Gómez Arias/Tome 1/07

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 130-145).

CHAPITRE VII.

Parióme adrede mi Madre
Oxalá no me pariera !

quevedo.

Il n’arrive point de mal qu’il ne tombe
sur mes épaules
shakespeare.

Il vaut mieux être né heureux que riche, dit un vieux proverbe ; et la vie entière de Don Rodrigo de Cespedes semblait prouver la vérité de cet adage. Son existence était une série d’évènemens malencontreux, dont les conséquences devenaient souvent funestes ; on aurait pu croire qu’il avait été choisi par l’aveugle déesse comme une victime sur laquelle elle se plaisait à exercer ses caprices.

Il serait difficile de décider pourquoi Don Rodrigo n’avait pas le talent de réussir dans ce qu’il entreprenait, car il réunissait tous les avantages capables de rendre un homme brillant dans la société et agréable dans la vie privée. Il possédait de la fortune et une santé parfaite ; sa tournure était distinguée et ses manières élégantes : c’était un brave soldat pendant la guerre et le cavalier le plus courtois pendant la paix. Tout faisait présumer qu’il devait être heureux, mais ces avantages ne l’aidaient à rien ; ils ne servaient qu’à rendre sa fatalité plus remarquable.

Ces anomalies ne peuvent être expliquées par aucun principe raisonnable ; mais elles peuvent être attribuées à l’absence de ce don précieux, qui souvent est préférable à la naissance et à la fortune : le don de réussir.

Don Rodrigo avait adressé ses hommages à trois différentes Dames avec l’intention morale d’entrer avec elles dans la sainte carrière du mariage. Il faut peut-être avouer que cette pensée si louable ne prit de la consistance dans son esprit qu’après sa chute complète dans le rôle d’homme à bonnes fortunes ; rôle qui n’a rien d’honorable en lui-même, et qui cependant ajoute à la réputation d’un homme du grand monde, aussi bien qu’il satisfait sa vanité. On peut donc supposer, sans faire preuve d’un trop grand discernement, que Don Rodrigo songea au mariage comme à une dernière ressource, lorsqu’il fut convaincu de son inhabileté à obtenir des succès dans le champ plus fleuri de la galanterie. Mais jusque dans ce port de salut, la fatalité le poursuivit encore sans égard pour le dieu d’hymen.

Le premier rival de Don Rodrigo était un homme plutôt au-dessous qu’au-dessus de quatre pieds, dont la taille était contournée et les traits repoussans. Sa fortune était loin d’égaler celle de Don Rodrigo ; et cependant, malgré tous ces désavantages, cette espèce de petit monstre, à la grande surprise de chacun, remporta le prix que poursuivait notre malencontreux cavalier. Don Rodrigo plaça ses secondes affections sur une Dame dont les prétentions étaient plus modestes, dont la beauté n’avait rien de remarquable, et dont la fortune et la naissance étaient inférieures à celles de son adorateur. Il se persuada que son rang et ses titres assureraient son succès ; il oubliait les avantages dont la nature l’avait pourvu : ses grands yeux noirs, son nez aquilin, sa taille bien proportionnée, un port noble et majestueux, une bravoure respectée même par ses rivaux et ses ennemis ; mais son Angélique préférait, il faut le croire, des qualités tout-à-fait opposées. Elle choisit pour mari un obscur plébéien, auquel la vue d’un fusil de Tolède eût donné la fièvre. Désespéré des goûts vulgaires de celles auxquelles il s’était adressé, Don Rodrigo prit la résolution hardie d’attaquer le cœur de la plus grande Dame d’Espagne. Il offrit ses hommages à Leonor de Aguilar ; mais ses prétentions furent également repoussées, et quoique sa vanité ne pût être blessée d’avoir Gómez Arias pour rival heureux, cependant, impatienté des sarcasmes continuels de ce seigneur, il se détermina à conquérir par la chance des armes le nouvel objet de ses affections. Le lecteur se rappelle peut-être le succès qui couronna ce dernier exploit.

Le malheur de Don Rodrigo ne se renfermait pas seulement dans ses amours ; il s’étendait sur tout ce qu’il entreprenait. S’il se battait en duel, il était ordinairement blessé, ou si par hasard il blessait son adversaire, quoiqu’il fût presque toujours l’offensé, il passait alors pour l’agresseur. Disait-il quelque chose de spirituel, on ne manquait pas de l’attribuer à une autre personne, tandis que si quelque absurdité circulait dans le monde, on avait pour habitude de l’en croire l’auteur.

