Fusains et eaux-fortes/Voyages littéraires

G. Charpentier (p. 33-44).

VOYAGES LITTÉRAIRES


Nous avons en France une certaine manie d’imitation et de vogue qui a de tout temps nui aux mouvements progressifs de l’esprit, dans tous les sens. Pour ne parler ici que de la littérature, si nous remontons un peu haut, nous la verrons procéder par phases, par systèmes toujours bien tranchés, toujours exclusifs et toujours universellement suivis. Le xviie siècle et assez d’autres ont développé ces catégories avant nous. Le xviie siècle nous apparaît avec sa poétique complète renouvelée des Grecs. L’inspiration est uniforme. La Fontaine imite Phèdre, Boileau imite Juvénal. Depuis le chansonnier jusqu’au poète épique, tout le monde chausse la sandale sous ses canons, ajuste un lambeau de pourpre à son rabat, et pose un laurier mythologique sur sa perruque. Le grand roi lui-même, sur les gravures de frontispice et sur les monuments publics, dissimule son haut-de-chausses sous une cotte de mailles romaine. Les génies excentriques s’étouffent ou subissent la loi commune, et toute fantaisie originale se perd. Le xviiie siècle arrive, un branle nouveau est donné aux esprits, et tout s’imprègne de la philosophie nouvelle ; elle monte sur le théâtre, elle se glisse dans le roman, elle envahit l’épopée, elle montre le nez jusque dans les alcôves des petits contes licencieux. Le poète, le rhéteur, le grammairien, l’historien, tout le monde est philosophe, tout le monde n’a plus qu’une idée ; nous passons les modes de détails ; les engouements passagers, les petits vers, les petits livres, les petits écrits sont fondus dans un même moule.

Nous voici à la littérature de la Révolution, littérature antithétique, s’il en fût, littérature sensible et philanthropique en raison de la fureur des égorgements au dedans et au dehors. Ici, et tandis qu’on se massacre aux prisons, qu’on se dénonce aux comités, qu’on se mitraille dans les plaines, surgit, avec M. Bernardin de Saint-Pierre et M. Bouilly, une série de drames vertueux, de fils reconnaissants, de serviteurs fidèles et d’excellents parents à tous les degrés. C’est un déluge de pleurs. Les auteurs et les héros, à défaut d’autres, méritent le prix Montyon ; les héroïnes sont des rosières, et la morale en action est la seule esthétique connue. Nous traversons ensuite, pour arriver à la nôtre, des périodes si ternes que la couleur échappe. Remarquons seulement en passant que, pendant que nous nous laissons aller à des routines si désastreuses, l’Allemagne, libre dans ses allures, nourrit des élans divergents qui la couvrent à la fois de productions magnifiques et originales. À prendre notre littérature, en 1832, nous pouvons encore laisser à part l’école intime, l’école passionnée d’Antony, l’école cadavre, pour nous arrêter à la fièvre du moyen âge, qui a engendré la couleur locale, qui a engendré les voyages dont il s’agit ici.

Quoiqu’il ne soit pas nécessaire de connaître les lieux pour en parler, comme disait Figaro et comme l’ont prouvé beaucoup de voyageurs, les plus consciencieux d’entre les auteurs qui n’avaient jamais quitté la rue Tirechappe ou le quai Malaquais ont jugé convenable de s’assurer enfin si les pays dont ils parlaient si souvent existaient en effet. Des contrées jusqu’alors caressées par les imaginations ont attiré d’illustres pèlerinages. Les classes lettrées ont inondé les routes comme les familles anglaises. Il est entré un ou deux hommes de lettres dans la composition de toute diligence, comme il y entre un commis voyageur, et avec une mission à peu près pareille. À ce besoin d’aller chercher loin des impressions qui impliquent qu’on en manque où l’on est, à ce pitoyable engouement de pittoresque et de couleur locale dont notre époque est affligée, s’est bientôt jointe la curiosité naturelle qui pousse aux voyages, et dès lors les émigrations ont été générales. Tout le monde est parti pour aller se draper en Child-Harold aux lieux célèbres, les uns en patache, les autres en voiture de poste et beaucoup à pied.

