L’innocence n’a point sujet de trembler ; je vais quitter un lieu où ma vertu et mon honneur ne sont point appréciés ce qu’ils valent.

— Quand vous quitterez ma maison, répondit Don Manuel, ce sera pour être renfermée dans un cloître, y faire pénitence de vos fautes, et profiter, si vous voulez, du digne exemple de cette tante qui mourut en odeur de sainteté.

Martha, lorsqu’elle se trouva seule, commença à réfléchir sérieusement à tous les inconvéniens de sa situation. La menace d’être enfermée dans un couvent résonnait encore à ses oreilles. Elle pensait qu’il serait beaucoup plus avantageux à la société de lui consacrer pendant quelque temps encore ses précieux services, que d’y mettre subitement un terme en renfermant les ressources de son esprit dans les limites d’une vie contemplative.

— Oh ! ce mauvais sujet de Gómez Arias ! s’écria-t-elle dans sa perplexité.

— Que voulez-vous à Gómez Arias ? répondit une voix bien connue.

La duègne se détourna et vit devant ses yeux l’homme qu’elle venait de nommer.

— Que la Vierge me protège ! c’est bien lui, dit-elle. Qui vous amène ici, Señor ? Où est ma jeune maîtresse ?

— Où elle est ? répondit Gómez Arias avec une feinte surprise.

— Vos ruses sont inutiles avec moi ; je sais que Theodora, la pauvre innocente, s’est enfuie avec vous. Elle vous aime, c’est malheureusement trop vrai ; et quand une femme aime réellement, il serait impossible de compter les folies qu’elle est capable de faire.

— Eh bien ! reprit Don Lope, supposons qu’elle se soit confiée à ma protection, elle a suivi l’impulsion d’un innocent amour ; certainement il n’y a point de mal à cela.

— Vous me pardonnerez, Don Lope observa la Duègne ; il y en a, non pas à vous aimer peut-être, mais il est d’une injustice criante, d’une impardonnable cruauté, de me laisser supporter la colère de son père sans…

— Sans en être récompensée, reprit Don Lope en l’interrompant.

Válgame San Juan ! Vous interprétez étrangement mes paroles. Je ne suis point une mercenaire ; Dieu sait que mes seules inquiétudes sont pour ma sûreté, d’après les menaces que j’ai reçues.

— Quelles sont ces menaces ? demanda Gómez Arias.

— Rien moins qu’un couvent !

— Un couvent ! répéta Don Lope en souriant ; un couvent pour une Dame aussi pieuse ne doit point être un objet de terreur.

— Certainement je suis pieuse, reprit la Duègne, et cependant je ne sens aucune inclination à être renfermée entre quatre murailles. Quel mérite y aurait-il dans le sacrifice d’une pauvre vieille décrépite comme moi ? Non, c’est l’offrande volontaire d’un jeune cœur, d’une riche et belle vierge, qui plaît à la Divinité.

— Prudente Martha, reprit gaiement Gómez Arias, j’admire et j’applaudis votre discrétion. Une si digne et si serviable matrone ne doit point être perdue pour le monde. Non, vous êtes née pour la consolation des amoureux Chevaliers et des tendres Damoiselles. Il serait impardonnable de permettre votre réclusion tant que vous pourrez offrir vos services aux amans. Non, non ! Dieu préserve que vous soyez renfermée dans un cloître.

— Que Dieu vous bénisse, Señor, répondit Martha avec humilité ; mais vous donnez trop de louanges à mes faibles talens.

— Par mon épée, cette modestie vous sied à merveille. Mais ne perdons pas de temps. Assistez aux vêpres cette après-midi, et vous trouverez mon prudent valet qui vous fera part de mes intentions, vous aidera à vous échapper, et vous remettra les moyens de passer votre précieuse vie dans quelque ville lointaine d’Espagne, où vous n’aurez plus à craindre la solitude d’un cloître.

— Je suivrai vos ordres, généreux Don Lope, et vous pouvez compter sur ma reconnaissance.

— Arrêtez, ajouta Gómez Arias avec une gravité affectée ; il y a une objection à cet arrangement.

