Gómez Arias/Tome 1/09

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 158-188).

CHAPITRE IX.

Jeunes beautés,
Gardez précieusement votre faible cœur ;

cachez vos soupirs amoureux ; et dans le
bocage, où le chèvre-feuille forme un abri,
où les roses qui s’échappent de leurs tiges
présentent une couche moelleuse, quand
le crépuscule du soir jette son rideau pourpré
sur la nature, ne vous fiez point à
l’homme trompeur.

thomson.

Dans la partie la plus solitaire du jardin de Monteblanco, Theodora, enveloppée d’une robe légère et d’un blanc virginal, était assise sur un banc rustique, ombragé par le mirthe et l’arbousier. L’air était calme, et sans le frémissement léger du feuillage agité par la brise, ou les sons plaintifs du rossignol, aucun bruit n’eût troublé un silence qui avait quelque chose de solennel. La voûte bleuâtre des cieux où brillaient d’innombrables étoiles, le parfum pénétrant de la fleur d’orange et du jasmin, la douce langueur qu’on puisait dans l’atmosphère, tout disposait l’esprit à des pensées d’amour.

Theodora, cependant, restait absorbée dans un chagrin profond : sa tête était baissée, et ses longues tresses noires tombaient avec profusion sur son cou d’albâtre et sur son sein, cachant presque un visage charmant encore, mais couvert des larmes du désespoir.

Une figure humaine parut sur les murs du jardin, puis aussitôt le bruit de sa chute sur le gazon fut entendu. Theodora tressaille, mais un prompt souvenir calme sa crainte momentanée. Le visiteur nocturne était Gómez Arias ; il avait reçu un billet de Theodora, et devinant quelque malheur nouveau, il accourait, rempli d’inquiétude, au rendez-vous.

De quel étonnement fut-il saisi ! Il contemple celle qu’il aime, elle ne vient point au-devant de ses caresses passionnées ; elle reste silencieuse et désespérée. Son visage enchanteur n’est point embelli de ce sourire si doux que la présence de son amant faisait naître. Elle est triste, sans mouvement, et parmi les bosquets de fleurs et le vert feuillage, elle semble une statue d’une chaste et sévère beauté, placée pour former un contraste avec les plus gaies et les plus brillantes productions de la nature.

Gómez Arias est devant elle, et elle paraît à peine s’apercevoir de sa présence ; il la regarde avec surprise, et murmure doucement son nom. Cette voix si bien connue de Theodora rappelle ses idées incohérentes, et le son magique réveille son cœur et le rend tout entier à l’amour. Elle lève la tête, rejette en arrière les boucles d’ébène de ses beaux cheveux, et les rayons de la lune éclairant son visage, montrent à Gómez Arias les larmes qui le sillonnent.

Don Lope s’approche de Theodora, ses bras entourent sa taille, et il essaie par les mots les plus tendres de calmer un chagrin dont il ne connaît pas encore la cause.

— Theodora, demande-t-il enfin, que signifie cette douleur ? Quels sont les malheurs qui nous menacent ? Pourquoi vous livrer à un tel désespoir ? Ah ! ne savez-vous pas que mon amour peut vaincre tous les obstacles ?

Puis, comme s’il était frappé d’une pensée soudaine, il ajouta :

— Vous ne pouvez certainement avoir conçu le moindre doute sur la vérité, le dévouement de mon affection !

— Douter de votre affection ! Oh ciel ! ne prononcez pas même ce mot épouvantable. Il y a quelque chose dans cette idée de plus terrible que la mort. Non, non, ajouta-t-elle avec vivacité, je ne veux pas, je ne puis pas douter de votre affection. Si jamais…

Theodora ne put continuer, son imagination lui avait présenté tout-à-coup ce malheur, plus épouvantable que tous les autres, et reculant avec effroi devant cette image, elle fut obligée pendant quelque temps de garder le silence avant de pouvoir maîtriser son émotion.

— Non, reprit-elle enfin, je ne doute pas de votre amour. Mais une autre calamité m’est réservée, elle rendra misérable le reste de mon existence.

Elle s’arrêta une seconde fois, ses larmes coulèrent plus abondamment encore.

Gómez Arias se sentit soulagé d’une grande inquiétude, car il eut d’abord l’idée que Theodora avait appris ses engagemens avec Leonor de Aguilar. Son embarras cessa, convaincu intérieurement que le malheur que Theodora redoutait de lui apprendre céderait devant les ressources de son esprit ou devant la témérité dont il se sentait capable.

