Fusains et eaux-fortes/Excellence de la poésie

G. Charpentier (p. 47-54).

EXCELLENCE DE LA POÉSIE




L’on prétend aujourd’hui que rien n’est plus facile que de faire des vers que tout le monde en fait, et de très passables ; qu’il n’y a pas d’écolier de rhétorique qui n’ait en poche un volume de mélodies, d’harmonies, de désolations, de révélations, de préludes, d’essais, et autres mélanges plus ou moins insipides cela est vrai comme de dire que tout le monde a de l’esprit, autre assertion fort à la mode, et qui explique pourquoi l’on ne voit paraître et l’on n’entend dire que des sottises.

Il n’est pas facile de faire des vers. Des gens de beaucoup d’esprit, de beaucoup de science, ou pour parler comme maintenant, des gens de grand cœur et de grand style, n’ont jamais pu réussir à tourner comme il faut un distique ou un quatrain. Outre l’abondance d’idées, la connaissance de la langue et le don de l’image, il faut un certain sens intime, une disposition secrète, quelque chose qui ne s’acquiert pas et qui tient au tempérament propre et à l’idiosyncrasie car si les sciences finissent toujours par ouvrir les portes de leur sanctuaire à qui vient y frapper souvent, la poésie, la musique et la peinture font voir un goût plus dédaigneux et ne se livrent qu’à certaines organisations d’élite. Ce qui ne veut pas dire que l’on devient un grand artiste sans travailler, mais que les plus profondes études qui feraient de vous un savant n’en feront pas un artiste.

C’est pourquoi les arts sont au-dessus des sciences, car il faut joindre aux connaissances acquises un don naturel, une espèce d’intuition instinctive que rien au monde ne peut remplacer, et qui ne se trouve dans aucune académie ni sur aucun marché je fais en général assez peu de cas des savants mais j’ai une vénération profonde pour l’artiste véritable, je l’admire comme une belle femme ou un homme heureux. Génie, beauté, bonheur, rayonnante trinité, magnifiques présents que Dieu seul peut faire, qui sont au-dessus de la générosité des rois et que ne sauraient atteindre les plus constants efforts de la volonté humaine.

C’est une vérité que les prosateurs cherchent en vain à se dissimuler sous l’éclat oriental de leur style ; ils ne peuvent écrire en vers. Le poète, au contraire, écrit en prose quand il veut descendre à cette besogne, avec une perfection ciselée dont aucun prosateur n’approche. Un chanteur sait parler, mais un orateur ne sait pas chanter. Les oiseaux volent et marchent les chevaux, si fringante et si fière que soit leur allure, ne peuvent que courir, et le galop du plus fin coureur anglais ne vaut pas le vol d’un aigle la double nature du poète tient de celle de l’hippogriphe ; nul animal de la terre ou du ciel ne peut le devancer à la course ou au vol son aile a l’envergure plus large et fouette plus vigoureusement l’azur de l’éther que l’aile du condor ou du fabuleux oiseau rock. Son sabot, plus léger que la plante du pied de la légère Camille, fait à peine ployer la pointe des herbes.

Pour preuve de ceci, nous apporterons un nom illustre, un nom éclatant et reconnu de tous, le nom du patriarche de la littérature moderne, le nom de M. de Chateaubriand ; assurément, si jamais quelqu’un au monde posséda la grandeur épique, le mouvement, la chaleur, la passion, la magnificence, la puissance d’image et toutes les hautes qualités de la poésie, c’est l’auteur des Martyrs, d’Atala et de René ; jamais prosateur n’eut plus l’apparence d’un poète, et en lisant les belles pages du Génie du christianisme tout le monde se dit involontairement que l’on ferait de beaux vers avec cela ; il n’y manque que la rime.

Les poètes sont donc injustement dépréciés par les faiseurs de feuilleton et de pathos utilitaire, et autres petits esprits, qui, parce qu’ils sont stériles et incolores, se croient exacts et judicieux. Les poètes, quand ils voudront, composeront des premiers premiers Paris d’une portée et d’un style bien au-dessus de tout ce que ces messieurs ont confectionné de plus transcendant ils feront de la politique, sans les mauvaises figures de rhétorique qui font toute l’éloquence de nos Montesquieu au petit pied.

Ils sont bons à autre chose qu’à rimer des vers, quoique je ne voie pas trop ce qu’on pourrait faire de mieux que de bons vers ; votre prose ne vaut pas la leur, et à vous tous, vous n’êtes pas capables de trouver une de leurs strophes, et votre dédain ressemble un peu trop à celui du renard qui n’avait pas de queue ; car je ne saurais expliquer d’une autre manière l’acharnement de la critique contre la poésie.

En effet, le grand et large style, qui coule comme un fleuve d’Amérique en charriant des îles de fleurs dans son cours harmonieux et lent, ressemble à s’y méprendre à de la poésie ; ces vagues de phrases limpides et sonores font penser aux divines paroles qui abondaient dans la bouche d’Homère, comme dit le poète grec André Chénier. La période est métrique, cadencée, avec des repos et des chutes ménagées à loisir ; ce sont presque des vers blancs ; pour que ce soit tout à fait des vers, pour que le livre devienne un poème et la parole un chant, il ne faut plus que la rime. Rien, moins que rien, trois lettres ou même deux au bout de chaque ligne, qu’est-ce que ça ? Barthélemy séparé de Méry, son frère siamois, fait trois cents vers par semaine ; il en ferait six cents au besoin.