Il s’est levé à cette occasion une nuée de touristes de bas étage en proie aux monomanies artistes, qui s’est abattue sur les campagnes comme une plaie d’Égypte, et dont il serait aussi urgent de purger les routes royales que des malfaiteurs et des vagabonds. Des garçons perruquiers en tour de France, des poètes de département et des peintres en bâtiment se sont imaginé qu’il suffisait de s’enjuponner d’une blouse, de manger du fromage aux hôtelleries et de n’avoir pas un sou dans sa poche pour voyager en artistes. On rencontre sur toutes les routes de pauvres jeunes gens qui se sont crus obligés, par amour de l’art, de quitter leur foyer et d’aller braver au loin les plus cruelles extrémités, avec un album littéralement blanc sous le bras. L’autorité n’y veille pas assez ; ce titre d’artiste, à la façon dont on l’entend, peut servir à déguiser les désordres et les professions les plus funestes, et l’on devrait dûment mener à la prison la plus proche les piétons mal vêtus qui n’en ont pas d’autre. Cela serait souvent un bien dans tous les cas. À défaut de la gendarmerie trop tolérante, la Providence, qui veille sur tous, prend soin de ces enfants prodigues de grand chemin, qui heureusement n’ont jamais rien peint ni rien écrit. Les éléments conjurés mènent ordinairement à mal leurs échappées de la maison paternelle, et leurs impressions se réduisent à la soif, à la faim, le froid, le chaud, et mille autres qu’ils se garderaient d’imprimer. Ils sortent un matin de chez eux, armés de toutes pièces, sac au dos, guêtres aux pieds, et gagnent la rase campagne comme Don Quichotte à sa première sortie dans la plaine de Montiel ; car c’est là le véritable don quichottisme de notre temps ; rien n’y manque, ni les moulins pris pour des géants, ni les pigeonniers pris pour des donjons. À peine en plein air, ils tombent en extase devant ce ciel, bien plus pur que celui des capitales ; après quoi, il se ferait autant de volumes de leurs mésaventures que de celles du bon chevalier. Une première pluie les refroidit. Les œufs pourris d’un cabaret les restaurent peu. Les matelas du roulier les rétablissent mal.

La fatigue leur voile à demi les charmes du paysage, une chute dans un bourbier les leur dissimule totalement. L’argent et l’enthousiasme diminuent peu à peu. L’enthousiasme surtout est sujet à se transformer en sensations plus poignantes. S’ils sont surpris la nuit et égarés dans un marais, ici leur poésie tourne au lugubre et à l’élégiaque ; ils deviennent complètement insensibles aux beautés sauvages du lieu. Les habitants de mœurs inconnues et les plus féroces quadrupèdes leur deviennent de médiocres curiosités. Ils oublient de prendre note des plus rares productions végétales, et on en a vu dans cette position déplorer leur voyage en termes amers.

S’ils approchent ensuite d’une ville curieuse et monumentale, ils se hâtent pour s’y reposer. Ils y passent deux jours à dormir, à se rétablir, et le troisième une place prudemment retenue à la diligence les oblige à partir. On sait combien les influences physiques modifient les élans de l’esprit ; combien les souffrances du corps rendent insensible aux chefs-d’œuvre des arts. Or, jamais les voyageurs dont nous parlons ne les ont autant méprisés que durant cette période culminante de leur enthousiasme. Ils n’ont jamais voulu voir et jamais moins vu que durant le seul temps de leur vie où ils ont voyagé exprès. Ils sacrifient volontiers une belle cathédrale à un bouillon d’auberge. Ils abandonnent un superbe site pour une demi-heure de sommeil, et les plus magnifiques murailles s’abaissent à leurs yeux à une si piètre valeur, qu’ils se refusent à faire douze pas pour y aller. Ils achèvent ainsi leur voyage et reviennent chez eux avec un fonds de récits d’autant plus inépuisable qu’ils n’ont rien vu et qu’ils peuvent parler de tout sur le même pied.

