Frontenac et ses amis/Première Partie Chapitre V

Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 34-40).

CHAPITRE V


Caractère de Madame de Frontenac. — Moralité de sa conduite. — Honnêteté de ses mœurs. — Témoignages historiques.


Mettons les choses au pis et convenons, pour le besoin de la discussion que galante femme ait eu, dans l’esprit de Saint-Simon, le sens odieux que lui prête Brantôme, je soutiendrais encore que Madame de Frontenac est gratuitement vilipendée.[1]

La fierté même de Madame de Frontenac la protégeait contre les faiblesses honteuses de la femme légère. De même que son bon goût, l’esthétisme de cette suprême élégante se fût révolté à la seule pensée des plaisirs faciles et vulgaires, aussi malpropres que l’argent qui les paie. Les pires malignités de la chronique de l’époque n’attentèrent jamais à sa réputation.

Que Madame de Frontenac fût une grande mondaine, l’événement en est sûr ; elle se fût plutôt passé de pain que d’encens. Mais que cette mondaine fût une femme galante, l’énoncé en est aussi absolument calomnieux. La mondaine, sans doute, prit peut-être trop plaisir aux honneurs, aux louanges, aux flatteries, et se fit de tout cela une grande habitude d’où elle ne put jamais sortir. Cette grande habitude lui en fit contracter une autre, et très heureusement pour elle : ce fut l’accoutumance de pouvoir regarder au plus bas de certains abîmes sans en éprouver de vertige. Ce cœur féminin — Madame de Sévigné en fut un autre — y semblait inaccessible. Elle résista sans contrainte apparente, à l’entraînement fascinateur de l’une des Cours les plus raffinées de l’Europe, et n’y vécut jamais[2]. Les séducteurs et les lovelaces en sont, avec elle, pour leur frais d’artifices ; témoin cet audacieux libertin, Charles IV, duc de Lorraine, venu à Paris pour appuyer la cause des Frondeurs, et qui s’éprit d’une folle passion pour la Divine. Elle l’écrasa de son mépris. Exaspéré par cet échec, le Don Juan, qui se croyait irrésistible, quitta Paris presque aussitôt, suivi par sa petite armée. Sa retraite porta le coup fatal à la Fronde[3].

La chronique scandaleuse de l’époque, qui ne recula pas même devant le danger redoutable d’irriter et de ridiculiser Louis XIV en nommant tous les souteneurs de la Montespan — Frontenac était des premiers sur la liste — cette chronique scandaleuse, dis-je, si friande d’anecdotes piquantes et faisandées, n’eût certes pas hésité à nommer, alla, mezza o sotto voce, le « bon ami » de la Divine. Elle chercha même à insinuer, au début de sa carrière politique, que Louis XIV l’avait recherchée avant d’accorder sa faveur à Mademoiselle de Mortemart. Mais cet essai de diffamation échoua misérablement et ne se renouvela pas. Le duc du Lude, celui-là même qui lui avait donné un appartement à l’Arsenal[4] semblerait, n’est-ce pas, le plus compromis, tout désigné en apparence et prêter flanc à ses mordantes attaques. Il n’en est rien cependant, car sa conduite à l’égard de la comtesse est à ce point irréprochable de tenue qu’elle n’éveille même pas les soupçons de l’incorrigible commère.

À la date, déjà lointaine, du 12 octobre 1854, Le Journal de Québec reproduisait en première page une étude historique sur la comtesse de Frontenac. Ce beau travail était signé d’un nom de plume bien connu : C. de Laroche-Héron. Ce pseudonyme voilait la modestie plutôt qu’il ne masquait la personnalité d’un sympathique écrivain, M. Charles De Coursy,[5] attaché à la rédaction du grand journal catholique français L’Univers, de Paris.

« Nous devons constater, disait-il, à l’honneur de Madame de Frontenac que les mémoires que nous avons feuilletés ne l’accusent nullement d’avoir failli à la vertu. Saint-Simon et surtout Tallemant des Réaux sont cependant bien méchants quand il s’agit de dévoiler les fautes d’une jolie femme. Ils en inventeraient plutôt au besoin afin de donner à leurs récits le piquant de la médisance ; mais pour Madame de Frontenac on se borne à célébrer sa beauté, son esprit, sa coquetterie pour tous, sans préférence coupable, et ce talent de se faire une cour d’adorateurs, sans aller elle-même jamais à la Cour. »

Et plus loin :