Cependant M. de Chateaubriand, avec son talent biblique, homérique, chevaleresque et royal, n’a jamais pu parvenir à souder convenablement ces trois malencontreuses lettres au bout de sa phrase et a vainement essayé d’ajouter cette pointe aux javelots épiques qu’il décoche de son arc d’argent pareil à celui de Smynthée-Apollon. M. de Chateaubriand a fait des vers, proh pudor ! des vers mal rythmés, durs et flasques, prosaïques, incorrects, emphatiques, prétentieusement naïfs, des vers d’académie de province !

Sa tragédie de Moïse rappelle en beaucoup d’endroits l’Omasis de Baour-Lormian et l’Abufar de Ducis, et, malgré la profusion orientale de chameaux, de gazelles et de palmiers, n’a rien de biblique que le nom. Les vers sont pour M. de Chateaubriand ce que sont au soleil les taches noires que les astronomes découvrent avec leur télescope ; le soleil n’en est pas moins le soleil, et M. de Chateaubriand M. de Chateaubriand. — Cependant les taches sont des taches, et les mauvais vers sont de mauvais vers, quand ce serait Phœbus ou Dieu lui-même qui les aurait faits, et je crois que l’on peut dire, avec tout le respect que l’on doit à une magnifique renommée et à un immense talent, que M. de Chateaubriand, ce grand prosateur poétique, est un exécrable et ridicule poète.

M. Jules Janin, qui, malgré l’effroyable gaspillage qu’il fait de son talent, n’en est pas moins un des littérateurs les plus distingués de l’époque, a eu plus de bonheur ou plus de prudence que M. de Chateaubriand il n’a jamais pu faire de vers ou du moins je n’en connais pas un seul de lui quand il a eu besoin de quelques strophes dans ses romans, il les a tout bonnement demandées à ses amis, à Frédéric Soulié le Dramatique et à Barbier l’Iambique. Et pourtant M. Jules Janin, avec sa phrase souple, nombreuse, colorée, toute diaprée d’images, paraît avoir tout ce qu’il faut pour faire un poète mais les perles qu’il égrène à pleines mains ne sont pas percées et ne peuvent être réunies par le fil d’or du rythme. George Sand, l’écrivain hermaphrodite, dont les romans sont d’une poésie si exaltée, a mis dans Lélia, cette grande ode, un hymne intitulé Inno Ebrioso, ce qui veut dire en style moins prétentieux, chanson à boire. Cet hymne, ou cette chanson, comme on voudra, est parfaitement détestable. Quelques-uns l’attribuent à M. Gustave Planche, ce qui ne ferait que déplacer la question ; car M. Gustave Planche, malgré une sécheresse sévère qui lui est propre, est un prosateur distingué et un critique d’un goût assez fin, qui sait mieux que personne comment ne se font pas les mauvais vers, s’il ne sait pas comment se font les bons. On sait aussi ce qu’il est advenu lorsque le grand mystique Edgard Quinet, le chantre d’Ashaverus, s’est mis à rimer pour avoir l’auréole complète.

Les exemples contraires sont très nombreux. M. Hugo, le poète des Odes et ballades, des Orientales, d’Odes et ballades, des Orientales, d’Hernani, de Marion Delorme, l’homme qui a le plus approché de Corneille, et qui est incontestablement le premier lyrique français, a une prose non moins belle que ses vers, une prose sculpturale, d’une fermeté et d’une vigueur qui ne sont surpassées par personne ; il quitte indifféremment la lyre pour la plume et la plume pour la lyre. Sa phrase est aussi belle que son vers, proportion gardée de la différence des matières qu’il travaille ; le diamant vaut toujours mieux que le cristal. Le diamant coupe le cristal, ce que le cristal ne saurait faire au diamant, quoiqu’il ait en apparence la même eau, la même limpidité et les mêmes feux.

M. de Lamartine écrit en prose avec éloquence et facilité ; l’auteur de Joseph Delorme et des Consolations se distingue par le vétilleux travail et l’acutesse délicate de sa phraséologie. M. Alfred de Vigny a fait Cinq-Mars, qui vaut bien Eloa. Les comédies en prose de M. Alfred de Musset ont tout le laisser-aller, toute l’élégance insolente et le caprice spirituel des Contes d’Espagne et d’Italie. On pourrait pousser ce rapprochement beaucoup plus loin et citer bien d’autres noms mais je pense que ceux-ci suffisent, et de reste.

Quand même de la belle prose vaudrait de beaux vers, ce que je nie, le mérite de la difficulté vaincue doit-il être compté pour rien ? Je sais que beaucoup de gens disent que la difficulté ne fait rien à la chose ; cependant qu’est-ce que l’art, sinon le moyen de surmonter les obstacles que la nature oppose à la cristallisation de la pensée, et si cela était facile, où seraient donc le mérite et la gloire ? Nous réclamons donc pour le poète le trône le plus élevé dans l’Olympe des supériorités de la pensée humaine ; le poète absolu et arrivé au degré le plus inaccessible de perfection serait aussi grand que Dieu, et Dieu n’est peut-être que le premier poète du monde.

(La Charte de 1830, 16 janvier 1837.)