Il y a ensuite la catégorie des touristes littéraires à qui leurs moyens permettent malheureusement de visiter plus exactement l’étranger pour n’en rien dire et n’en rien savoir de plus. Ceux-là voyagent en poste, s’arrêtent juste aux lieux signalés et étudient fructueusement les mœurs du pays sur leur postillon, qui est généralement Français. De plus, on ne leur parle que français, on ne les sert qu’à la française ; il ne leur est même pas donné de reconnaître les barbarismes employés en citations dans leurs livres. On sait d’ailleurs à quelles tristes réalités se sont allées heurter leurs imaginations. On sait combien de ciels bleus se sont trouvés gris, sous combien de soleils de plomb ils ont été se morfondre comme nos soldats d’Afrique. On sait quelles terribles fautes ils ont pu découvrir dans les ouvrages antérieurs, car les mœurs locales sont mortes. Les villes d’Italie ont de grandes affinités avec nos boulevards ; il y gèle et il y pleut, contrairement à l’opinion ordinaire. On n’y sait pas ce que c’est qu’un stylet, et le meurtre y est puni de mort. Il y a en général moins de brigands qu’à Paris, et l’on n’est pas plus souvent arrêté en Calabre que dans la rue du Grand-Hurleur.

Venise, cette reine de l’Adriatique, baigne les pieds de marbre de ses palais dans une eau aussi bourbeuse que le canal de la Villette ; ses gondoliers y chantent par les belles nuits sur les lagunes : « Guernadier, que tu m’affliges » et l’on ne voit sur la place Saint-Marc que quelques voyageurs munis de passeports sous leurs manteaux, qui se font peur les uns aux autres en grommelant quelques tirades du Bravo de la Porte-Saint-Martin.

Naples, cette magnifique indolente couchée sous son beau ciel, n’offre guère plus d’attraits exotiques que les vaudevilles de M. Scribe et un quatrain de M. Delavigne sur le livre de l’Ermite du Vésuve. On n’y parle après le français qu’une langue étrangère, qui est l’anglais. Les pêcheurs y sont convenablement vêtus et dorment plus volontiers à l’ombre qu’au soleil. La mandoline y est inconnue, et l’on n’y danse guère, au lieu de la tarentelle, qu’un demi-cancan qui serait réprouvé comme d’une austérité ridicule à la barrière des Deux-Moulins. Quant à la Suisse, on sait qu’on n’y va plus qu’en négligé du matin et qu’on y rencontre ses amis comme au bois de Boulogne.

Cet affaiblissement des mœurs originales devait rendre la tâche des voyageurs inutile, et pourtant ils ne l’en ont pas moins si bien faite, que grâce à eux nous savons beaucoup mieux que les Italiens et les Orientaux ce qui se passe chez eux, et ce qui ne s’y passe pas, et ce qui devrait s’y passer. Il y a eu complet échange. Plus les étrangers devenaient Français, plus nous sommes devenus étrangers, et, par les modes littéraires qui courent, les nations voisines, qui ignorent leurs mœurs, trouveraient à s’en instruire exactement ici. On fume beaucoup plus de tabac levantin dans nos estaminets qu’en aucun caravansérail d’Orient. On boit plus de thé dans la Chaussée-d’Antin que dans tout le Céleste Empire. Les cabinets des amateurs renferment plus d’ustensiles curieux et de babioles exotiques qu’il ne s’en est jamais fabriqué dans aucun pays. C’est là que les fines Andalouses retrouveraient les dards de guêpe qu’elles ne portent plus, et les Chinoises leurs mignonnes pantoufles, perdues comme celle de Cendrillon. C’est là que les bravi pourraient connaître les longs stylets avec lesquels ils n’ont jamais tué personne ; il n’y a plus que nous qui nous en servions, ou plutôt qui ne nous en servions pas, comme il n’y a plus que nous qui fumions de l’opium ; nous avons déshabillé tout le genre humain pour nous travestir en carnaval.

Nous avons dépouillé tous les bandits des Apennins et leur défroque pend en trophée à nos portemanteaux. Nous avons pris les burnous arabes pour faire des couvre-pieds, des turbans d’Égypte pour faire des rideaux et des résilles d’Espagne en guise de bonnets de coton. Nous coupons notre pain avec des criss de Java, nous portons des amulettes indiennes en breloque de montre, et on danse la cachucha sur nos théâtres et aux bals Musard. Que diable reste-t-il donc aux voyageurs à nous dire ? Que n’ignorons-nous pas de notre pays, et que ne savons-nous pas des autres, de façon à y suppléer, tant ils se ressemblent tous !