Virgen de las Angustias ! quelle est-elle, Señor ? demanda la Duègne alarmée.

— C’est, répondit Gómez Arias, que tous serez obligée de sacrifier un tant soit peu cette réputation si chère et sans tache, en prenant un pareil parti.

— Hélas, Señor, répondit la vieille Dame, cela n’est que trop vrai. Je la conserverais entière avec bien de la joie, mais de faibles mortels ne sont pas obligés d’entreprendre plus que leurs forces ne le comportent.

— En effet, reprit Gómez Arias, votre argument, vénérable Martha, est tout-à-fait plausible, et très consolant par-dessus le marché.

En ce moment, un léger bruit se fit entendre. La Duègne tressaillit. — C’est mon maître et Don Antonio, s’écria-t-elle. Sauvez-vous, sauvez-vous, Don Lope, il ne faut pas qu’on nous voie ensemble.

— Ne craignez rien, respectable Martha ; je ne suis point un jeune étudiant, ni un novice maladroit en matière d’amour ; je pars, mais je reviendrai lorsqu’il en sera temps.

— Vous reviendrez ! répéta Martha, et pourquoi, grand Dieu ?

— Pour protéger votre réputation attaquée, dit Gómez Arias en riant. Elle me paraît d’une si tendre composition, qu’elle court le risque d’être mise en pièces, si l’on n’y porte promptement remède. Outre cela, je dois aussi mettre la mienne en sûreté, si cela est nécessaire : un bon pilote au milieu du calme doit se préparer contre la tempête.

— Que Notre-Dame répande toutes ses bénédictions sur votre tête, répondit Martha, car vous êtes un prudent Cavalier.

— N’oubliez pas d’assister aux vêpres.

— Ah ! bon Señor, ma dévotion n’a pas besoin de stimulant.

Gómez Arias sortit à temps pour ne point rencontrer Don Manuel et son ami ; ces deux gentilshommes s’étaient occupés à causer sur les moyens les plus efficaces pour assurer le succès de leurs recherches. Don Manuel paraissait plus tranquille, car il plaçait une grande confiance dans le zèle et l’habileté de son allié. L’espérance nous éclaire de ses rayons trompeurs, même jusque sur les bords de la tombe, et le poids qui oppressait le cœur du malheureux père semblait se soulever par degrés.

Don Antonio le quitta après les assurances réitérées de son affection aussi bien que de son dévouement.

Monteblanco, livré à lui-même, sentit sa colère renaître à la vue de la Duègne. Il renouvela toutes les menaces qu’il lui avait faites.

— Don Manuel, répondit-elle d’un ton solennel, je suis innocente, innocente comme l’enfant qui n’est point encore né ; cependant, s’il plaît au ciel que je sois renfermée dans un cloître, que la volonté du Seigneur soit faite. Un couvent ne m’inspire point de craintes ; hélas ! une humble pécheresse comme moi ne peut désirer un meilleur asile. Mais, Señor, songez cependant qu’il est cruel d’embrasser un état qui ne peut plaire que lorsqu’il est choisi par inclination ; accordez-moi seulement quelques heures pour m’occuper de mes affaires du monde, et je serai prête à obéir à vos ordres.

En prononçant ces mots, le tartufe femelle se retira dans son appartement, et prépara tout ce qui était nécessaire pour son départ secret.



CHAPITRE XI.

Tu puoi pensar, se’l padre adolorato
Riman quand’ accusar sente, la figlia,
Si perchè ode di lei quel, che pensato
Mai non avrebbe, e n’ha gran maraviglia.

Arioste.

Ben se crudel se tu già non ti duoli
Pensando ciò ch’al mio cor s’annunziava ;
E se non piangi, di che pianger suoli ?

Le Dante.

Tandis que le triste Don Manuel était absorbé dans la pensée de son malheur, et tâchait d’abréger les heures, si lentes à son gré, en ordonnant des recherches dans tous les quartiers de la ville où il y avait quelque possibilité que sa fille eût cherché un refuge, il fut surpris de recevoir la visite de Gómez Arias.