« Ne nous posons pas en juges trop sévères de la comtesse de Frontenac. Sans doute son devoir aurait été d’accompagner le comte en Canada et de donner l’exemple aux nobles dames qui y fondaient la colonie sur les bases si solides de la vertu et de la charité. Mais, douée de tant d’attraits et de séductions, dans un siècle où les faiblesses trouvaient tant d’excuses aux yeux du monde, il lui faut savoir gré d’avoir conservé une réputation intacte et une considération générale dans tout le cours d’une existence longue et honorée. »

Vingt-cinq ans plus tard, le 11 décembre 1879, à l’une des séances solennelles de l’Institut Canadien de Québec, feu le regretté archiviste Théophile-Pierre Bédard — et il connaissait bien ses Frontenacs, celui-là — disait à son tour :

« Le comte et la comtesse de Frontenac vécurent séparés ; mais il faut dire à la louange de la comtesse que, bien que le cynique Tallemant des Réaux, et le médisant Saint-Simon en parlent fréquemment dans leurs écrits, ils ne laissent planer aucun soupçon sur ses mœurs. »[6]

Cyniques et médisants, comme Bédard a bien étiqueté ses personnages ! En effet, dans l’estime de tous les lettrés, Tallemant des Réaux et Saint-Simon ne sont-ils pas les deux plus mauvaises langues du dix-septième siècle ? Sainte-Beuve, dans ses Portraits de femmes, ne qualifie-t-il pas le premier de rapporteur ordinaire des mauvaises paroles[7] et M. de Labriole ne disait-il pas, l’an dernier, à la clôture du cours didactique de littérature française, que le second fut, dans l’histoire de France, le plus illustre des calomniateurs[8] ? Rappelons-nous, à l’appui de l’opinion de M. de Labriole, ce que les éditeurs du Journal de Dangeau disent à leur tour de ce personnage : « Toutes les fois que nous avons pu contrôler Saint-Simon, nous l’avons trouvé dans le faux, dans l’exagération, dans l’erreur ou dans le mensonge. » En voulez-vous un exemple ?

À la mort de Madame de Maintenon, Dangeau écrit dans son Journal : « C’était une femme d’un si grand mérite, qui avait tant fait de bien et tant empêché de mal pendant sa faveur, qu’on n’en saurait rien dire de trop. » Saint-Simon écrit tout à côté : « Voilà bien fadement, salement, et puamment mentir à pleine gorge ! »[9] Ne pourrait-on pas, avec plus de justesse, renvoyer cette parole brutale au panégyriste de la Montespan ?[10]

Si M. le duc de Saint-Simon n’a pas craint de calomnier Madame de Maintenon, croyez-vous qu’il se serait gêné à l’égard de Madame de Frontenac ? Comme Gilles Ménage, une autre jolie vipère[11] qui sifflait à la même époque, des Réaux et Saint-Simon auraient perdu plutôt un ami qu’un bon mot. C’est dire qu’ils n’eussent pas hésité à déshonorer Madame de Frontenac qui, Dieu merci, n’était pas leur amie, plutôt que de laisser échapper l’occasion de raconter, aux dépens de sa réputation d’honnête femme, quelqu’une de ces bonnes histoires salées, de ces anecdotes scabreuses, perles de scandale, fortune et succès de pornographes. Ils oublièrent même d’en inventer, tant la conduite de la fière comtesse fut irréprochable.


