Génie du christianisme/Partie 1/Livre 6/Chapitre IV

Garnier Frères (p. 129-133).

Chapitre IV - De quelques objections

Sans entrer trop avant dans les preuves métaphysiques, que nous avons pris soin d’écarter, nous tâcherons pourtant de répondre à quelques objections qu’on reproduit éternellement.

Cicéron ayant avancé, d’après Platon, qu’il n’y a point de peuples chez lesquels on n’ait trouvé quelque notion de la Divinité, ce consentement universel des nations, que les anciens philosophes regardaient comme une loi de nature, a été nié par les incrédules modernes ; ils ont soutenu que certains sauvages n’ont aucune connaissance de Dieu.

Les athées se tourmentent en vain pour couvrir la faiblesse de leur cause : il résulte de leurs arguments que leur système n’est fondé que sur des exceptions, tandis que le déisme suit la règle générale. Si l’on dit que le genre humain croit en Dieu, l’incrédule vous oppose d’abord tels sauvages, ensuite telle personne, et quelquefois lui-même. Soutienton que le hasard n’a pu former le monde, parce qu’il n’y aurait eu qu’une seule chance favorable contre d’incalculables impossibilités, l’incrédule en convient, mais il répond que cette chance existait. C’est en tout la même manière de raisonner. De sorte que d’après l’athée la nature est un livre où la vérité se trouve toujours dans la note, et jamais dans le texte, une langue dont les barbarismes forment seuls l’essence et le génie.

Quand on vient d’ailleurs à examiner ces prétendues exceptions, on découvre ou qu’elles tiennent à des causes locales, ou qu’elles rentrent même dans la loi établie. Ici, par exemple, il est faux qu’il y ait des sauvages qui n’aient aucune notion de la Divinité. Les voyageurs qui avaient avancé ce fait ont été démentis par d’autres voyageurs, mieux instruits. Parmi les incrédules des bois on avait cité les hordes canadiennes : eh bien, nous les avons vus, ces sophistes de la hutte, qui devaient avoir appris dans le livre de la nature, comme nos philosophes dans les leurs, qu’il n’y a ni Dieu ni avenir pour l’homme ; ces Indiens sont d’absurdes barbares, qui voient l’âme d’un enfant dans une colombe ou dans une touffe de sensitives. Les mères chez eux sont assez insensées pour épancher leur lait sur le tombeau de leur fils, et elles donnent à l’homme au sépulcre la même attitude qu’il avait dans le sein maternel. Elles prétendent enseigner ainsi que la mort n’est qu’une seconde mère, qui nous enfante à une autre vie. L’athéisme ne fera jamais rien de ces peuples qui doivent à la Providence le logement, l’habit et la nourriture ; et nous conseillons aux incrédules de se défier de ces alliés corrompus qui reçoivent secrètement des présents de l’ennemi.

Autre objection.

" Puisque l’esprit croît et décroît avec l’âge, puisqu’il suit les altérations de la matière, il est donc lui-même de nature matérielle, conséquemment divisible et sujet à périr. "

Ou l’esprit et le corps sont deux êtres différents, ou ils ne sont que le même être. S’ils sont deux, il vous faut convenir que l’esprit est renfermé dans le corps : il en résulte qu’aussi longtemps que durera cette union, l’esprit sera en quelques degrés soumis aux liens qui le pressent. Il paraîtra s’élever ou s’abaisser dans les proportions de son enveloppe.

L’objection ne subsiste donc plus dans l’hypothèse où l’esprit et le corps sont considérés comme deux substances distinctes.

Dans celle où vous supposez qu’ils ne sont qu’un et tout, partageant même vie et même mort, vous êtes tenus à prouver l’assertion. Or, il est depuis longtemps démontré que l’esprit est essentiellement différent du mouvement et des autres propriétés de la matière, n’étant ni étendu ni divisible.

Ainsi l’objection se renverse de fond en comble, puisque tout se réduit à savoir si la matière et la pensée sont une et même chose ; ce qui ne se peut soutenir sans absurdité.

Au surplus, il ne faut pas s’imaginer qu’en employant la prescription pour écarter cette difficulté, il soit impossible de l’attaquer par le fond. On peut prouver qu’alors même que l’esprit semble suivre les accidents du corps, il conserve les caractères distinctifs de son essence. Les athées, par exemple, produisent en triomphe la folie, les blessures au cerveau, les fièvres délirantes : afin d’étayer leur système, ces hommes sont obligés d’enrôler pour auxiliaires dans leur cause les malheurs de l’humanité. Eh bien, donc, ces fièvres, cette folie (que l’athéisme, c’est-à-dire le génie du mal, a raison d’appeler en preuve de sa réalité), que démontrent-elles, après tout ? Je vois une imagination déréglée, mais un entendement réglé. Le fou et le malade aperçoivent des objets qui n’existent pas ; mais raisonnent-ils faux sur ces objets ? Ils tirent d’une cause infirme des conséquences saines.

Pareille chose arrive à l’homme attaqué de la fièvre : son âme est offusquée dans la partie où se réfléchissent les images, parce que l’imbécillité des sens ne lui transmet que des notions trompeuses ; mais la région des idées reste entière et inaltérable. Et de même qu’un feu allumé dans une vile matière n’en est pas moins un feu pur, quoique nourri d’impurs aliments, ainsi la pensée, flamme céleste, s’élance incorruptible et immortelle du milieu de la corruption et de la mort.

