Génie du christianisme/Partie 1/Livre 6/Chapitre III

Garnier Frères (p. 128-129).

Chapitre III - Qu’il n’y a point de morale s’il n’y a point d’autre vie. Présomption en faveur de l’âme, tirée du respect de l’homme pour les tombeaux

La morale est la base de la société ; mais si tout est matière en nous, il n’y a réellement ni vice ni vertu, et conséquemment plus de morale. Nos lois, toujours relatives et changeantes, ne peuvent servir de point d’appui à la morale, toujours absolue et inaltérable ; il faut donc qu’elle ait sa source dans un monde plus stable que celui-ci, et des garants plus sûrs que des récompenses précaires ou des châtiments passagers. Quelques philosophes ont cru que la religion avait été inventée pour la soutenir ; ils ne se sont pas aperçus qu’ils prenaient l’effet pour la cause. Ce n’est pas la religion qui découle de la morale, c’est la morale qui naît de la religion, puisqu’il est certain, comme nous venons de le dire, que la morale ne peut avoir son principe dans l’homme physique ou la simple matière ; puisqu’il est certain que quand les hommes perdent l’idée de Dieu, ils se précipitent dans tous les crimes en dépit des lois et des bourreaux.

Une religion qui a voulu s’élever sur les ruines du christianisme, et qui a cru mieux faire que l’Evangile, a déroulé dans nos églises ce précepte du Décalogue : Enfants, honorez vos pères et mères. Pourquoi les théophilanthropes ont-ils retranché la dernière partie du précepte, afin de vivre longuement ? C’est qu’une misère secrète leur a appris que l’homme qui n’a rien ne peut rien donner. Comment aurait-il promis des années, celui qui n’est pas assuré de vivre deux moments ? Tu me fais présent de la vie, lui aurait-on dit, et tu ne vois pas que tu tombes en poussière ? Comme Jéhovah, tu m’assures une longue existence ; et as-tu, comme lui, l’éternité pour y puiser des jours ? Imprudent ! l’heure où tu vis n’est pas même à toi ; tu ne possèdes en propre que la mort : que tireras-tu donc du fond de ton sépulcre, hors le néant, pour récompenser ma vertu ?

Enfin, il y a une autre preuve morale de l’immortalité de l’âme, sur laquelle il faut insister : c’est la vénération des hommes pour les tombeaux. Là par un charme invincible la vie est attachée à la mort ; là la nature humaine se montre supérieure au reste de la création et déclare ses hautes destinées. La bête connaît-elle le cercueil et s’inquiète-t-elle de ses cendres ? Que lui font les ossements de son père ? ou plutôt sait-elle quel est son père, après que les besoins de l’enfance sont passés ? D’où nous vient donc la puissante idée que nous avons du trépas ? Quelques grains de poussière mériteraient-ils nos hommages ? Non, sans doute : nous respectons les cendres de nos ancêtres parce qu’une voix nous dit que tout n’est pas éteint en eux. Et c’est cette voix qui consacre le culte funèbre chez tous les peuples de la terre : tous sont également persuadés que le sommeil n’est pas durable, même au tombeau, et que la mort n’est qu’une transfiguration glorieuse.