Nous ne chercherons pas à donner de plus nombreuses preuves du malheur qui poursuivait Don Rodrigo. Nous le voyons maintenant victime de son mauvais génie. Il quitta le Zaguan de la maison de Monteblanco avec la plus grande précipitation. Rempli de l’idée qu’il avait tué son rival, et convaincu de la nécessité d’une prompte fuite, il courut à son auberge pour chercher son valet et monter à cheval, voulant exécuter sa prudente résolution avant qu’on ne fût instruit de l’évènement qui venait d’avoir lieu. À son arrivée, il demanda où était Peregil son domestique ; mais Peregil était allé aux prières du soir : Don Rodrigo comprit que cela voulait dire au cabaret. Il y envoya un garçon de l’auberge, et lui apprit où son valet pourrait le trouver, hors de la ville. Il alla bien vite à l’écurie ; mais Peregil, dans son zèle et ses soins pour tout ce qui appartenait à son maître, en avait emporté la clef. Le temps devenant précieux, et Don Rodrigo ne voulant causer aucun embarras qui pût le faire remarquer, monta sur une mule de mauvaise apparence qui était attachée à la porte d’une maison, et lui confia sa destinée. Il ne doutait pas que Peregil ne lui amenât son cheval, en donnant un prix raisonnable pour la mule, ce qui, d’après sa chétive apparence, ne serait point une chose difficile.

Enfin, après s’être rendu dans le lieu qu’il avait assigné pour rendez-vous, et avoir attendu deux heures dans un état d’agitation et d’inquiétude, alarmé au moindre bruit, croyant sans cesse qu’on le poursuivait, et ne se consolant que par l’idée que son cheval le tirerait bientôt de cet éminent danger, il vit arriver son valet, non pas monté sur son propre cheval, ni conduisant par la bride son superbe coursier d’Arabie, mais grimpé sur une misérable mule, qui paraissait exiger la constante application du fouet. Peregil ne lui épargnait pas les coups, et ne pouvait cependant en obtenir un pas plus vif.

— Peregil, agent du démon, dit Don Rodrigo avec impatience, où est mon cheval ?

— À l’auberge, répondit le valet d’un air de mauvaise humeur.

— À l’auberge, coquin ! Pourquoi ne l’avez-vous pas amené ? Ne savez-vous pas que ma vie est en péril ?

— Par une très bonne raison, reprit le valet, c’est que je n’en ai pas été le maître. Il ne faut blâmer que vous-même, Señor, vous ne vous êtes fait aucun scrupule de prendre la mule du révérend père, et vous ne devez pas être surpris si le révérend père a pris la même liberté avec votre cheval.

— Par Saint-Jacques de Compostelle, ceci est trop fort pour être supporté, s’écria Don Rodrigo ; comment ce fripon de religieux a-t-il osé prendre mon cheval d’Arabie, en échange de cette indigne mule ? Cet homme de Dieu n’a-t-il point de conscience ?

— Je ne m’en suis pas informé, Señor, mais je pense plutôt qu’il n’a pas de remords de la manière dont il s’est conduit envers moi. — Oh ! si je pouvais trouver le révérend père, dans un lieu où il n’y aurait point de témoins, son crâne tonsuré n’aurait plus besoin de rasoirs à l’avenir.

— Et pourquoi êtes-vous monté sur cette méprisable ânesse ? demanda Don Rodrigo avec colère.

— Doucement, Señor, doucement ; puisque mon maître montre une si grande prédilection pour les mules, il n’est point étonnant que son valet montre le même goût pour les ânesses.

— Misérable, osez-vous plaisanter, dans un semblable moment et sur un tel sujet ?

— En effet, il n’y a pas là de quoi rire, reprit Peregil ; et, en vérité, je ne sais pas pourquoi je plaisanterais dans cette occasion : je suis le plus maltraité des deux. Regardez, je vous prie, cette horrible bête ! Que le tonnerre du ciel et les malédictions de tous les saints tombent sur elle et sur son ancien maître. En disant ces mots, Peregil labourait les côtes de la malheureuse ânesse, regrettant que le vénérable père ne fût pas auprès d’elle afin de prendre sa part des coups qu’il dispensait avec tant d’ardeur.