— Pardonnez la liberté que je prends, Señor, dit Don Lope avec la plus grande politesse ; mes inquiétudes sur le sort d’un honorable gentilhomme, quoique mon rival, me serviront peut-être d’excuse devant Don Manuel de Monteblanco.

Señor, répondit Don Manuel, votre visite m’honore, et n’a pas besoin d’excuse.

Lorsque le vocabulaire des complimens d’usage fut épuisé, Gómez Arias rappela l’aventure du Zaguan, et avec une apparente inquiétude demanda des nouvelles de Don Rodrigo.

— Je n’en ai aucune, Señor dit Monteblanco ; hélas ! il n’est point étonnant que je ne me sois pas informé des difficultés dans lesquelles il se trouve peut-être, étant plongé moi-même dans la plus profonde affliction.

— Peut-être il serait trop présomptueux à un étranger de vouloir connaître les secrets motifs de votre chagrin ; cependant si, par quelques moyens je pouvais contribuer à les soulager, je me regarderais comme particulièrement honoré de mériter votre confiance. Je m’aperçois du désordre qui règne parmi vos gens, et mon âme est pénétrée de voir un si respectable gentilhomme en proie à d’aussi violentes alarmes. Qu’est-il arrivé, noble Señor ?

— Hélas ! ma fille, ma fille ! s’écria le père désespéré.

— Elle n’est pas malade ?

— Peut-être le préférerais-je, répondit Don Manuel avec émotion.

— Grand Dieu ! dit Gómez Arias en feignant la plus grande surprise. Quoi ! non, ce n’est pas possible, et cependant cela pourrait être.

— Que voulez vous dire ? s’écria Monteblanco, dont la voix décelait l’anxiété. Ses regards s’arrêtèrent fixement sur Don Lope, et son cœur conçut une lueur d’espérance.

— Mon valet, reprit Don Lope, m’a dit qu’une triste nouvelle circulait dans la ville, l’enlèvement, enfin, d’une jeune Dame noble. Je suis complètement étranger dans ces lieux, et je ne ressentis pas assez de curiosité pour prendre de plus amples informations sur cet événement ; je ne me doutais pas, Seigneur, que vous étiez la victime de ce malheur.

— Hélas ! Don Lope, cela n’est que trop vrai !

Gómez Arias s’était si parfaitement pénétré du rôle qu’il devait remplir, qu’il n’éprouva pas le moindre embarras dans cette conversation. Son air d’aisance et la sensibilité qu’il laissait apercevoir, gagnaient peu à peu la confiance du crédule Don Manuel, qui, ressemblant à presque tous les malheureux, trouvait du soulagement à raconter ses peines à un être qui semblait y compatir.

— Je suppose, continua Don Lope, que votre fille a mis quelqu’un dans sa confidence : avez-vous interrogé vos domestiques ? Soyez persuadé, Señor, que ce sont ordinairement les instrumens dont les enfans rebelles font usage pour se soustraire à l’autorité de leurs parens.

— Vous avez raison, Señor, les domestiques sont en général les ennemis jurés de ceux qui leur donnent du pain ; mais, malgré mes dispositions à soupçonner tous les gens qui m’entourent, je ne sais qui je dois croire coupable. Je suis certain cependant que la Duègne a pris une part active dans cette abominable affaire.

— La Duègne ! s’écria Gómez Arias, la Duègne, par mon épée, elle doit être coupable. J’avais presque oublié que vous aviez une Duègne dans votre maison, sans cela j’aurais deviné sur qui vos soupçons devaient s’arrêter. Les Duègnes sont l’âme d’une intrigue, et vous pouvez affirmer en toute sûreté de conscience que la vôtre a non seulement connu, mais facilité la fuite de votre fille.

— Hélàs ! ce n’est que trop vraisemblable, malgré ses assurances solennelles et son horrible hypocrisie.

— Ah ! reprit Don Lope d’un ton satirique, l’adroite Dame connaît probablement toutes les ressources de son métier. Mais j’espère, Señor Don Manuel, qu’elle n’a pu vous en imposer par ses artifices. Il faut vous assurer de cette femme, l’interroger avec une grande sévérité ; peut-être quelques menaces ne seront pas inutiles.