  1. Prière au lecteur de ne pas confondre Madame de Frontenac, femme du gouverneur du Canada, avec Madame de Frontenac, tante de ce même gouverneur. Celle-ci était la fille d’Antoine de Buade. Écoutez ce que nous en raconte M. Alfred Garneau :
    « Elle était religieuse à Poissy. Un jour que le roi se trouvait à Saint-Germain, cette dame et une de ses compagnes s’y rendirent avec leurs galants, tous quatre déguisés en masques, et dansèrent devant la Cour une entrée de ballet. Par malheur, elles furent suivies et reconnues : cela fit de grosses affaires. Tallemant des Réaux raconte qu’il avait ouï dire que l’extravagance de Madame de Frontenac n’avait pas été une des moindres causes de la réforme des monastères. Quoi qu’il en soit, les portes de celui de Poissy furent fermées aux deux religieuses en rupture de vœux. Madame de Frontenac dut à ses parents, entre autres à l’abbé d’Obazine (Roger de Buade), d’être pourvue d’un hôpital à Dourdan, non loin de Poissy, mais elle y continua ses frasques galantes.
    « Un cloître, en Provence, recueillit l’autre coupable, touchée d’un grand repentir : elle s’y consuma dans les austérités et les larmes, et mourut fort saintement. »
    Cf : La Revue Canadienne, livraison de février, année 1867 Les Seigneurs de Frontenac, par Alf. Garneau, page 144.
  2. « Madame de Sévigné n’était pas « de la Cour », elle ne fut jamais que « de la Ville, » qui s’était toujours mieux défendue que « la Cour » contre le libertinage d’esprit, c’est-à-dire l’impiété religieuse. « La Ville, » au sent parisien de ce mot, tel qu’usité dans la première moitié du 17ième siècle, « la Ville » comprenait, avec la bourgeoisie haute et moyenne une certaine quantité de noblesse d’excellente souche qui s’abstenait d’aller « à la Cour » parce qu’elle n’y aurait pas eu — faute d’une charge ou d’un titre — le rang auquel sa qualité lui donnait droit. »
    Cette observation de l’écrivain russe Arvède Barine sur Madame de Sévigné s’applique exactement a Madame de Frontenac.
    Cf : Arvède Barine, La Jeunesse de la Grande Mademoiselle, pages 226 et 227.
  3. Un aimable poète, Pavillon, contemporain de Charles IV, disait de lui : « Il a les yeux du chat, et sa perfidie. »
    Conrart, l’académicien au silence prudent, dont parle Boileau, Conrart disait encore que ce duc de Lorraine tenait beaucoup plus du brigand que du prince.
    Les descendants de Charles IV occupent aujourd’hui le trône impérial d’Autriche.
  4. L’Arsenal, où Madame de Frontenac avait obtenu le privilège d’occuper un appartement, était l’ancienne résidence de Sully, le grand ministre de Henri IV. Il est aujourd’hui transformé en bureau d’archives.
  5. Ce pseudonyme, Laroche-Héron, était le nom de sa mère. En 1855, à Montréal, M. Charles de Coursy a publié, sous le pseudonyme de C. de Laroche-Héron, un intéressant opuscule intitulé : Les Servantes de Dieu en Canada.
  6. Cf : Première administration de Frontenac (1672-1682) conférence par M. T.-P. Bédard, publiée dans l’Annuaire de l’Institut Canadien de Québec, No 6, année 1880.
  7. Cf : Sainte-Beuve, Portraits de femmes, page 254.
  8. La Vérité, de Québec, du 18 mai 1901, a reproduit in extenso le discours de M. de Labriole, prononcé à l’université Laval, Montréal, le 20 avril 1901.
  9. Je ne partage pas du tout l’opinion de l’annaliste du monastère des Ursulines de Québec quand elle écrit, au temps de l’administration de Denonville au Canada (1685-1689) — Cf : Le Fort et le Château St-Louis, par M. Ernest Gagnon, page 49. — que le duc de Saint-Simon « est un janséniste poudré et parfumé. » Saint-Simon janséniste ! tout aussi bien prétendre que Voltaire était jésuite !
    Cette expression est évidemment un lapsus calami. Je ne saurais accepter pour Saint-Simon ce qualificatif de janséniste qu’à la condition de le considérer comme un synonyme de pessimiste grincheux, puritain austère ou intransigeant. Tout le monde peut lire, d’ailleurs, dans les Mémoires du fameux duc, cette solennelle déclaration de foi :
    « Je tiens tout parti détestable dans l’Église et dans l’État ; « il n’y a de parti que celui de Jésus-Christ. Je ne suis pas janséniste ! »
    Qu’était-il ? M. Gaston Boissier reéond avec l’autorité que l’on sait : « Un esprit très libre, fort hardi, et qui, même à propos des choses religieuses, usait de son indépendance ordinaire. Dans les matières de foi, il ne contestait rien ; mais pour le reste, il voulait penser et agir à sa volonté. C’était un gallican convaincu, passionné. »
    Cf : Gaston Boissier, Saint-Simon, pp. 181, 182, 183.
  10. Se rappeler que Mde de Montespan était la cousine germaine du duc de Saint-Simon. — Cf : Mémoires, tome 5, page 46, édition Hachette — Paris 1856. — Cet odieux éloge s’explique alors.
  11. Mademoiselle de Mourion reprochait un jour à Ménage son penchat à médire — « Mais savez-vous bien ce que c’est que la médisance ? » lui demanda-t-il. Elle de lui répondre : « — Pour la médisance, je ne le saurais bien dire ; mais pour le médisant, c’est Monsieur Ménage. »
    Gilles Ménage n’était pas précisément un Adonis. Madame de Sévigné disait de lui : « Il abuse du privilège d’être laid. »