— Trêve de folies, dit Don Rodrigo, elles sont inconvenantes lorsque la vie de ton maître est en danger. Donne-moi des détails circonstanciés et positifs sur cette œuvre d’iniquité, ou, par mon sabre, tu te repentiras du jour où ton maître monta une mule pour la première fois de sa vie.

— Eh ! bon Dieu ! dit le valet soumis, vous saurez, Don Rodrigo, que cette malheureuse mule est en effet la cause de tout ceci. Quand j’arrivai de l’église, je fus étonné de voir tous les gens de l’auberge dans la plus grande confusion. Le révérend père courait de côté et d’autre, hurlant comme un chien de fermier, et cherchant sa noble mule en appelant la vengeance du ciel sur le voleur profane, épithète qui, suivant toute apparence, s’adressait à votre seigneurie.

— Le révérend père était ivre, dit Don Rodrigo en souriant ; ne s’apercevait-il pas que j’avais laissé mon coursier dans l’écurie, qui, j’espère, était une assez bonne sécurité pour la mule, jusqu’à ce que vous en ayez payé la valeur ?

— Il est sûr qu’il s’en aperçut ; mais lorsque je lui proposai de l’indemniser pour sa perte, il me demanda une somme si exorbitante, qu’il me fut impossible de le satisfaire. Dans son opinion, le coursier n’était point une compensation suffisante pour sa mule ; ainsi, pour rendre l’affaire égale et la terminer à l’amiable, il me proposa de laisser mon cheval par-dessus le marché, et de recevoir cette abominable ânesse comme cadeau.

En prononçant ces mots, Peregil gratifia la pauvre bête d’une nouvelle profusion de faveurs.

— Misérable pécheur ! répliqua Don Rodrigo, comment avez-vous pu consentir à cet abominable arrangement ?

— Parceque je ne pus l’empêcher. Pensez-vous, Señor, que j’aurais prêté les mains à une semblable extorsion si j’avais pu m’en dispenser ? Mais votre fuite précipitée me fit présumer que vous aviez tué votre adversaire. Le révérend père était appuyé de tous les gens de l’auberge, et je pensai qu’il serait peut-être dangereux pour vous de poursuivre cette affaire.

Don Rodrigo fut convaincu de la force de cet argument, et après avoir accablé d’anathèmes le voleur et les gens de l’auberge, occupation dans laquelle Peregil se joignait charitablement à son maître, il dit d’un ton mélancolique : — Puisqu’il n’y a point de remède, il faut se soumettre avec courage à cette mauvaise fortune.

— Il le faut, Señor, reprit Peregil ; il y a au moins quelque consolation dans l’idée que nous sommes déjà si habitués aux caprices de dame Fortune, que cette nouvelle preuve de sa bonne volonté n’a pu nous causer de surprise. — Mais puis-je vous demander où nous allons ?

— Chercher un refuge dans les montagnes, répondit Don Rodrigo d’une voix sombre.

— Que l’assistance de Dieu soit avec nous ! murmura Peregil ; car nous en avons besoin plus que personne.

Après ce dialogue, ils dirigèrent leur marche vers les Alpujarras, aussi tristement et aussi lentement que le comportaient leur position et les animaux qu’ils montaient. De temps en temps la mule du révérend père s’arrêtait court, comme si elle voulait méditer sur ce qu’elle allait faire ; il ne fallait rien moins alors que les caresses de Don Rodrigo (car il n’osait employer un autre moyen) pour l’engager à reprendre sa route.

L’infortuné maître et son humble valet voyagèrent ainsi pendant l’espace de trois heures, dans la nuit la plus profonde. Tout-à-coup Don Rodrigo remarqua que son domestique s’était arrêté ; il se détermina à se rendre près de lui afin de joindre ses efforts aux siens. Il indiqua son intention à sa mule ; mais, au grand désespoir du Chevalier, elle profita du bon exemple que venait de lui donner sa compagne l’ânesse, et s’approchant d’elle, resta immobile. L’obstination de ces animaux surpassa les efforts désespérés de Don Rodrigo et de son valet, et après avoir épuisé leurs forces dans un châtiment inutile, ils résolurent prudemment d’attendre le bon plaisir de leurs montures entêtées. Ils cherchèrent un abri sous les branches d’un arbre touffu, et attendirent la pointe du jour avec impatience, réfléchissant en silence sur leur misérable situation.