— Parlez, ma Theodora, dit-il, confiez-moi cette douleur que je ne puis comprendre. Séchez vos larmes, ne tremblez plus, je suis avec vous.

— Oh, Lope ! répondit la jeune fille désespérée, il faut que je renonce à vous pour jamais.

— Pour l’amour du Ciel, Theodora, calmez cette agitation ; hier vous étiez aussi heureuse que l’est un cœur qui se livre pour la première fois à l’amour, et qui est payé du retour le plus tendre qu’un mortel puisse accorder ; et maintenant…

— Il est arrivé, dit Theodora en l’interrompant, mon futur époux est ici.

Gómez Arias parut ému à cette nouvelle, mais reprenant aussitôt un calme apparent, il demanda le nom de son rival.

— Quel est, s’écria-t-il, le mortel assez hardi pour réclamer la main de ma Theodora ? C’est sans doute quelque noble et brillant Chevalier.

— Hélas ! votre supposition n’est que trop juste, et c’est cette circonstance qui augmente mon chagrin : s’il avait un caractère moins estimable, s’il était dépourvu de ces avantages qui rendent un homme cher au cœur d’une femme, j’aurais le droit de refuser ses hommages. Dans ce cas, si j’étais une victime de l’autorité paternelle, je trouverais quelque consolation dans une haine qui serait fondée ; mais l’homme qui cherche à s’allier avec notre maison est un Chevalier dont le choix honorerait les premières familles d’Espagne. Brave, généreux, de haute naissance, aussi distingué par la supériorité de son esprit que par les avantages de sa personne, il possède la confiance de la Reine, qui l’a nommé commandant d’une des divisions destinées à combattre les rebelles.

Theodora fit toutes ces observations dans la simplicité de son cœur, et ne s’aperçut pas combien elle blessait son amant. Il ne ressentait pas les angoisses de la jalousie, car il avait trop de confiance dans son propre mérite et dans l’affection passionnée de Theodora ; mais il était intérieurement mortifié des éloges accordés à un autre, d’autant plus qu’ils donnaient lieu à une comparaison qu’il ne pouvait pas aisément supporter. D’un ton un peu sévère, il demanda le nom de ce Chevalier accompli, et Theodora, qui s’aperçut combien son âme était offensée, prononça d’une voix faible le nom de Don Antonio de Leyva. Ce mot produisit sur Gómez Arias l’effet d’une secousse électrique, et malgré son empire sur lui-même, il ne put cacher le mécontentement qu’il éprouvait.

— Quoi ! s’écria-t-il, Don Antonio de Leyva, ce jeune présomptueux que je déteste !

Mais réprimant son émotion, sa fierté maîtrisa ses esprits irrités, et il continua avec une gaieté forcée :

— Certainement, Don Antonio est un galant Chevalier, et digne, sous tous les rapports, de captiver l’amour d’une femme. Don Lope s’arrêta de nouveau, car il n’était pas encore assez maître de lui, et déguisait trop mal ses secrets sentimens. Gómez Arias haïssait Don Antonio, par la seule raison que ce jeune homme acquérait chaque jour, par sa valeur et ses qualités, une réputation plus brillante. Il ne pouvait oublier son aventure du tournoi ; Don Antonio l’avait arrêté dans sa carrière, et menacé de lui ravir la gloire de la journée ; il le regardait donc comme son dangereux rival, il enviait le commandement dont la Reine l’avait investi, car c’était, selon lui, l’occasion la plus favorable pour augmenter ses droits à la faveur royale.

Theodora était loin de deviner la cause de l’agitation de son amant. Elle attribuait ce qu’il ressentait à la jalousie ; elle ne se trompait pas ; mais ce n’était point de la jalousie d’amour. Il régna un long silence, pendant lequel les souffrances de Theodora redoublèrent ; car elle s’apercevait du changement qui s’était opéré dans les manières de Gómez Arias ; plusieurs passions se combattaient dans son cœur ; mais celle de l’orgueil blessé dominait sur les autres. Ses regards indignés lançaient des étincelles ; un sourire amer errait sur ses lèvres, et une colère concentrée joignait ses épais sourcils.

— Theodora, dit-il en arrêtant ses regards sévères sur la jeune fille tremblante ; Theodora vous m’avez trompé !

— Je vous ai trompé, Gómez Arias ! et elle resta stupéfaite à cette cruelle supposition. Je vous ai trompé ! répéta-t-elle encore ; pouvez-vous vous arrêter un moment à un soupçon aussi dégradant pour moi ? Oh, Lope ! est-il possible que vous ayez une telle opinion de Theodora !