Cela est si vrai que les touristes consciencieux, qui ont voulu n’écrire que ce qu’ils voyaient, n’ont rapporté de leurs voyages que des récits d’une extrême pâleur. Ils en sont tous réduits, pour la plupart, à moins qu’ils ne se jettent dans la statistique, à compter les arbres de la route, à rapporter les enseignes des auberges, à consigner leurs dialogues avec les servantes, les postillons et les mendiants de grand chemin. Leurs descriptions ne dépassent pas ordinairement le cadre d’un store ou d’une fenêtre. S’ils signalent un objet curieux, c’est ordinairement un nouvel appareil d’usine, ou une cheminée de fonderie de nouvelle invention.

Entre Milan et Florence, ils découvrent une femme qui allaite son enfant sur le seuil de sa porte. La maison est crépie à la chaux, le toit est en tuile, l’enfant est rouge, le sein noir, à peu près comme en France. Plus loin, c’est un homme qui sarcle une vigne ; cet homme est à peu près vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon noisette ; la vigne est verte comme en France. Du reste, les habitants sont blonds et bruns, les paysannes sont laides, les aubergistes vous volent, le ciel est bleu ou gris, la route est pavée, les champs sont cultivés, les pauvres sont pieds nus, il fait chaud ou il fait froid, absolument comme en France. Ce que pressentant sans doute, mille rapins littéraires, que d’excellentes raisons empêchent de faire de longs voyages, et qui n’en ont pas moins envie de les raconter à l’instar des maîtres, se sont répandus à la hâte dans la banlieue de Paris, avec leurs plumes et leurs crayons.

Ceux-là vont à Neuilly, à Belleville, à Saint-Mandé et même jusqu’à Pantin, selon que leurs moyens le leur permettent. Ils décrivent, dès la barrière, l’attelage d’une charrette de roulage qu’ils ont vu passer ; ils immortalisent par leurs écrits les beautés de Gentilly ou des Prés-Saint-Gervais ; ils se passionnent pour les potagers voisins ; ils s’enivrent d’air, de soleil, de pittoresque, passent quinze jours sous ce beau ciel, en pension chez un nourrisseur, et reviennent conter leurs longs pèlerinages aux foyers amis.

D’autres ont encore trouvé le moyen d’assouvir leurs nobles instincts plus largement et à moins de frais. Nous voulons parler de cette classe intrépide et hardie de jeunes voyageurs qui s’enferment tout simplement dans leurs chambres, et qui y écrivent un voyage à Smyrne ou en Palestine. Voilà les vrais, les consciencieux voyageurs, ceux que nous aimons et que nous estimons. Que de recherches ! que de notes ! que de versions comparées et qui valent cent fois mieux que le simple aperçu d’un seul homme ! Il vient de nous en tomber un exemple sous les yeux ; un jeune homme, dès longtemps séduit par les tournées de Byron, de Chateaubriand et de Lamartine, disparut tout à coup. Ses amis inquiets s’informèrent ; il avait annoncé un long voyage et son logement était vide ; on le crut parti ; il était parti, en effet, mais il s’était arrêté rue de la Hoquette, où le portier avait ordre de le tenir aussi écarté de tout visage compatriote que s’il était en pleine Méditerranée. Il demeura là six mois, cloîtré comme un cénobite et guère mieux nourri, sans aucune distraction des magnifiques spectacles qui se déroulaient devant lui. Après quoi, il sortit de sa mansarde. Il avait achevé heureusement son voyage, qu’on annonce ces jours-ci sous ce titre : Souvenirs et impressions de voyage en Italie, en Sicile et en Orient. On dit ce voyage empreint de la véritable couleur des lieux et tout semé d’observations fraîches et palpitantes. Nous l’examinerons avec fruit à son apparition.

(La Charte de 1830, 6 janvier 1837.)