— C’est précisément la méthode que j’ai adoptée, répondit Don Manuel.

— Où est cette astucieuse Duègne maintenant ?

— Probablement à faire ses paquets, pour se rendre dans un couvent.

— Pedro ! dit Don Manuel. Un domestique entra.

— Dites à Martha de venir.

Pedro obéit, et revint bientôt après avec un visage décomposé.

— Eh bien ! que fait cette vieille sorcière ? dit impatiemment son maître.

Señor, Martha s’est enfuie, répondit le domestique.

— Enfuie ! répéta Monteblanco consterné, et pourquoi ne vous êtes-vous pas opposé à son départ ?

— Sous le respect que je vous dois, Señor, répondit le domestique effrayé, nous pensions tous qu’elle était tranquillement dans sa chambre à faire ses paquets ; elle s’est échappée, et Dieu seul sait comment ; par la cheminée sans doute, ou par le trou de la serrure, comme une sorcière qu’elle est, Jesus me valga !

— C’est une sorcière, j’en suis convaincu, et vous êtes tous ses familiers, s’écria Don Manuel avec emportement ; mais vous vous repentirez du moment où elle a échappé à votre vigilance.

Gómez Arias, qui avait gardé le silence pendant ce dialogue, remarqua qu’il était inutile de chercher plus loin des preuves du crime de la Duègne, sa fuite le rendait évident.

— Oui, répondit Don Manuel, mais cette circonstance me procure une bien faible consolation. Il ne me reste plus aucun moyen de connaître la vérité, puisque la principale complice est disparue.

Le vieillard malheureux donna de nouveau carrière à sa cuisante douleur. Sa fierté était amèrement blessée ; il était un de ces vieux Espagnols qui prennent un triste plaisir à se venger sur l’objet de leur colère, quand ils sont privés de toute autre satisfaction. Mais cette consolation même ne lui était pas laissée, et l’idée qu’il avait été si complètement trompé par une vieille femme ajoutait encore à l’amertume de ses pensées.

Gómez Arias mit en usage, pour calmer Don Manuel, toutes les maximes, toutes les consolations employées dans de semblables circonstances, maximes fort sages sans doute, mais qui ordinairement n’atteignent pas leur but.

— Il faudrait, dit Gómez Arias, suivre cette intrigue depuis son commencement, afin d’en découvrir les auteurs. Nous connaissons maintenant l’agent de cette ténébreuse entreprise, mais il faut chercher quel est le premier coupable. Il est connu que lorsque une jeune fille quitte la maison paternelle, c’est en général pour suivre un amant. Don Manuel, quel est l’homme sur lequel vous pouvez arrêter vos soupçons avec le plus de probabilité ?

Monteblanco réfléchit un instant, et dit : — En vérité, Don Lope, s’il existe un tel homme, je puis vous assurer que je ne le connais pas.

— Comment ! n’êtes-vous pas même capable de hasarder une conjecture ?

— Non, cela me serait impossible, répondit tristement Don Manuel.

— Cela est surprenant ; comment, dans le cercle de vos connaissances, il n’y a pas un Cavalier qui vînt ici plus souvent que les autres ?

Don Manuel réfléchit encore, secoua la tête, et répondit que non.

— Je ne voudrais pas, continua Gómez Arias, accuser un innocent. Cependant que doit-on penser de la visite de Don Rodrigo de Cespedes ? Il y avait quelque chose d’extraordinaire dans son expédition chevaleresque contre moi.

Gómez Arias réussit promptement à exciter les soupçons de Don Manuel. Un homme qui vient d’être offensé est plus facile à tromper que tout autre ; de même un homme qui vient de perdre sa bourse accuserait volontiers d’être un voleur le premier individu qui se présenterait devant lui.