— Pourquoi ne m’avez-vous pas instruit plus tôt de cet arrangement de famille ?

— Je l’ignorais moi-même ; ce mariage fut projeté entre mon père et Don Antonio, sans consulter mes inclinations. Hélas ! la première nouvelle que j’en reçus fut pour me préparer à la cérémonie qui doit avoir lieu immédiatement. Lope, mon bien-aimé, ajouta-t-elle avec tendresse, ah ! ne brisez plus jamais mon cœur par des soupçons indignes de notre mutuelle passion.

Et se jetant dans les bras de Don Lope, et le serrant contre son sein avec l’innocence et la confiance d’un véritable amour : — Jamais, ajouta-t-elle, Theodora ne vous cacha une seule pensée ; vous êtes le maître de mon cœur, et des plus secrets désirs de mon âme.

Puis elle reprit avec un ton calme : — Don Antonio est arrivé ce matin même, et mon père m’annonça aussitôt le but de sa visite. Ma surprise fut excessive ; je me récriai sur le court délai qui m’était accordé, et j’essayai par mes prières de détourner le coup fatal ; ces prières furent vaines aussi bien que mes larmes ; mon père me signifia que je devais céder à l’accomplissement de ses désirs, me laissant le choix d’une prompte obéissance, ou de passer le reste de mes jours dans la triste solitude d’un cloître. Mon choix est fait ; je vous perds, Don Lope, je vous perds pour jamais ; mais votre image chérie me suivra dans le sombre asile de la pénitence et du malheur. C’est là que se terminera mon existence ; j’abandonnerai le monde sans regret ; mais vous quitter, en aurai-je la force ? Ce n’est point à Dieu que je sacrifierai ma jeunesse, car mon cœur est tout entier à l’amour. Je n’abjurerai pas le monde, car il contiendra le seul objet dont le souvenir me fera supporter la vie. Je ne m’enfermerai point comme une pécheresse pénitente pour pleurer sur une vie coupable, mais comme une amante désespérée, qui veut conserver inviolables les sermens qu’elle adressa au premier, à l’unique objet de son attachement. Pour vous seul, Don Lope, mes larmes couleront ; vous serez le but de mes méditations. Dans ma profonde solitude, je prierai pour votre bonheur, pour votre bonheur, Don Lope, auquel je ne participerai pas ! Une consolation me restera, celle de penser qu’au milieu de votre brillante carrière, votre cœur se reportera quelquefois vers le silencieux asile où la jeunesse de Theodora sera cachée. Cette idée peut faire supporter de grands chagrins ; et lorsque la main secourable de la mort me délivrera de mes chaînes, vos larmes couleront peut-être sur la tombe de celle dont le plus grand crime fut de vous aimer trop tendrement.

— Theodora ! s’écria Gómez Arias, ému par la peinture qu’elle avait tracée ; est-ce là le seul remède que vous puissiez trouver à notre malheur ?

— Quoi ! demanda-t-elle vivement, en serait-il un autre ?

Elle s’arrêta, et regarda Gómez Arias avec anxiété ; une lueur d’espérance venait de pénétrer jusqu’au fond de son cœur.

Don Lope garda le silence pendant quelques minutes, et dit, avec une froideur glaciale : — Theodora, vous ne m’aimez pas !

— Dieu du ciel ! répondit Theodora effrayée de cette horrible supposition. Don Lope, ne répétez plus ces mots ; ils me tueraient. Qu’exigez-vous de moi ? parlez, Gómez Arias, parlez. Je ferai tout pour vous convaincre de la sincérité de ma tendresse et de la cruelle injustice de vos soupçons.

— Vous devez vous soustraire alors à l’oppression paternelle, reprit Don Lope avec calme, et vous trouverez dans votre amant la tendresse qu’un père vous refuse. Ne vous effrayez pas ; cette résolution vous coûtera, peut-être ; mais songez que c’est votre seule ressource, et que nous devons nous soumettre à la loi impérieuse de la nécessité. Consentez à me suivre, et dans peu de temps vous deviendrez ma femme à la face du ciel et de la terre.

Theodora s’étonna de cette proposition ; elle fixa ses regards expressifs sur Gómez Arias, et lui dit, d’une voix aussi calme que le comportait sa violente émotion : — Hélas ! Don Lope, je vous demanderai à mon tour si c’est là le remède que vous trouvez à nos malheurs ? Vous me proposez d’abandonner mon père au déclin de sa vie, de le laisser en proie aux regrets et à la honte.

