Génie du christianisme/Partie 3/Livre 1/Chapitre IV

Garnier Frères (p. 287-288).

Chapitre IV - Des sujets de Tableaux

Vérités fondamentales :

1 o Les sujets antiques sont restés sous la main des peintres modernes : ainsi, avec les scènes mythologiques, ils ont de plus les scènes chrétiennes.

2 o Ce qui prouve que le christianisme parle plus au génie que la fable, c’est qu’en général nos grands peintres ont mieux réussi dans les fonds sacrés que dans les fonds profanes.

3 o Les costumes modernes conviennent peu aux arts d’imitation ; mais le culte catholique a fourni à la peinture des costumes aussi nobles que ceux de l’antiquité [NOTE 53].

Pausanias[1], Pline[2] et Plutarque[3] nous ont conservé la description des tableaux de l’école grecque [NOTE 19]. Zeuxis avait pris pour sujet de ses trois principaux ouvrages Pénélope, Hélène et l’Amour. Polygnote avait figuré sur les murs du temple de Delphes le sac de Troie et la descente d’Ulysse aux enfers. Euphanor peignit les douze dieux, Thésée donnant des lois et les batailles de Cadmée, de Leuctres et de Mantinée. Apelles représenta Vénus Anadyomène sous les traits de Campaspe ; Aetion, les noces d’Alexandre et de Roxane, et Timanthe, le sacrifice d’Iphigénie.

Rapprochez ces sujets des sujets chrétiens, et vous en sentirez l’infériorité. Le sacrifice d’Abraham, par exemple, est aussi touchant et d’un goût plus simple que celui d’Iphigénie : il n’y a là ni soldats, ni groupe, ni tumulte, ni ce mouvement qui sert à distraire de la scène. C’est le sommet d’une montagne ; c’est un patriarche qui compte ses années par siècles ; c’est un couteau levé sur un fils unique ; c’est le bras de Dieu arrêtant le bras paternel. Les histoires de l’Ancien Testament ont rempli nos temples de pareils tableaux, et l’on sait combien les mœurs patriarcales, les costumes de l’Orient, la grande nature des animaux et des solitudes de l’Asie sont favorables au pinceau.

Le Nouveau Testament change le génie de la peinture. Sans lui rien ôter de sa sublimité, il lui donne plus de tendresse. Qui n’a cent fois admiré les Nativités, les Vierges et l’Enfant, les Fuites dans le désert, les Couronnements d’épines, les Sacrements, les Missions des apôtres, les Descentes de croix, les Femmes au saint Sépulcre ! Des Bacchanales, des fêtes de Vénus, des rapts, des métamorphoses, peuvent-ils toucher le cœur comme les tableaux tirés de l’Ecriture ? Le christianisme nous montre partout la vertu et l’infortune, et le polythéisme est un culte de crimes et de prospérité. Notre religion à nous, c’est notre histoire ; c’est pour nous que tant de spectacles tragiques ont été donnés au monde : nous sommes parties dans les scènes que le pinceau nous étale, et les accords les plus moraux et les plus touchants se reproduisent dans les sujets chrétiens. Soyez à jamais glorifiée, religion de Jésus-Christ, vous qui aviez représenté au Louvre le Roi des rois crucifié, le Jugement dernier au plafond de la salle de nos juges, une Résurrection à l’hôpital général, et la Naissance du Sauveur à la maison de ces orphelins délaissés de leurs pères et de leurs mères !

Au reste, nous pouvons dire ici des sujets de tableaux ce que nous avons dit ailleurs des sujets de poèmes : le christianisme a fait naître pour le peintre une partie dramatique très supérieure à celle de la mythologie. C’est aussi la religion qui nous a donné les Claude le Lorrain, comme elle nous a fourni les Delille et les Saint-Lambert [NOTE 20]. Mais tant de raisonnements sont inutiles : parcourez la galerie du Louvre, et dites encore, si vous le pouvez, que le génie du christianisme est peu favorable aux beaux-arts.


  1. Paus., liv. V.(N.d.A.)
  2. Plin., liv. XXXV, chap. VIII, IX.(N.d.A.)
  3. Plut., in Hipp, Pomp. Lucul., etc.(N.d.A.)