Quant à l’influence des climats sur l’esprit, qui a été alléguée comme une preuve de la matérialité de la pensée, nous prions nos lecteurs de faire quelque attention à notre réponse ; car, au lieu de résoudre une objection, nous allons tirer de la chose même qu’on nous oppose une preuve de l’immortalité de l’âme.

On a remarqué que la nature se montre plus forte au septentrion et au midi : c’est entre les tropiques que se trouvent les plus grands quadrupèdes, les plus grands reptiles, les plus grands oiseaux, les plus grands fleuves, les plus hautes montagnes ; c’est dans les régions du Nord que vivent les puissants cétacés, qu’on rencontre l’énorme fucus et le pin gigantesque. Si tout est effet de matière, combinaison d’éléments, force de soleil, résultat du froid et du chaud, du sec et de l’humide, pourquoi l’homme seul est-il excepté de la loi générale ? Pourquoi sa capacité physique et morale ne se dilate-t-elle pas avec celle de l’éléphant sous la ligne et de la baleine sous le pôle ? Dira-t-on qu’il est, comme le bœuf, un animal de tous les pays ? Mais le bœuf conserve son instinct en tout climat, et nous voyons par rapport à l’homme une chose bien différente.

Loin de suivre la loi générale des êtres, loin de se fortifier là où la matière est supposée plus active, l’homme, au contraire, s’affaiblit en raison de l’accroissement de la création animale autour de lui. L’Indien, le Péruvien, le Nègre au Midi, l’Esquimau, le Lapon au Nord, en sont la preuve. Il y a plus : l’Amérique, où le mélange des limons et des eaux donne à la végétation la vigueur d’une terre primitive, l’Amérique est pernicieuse aux races d’hommes, quoiqu’elle le devienne moins chaque jour, en raison de l’affaiblissement du principe matériel. L’homme n’a toute son énergie que dans les régions où les éléments, moins vifs, laissent un plus libre cours à la pensée, où cette pensée, pour ainsi dire dépouillée de son vêtement terrestre, n’est gênée dans aucun de ses mouvements, dans aucune de ses facultés.

Il faut donc reconnaître ici quelque chose en opposition directe avec la nature passive : or, cette chose est notre âme immortelle. Elle répugne aux opérations de la matière ; elle est malade, elle languit quand elle est trop touchée, Cet état de langueur de l’âme produit à son tour la débilité du corps ; le corps qui, s’il eût été seul, eût profité sous les feux du soleil, est contrarié par l’abattement de l’esprit. Que si l’on disait que c’est, au contraire, le corps qui, ne pouvant supporter les extrémités du froid et du chaud, fait dégénérer l’âme en dégénérant lui-même, ce serait une seconde fois prendre l’effet pour la cause. Ce n’est pas le vase qui agit sur la liqueur, c’est la liqueur qui tourmente le vase, et ces prétendus effets du corps sur l’âme sont les effets de l’âme sur le corps.

La double débilité mentale et physique des peuples du Nord et du Midi, la mélancolie dont ils semblent frappés, ne peuvent donc, selon nous, être attribuées à une fibre trop relâchée ou trop tendue, puisque les mêmes accidents ne produisent pas le même effet dans les zones tempérées. Cette affection plaintive des habitants du pôle et des tropiques est une véritable tristesse intellectuelle, produite par la position de l’âme et par ses combats contre les forces de la matière. Ainsi, non seulement Dieu a marqué sa sagesse par les avantages que le globe retire de la diversité des latitudes ; mais en plaçant l’homme sur cette échelle il nous a démontré presque mathématiquement l’immortalité de notre essence, puisque l’âme se fait le plus sentir là où la matière agit le moins, et que l’homme diminue où la brute augmente.

Touchons une dernière objection :

" Si l’idée de Dieu est naturellement empreinte dans nos âmes, elle doit devancer l’éducation, prévenir le raisonnement, se montrer dès l’enfance : or, les enfants n’ont point l’idée de Dieu : donc, etc. "

Dieu étant esprit, et ne pouvant être entendu que par l’esprit, un enfant chez qui la pensée n’est pas encore développée ne saurait concevoir le souverain Etre. Ne demandons point au cœur sa fonction la plus noble lorsqu’il n’est pas achevé, lorsque le merveilleux ouvrage est encore entre les mains de l’ouvrier.

Mais d’ailleurs on peut soutenir que l’enfant a du moins l’instinct de son Créateur, Nous en prenons à témoin ses petites rêveries, ses inquiétudes, ses craintes dans la nuit, son penchant à lever les yeux vers le ciel. Un enfant joint ses deux mains innocentes et répète après sa mère une prière au bon Dieu : pourquoi ce jeune ange de la terre balbutie-t-il avec tant d’amour et de pureté le nom de ce souverain Etre qu’il ne connaît pas ?

Voyez ce nouveau-né qu’une nourrice porte dans ses bras. Qu’a-t-il pour donner tant de joie à ce vieillard, à cet homme fait, à cette femme ? Deux ou trois syllabes à demi formées, que personne n’a comprises : et voilà des êtres raisonnables transportés d’allégresse, depuis l’aïeul, qui sait toutes les choses de la vie, jusqu’à la jeune mère, qui les ignore encore ! Qui donc a mis cette puissance dans le verbe de l’homme ? Pourquoi le son d’une voix humaine vous remue-t-il si impérieusement ? Ce qui vous subjugue ici est un mystère qui tient à des causes plus relevées qu’à l’intérêt qu’on peut prendre à l’âge de cet enfant : quelque chose vous dit que ces paroles inarticulées sont les premiers bégaiements d’une pensée immortelle.