— Vous aviez déjà formé le projet de l’abandonner, observa Gómez Arias.

— Non, Lope, en me retirant dans un couvent, je trompe seulement ses espérances, et je n’encours point sa haine et sa malédiction ; son chagrin serait modéré par la résignation, et non pas empoisonné par l’aiguillon de la honte. Don Lope, ajouta-t-elle avec dignité, demandez ma vie, mais n’exigez pas un crime comme une preuve d’amour.

— Arrêtez, Theodora, interrompit Gómez Arias avec un calme qui s’accordait mal avec le sombre nuage qui couvrait son front. Restez ; vous avez raison et je rétracte ma demande. Cette offre était dictée dans les transports d’un sincère, d’un ardent amour, et comme la seule ressource qui nous est laissée au moment du danger. Mais je vois que je me suis trompé sur vos sentimens. De telles actions ne sont entreprises que par des âmes capables de sentir, d’apprécier l’étendue d’une véritable passion, non pas par des êtres froids, des consciences timorées comme la vôtre. Je m’étais flatté dans mon orgueil que j’avais rencontré le modèle d’une affection profonde et désintéressée ; mais je suis déçu dans mon attente, et vous ressemblez au reste de votre faible sexe, vous ressemblez à ces femmes dont la vanité est flattée des hommages qu’on leur rend, mais dont le cœur est incapable d’une résolution hardie et généreuse en faveur de l’homme qu’elles prétendent aimer. Je ne vous presserai pas davantage. Dès ce moment mes sentimens changent à votre égard ; vous n’êtes pas celle que je croyais avoir trouvée : votre cœur n’a pu comprendre l’amour que j’avais pour vous, puisqu’il n’est pas capable d’y répondre.

En prononçant ces paroles, Gómez Arias se dégagea brusquement des bras de Theodora, tandis que cette infortunée, effrayée de ce mouvement, jeta sur lui des regards égarés, car l’intensité de son chagrin lui ôtait la faculté de réfléchir. Mais lorsqu’elle vit son amant s’éloigner, elle reprit un instant l’usage de sa raison, ses pensées s’arrêtèrent sur ce nouveau malheur plus difficile à supporter que tous les autres, et jetant un cri déchirant, elle tomba sans connaissance.

Alarmé de l’effet produit par sa cruelle colère, Gómez Arias revint sur ses pas, et relevant la charmante victime, la contempla, avec toute l’anxiété d’un amour que l’inquiétude avait ranimé. Theodora est dans ses bras, mais ses beaux yeux sont fermés, ses joues sont décolorées et son front couvert d’une sueur froide et pénible. L’étincelle de la vie ne semble plus animer ces formes si belles qui restent pâles et sans mouvement. La colère de Don Lope fait place à la crainte. Tandis qu’il essuie la sueur qui tombe sur les joues de Theodora, il aperçoit des gouttes de sang qui coulent doucement sur son front d’albâtre. Dans la violence de sa chute sur une allée sablée, Theodora s’était blessée à la tête, et cette trace pourprée formait un mélancolique contraste avec l’extrême blancheur de son visage.

Gómez Arias fut ému, tandis qu’il contemplait l’angélique créature qu’il tenait dans ses bras. Il n’y avait point d’artifice dans la douleur mortelle qu’elle avait éprouvée. Peu de mots l’avaient réduite à cet état. Il y a peut-être de la cruauté dans le cœur d’un homme qui s’applaudit des malheurs causés par l’excès de l’affection qu’on lui porte ; il faut avouer cependant que le cœur de Gómez Arias était partagé entre un sentiment de triomphe et de compassion. Mais il revint bientôt à des pensées plus généreuses : l’inquiétude et le regret prirent la place de la vanité, tandis que sa passion pour Theodora mourante reprenait tout son empire ; il contemplait sur ce beau visage l’excès du chagrin qu’il avait occasionné, et ses tendres efforts essayaient de le rendre à la vie. Il pressait contre son cœur ce précieux fardeau, plaçait son front brûlant sur les joues glacées de sa maîtresse, baisait la blessure qui ensanglantait son visage, et l’essuyait avec son écharpe.