— Je dois ajouter, reprit Gómez Arias, qu’il fut aisé de remarquer les alarmes qui se peignirent sur le visage de la jeune Dame lorsque notre querelle eut lieu. Son anxiété, en apportant la lumière, le cri déchirant qu’elle fit entendre en imaginant que mon adversaire était tombé ; tous ces symptômes doivent vous éclairer, Don Manuel ; ils ont pu échapper à votre observation dans le moment de la colère et du désespoir, mais un examen plus calme les présentera peut-être à vos yeux comme une certitude. Cependant je n’ai pas l’intention de vous animer contre Don Rodrigo, ma seule intention est de vous éclairer.

Par ces moyens subtils, Gómez Arias confirma les soupçons de Monteblanco ; après quelques instans de cette insidieuse conversation, Don Manuel était presque convaincu de la trahison de son ami. Il aurait pu bien facilement démentir cette imputation, s’il s’était donné la peine d’y réfléchir froidement ; mais, dans des circonstances semblables, les meilleures raisons sont celles qu’on laisse le plus ordinairement de côté.

C’est ainsi que Don Manuel essayait de se tromper lui-même, sans daigner réfléchir sur le caractère d’un homme qui n’avait pas la moindre connaissance

(le texte qui suit ne fait pas partie de l’ouvrage original et a été traduit à partir de la version anglaise accessible grâce au projet Gutenberg)


de l’incident, et dont l’intégrité en l’occurence pouvait encore moins être mise en cause pour avoir utilisé une vieille mule plutôt que son magnifique cheval personnel afin de tirer profit de l’échange.

Monteblanco, après un moment de réflexion, saisissant soudainement la main de Gómez Arias — « Je vous dois beaucoup, Don Lope, dit-il, et je vous prie de croire en la sincérité de ma reconnaissance. »

— Non honorable Monsieur, répondit Gómez Arias, vous vous méprenez — vous ne me devez rien — vous ne me devez aucune faveur, et j’affirme solennellement ne pas avoir droit à vos remerciements. »

À partir de ce moment des échanges plus cordiaux s’établirent entre les deux cavaliers ; ils s’offrirent mutuellement leurs services, et Don Lope très prudemment fournissait à son nouvel ami des indications susceptibles de faire avorter la poursuite et la capture du fugitif. Peu de temps après, il prit congé du cavalier désemparé, même gêné dans sa façon d’exprimer sa reconnaissance, et dont les espoirs commençaient à prendre une tournure plus lumineuse.



  1. La malheureuse passion de Don Rodrigue, le dernier des princes goths, pour Florinde, surnommée la Cava, fut la première cause de l’invasion des Maures et des guerres désastreuses qui suivirent. Le Comte Julien, le père de la jeune fille séduite, indigné de l’affront qu’il avait reçu, résolut d’en tirer la plus éclatante vengeance. Ses projets furent approuvés par Don Oppas, Archevêque de Tolède, l’homme du royaume dont l’influence était la plus étendue. Ces deux seigneurs livrèrent leur patrie aux Maures, qui débarquèrent en Espagne sous les ordres de Tarik et de Muza.
    Voyez à ce sujet le poème de sir Walter Scott intitulé, la Vision de Don Rodrigue. Trad.
  2. Le Noir.
  3. Champion des lices.
  4. Pour elle et pour mon Roi.
  5. Sorte de petit manteau.
  6. Je suis comme mon nom.
  7. Je l’élèverai jusqu’aux nues, afin que sa chute
    soit plus grande.
  8. Instrument de musique des Indiens. Trad.
  9. Reconnaissez-moi par mes faits.
  10. Le jeu de la bague.
  11. La chirimia était un instrument de musique fait en bois, et ressemblant un peu au flageolet quoique beaucoup plus longue ; elle contenait dix trous. Le tuyau était très mince et fait en roseau. La dulzaina était un autre instrument, à peu de chose près semblable à la chirimia, mais d’un plus petit calibre, et capable de produire des sons plus pénétrans et plus aigus.
  12. Galans.Trad.
  13. Pera : On appelle en France ce signe militaire, une royale. Trad.
  14. Bouffon.
  15. Reja, jalousie.
  16. Vieille.
  17. Je suis une vieille chrétienne.
  18. Le porche.
  19. D’un pauvre pécheur tel que moi.
  20. Juif.
  21. Fille.