Pendant quelque temps, Theodora parut privée d’existence. Don Lope l’appelait par les noms les plus tendres, rafraîchissait son visage avec l’eau d’une fontaine voisine, et s’épuisait en efforts impuissans. Enfin elle ouvrit les yeux, un léger mouvement agita son sein, et ses doigts charmans se portèrent à son front, comme si elle ressentait déjà la douleur de sa blessure. Un profond soupir s’exhala de sa poitrine, ses yeux s’ouvrirent, et un sourire mélancolique erra sur ses lèvres, en voyant la solicitude de son amant. Elle était encore incapable de s’exprimer par des paroles.

— Theodora ! dit Gómez Arias avec la plus profonde émotion, Theodora, ne me reconnaissez-vous pas ?

La jeune fille sembla se réveiller d’un horrible rêve ; elle jeta ses bras autour de Don Lope avec un mouvement convulsif, et s’écria d’une voix tremblante :

— Il ne m’a point abandonné ; non, non, il est ici, près de moi.

— Non, ma Theodora, répondit tendrement Gómez Arias, je ne vous ai point quittée, je ne vous quitterai jamais ; je suis un barbare de vous en avoir menacée. Je ne mérite point un attachement comme le vôtre, mais je vous demande à genoux de me pardonner.

Theodora revint promptement à la vie ; elle aperçut une trace de sang sur les lèvres de son amant ; elle sentit autour de sa tête l’écharpe qui lui servait de bandage ; et lorsque Gómez Arias lui expliqua la cause de sa blessure, la jeune fille passionnée se réjouit d’un mal qui avait été la source de soins si doux et de caresses plus douces encore.

Ils gardèrent l’un et l’autre un profond silence, craignant de reprendre une conversation qui avait causé de si tristes effets.

Mais le temps s’écoulait avec promptitude ; et Gómez Arias fut le premier à remontrer la nécessité de prendre un parti.

— Theodora, dit-il, la nuit s’enfuit, son ombre favorable ne nous protégera pas long-temps ; et le jour, hélas ! jettera des ombres bien plus tristes sur nos plus brillantes espérances.

Theodora soupira profondément, mais il lui fut impossible de répondre.

— Que faut-il faire ? demanda Don Lope, d’une voix sombre. Faut-il nous dire un éternel adieu ?

— Un éternel adieu ! s’écria Theodora ; je ne puis supporter tout ce qu’il y a d’affreux dans cette idée.

— Voilà le sort qui nous est réservé, répondit Don Lope, à moins que vous n’ayez la force de…

Il s’arrêta, jeta sur Theodora un regard expressif ; il n’osait parler, mais son silence se faisait assez comprendre.

L’angoisse de Theodora redoubla ; elle joignit les mains, et sa tête se pencha sur son sein.

— Que faire ? reprit Gómez Arias ; je vous le demande encore ; il nous reste peu de temps, le jour va paraître.

— Don Lope, s’écria Theodora dans un accès de désespoir, prenez pitié, prenez pitié de mon horrible situation, et ne me demandez plus un crime que mon faible cœur ne serait que trop prompt à commettre. Ne faites point usage du pouvoir irrésistible que vous avez sur mon âme, pour me plonger dans un abîme de misère qui empoisonnerait toute mon existence. Ne me forcez point à détruire la tranquillité d’un vieillard vénérable, d’un père dont le seul tort est dans son excessive tendresse, dans sa sollicitude pour son enfant. Si la résolution qu’il a prise à mon égard me plonge dans la plus affreuse douleur, on ne peut lui en adresser aucun reproche ; hélas ! tandis qu’il détruit toutes mes espérances de félicité, il croit travailler au bonheur futur de sa fille.

— Oui, répondit Gómez Arias avec un sourire amer, en la forçant de passer sa vie dans un cloître.

— Non, répondit Theodora, il ne me croit pas capable d’une si terrible résolution ; il ignore que j’ai donné toutes mes affections à un autre homme. Il croit que je ne pourrai être long-temps insensible au mérite de l’époux qu’il a choisi pour moi.

En prononçant ces mots elle se jeta aux pieds de Gómez Arias. — J’embrasse vos genoux, Don Lope, lui dit-elle, et j’implore votre protection ; je ne connais que trop ma propre faiblesse ; prenez compassion de ma misère, ne me pressez pas davantage, ne profitez point de la tendresse, de l’entier dévouement de celle qui vous adore, pour en faire une fille coupable.

Gómez Arias fut surpris de la fermeté de Theodora, il ne s’était point imaginé trouver une semblable résistance dans un cœur rempli d’un amour passionné. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer la générosité, la noblesse des sentimens de celle qui se serait volontiers renfermée pour la vie dans une triste solitude, plutôt que de dévier d’une route qu’elle croyait sacrée. Il se sentait humilié de sa supériorité, et aurait presque voulu se persuader que ses scrupules venaient plutôt de la faiblesse de son amour que de la force de ses principes.

Il la regardait avec un mélange de mécontentement et de tendresse, en essayant de la relever.

— Non, jamais, jamais, s’écria-t-elle, si vous n’exaucez mes prières.

— Relevez-vous, relevez-vous, Theodora, répondit Gómez Arias d’une voix sombre. Puisque vous le voulez, je ne demanderai plus un sacrifice que j’espérais de votre amour. Je vous obéirai, je vais vous quitter pour jamais. Mais ne supposez pas que je supporterai patiemment ma mauvaise fortune, j’attaquerai celui qui est la cause de tous nos malheurs, et si Don Antonio est un aussi vaillant Chevalier que sa renommée le fait croire, il me restera une consolation, celle de le sacrifier à ma vengeance ou de tomber moi-même sous ses coups. Vous le voulez, je vous le répète encore : adieu Theodora, adieu, nous ne nous reverrons plus.

— Non, s’écria Theodora dans l’agonie du désespoir, vous ne devez pas, vous ne pourrez pas me quitter ainsi. Oh ! Gómez Arias, jusqu’ici vous aviez été tendre et généreux, vous n’aviez point encore blessé mon cœur avant cette horrible nuit.

— Cela est vrai, reprit Don Lope, et jamais jusqu’à ce moment je n’avais douté de votre amour. Fille inconcevable, que dois-je faire ? que désirez-vous ? Votre affreuse résolution navre mon cœur ; voulez-vous me forcer dans mon désespoir à maudire l’heure où je vous ai vue pour la première fois ? Theodora, dit-il d’un ton de reproche, séchez vos larmes, réservez-les pour de plus grands malheurs encore. Puissiez-vous jouir de la paix que vous m’avez à jamais ravie. Adieu ! adieu !

En prononçant ces mots, Gómez Arias s’éloigna lentement ; Theodora se précipita vers lui, et comme le pauvre oiseau qui, sous l’influence magique du serpent, suit un charme trompeur, elle se jeta dans les bras de son amant, incapable de résister davantage à son désespoir. Don Lope, dit-elle avec un tremblement convulsif, vous l’emportez, nous ne nous quitterons jamais. Puis elle ajouta d’un ton solennel : Il était dans ma destinée de devenir coupable, mais rappelez-vous, Don Lope, que vous n’aurez jamais le droit de me le reprocher.

Gómez Arias la pressa tendrement contre son sein, et dans les transports de sa joie, il essaya de lui peindre le bonheur qui leur était réservé.

— Ma Theodora, dit-il, calmez vos craintes déraisonnables ; aussitôt que nous en trouverons l’occasion, vous deviendrez ma femme. Votre père vous pardonnera, et s’il pouvait être sourd à la voix de la nature, l’amour, la reconnaissance de Gómez Arias vous en dédommageront.

— C’est ma seule consolation, mon seul espoir, répondit Theodora. Aimez-moi, Don Lope, aimez-moi comme je vous aime. Hélas ! c’est impossible ; mais si vous oubliez vos sermens, si votre affection pouvait s’éteindre, ne me le dites jamais. Trompez-moi par pitié ! ne me laissez point deviner la vérité, ou que la mort vienne me délivrer promptement de ce malheur plus affreux que tous les autres. Gómez Arias essaya de calmer son agitation, et lui remontra de nouveau la nécessité de fuir avec la plus grande promptitude. Theodora s’était trop avancée pour reculer encore ; elle ne fit aucune résistance, et pouvant à peine se soutenir Gómez Arias l’entraîna à travers le jardin.

Don Lope fit un signal ; et une échelle de corde fut jetée par une personne qui était de l’autre côté du mur. À cette vue les larmes de Theodora coulèrent avec une nouvelle abondance. Une foule de craintes traversèrent son esprit ; le poids du remords oppressait déjà son cœur ; sans l’appui que lui prêtait Don Lope, elle serait tombée sur le gazon. Gómez Arias porta la tremblante jeune fille jusqu’au haut de l’échelle, et tandis qu’ils s’arrêtaient un instant au sommet du mur, elle jeta un long et mélancolique regard sur l’asile de son enfance et de son innocente jeunesse, où un vieillard abandonné allait vivre seul en proie au plus affreux chagrin. Theodora posa la main sur son cœur, comme pour en arrêter les horribles battemens, et détournant les yeux, elle confia sa destinée à celui qu’elle aimait si tendrement.